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Documents diplomatiques français (1871-1914), série 1, tome 3/Annexe 1

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Annexe 1
Documents diplomatiques français (1871-1914), série 1, tome 3, Texte établi par Sébastien Charléty (Commission de publication des documents diplomatiques français), Imprimerie nationale (p. 518-519).
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ANNEXES[1].

I

M. d’Harcourt, Ambassadeur de France à Londres, à M. Waddington, Ministre des Affaires étrangères.

Londres, 31 mars 1878.

  Mon cher Monsieur,

Je viens d’avoir une conversation intéressante avec le comte Schouvaloff et je m’empresse de vous en donner le résumé.

Le comte a eu hier un entretien avec le Chancelier Lord Cairns, qui s’est empressé de protester contre les intentions belliqueuses qu’on suppose au ministère reconstitué : « Nous voulions, a-t-il dit, prendre certaines mesures que nous jugionsnécessaires pour garantir les intérêts et la dignité de l’Angleterre et que l’opinion publique réclame. Lord Derby faisait objection à tout et mettait obstacle à tout. Le ministère ne pouvait plus marcher et va se trouver maintenantlibre dans ses allures. Soyez assuré que nous voulons la paix, autant que Lord Derby[2]. »

Lord Derby m’avait fait hier la remarque que le nouveau ministère paraissait effrayé de l’impression qu’aurait faite dans le public sa propre retraite et l’appel des réserves et semblait déjà disposé à en atténuer les effets. Les paroles de Lord Cairns sont une preuve de cette nouvelle disposition dans laquelle se trouvent ses collègues.

Après m’avoir communiqué les paroles du Chancelier, le comte Schouvaloff a pris sur son bureau la dépêche encore inachevée qu’il adressait au prince Gortchakoff et dans laquelle il rend compte du dernier entretien qu’il a eu hier avec Lord Derby et m’en a donné lecture. Je vais vous écrire de suite ce que ma mémoire a pu en retenir.

Lord Derby a commencé par les mêmes paroles qu’il m’avait adressées à moi-même. Il espérait que ses anciens collègues débarrassés de la résistance qu’ils avaient toujours rencontrée en lui et déposant l’irritation qu’elle leur avait causée deviendraient plus modérés sous le sentiment de la responsabilité. Il ne les croit pas disposés à la guerre. Lord Beaconsfield est vieux et désire terminer une vie tranquille ; mais il est orateur, a besoin d’obtenir des applaudissements et de conserver sa popularité. Il se laisse souvent entraîner à des écarts de langage qu’il regrette aussitôt.

Lord Salisbury a été longtemps turcophobe ; cela a été son sentiment dominant, tant que la Turquie a existé ; mais maintenant elle est morte et il pense aux intérêts anglais.

Il ne peut plus être question désormais du Congrès[3], mais la voie est ouverte pour des négociations directes. Au Congrès nous aurions été obligés de nous entendre avec l’Autriche, de défendre ses intérêts avec les nôtres. Aujourd’hui il y a facilité pour des négociations directes. Il y a deux articles de votre traité auxquels nous faisons objection, 1 ° votre influence exclusive à Constantinople et l’extension démesurée donnée à la nouvelle Bulgarie.

Sur le premier point, il y a moyen de s’entendre (il est évident que Lord Derby fait ici allusion à l’indemnité d’un milliard que la Russie peut réduire, mais cela n’est point précisé dans la dépêche). Lord Derby continue : « Quant au second point, j’ai toujours répugné à dépouiller une Puissance longtemps alliée, aujourd’hui abattue, mais j’ai raison de croire que mes anciens collègues ne seront pas si scrupuleux que moi. Si vous ne voulez réduire votre nouvelle Bulgarie, ils se contenteront d’une station maritime. »

Je suppose qu’il s’agit de Mytilène.

Le comte Schouvaloff est convenu avec moi que le point de vue de Lord Derby est beaucoup trop optimiste et que l’Angleterre ne se contentera pas de si peu. Je suis pour ma part convaincu que si elle ne se décide pas à faire la guerre pour rétablir un ordre de choses qui convenait à ses intérêts, mais qui ne se peut plus refaire, elle ne donnera pas sa sanction au traité de San Stéfano, même avec les modifications que l’opinion publique russe permettra à son Gouvernement d’y faire.

J’ai acquis la certitude qu’une autre mesure grave a été décidée en même temps que l’appel de la réserve ; mais je n’ai pu pénétrer le mystère et suis hors d’état de préciser ce qui en est.

Croyez-moi, je vous prie, tout à vous bien sincèrement.

d’Harcourt.

Le comte Schouvaloff a dit à Lord Derby qu’il n’engagerait pas son Gouvernement à faire des propositions directes avant d’avoir vu le nouveau ministre et y avoir été encouragé par lui.

  1. Les deux pièces publiées en annexe font partie des archives personnelles de M. Francis Waddington. La Commission lui est reconnaissante d’avoir mis libéralement à sa disposition les papiers de son père, M. W. H. Waddington.
  2. Sur la démission de Lord Derby, voir t. II, 1re série, n° 278 et note.
  3. Sur l’échec du Congrès, voir t. II, 1re série, nos 275 et 277.