Doctrine de la vertu (trad. Barni)/Eléments métaphysiques/Partie 2/Chapitre 1/S1/$34

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Éléments métaphysiques de la doctrine de la vertu (seconde partie de la Métaphysique des moeurs), suivis d'un Traité de pédagogie et de divers opuscules relatifs à la morale
Traduction par Jules Barni.
Auguste Durand (p. 133-135).


C.
la sympathie est en général un devoir.


§ 34.


La sympathie pour la joie ou la peine d’autrui[1] (sympathia moralis) est à la vérité le sentiment sensible d’un plaisir ou d’une peine (pouvant justement être appelé esthétique) qui s’attache à l’état de satisfaction ou d’affliction d’autrui, et dont la nature nous a déjà rendus susceptibles. Mais c’est encore un devoir particulier, quoique simplement conditionnel, de se servir de cette sympathie comme d’un moyen en faveur de la bienveillance active que prescrit la raison, et c’est ce devoir que l’on désigne sous le nom d’humanité (humanitas) : on ne considère pas seulement ici l’homme comme un être raisonnable, mais aussi comme un animal doué de raison. Or l’humanité peut être placée dans le pouvoir et la volonté de se communiquer les uns aux autres ses sentiments (humanitas practica), ou dans la capacité que nous avons d’éprouver en commun le sentiment du plaisir ou de la peine, que nous donne la nature même (humanitas æsthetica). La première est libre (communio sentiendi libera), et elle se fonde sur la raison pratique ; la seconde est nécessaire (communio sentiendi necessaria), et elle se communique (comme la chaleur ou les maladies contagieuses), c’est-à-dire qu’elle se répand naturellement parmi les hommes qui vivent les uns à côté des autres. La première seule est obligatoire.

Les stoïciens se faisaient une sublime idée du sage, quand ils lui faisaient dire : Je me souhaite un ami, non pour en être moi-même secouru dans la pauvreté, dans la maladie, dans la captivité, etc., mais pour pouvoir lui venir en aide et sauver un homme. Et pourtant ce même sage se disait à lui-même, quand il ne pouvait sauver son ami : Qu’est-ce que cela me fait ? C’est-à-dire qu’il rejetait la compassion.[2]

En effet, si un autre souffre et que je me laisse (au moyen de l’imagination) gagner par sa douleur, que pourtant je ne puis soulager, nous sommes alors deux à en souffrir, quoique (dans la nature) le mal n’atteigne véritablement qu’une personne. Or ce ne peut être un devoir d’augmenter le mal dans le monde, et par conséquent de faire le bien par compassion[3]. L’espèce de bienfait offensant qu’on appelle la pitié[4], et qui exprime une bienveillance pour des êtres indignes, est encore une chose dont les hommes devraient s’abstenir les uns à l’égard des autres ; car qui peut se flatter d’être lui-même digne du bonheur ?


§ 35.


Mais, quoique ce ne soit pas un devoir en soi de partager la douleur ou la joie d’autrui, c’en est un de prendre une part active[5] à son sort, et ainsi en définitive c’est au moins un devoir indirect de cultiver en nous les sentiments sympathiques (esthétiques) de notre nature, et de nous en servir comme d’autant de moyens qui nous aident à prendre part au sort des autres, en vertu des principes moraux et du sentiment qui y correspond. — Ainsi c’est un devoir de ne pas éviter, mais de rechercher au contraire les lieux où se trouvent des pauvres, auxquels manque le plus strict nécessaire ; de ne pas fuir les hôpitaux, ou les prisons, etc., afin de se soustraire à la compassion dont on ne pourrait se défendre ; car c’est là un mobile que la nature a mis en nous pour faire ce que la considération du devoir ne ferait pas par elle seule.

Notes du traducteur[modifier]

  1. Mitfreude und Mitleid.
  2. Mitleidenschaft.
  3. Aus Mitleid.
  4. Barmherzigkeit.
  5. Thätige Theilnehmung.

Notes de l’auteur[modifier]