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Documents sur l’Histoire de France

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DE LA COLLECTION
DE
DOCUMENS INÉDITS
SUR L’HISTOIRE DE FRANCE,
PUBLIÉE PAR LE MINISTÈRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE.

Quand, au milieu des préoccupations politiques de notre temps, on relit les vies si calmes des savans du XVIIe siècle, comme Ducange et les Sainte-Marthe, quand on parcourt surtout l’Histoire littéraire des Bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, et qu’avec dom Tassin on suit, étonné, ces grands et saints religieux, Calmet, Mabillon, Montfaucon, Rivet, dans leur existence si uniforme, dans leurs travaux immenses et si variés, on se demande, avec doute, si les vastes recueils d’érudition sont encore possibles, au sein de la vie brisée et sans persistance que nous ont faite les événemens ; on se demande si, avec des conditions bien plus favorables pour écrire l’histoire, nous ne sommes pas dans des conditions moins opportunes pour en préparer les matériaux ? Oui, les grands monumens historiques sont devenus très difficiles, je ne veux pas dire impossibles, à accomplir, et pour tenir lieu de cet appui instantané que les congrégations savantes trouvaient sur tous les points de la France dans les moines de leur ordre, il faudrait une union que l’amour-propre et la mutuelle envie des gens de lettres rendent essentiellement chimérique.

Comment donc remplacer intellectuellement, pour la patience, le désintéressement et la continuité pieuse des recherches ; comment remplacer matériellement, pour l’organisation et l’ubiquité des travaux, pour les ressources pécuniaires même, ces savantes associations religieuses des bénédictins qui font la gloire de l’archéologie française ? et cependant dans un grand nombre d’archives de province, si mal classées, si abandonnées au désordre et à la destruction par l’incurie des administrations locales, il serait possible de retrouver çà et là des textes importans à mettre au jour. Dans nos grands dépôts de Paris, beaucoup de manuscrits méritent aussi d’être publiés, soit à cause de leur mauvaise conservation, soit par l’intérêt qu’ils présentent. D’une autre part, à côté des documens qu’il faudrait ainsi ajouter aux grandes collections qui sont comme les arsenaux de notre histoire, il serait désirable de voir se continuer les vastes entreprises littéraires que la révolution française a interrompues, et que l’Académie des Inscriptions, malgré ses nombreux et patiens travaux, ne suffit point à achever. La politique étant devenue, de notre temps, comme un centre auquel tout doit se rattacher, on comprit vite que seule elle pouvait venir sérieusement en aide à la science, et on demanda aux chambres ce que les couvens seuls avaient suffi à donner autrefois. Telle est la pensée qui a présidé à la création des comités historiques organisés, en 1833, par M. Guizot, près du ministère de l’instruction publique.

Déjà, en Angleterre, la commission des records a joint aux recueils précédens de Warthon, Twisden, Saville, Camden, et à la grande collection des historiens anglais préparée par M. Cooper, la publication de documens originaux d’une haute portée. D’autres travaux particuliers, comme ceux de M. Molini pour l’Italie, comme ceux d’un grand nombre d’archéologues allemands pour l’histoire des confédérations germaniques, ont répondu à ces publications officielles. En Belgique aussi, une commission légalement organisée s’est distinguée par des travaux que nous essaierons peut-être d’apprécier quelque jour, et qui sont trop peu connus ici, malgré le jour vif qu’ils jettent sur certaines portions de nos annales nationales. La France, toujours et partout la première, ne pouvait pas dignement accepter le repos, au milieu de ce mouvement scientifique qui vient de se manifester même dans les états sardes par la publication des Leges municipales, et qu’elle avait devancé en plusieurs points.

Nous n’avons pas à examiner à cette heure l’organisation primitive des comités historiques près le ministère de l’instruction publique, non plus que les modifications dont ils ont été depuis l’objet. Pour plus d’indépendance en effet, la critique ne doit pas s’inquiéter de ces questions de personnes et prendre parti dans les querelles, d’ailleurs assez vives, qu’ont soulevées l’accroissement donné au nombre des comités, et l’égale répartition des fonds alloués sur chaque spécialité. Qu’importe en effet à la critique ? ce sont là des détails, des affaires d’administration ou d’académies. Or elle ne doit exclusivement asseoir son jugement que d’après les résultats, car les résultats seuls, en définitive, ont quelque valeur pour la science. C’est donc par les documens publiés, par les monumens qu’ils préparent, et non par leur organisation plus ou moins satisfaisante, plus ou moins vicieuse, que les comités doivent être impartialement considérés. Si nous venons un peu tard pour pouvoir approfondir dans tous leurs détails les publications déjà nombreuses de la Collection, nous tâcherons, une fois quitte envers ce passé, de ne plus laisser s’accumuler ainsi les volumes, et de les examiner dorénavant, dans les limites de notre jugement, à mesure qu’ils seront livrés à la publicité. Des opinions précédemment exprimées dans cette Revue, et qu’il serait aussi inutile de répéter qu’inconvenant de contredire, nous dispensent d’ailleurs de parler de plusieurs des travaux de la Collection. Ainsi les Négociations relatives à la succession d’Espagne, sous Louis XIV, éditées par M. Mignet, ont donné lieu à un long travail de M. Louis de Carné. Les Ouvrages inédits d’Abélard, publiés par M. Victor Cousin, ont aussi été l’objet d’une appréciation. Les volumes de M. Mignet, et la remarquable, quoique un peu systématique préface qui les précède, ont jeté un jour nouveau sur quelques points d’une question importante, sur des relations diplomatiques imparfaitement connues, et c’est là un utile complément des recueils de Rymer et de Dumont. Les fragmens d’Abélard, que je regrette de ne pouvoir examiner avec l’attention que réclamerait un nom aussi populaire que celui de l’adversaire de saint Bernard, n’ont peut-être point, par leur publication, pris dans l’histoire de la scholastique la place qu’on aurait été assez disposé à leur accorder d’avance, sur la réputation de l’auteur ; mais ils complètent au moins l’édition des œuvres publiées en 1616, et de plus ils ont donné lieu à l’un des plus éminens morceaux qui soit sorti de la plume de M. Cousin. Je me résignerai aussi, mais plus volontiers, à ne pas parler des Documens relatifs à la guerre de la succession d’Espagne, publiés par M. le lieutenant-général Pelet. Ces volumes, accompagnés de cartes et de plans très bien gravés, mais dispendieux hors de toute mesure, sont tout-à-fait spéciaux, et, par malheur, sans grande importance dans leur spécialité même ; car ces détails stratégiques des armées de Louis XIV n’étaient pas assez anciens pour avoir une valeur historique, et étaient trop vieux pour présenter une utilité militaire. Des pièces justificatives de Folard et de Montécuculli (si encore c’était de Végèce !), si volumineuses et si techniques, étaient très bien placées au dépôt du ministère de la guerre, et n’en devaient pas sortir pour prendre place dans une Collection exclusivement historique, d’après son titre comme d’après le vote même des chambres. Si Sterne vivait encore, il ferait peut-être lire ce recueil par l’oncle Tobie à son fidèle Trimm ; mais, comme il n’en est pas ainsi, je crains bien qu’il n’ait été lu d’un bout à l’autre que par l’éditeur et les protes. Quant à la critique, dépaysée qu’elle est par une terminologie qui ne lui est pas familière, elle ne peut que s’abstenir.

Les ouvrages dont nous avons à parler aujourd’hui restent donc au nombre de cinq. M. Bernier en a deux pour sa part, et les autres se rattachent aux noms inégalement célèbres de MM. Fauriel, Depping et Géraud. Quel ordre suivre dans cet examen ? Faut-il se résigner à la date des publications ou à la chronologie des sujets ? Je ne sais, et ce manque d’unité, de connexion et de suite n’est pas, nous le verrons, le défaut le moins grave qu’on puisse reprocher à la Collection. Si l’inharmonie ou, pour parler sans détour, le désordre des matières effleurées dans cet article est sensible pour le lecteur, que doit-ce donc être dans le recueil lui-même ? À tout prendre, la meilleure route à suivre est encore de hiérarchiser les publications dans l’ordre contraire à leur mérite. Il vaut mieux commencer par le blâme et finir par l’éloge. Les places d’ailleurs ne seront pas difficiles à déterminer. MM. Bernier. Géraud, Depping et Fauriel nous occuperont tour à tour.

Le Journal de Masselin, publié par M. Adhelm Bernier, est un récit circonstancié et souvent diffus des états-généraux tenus à Tours, du 5 janvier au 14 mars 1484. Jean Masselin, chanoine de la métropole et official de l’archevêque, avait été député par le bailliage de Rouen à ces états-généraux que Louis XI, dans ses tendances despotiques, n’avait plus convoqués depuis 1468, et que l’avènement du jeune Charles VIII rendait de nouveau nécessaires. Après y avoir plusieurs fois pris la parole, à l’occasion des finances et du commerce, il revint à Rouen, y fut nommé tour à tour doyen du chapitre, vicaire-général, et y mourut en 1500. Ce rôle de député du tiers-état à une réunion qui rendait au peuple le simulacre de quelques-uns de ses droits politiques, affaiblis par la décadence des institutions municipales, des communes tombées au gouvernement des prévôts ; ce rôle devait être un grand évènement dans la vie d’un bourgeois normand du XVe siècle. Fier de cette participation momentanée et impuissante aux conseils de la royauté, et peu découragé d’ailleurs par la nullité presque absolue des résultats, Masselin écrivit le journal des états-généraux auxquels il avait assisté. Ce lui était une heureuse occasion, au milieu de la renaissance encore confuse des lettres, de faire briller son érudition classique. Le chanoine n’y manqua pas, et dans un latin barbare, bien que visant à la culture, prolixe, commun et déclamatoire, dans un latin qui répondait assez bien à son esprit étroit et vulgaire, il nous a laissé le récit de cette assemblée, qui, malgré l’intérêt de quelques séances et l’énergique vivacité de certaines paroles, est loin d’avoir, aux yeux de la science impartiale, cette valeur puissante de souvenirs que la dernière convocation du même genre en France nous a trop souvent habitués, par son éclat révolutionnaire, à demander à l’histoire des états-généraux.

On a beaucoup écrit que les états-généraux avaient puisé leur origine dans les champs de mai, concilia seniorum, comme dit Sidoine-Apollinaire, où les leudes étaient militairement convoqués par les chefs franks. Cela est vrai, sans doute, jusqu’à un certain point, et les historiens n’ont peut-être pas eu tort d’y voir une de ces heureuses et trop rares coutumes dues aux invasions barbares, qui vinrent féconder le sol usé et vieilli de la civilisation latine. Mais pourtant, dans les Gaules romaines, à côté des curies, à côté de la magistrature élective, n’y avait-il point (et le rescrit d’Honorius semble le prouver sans réplique) des assemblées de notables, auxquelles remonterait aussi la source des états-généraux ? De même l’établissement des communes trouva à la fois sa cause dans les traditions et les débris des municipalités romaines, comme dans le mouvement incontestable et nouveau des cités du XIIe siècle. Aux champs de mai succédèrent les irrégulières convocations des barons de la troisième race, où les grands vassaux surgirent et dominèrent sous le nom de pairs, et où les juristes finirent par pénétrer, au détriment du clergé, vers la fin du XIIIe siècle. Les formules des glossateurs des Pandectes et des Institutes ne tardèrent pas à triompher. Les questions de droit public furent abandonnées, dans ces parlemens, pour les questions de droit particulier. De là la tournure exclusivement juridique de ces assemblées ; de là aussi des convocations autres et nouvelles. Les états-généraux devinrent nécessaires, et dans les grandes circonstances politiques, et pour imposer des tailles aux communes, qu’exemptaient de cette charge les priviléges de leurs chartes d’affranchissement. Aussi les cités du moyen-âge n’attachaient guère à ces réunions les idées de garantie politique et de coopération au gouvernement, dont elles sont, dans nos récens souvenirs, l’émouvant symbole. M. Augustin Thierry, par d’ardentes et neuves recherches qui ont jeté une vive lumière sur les assemblées nationales[1], a montré, à l’aide de textes curieux et précis, comment les états-généraux, cause ordinaire des maltotes et des grandes tailles, signal habituel de quelque crise sociale, étaient universellement redoutés, et comment les villes regardaient l’envoi exigé des députés comme une vexation, non comme un droit. Pour être vrai, il faut donc beaucoup rabattre des patriotiques enthousiasmes que soulève ce mot d’états-généraux, et ne pas transporter dans le passé les sympathies modernes pour les luttes puissantes de l’élection et de la tribune.

Je ne voudrais pas atténuer les résultats heureux que la convocation irrégulière des états-généraux a eus pour l’admission postérieure du tiers-état à l’exercice du pouvoir. Tout ce qui, sous le régime féodal, comme, plus tard, sous le despotisme royal, laissait au peuple l’image d’une coopération politique, même insignifiante, a servi à ne pas laisser périmer des droits qui devaient finir par trouver une sûre et définitive garantie dans la garantie même des institutions, dans la loi. Quoi qu’il en soit, ces questions élevées et difficiles méritaient d’être éclaircies par de consciencieuses recherches, car on n’a guère sur les états-généraux que des travaux particuliers ; ainsi le livre déjà ancien et un peu vieilli du spirituel et savant M. Naudet, sur ces réunions qu’animèrent la conjuration d’Étienne Marcel et les craintes causées par l’invasion anglaise ; ainsi le travail littéraire de M. Poirson sur les états de 1614. Une dissertation de ce genre trouvait donc naturellement sa place en tête du volume publié par M. Bernier. Nous l’y avons vainement cherchée, et, malheureusement, elle n’y est remplacée que par une insignifiante notice sur Masselin, où le style ne rachète pas la sècheresse des détails. M. Bernier n’a même pas cru convenable de parler à ses lecteurs des états-généraux de 1484, qui font le sujet de sa publication, et, dès l’abord, au lieu des renseignemens préliminaires qui étaient indispensables, on ne trouve que le latin ennuyeux et ampoulé de Jean Masselin. À ce compte, les publications sont faciles, et c’est se réduire de bonne grace au rôle estimable, mais obscur, de copiste exact et de correcteur d’épreuves.

Les états de 1484 ont été jugés bien diversement par les historiens. Mézeray trouve que plusieurs s’y laissèrent aller au vent de la cour, Mably que le tiers-état y succomba à l’esprit de servitude, Duclos qu’on y agit surtout par crainte et par faiblesse ; Garnier, au contraire, appelle les cahiers de 1484 des monumens éternels de la sagesse de nos pères. Faut-il, d’autre part, voir les germes de 1789 dans ces lointaines assemblées, comme le veut M. Rœderer[2] ? Ce qu’il y a d’incontestable, c’est que les résultats ont été presque nuls.

Malgré l’inefficacité des conséquences, il y a cependant dans l’assemblée de 1484 des faits importans, des protestations impuissantes peut-être, mais énergiques, contre les abus du pouvoir. Les séances s’ouvrent par un discours platement érudit et démesurément long du chancelier. Les formalités viennent ensuite, l’élection du président et des deux notaires par les deux cent quarante-six députés, puis la question de la régence et les mesquines rivalités de la maison de Bourbon et de la maison d’Orléans. Réclamations des nobles dépouillés par Louis XI, interminables plaintes des Nemours, du comte de Saint-Pol, de l’évêque de Laon, de d’Alençon, du comte de Roucy, de d’Armagnac, du duc de Lorraine, ennuyeux discours de Rély ; voilà, par malheur, ce qui tient la plus grande place dans le Journal de Masselin. Les séances se terminent même par une longue et pitoyable querelle sur le paiement des frais causés par les états. Je ne puis me résigner, je l’avoue, à trouver, avec un spirituel professeur, de l’éloquence dans les discours tenus en cette occurrence par le chanoine Boulle, l’avocat Huyart et le gentilhomme Philippe de Poitiers ; je ne vois là que des hommes avides, qui veulent être indemnisés sans contribuer à l’impôt. Aussi il me semble faux de réduire à de si étroites proportions la lutte que le tiers-état soutenait alors contre le clergé et la noblesse. Quand les états repoussent la singulière prétention de quelques évêques de siéger sans élection ; quand ils manifestent, malgré l’épiscopat, le désir du rétablissement de la pragmatique ; quand Jean Cardier ose, auprès du château de Plessis, maudire la mémoire si récente de Louis XI ; quand on demande la diminution de l’entourage militaire du roi, et surtout lorsque, dans quelques séances, les trois ordres se mêlent et amènent ainsi l’égalité de chaque député, je vois bien plutôt des tendances libérales, de sourdes manifestations de cet esprit démocratique qui triomphera trois siècles plus tard. Le seigneur de La Roche ose dire en propres termes : « Comme l’histoire le raconte et comme je l’ai appris de mes pères, dans l’origine le peuple souverain créa des rois par son suffrage, et il préféra particulièrement les hommes qui surpassèrent les autres en vertu et en habileté. En effet, chaque peuple a élu un roi pour son utilité[3] ; » et plus loin encore : « Je prétends que l’administration du royaume et la tutelle, non le droit ou la propriété, sont accordées pour un temps au peuple et à ses élus. J’appelle peuple non-seulement la populace et ceux qui sont simplement sujets de telle couronne, mais encore tous les hommes de chaque état[4]. »

Au XVe siècle, c’étaient là sans doute des paroles hardies, qui devaient être bientôt dépassées par la Ligue, mais qui, proclamées en face de la royauté et de la noblesse, sembleraient confirmer quelque peu cette parole absolue de Mme de Staël, que rien n’est nouveau en France, sinon le despotisme. Combien toutefois cette éloquence politique, vague et déclamatoire, n’est-elle pas loin des sermons incisifs, ironiques, grotesques même, que Maillard, que Menot, que Raulin récitaient dès-lors dans la chaire chrétienne. On s’est étonné de trouver dans la bouche du seigneur de La Roche des principes qui ne devaient triompher qu’en 89 ; mais n’y a-t-il pas bien autrement de force et de hardiesse, par exemple, en ces phrases du moine Guillaume Pépin, dans ses Sermons sur la destruction de Ninive ? « Est-ce chose sainte que la royauté ? Qui l’a faite ? Le diable, le peuple et Dieu ; Dieu, parce que rien ne se fait sans son bon vouloir ; le diable, parce qu’il a soufflé l’ambition et l’orgueil au cœur de certains hommes ; le peuple, parce qu’il s’est prêté à la servitude, qu’il a donné son sang, sa force et sa substance, pour se forger un joug. Quelques hommes sortis de ses rangs se dévouèrent à la cause de l’ambition et de l’orgueil. De là l’origine de la noblesse, car les rois s’associèrent les instrumens de leurs passions, les premiers nobles, comme Lucifer s’était associé ses démons. Mais, nobles ou rois, quel usage ces maîtres ont-ils fait de leur pouvoir ? Voyez les princes, les seigneurs, ils pressurent leurs vassaux et ruinent les marchands par des droits de péage ; ils volent, et leurs peuples useraient d’un droit légitime en refusant de payer les impôts. Les rois valent-ils mieux ? Non certes. Ils sont prodigues, cruels, ils attentent à la liberté de leurs sujets, et donnent ainsi le droit de les renverser, car les sujets ont pour eux le droit divin, qui créa la liberté[5]. » J’ai traduit textuellement, et ces paroles ont été dites en chaire, presque à la même date que le discours du seigneur de La Roche aux états de Tours. Mais parce qu’on retrouve ainsi quelques idées révolutionnaires dans des sermons oubliés du XVe siècle, est-ce à dire que l’église ait jamais été décidément l’antagoniste de la royauté ? Non sans doute, car par là elle eût manqué à sa mission. Ce que je tiens seulement à établir, c’est qu’il n’y a rien d’étrange, d’inoui dans les rares et pâles sorties des orateurs de 1484, c’est qu’en France les idées d’affranchissement et de liberté ne datent pas d’hier.

Aux états de 1484, le seul résultat sensible et immédiat fut la réduction des impôts à la moitié environ de ce qu’ils étaient sous Louis XI. Mais, dès 1486, la régente, Mme de Beaujeu, qui ne convoqua pas les états de deux en deux ans, selon le vœu qu’ils avaient émis, leva encore les impôts arbitrairement, en excédant même de beaucoup la somme fixée deux années auparavant. Le tiers-état, qui n’avait presque demandé que le maintien de ses priviléges, n’obtint guère d’allégement. La noblesse, au contraire, qui, au sortir du règne de Louis XI, ne pouvait guère se montrer exigeante, et qui avait sollicité la remise des villes frontières à sa garde et la réintégration des droits de chasse, fut écoutée dans ses réclamations. Quant à la pragmatique, dont le clergé avait désiré le rétablissement, ce qui ne devait avoir lieu que sous la seconde année du règne de Louis XII, elle fut provisoirement maintenue dans son exécution par le parlement. On ignore si les cahiers de la Marchandise et du Commerce furent pris en considération, mais on fit droit aux réclamations sur la justice prévôtale, telle que l’avait organisée Louis XI.

Ce sont là des faits importans pour l’histoire et que je ne puis indiquer ici qu’à la hâte. Leur exposition détaillée eut donné un véritable intérêt à la publication de M. Bernier, qui, isolée comme elle l’est, perd presque toute sa valeur, et ne peut être regardée que comme un appendice complémentaire de la Collection des États-Généraux, publiée en 1789, et du Recueil des États, de Quinet, qui contenaient déjà les seules parties importantes du Journal de Masselin, connu d’ailleurs depuis long temps ; car, en vérité, où cela ne se trouve-t-il pas ? Et qui n’en a parlé longuement, depuis Garnier dans son Histoire de France, Henrion de Pansey dans son ouvrage sur les Assemblées Nationales, M. Isambert dans sa Collection des anciennes lois françaises, jusqu’à M. de Sismondi dans son Histoire des Français, jusqu’à M. Philippe de Ségur dans son Histoire de Charles VIII. Je suis très loin d’estimer au même degré les historiens que je viens d’énumérer ; mais les ouvrages de quelques-uns d’entre eux étaient assez connus pour que M. Bernier pût tenir compte de leurs travaux, et ne pas avoir l’air par cette omission de publier un document presque inconnu, dont les historiens n’auraient, avant lui, tiré aucun profit. N’eût-il pas été beaucoup plus convenable et de meilleur goût de ne présenter le Journal de Masselin que comme une publication tardive et désirable, dont il serait plus commode de citer dorénavant l’édition imprimée que les nombreux manuscrits ?

Si M. Bernier s’est dispensé de faciliter l’étude du Journal de Masselin par une introduction historique et analytique, et par des notes comparatives empruntées aux historiens contemporains, il a eu, en revanche, la singulière et coûteuse idée de joindre une traduction au latin de son texte. Pour rendre l’usage de ses Monumens de la monarchie plus universels, il a pu plaire aussi à Montfaucon d’écrire son livre en deux langues. C’est là une fantaisie pour laquelle le savant bénédictin n’a pas besoin d’excuse, mais qui ne justifie en rien M. Bernier. Duchesne, dom Bouquet, Muratori, Pertz, dans leurs excellentes collections, où ils ont, il est vrai, inséré d’ordinaire des monumens plus importans que le Journal de Masselin, n’ont pas cru devoir prendre une précaution aussi peu flatteuse pour les personnes qui ont besoin d’avoir recours aux travaux originaux dont ils ont bien voulu se faire les éditeurs. Que M. Guizot, dans sa Collection des Mémoires relatifs à l’Histoire de France, ait publié l’utile traduction de nos vieux historiens, rien de mieux ; c’était là un vrai service rendu à la science, c’était populariser des écrivains qui, de toute manière, sont chers à notre pays. Grégoire de Tours, Frédégaire, Guillaume de Nangis, Guillaume de Tyr, Orderic Vital, sont les sources antiques de l’histoire nationale, et la publication de ces chroniques en langue vulgaire est, pour M. Guizot, un des titres qui lui resteront à coup sûr après la dispersion des partis. Mais autre chose est la valeur de nos anciens chroniqueurs, autre chose la valeur du Journal de Masselin. Si, pour les documens latins, on adopte dans la Collection ce mode de traduction en regard, pourquoi ne pas aller plus loin ? Pourquoi alors ne pas reproduire, ne pas faire traduire le Recueil des Ordonnances dans sa partie latine, et les Bollandistes, et Rymer, et tous les documens déjà publiés sur l’histoire du moyen-âge ? Masselin, grace à Dieu, n’a aucun besoin de devenir populaire, et il fallait supposer une bien profonde ignorance chez le très petit nombre d’écrivains qui auront à le consulter, pour songer qu’une traduction de ce mauvais latin du XVe siècle pourrait jamais être du moindre secours. Afin de donner sans doute, à sa publication, un caractère plus original, M. Bernier n’a traduit, à sa manière, que les portions du Journal de Masselin qui n’avaient pas déjà été éditées en vieux français dans les précédens recueils. Quand les anciennes traductions ne lui font pas défaut, il les insère donc textuellement, vis-à-vis du latin. De là un mélange intolérable de patois du XVe siècle et de français assez incorrect du XIXe, de là une lecture bigarrée, incohérente, qui vous fait, sans transition, passer d’une époque à l’autre, et qui, je suis contraint de le dire, laisse le regret que la vieille traduction n’ait pu être substituée partout à l’interprétation prétentieuse et fautive de M. Bernier.

Un second volume publié plus récemment par M. Bernier dans la Collection du gouvernement, sous le titre de Procès-verbaux des séances du conseil de régence du roi Charles VIII (août 1484 à janvier 1485), est de la plus absolue insignifiance. Malgré une patience à toute épreuve, et une bonne volonté sans prévention, il nous a été impossible d’y découvrir le moindre fait, la moindre phrase qui puisse jeter un jour nouveau sur l’histoire de l’époque. L’éditeur avertit dans la préface que les matières traitées dans ces procès-verbaux sont loin d’être toutes d’un égal intérêt, nais qu’il ne s’est permis d’en rien retrancher. Je ne conçois pas, je l’avoue, ce profond respect, cette religieuse superstition pour un manuscrit, dès que sa date remonte au-delà du XVIe siècle. S’il s’agissait de fragmens de Tacite retrouvés sur quelque palimpseste du Vatican, ou de vers inédits de Molière et de Racine, un pareil scrupule serait légitime ; mais appliqué à un mauvais registre lacéré de séances administratives et sans aucune importance, il est complètement déplacé. La publication de M. Bernier n’a, il est vrai, que deux cents pages in-quarto, mais c’est infiniment trop encore. L’éditeur n’a pas dit (il n’a pu l’ignorer) que le conseil de régence, d’après la décision des états généraux, n’avait qu’un droit de proposition toujours soumis à la volonté royale. Or, les efforts du duc d’Orléans et des autres princes qui y représentaient l’opposition, y furent complètement impuissans ; car le jeune roi ne signait l’ordonnance d’exécution que d’après les inspirations de Mme de Beaujeu. On ne trouve guère de trace importante de cette lutte dans le volume de M. Bernier, bien que seule elle eût pu prêter quelque intérêt aux procès-verbaux de ces séances purement administratives, je le répète, et dont la reproduction était, à tous les titres, complètement inutile.

De Charles VIII à Philippe-le-Bel, la transition n’est pas facile ; il nous faut pourtant remonter de 1484 à 1292. Le volume signé par M. Géraud, et intitulé : Paris sous Philippe-le-Bel, a pour but la publication d’un manuscrit acheté, en 1836, par la bibliothèque du roi, et qui contient, paroisse par paroisse, et rue par rue, la liste de tous les Parisiens soumis à la taille en 1292.

On le sait, ce n’est qu’au XIVe siècle que les deux modes d’impositions, l’aide et la taille, furent définitivement confondus. Selon Ducange, l’aide ne pouvait être levée que dans les cinq cas prévus par la coutume, à savoir : les guerres en faveur du roi ou du suzerain, le mariage de la fille aînée du seigneur, l’élévation de son fils au degré de chevalier, la croisade, et enfin la rançon du seigneur devenu prisonnier de guerre. Tout le monde était soumis à cette imposition extraordinaire, tandis que la taille, au contraire, redevance personnelle, arbitraire, dont le caprice seigneurial réglait seul le chiffre et dont les croisés étaient exempts, ne se levait que sur les gens du peuple, les clercs mariés et les maisons des nobles non habitées. En 1292, l’ordonnance de saint Louis sur le mode de perception de la taille était encore en vigueur. Les répartiteurs étaient élus par représentation et soumis à toute la solennité des sermens. Le taux de leur imposition personnelle était fixé par des commissaires spéciaux, dont le nom demeurait secret jusqu’à l’entier achèvement de la répartition. Mais, malgré ces sages précautions, l’irrégularité régna long-temps dans la perception des impôts ; la cour des aides ne devait être créée que sous le roi Jean, et la taille sagement organisée que par Charles VII, en 1445.

L’administration financière de la France au moyen âge est encore fort obscure et incertaine, et tout ce qui peut jeter une vive lumière sur cette partie de l’histoire nationale réclame, à ce titre, une sérieuse attention. Le registre de la taille de Paris, en 1292, auquel on a cru devoir faire les honneurs de la Collection ministérielle, doit nécessairement éclaircir trois points, savoir : la population de cette ville à la fin du XIIIe siècle, sa situation statistique et géographique, et, ce qui est plus important, le montant de l’impôt direct à cette même date. Suivons M. Géraud dans les chiffres auxquels il est arrivé, et voyons si l’importance des résultats obtenus répond au luxe d’érudition archéologique qui entoure le document publié, et aussi aux 654 pages in-quarto, qui lui ont été consacrées dans la Collection du gouvernement.

Dans un livre estimable sans doute par les recherches, mais qui n’a dû sa réputation usurpée qu’à une combinaison forcée, qu’à un arrangement très peu loyal de textes contraires au clergé et à la noblesse, M. Dulaure, s’appuyant sur des données sans valeur, sur des calculs purement hypothétiques, avait fixé le chiffre de la population de Paris, en 1313, à quarante-neuf mille habitans. M. Géraud renverse ce résultat évidemment faux, comme il serait facile de renverser beaucoup des assertions gratuites de M. Dulaure. À l’aide des textes empruntés à Godefroy de Paris, à Jean de Saint-Victor et à Froissart, et plus ou moins habilement combinés, M. Géraud arrive, dans son appréciation, au nombre plus raisonnable, mais bien hypothétique et hasardé pourtant, de deux cent soixante-quinze mille habitans. Un manuscrit authentique sur lequel il s’appuie, indique d’une manière positive l’existence de 61,098 feux et de 35 paroisses à Paris, en 1328, c’est-à-dire, d’après les calculs d’une statistique modérée, de 274,940 habitans ; ce qui, en faisant exactement la part de l’augmentation du territoire pendant les trente-six années de 1292 à 1328, donnerait pour résultat 215,861 ames à Paris, en 1292. Or, selon le livre de la taille publié par M. Géraud, le total de l’impôt levé cette année sur les Parisiens était de 12,218 livres et 14 sous parisis, c’est-à-dire de 303,160 fr. en valeur absolue, et de 1,515,801 fr. en valeur d’échange. Si, à la fin du XIIIe siècle, la taille était, comme cela paraît probable, du cinquantième du revenu (plus anciennement elle n’avait été que du centième, ainsi que l’a établi M. de Pastoret), la richesse de Paris, en 1292, présentait donc un revenu net de 75,790,050 fr. De notre temps, cette richesse, abstraction faite du commerce, est montée au-delà de 280 millions, en supposant que l’impôt ne soit actuellement que du dixième du revenu, tandis qu’il est en réalité du sixième sur les maisons.

Enfin, en répartissant également sur la masse de la population parisienne le total des impôts directs, on trouve, toute proportion gardée, qu’en 1292, chaque contribuable aurait payé 7 fr., tandis qu’en 1838 il n’en serait pas quitte à moins de 39 fr. 20 centimes. C’est là un résultat singulier et qui sans doute eût été aussi agréable au comte de Boulainvilliers qu’importun à l’abbé de Mably. J’ai de très plausibles raisons pour ne pas en inférer trop vite la supériorité de l’organisation féodale sur le régime constitutionnel ; mais il y a là pourtant de quoi étonner, sinon déconcerter les théoristes de la progression humanitaire.

En 1292, le plus riche imposé, Gandouffle le lombart, payait 114 livres 10 sous, c’est-à-dire 2,657 fr. Les menues gens, au contraire, y compris le roi des ribauz, sont portés seulement pour 12 deniers. Peu des noms des familles les plus opulentes en 1292 se sont conservés dans la bourgeoisie parisienne actuelle. Il serait facile peut-être d’y rencontrer fréquemment celui de Bourdon ; mais on n’y trouverait, je crois, que fort exceptionnellement ceux d’Arrode, de Pont-l’Asne et de Gentien, qui tenaient alors la plus haute place dans le commerce et dans l’industrie de Paris. « D’ailleurs le rôle de 1292 contient peu de noms patronymiques. Presque tous les contribuables y sont désignés par leurs prénoms, suivis tantôt d’un sobriquet, tantôt du nom de leur pays, le plus souvent de l’indication de leur profession. Telles sont les trois sources d’où sont dérivés la plupart des noms de famille par lesquels chaque individu est aujourd’hui désigné. Ainsi pour ne citer que les plus connus, c’est aux noms de métiers que nous devons les noms de Le Pelletier, Le Fèvre, Fournier, Le Sueur, Le Peintre ; les sobriquets nous ont fourni les noms de Le Bossu, Boileau, Le Jeune, Beaumarchais, Beauvallet, et autres ; des noms de lieux ou de pays viennent les noms patronymiques de Le Gallois, Lallemant, Dumesnil, Lenormand, Langlois, etc. »

Les juifs, auxquels saint Louis avait imposé l’usage de deux rouelles ou cocardes de drap jaune, qui les rendaient ridicules ; les juifs, que Philippe-le-Hardi avait affublés d’une coiffure grotesque, se trouvent indiqués, au nombre de 121, à la fin du rôle de M. Géraud, malgré un arrêt d’exclusion qui datait à peine de deux ans, mais qui paraît n’avoir reçu d’exécution qu’en 1306. Le plus imposé d’entre eux payait 36 livres, et le moins imposé 3 sous parisis.

Tels sont les principaux et même les seuls résultats historiques et statistiques du livre de M. Géraud. Je ne contesterai certes pas l’utilité des chiffres obtenus ; mais ce que tous les lecteurs impartiaux contesteront avec moi, c’est l’importance exagérée qu’on a semblé accorder à ce document, qui peut-être eût fourni un curieux mémoire pour les Notices des Manuscrits de la Bibliothèque royale, publiées par l’Académie des inscriptions, mais qui, à coup sûr, n’avait nul besoin d’être entouré de l’inutile érudition archéologique que M. Géraud a cru devoir déployer à son sujet. La taille de 1292 occupe à peine un quart du volume, et le reste est consacré à des notes sur les rues et les monumens de Paris, notes fort patiemment extraites, mais dont Sauval et Félibien ont fait tous les frais. De quelle utilité peut être, je le demande, un centon de Jaillot, de Lebeuf, de Corrozet, et même de M. Bottin et de l’Almanach, royal, dans une collection intitulée Documens INÉDITS sur l’histoire de France ? Tout ce que M. Géraud écrit sur les églises de Paris se retrouve dans dom Bouillard et dans la Gallia Christiana ; or, il semble que les antiquaires qui ont besoin de ces détails iraient très bien les chercher là. De plus, les Essais sur Paris de Saint-Foix n’étaient pas assez rares pour avoir besoin d’être réimprimés, et ils avaient au moins le mérite d’être amusans.

Qu’importe aux lecteurs de ce temps-ci l’orthographe de la rue Pierre-au-Lart, que Lebeuf écrivait Pierre-Aulard, et Guillot de Paris Pierre-o-Lart ? Qu’importent mille questions de la même force et du même intérêt ? Pourquoi ne pas laisser cette érudition microscopique aux mémoires et aux dissertations des académies de province ? Si on trouve quelquefois trace d’un pareil procédé dans le Journal des Savans, est-ce jamais dans les articles de M. Daunou, de M. Villemain ou de M. Naudet ? Cette étude mesquine, qui met autant de prix à la connaissance exacte du ciron qu’à celle des fossiles anté-diluviens, peut être fort louable chez le naturaliste ; mais où conduirait en histoire l’abus d’une pareille manière ? Je me défie autant que personne de la méthode synthétique et du symbolisme, et, aux noms de Vico et de Herder, tout en admirant, je me rejette volontiers sur dom Vaissette et Mabillon. Mais est-ce bien répondre au vœu des chambres qui ont voté les fonds nécessaires à la Collection que de consacrer tant d’espace à des détails d’aussi mince valeur ? Le précieux plan de Paris sous Philippe-le-Bel, qui accompagne le texte de M. Géraud, ne suffisait-il point et ne pouvait-il pas le dispenser de trois cents pages qui n’en sont que le commentaire déjà connu ? Le glossaire, souvent puéril, des noms de professions, joint à la taille de 1292, n’avait-il pas déjà été tenté par M. de la Tynna ? Lebeuf, dans son Histoire du Diocèse de Paris, et Méon, dans son édition des Fabliaux de Barbazan, n’avaient-ils pas imprimé tour à tour le Dit des rues de Guillot de Paris, reproduit par M. Géraud ? Pourquoi publier de nouveau des documens qui sont entre les mains de tout le monde ? Quant au curieux dictionnaire de Jean de Garlande qui termine le volume, les notes qui l’accompagnent ne m’ont pas convaincu que la langue vulgaire du moyen-âge fût, lors de la publication, très familière à l’éditeur, je le prouverais au besoin.

M. Buchon avait déjà inséré, en 1827, à la suite de son édition de la Chronique métrique de Godefroy de Paris, le livre de la taille de 1313. La publication de M. Géraud n’a donc qu’une valeur exclusivement comparative, et il n’y a en elle rien de bien nouveau qu’une antériorité de vingt-un ans, et encore sous le règne du même roi. Si M. Géraud avait pu joindre à son édition la taille de quelques-unes des années intermédiaires, S’il n’avait pas ignoré, par exemple, l’existence, dans un de nos grands dépôts littéraires, des cinq tailles de 1296 à 1300, découvertes par un des écrivains de ce temps les plus versés dans la littérature du moyen-âge, par le savant auteur du Supplément au roman de Renart, M. Chabaille, il serait à coup sûr résulté de là des rapprochemens lumineux, des renseignemens utiles sur l’organisation financière du XIIIe et du XIVe siècles. Mais ainsi isolé, mais appuyé presque exclusivement sur des notes topographiques, le document publié perd singulièrement de son prix. Le temps ajoute beaucoup sans doute à la valeur des moindres pièces, et il faut faire la large part de l’importance que donne l’âge, et que n’apprécient pas les contemporains au point de vue de l’histoire ; mais pourtant croit-on que dans cinq cents ans, par exemple, la postérité attache, toute proportion gardée, un éminent intérêt au rôle des contributions tenu par quelque percepteur de 1838 ?

Au résumé, n’est-il pas fâcheux de voir un jeune homme de savoir, et, dit-on, d’esprit, céder ainsi à la première ardeur inexpérimentée de la science, et faire dégénérer, en une compilation minutieuse une publication qui avait besoin d’être resserrée dans de sévères limites ? Il faut espérer toutefois qu’un si remarquable don d’investigation patiente, que de si laborieuses recherches, seront appliquées à l’avenir, par M. Géraud, sur des points sérieusement utiles, et deviendront de la sorte profitables au développement de la vraie science.

Dans le livre de M. Géraud, nous venons de voir le tiers-état payer la taille, acquitter l’impôt ; dans celui de M. Depping, c’est encore le tiers-état, mais le tiers-état organisant ses priviléges de métiers, se créant à lui-même des statuts et des lois. Les jurandes et les corporations, on le sait, ne datent pas seulement du moyen-âge ; elles tinrent une grande place dans l’empire romain, où, libres dès l’abord, elles finirent par tomber sous le contrôle du pouvoir, puis au IVe siècle, au milieu du dépérissement de la vieille société, par n’être plus une garantie, mais un esclavage, comme la curie. Le code théodosien est plein de textes du plus haut intérêt sur cet abaissement des jurandes devenues obligatoires. Au moyen-âge, sous le régime féodal, le seigneur était considéré en quelque sorte comme le maître des métiers ; et à ce titre, on lui payait une somme d’argent, ou on s’engageait à lui livrer une redevance annuelle[6].

À Paris, pour la surveillance à établir sur les métiers, on trouva naturel d’en soumettre plusieurs aux hommes qui les exerçaient à la cour, et qui étaient censés les plus habiles et les plus considérés dans leur profession : ainsi, les boulangers au pannetier du roi ; les forgerons et les charrons, au maréchal de la cour ; les marchands de vin à l’échanson du prince. Dès-lors il s’introduisit une discipline pour chacune des professions ; dans les cas de contestation, on consulta les plus anciens : ils disaient comment on avait agi autrefois, comment ils avaient toujours vu procéder, et les coutumes commencèrent par là à faire loi[7]. » Ainsi se constituèrent insensiblement les maîtrises. Le prévôt de Paris, siégeant au Châtelet, avait sous sa juridiction les artisans et les jugeait selon l’usage. Sous Philippe-Auguste, la prévôté étant devenue vénale, les corporations se ressentirent de cette décadence ; mais Louis IX rendit son premier éclat à la prévôté en y appelant, en 1258, un notable bourgeois de Paris, Étienne Boileau, esprit droit et sain, honnête homme, espèce de Brutus de robe, qui n’hésitait pas à faire pendre un sien neveu accusé de vol. Saint Louis venait, comme sous son chêne de Vincennes, prendre quelquefois place près de lui, au Châtelet. Étienne Boileau n’a pas fondé les corporations de métiers à Paris, comme on l’a écrit trop souvent ; il donna seulement, ainsi que le dit M. Depping, une sanction légale aux usages éprouvés par l’expérience. Les maîtres et les prud’hommes de tous les métiers comparurent devant lui et dictèrent à un clerc, en sa présence, les us et coutumes de chaque corporation. C’est là le Livre des Métiers d’Étienne Boileau, le véritable cartulaire de l’industrie ouvrière. Sa publication, depuis long-temps désirée, est du plus haut intérêt, car les associations industrielles ont toujours eu, à Paris, une si grande importance, que les prévôts et échevins jurés de la marchandise de l’eau finirent par devenir les chefs de la commune, qui, comme l’a avancé avec raison M. Depping, a commencé à Paris par une confrérie de marchands, et s’est élevée, par le commerce de rivière, à la considération, à la consistance municipale.

Le Livre des Métiers mériterait donc à lui seul un long examen, car il est plein de faits curieux pour l’histoire des mœurs et de la société du XIIIe siècle. Que n’avons-nous le loisir de pénétrer en ces rues étroites, dont les quartiers tortueux de la Cité, de la montagne Sainte-Geneviève, et des environs de la tour de Saint-Jacques-des-Boucheries, peuvent à peine aujourd’hui nous rendre une idée affaiblie ? Que ne nous est-il donné de nous accouder avec ces bourgeois malins, avec ces marchands causeurs, sur les bahuts de leurs ouvroirs, de les écouter deviser de leurs statuts en un langage singulièrement net et précis, qu’on est étonné de retrouver à toutes les pages du Livre des Métiers ? Pourquoi l’espace nous manque-t-il pour les regarder violer, sans doute, cette injonction du registre de Boileau de ne pas appeler l’acheteur, avant qu’il n’ait quitté l’étal du voisin ? Vers le soir, nous verrions, selon l’ordonnance du Livre des Métiers, tous les travaux se suspendre au dernier coup de vêpres ou au couvre-feu, et toutes ces petites boutiques se fermer, quand la cloche de Notre-Dame, ou celle de Saint-Méry, ou celle de Sainte-Opportune avait sonné l’Angélus. Alors la ville était plongée dans le silence, dans une obscurité profonde, et comme on ne connaissait ni les spectacles, ni les bals, ni les cafés, on se couchait de bonne heure pour se lever avec le jour[8]. La simple bonhomie de ces mœurs se retrouve à chaque instant dans le Livre des Métiers et contraste avec le raffinement de notre civilisation perfectionnée. Des professions, devenues depuis ou plus libérales ou plus distinguées, comme nous dirions, se trouvent là confondues avec des états inférieurs. Ainsi les apothicaires vendaient le samedi aux halles, à côté des marchands de cire et de poivre, des drogues du Levant, des sirops et des électuaires, comme plus tard les chirurgiens furent en même temps barbiers ; ainsi la librairie n’était qu’un accessoire ; on était à la fois fripier et libraire, tavernier et libraire ; ainsi la peinture dépendait presque exclusivement de la sellerie, à cause des blasons attachés aux selles. Les goûts étaient simples comme les croyances. Quatre ou cinq corporations vivaient exclusivement à Paris de la fabrication des chapelets en os, en ivoire, en corail, en ambre, en jayet. La mode, dans cette société toute chevaleresque, ne se portait guère que sur le harnachement équestre ; on est même étonné de l’attirail compliqué qu’exigeait alors l’équipement d’un cheval, tandis que dans le vêtement humain la mode n’existait que pour les coiffures. Les robes, au contraire, étaient uniformes ; les nobles les portaient d’hermine, les bourgeois de vair et de gris, c’est-à-dire de fourrures diverses. La même simplicité régnait partout. On est étonné, dit M. Depping, en parcourant la liste des objets de commerce et d’industrie qui venaient du dehors ou qui de Paris passaient aux provinces, on est étonné de la frugalité des Parisiens d’alors, et des limites restreintes de leurs besoins et de leurs goûts. N’ayant pas, comme nous, la ressource des journaux, des affiches et des écriteaux, les marchands faisaient crier leurs annonces dans les rues. Des coutumes puériles se mêlaient aussi aux sages mesures du Livre des Métiers ; pour le droit de péage, par exemple, les merciers, au lieu d’argent, donnaient au collecteur une aguille ou une atache de poitevine. Les jongleurs étaient tout-à-fait exempts de cette redevance ; cependant un article porte que le marchand qui apportera un singe pour le vendre, paiera quatre deniers ; que si le singe appartient à un homme qui l’ait acheté pour son plaisir, il ne donnera rien ; qu’enfin, si le singe appartient à un jongleur, il le fera, pour toute solde, jouer devant le péager. Les peuples comme les hommes ressemblent volontiers au péager du moyen-âge et se laissent souvent rétribuer avec la même monnaie.

Dans le livre si curieux des métiers d’Étienne Boileau, où j’ai glané, au hasard, quelques faits qu’il me serait facile de multiplier, chacun des cent métiers a son réglement à part. On ne trouve pas toutefois, dans cet énoncé, la congrégation des bouchers. Cet état pourtant était exclusivement exercé, à Paris, par un certain nombre de familles, qui transmettaient leurs étaux du parvis Notre-Dame, puis du Châtelet, comme un héritage à leurs descendans. Suffisamment reconnus, les bouchers ne firent pas, sous Louis IX, enregistrer leurs statuts par Boileau et ne se mirent pas sous la dépendance de la prévôté. Au milieu de la république des corporations, ils formèrent une espèce de république à part, se gouvernant elle-même, d’après des coutumes traditionnelles non écrites et faisant juger ses différends à un chef de son choix.

Nous ne saurions qu’applaudir à la publication du Livre des Métiers. Les corporations dégénérées furent violemment abolies par la constituante, et on n’en retrouverait guère de traces effacées que dans quelques-unes de nos provinces. Au moyen-âge, et au sein de la société féodale, elles ont servi d’égide aux classes ouvrières ; elles ont été une association, une garantie industrielle, comme la commune avait été une association, une garantie politique. Le registre de Boileau, avec les Assises de Jérusalem, avec la Coutume du Beauvoisis, de Beaumanoir, complète donc les notions qu’il est historiquement nécessaire d’avoir sur les différentes branches du droit coutumier en France, avant le XIVe siècle. Il se distingue par une justesse de vues, une sagesse et une mesure qui ne peuvent être encore le résultat du retour des esprits vers la jurisprudence romaine, et qui étonnent chez ces simples bourgeois. Une profonde différence sépare, en effet, le Livre des Métiers de Paris des statuts vagues et symboliques des corporations allemandes. On y sent déjà percer cet esprit français si net, si prompt, qui, en législation, brillera plus tard avec tant d’éclat dans Cujas et dans Dumoulin. M. Depping a publié ce document avec un grand soin, une religieuse exactitude, avec des annotations et additions qui méritent tous nos éloges. Nous lui adresserons cependant un reproche grave, et dont il lui serait difficile de se justifier. Le Livre des Métiers de Boileau demandait une introduction savante, explicative, qui montrât l’origine des corporations, en suivît l’histoire au moyen-âge, et éclairât enfin d’un jour nouveau ces maîtrises, si mal connues encore, et que d’outrecuidantes affirmations ne parviendront pas à éclaircir. Le travail dont M. Depping a fait précéder son édition est, il est vrai, fort simple et sans aucune prétention ; mais je le soupçonnerais volontiers de ne pas dater d’hier, et, pour dire toute ma pensée, ces recherches sur le commerce et la hanse étaient sans doute depuis long-temps dans les cartons de l’auteur, qui a cru à propos de les en tirer et de les appliquer tant bien que mal en manière de préface sur le registre de Boileau. Il serait facile, je crois, d’apercevoir les fragmens que M. Depping a soudés à son morceau, pour lui donner un air de nouveauté et d’à-propos. Mais ces pièces de rapport, ces intercalations, ne sauvent pas l’inopportunité du fond. M. Depping est d’autant moins pardonnable, que ses études habituelles et son érudition saine le mettaient à même d’accomplir parfaitement, et en connaissance de cause, le travail dont l’absence nous a frappé.

Il ne nous reste plus qu’à parler de l’Histoire en vers provençaux de la Croisade contre les Albigeois, publiée, avec une supériorité bien remarquable, par M. Fauriel, et nous consacrerions à ce volume le jugement détaillé qu’il mérite, si nous ne nous en trouvions dispensé par plusieurs causes fort légitimes. D’abord M. Fauriel, en ses savans travaux sur les épopées, insérés dans cette Revue, a donné, il y a plusieurs années déjà, une longue analyse[9] du poème, qu’il a fait imprimer depuis pour la Collection du gouvernement. Ce serait donc un double emploi, et une tâche où la comparaison serait pour nous trop dangereuse, que de revenir sur cette épopée provençale. De plus, M. Villemain a publié dans le Journal des Savans un ingénieux et spirituel examen du livre de M. Fauriel, examen auquel de toute manière nous croyons plus profitable de renvoyer le lecteur, qui sera loin de perdre au change. Qu’il nous suffise donc de rappeler en quelques mots les résultats et le but de la publication de l’auteur des Chants populaires de la Grèce moderne. Ce poème de près de dix mille vers n’offre pas pour l’histoire un bien grand intérêt, puisque les continuateurs des Historiens de France n’avaient pas cru devoir admettre dans leurs matériaux ce texte métrique d’une chronique dont la version en prose provençale avait déjà été insérée dans les pièces justificatives de l’Histoire du Languedoc, par dom Vaissette. Mais au point de vue littéraire, la publication de M. Fauriel a une véritable importance. C’est le premier grand monument en vers de la littérature provençale.

Jusqu’ici nous n’avions que de courtes poésies des troubadours, publiées par MM. Raynouard, Rochegude, Émeric David, et pas une épopée, pas un morceau suivi. Bien que la langue du poème soit souvent rude, incorrecte, grossière et monotone, et qu’elle manque du goût, de l’élégance, des finesses qui distinguent le style des jongleurs lyriques de l’idiome d’oc, ce document a, sous le rapport linguistique, et pour l’histoire des littératures du midi, une haute valeur. De plus, c’est un exemple singulier d’un récit qui n’est plus une épopée et qui n’est pas encore une chronique ; c’est, comme le dit très bien M. Fauriel, la combinaison intime d’un fonds purement et strictement historique avec des formes et des accessoires poétiques, c’est enfin la transition de la poésie à l’histoire. La traduction, exacte, fidèle, littérale jusqu’au scrupule, que M. Fauriel a jointe au texte, sera de la plus grande utilité pour répandre le goût d’une langue que si peu de personnes étudient ou comprennent. Autant je conçois peu une traduction du latin dans la Collection, autant je la trouve utile quand il s’agit d’un monument en langue romane, dont l’intelligence autrement serait, pour ainsi dire, fermée à tous. L’auteur anonyme du poème publié par M. Fauriel était sans doute un de ces troubadours assez mécontent des faveurs des grands, protégé pourtant par un certain Roger Bernart, qu’il appelle celui qui me dore et me met en splendeur (quem daura e esclarzis) ; il avait assisté en personne au commencement de la guerre des Albigeois, on le voit dans ses vers. Son poème débute par quelques généralités assez confuses sur l’hérésie des Albigeois ; mais il ne commence proprement sa narration qu’en 1208, et il la termine brusquement à la prise de Marmande, par Louis VII, en 1219. Ses récits embrassent donc les dix premières et les dix plus dramatiques années de la croisade. M. Raynouard avait déjà publié quelques pièces relatives aux Albigeois, comme lo Novel Sermon et la Nobla Leyczon ; mais il n’existait point de grand monument poétique sur ce curieux épisode des guerres religieuses, sur la lutte sanglante qui vint terminer, par un horrible dénouement, cette littérature du gai savoir et de la gaie science, cette fleur charmante de culture et de politesse qui s’était conservée, à travers la barbarie du moyen âge, dans la langue et dans les poésies des troubadours.

L’introduction que M. Fauriel a placée en tête de l’Histoire en vers de la Croisade, et que je ne voudrais pas mutiler par une sèche analyse, est un morceau capital et l’un des plus remarquables, sinon le meilleur, qui soit sorti de la plume de l’historien si neuf et si vrai de la Gaule méridionale. « Cette introduction, a dit M. Villemain, est remplie de cette critique fine et vaste, de cette érudition élevée qui caractérise tous les travaux de M. Fauriel. Le naturel heureux du style quelquefois négligé, mais toujours expressif, la précision des détails et le tour d’originalité qui s’y mêle, donnent un grand prix à ce morceau de littérature. » Je ne puis, en toute justice, que répéter ces éloges et attendre avec impatience la publication des autres documens historiques sur la croisade que M. Fauriel prépare pour la Collection. Les doctrines albigeoises et vaudoises, si importantes à connaître et si mal expliquées jusqu’ici[10] recevront sans doute de ce recueil une lumière nouvelle. Ce sera un grand service rendu à l’étude historique de l’hérésie du XIIIe siècle, dont, par de singulières destinées, les traditions se sont encore conservées, après huit siècles, dans quelques vallées des Alpes.

On le voit, et nous l’avons déjà laissé pressentir au commencement de cet article, le défaut le plus grave de la Collection, c’est le manque de liaison et d’unité entre les parties qui la composent. Se multipliant ainsi sans aucune connexion, et publiés séparément, sans tomaison qui leur donne même un numéro de rappel, les documens finiront par se perdre, par se confondre dans le nombre. Peut-être serait-il convenable de songer à leur donner un ordre plus systématique, où l’isolement n’amenât pas l’oubli. La hâte assez pardonnable qu’on a eue de publier immédiatement un certain nombre de volumes, pour satisfaire à la première exigence des chambres, a été la principale cause de ce manque de suite et de classification, qui, il faut l’espérer, ne se renouvellera plus dorénavant.

On ne peut pas faire le même reproche d’empressement trop hâtif et d’incohérence, dans les publications, aux trois grands recueils qui se préparent avec une sage lenteur, et qui donneront à la collection une haute portée scientifique et une durée sérieuse. Les Monumens inédits de l’histoire du Tiers-État, auxquels M. Augustin Thierry a bien voulu, avec une singulière persévérance et un zèle rare qu’aucun obstacle n’arrête, consacrer les efforts d’une vie si honorablement vouée à la science, se diviseront en quatre collections particulières, à savoir : chartes d’affranchissement et statuts municipaux des villes ; réglemens des corporations et jurandes ; actes relatifs aux états provinciaux et aux états généraux, et enfin, pièces concernant l’état des personnes roturières, soit de condition serve, soit de condition libre. On le voit, ce vaste plan embrasse le tiers-état dans tous ses développemens ; il le suit à l’hôtel-de-ville, dans la maîtrise ; il le suit dans ses participations au pouvoir politique, comme dans les priviléges personnels auxquels il arrive. L’auteur des Lettres sur l’histoire de France a compris qu’il ne pouvait être donné à un seul homme de parcourir une si longue carrière, et qu’une vie d’homme ne suffirait pas à achever un monument aussi colossal ; il n’a donc plus songé qu’à la mise en œuvre des deux premières parties du recueil, la collection des chartes municipales et celle des statuts des corporations d’arts et de métiers. C’est encore une œuvre immense et qui suffirait à illustrer un nom moins glorieux que celui de M. Thierry. Son recueil ne sera pas seulement une liste savante et froide comme la Gallia christiania pour l’histoire du clergé, comme le père Anselme pour l’histoire de la noblesse, comme Labbe pour les conciles ; ce ne sera pas une poétique et rêveuse légende comme les Bollandistes, mais l’histoire dramatique, active, remuante, du tiers-état, marchant au long et pénible enfantement de nos libertés politiques. Cette œuvre nationale, où chaque ville de France trouvera sa place, se prépare par des dépouillemens préliminaires, par des recherches consciencieuses, qui seules permettront de la rendre complète.

M. Guérard, de son côté, s’est chargé de la publication des principaux cartulaires. Les couvens ont joué un si grand rôle dans l’organisation politique et religieuse du moyen-âge, que ces précieux titres, dont quelques-uns remontent aux premiers siècles de la monarchie, viendront s’ajouter dignement aux grandes collections que nous possédons déjà sur le clergé, à ces Annales des ordres religieux qui recèlent tant de pièces utiles pour l’histoire. Par la spécialité de ses travaux paléographiques, le savant professeur de l’école des chartes était naturellement appelé à cette publication. Le cartulaire de l’abbaye de Saint-Bertin par Folcuin, et celui de Saint-Pierre de Chartres par Aganon, paraîtront d’abord. Un troisième recueil, moins vaste que les deux précédens, mais important néanmoins dans ses limites, se prépare à Besançon, sous la surveillance de M. Weiss. C’est un choix des manuscrits de la famille Granvelle, qui contiennent un grand nombre d’autographes précieux du XVIe siècle, et qui sont de la plus haute importance pour l’histoire des règnes de Charles-Quint et de François Ier. Au lieu d’éparpiller en des œuvres moindres les efforts des éditeurs, il faudrait les réunir en un point, et faire exécuter sur les registres de l’hôtel-de-ville de Paris, du parlement, de la cour des comptes et de la cour des aides, un travail analogue à celui qui se fait à la bibliothèque du roi, pour le Trésor des Chartres, sous la direction de M. Champollion. Il en résulterait des recueils réellement utiles pour l’histoire, réellement intéressans par leur nouveauté.

À côté de ces vastes entreprises, qu’il sera glorieux d’avoir au moins tentées, et dont l’exécution demandera de longues années, on a achevé ou préparé d’autres travaux partiels et moindres, qui, nous aimons à le croire, satisferont mieux que plusieurs des volumes publiés jusqu’ici à la juste exigence du public lettré. Cet espoir sera-t-il justifié par la Chromique des ducs de Normandie, de Benoît, trouvère anglo-normand du XIIe siècle, dont le premier volume a été mis au jour, il y a déjà deux années, par M. Francisque Michel ? Je ne sais, mais nous attendrons la publication bien lente du second volume, pour enjamber, à la suite de l’éditeur et selon son langage, un bras de l’Océan, et pour examiner avec lui, au Musée britannique, le manuscrit qu’il a cru devoir publier. Nous aurons aussi à rechercher la valeur du texte, fort pur en général, qui a été l’objet des soins de M. Michel. Les Relations des ambassadeurs vénitiens en France au seizième siècle, traduites par M. Tomaseo et éditées tout récemment, demanderont, à leur tour, un examen attentif et sérieux.

D’autres publications, que la critique aura à apprécier plus tard, s’élaborent aussi ou se terminent. M. Champollion doit donner les Lettres des rois et des reines de France, et il réussira sans doute à imprimer à son recueil une unité que le titre ne semble pas lui présager. M. Michelet s’est chargé des pièces du procès des templiers, M. Varin des archives de la ville de Reims, M. Natalis de Wailly d’un Manuel de paléographie, qu’on dit fort remarquable, mais que les admiratifs et les amis trop prompts ont eu l’imprudence de placer d’avance au-dessus des ouvrages de diplomatique de Mabillon, de dom Tassin et de dom de Vaisnes. Si M. Sainte-Beuve se décidait à reprendre les recherches originales qu’il avait bien voulu promettre de faire sur les travaux relatifs à l’histoire de notre ancienne littérature, la Collection gagnerait la solide autorité d’un nom justement aimé dans les lettres, d’un écrivain singulièrement habile, qui saurait ajouter à l’érudition profonde les finesses du style, la vivacité des aperçus.

Ce sont là des entreprises laborieuses et modestes que le cercle étroit des érudits sait apprécier, mais qui demandent un dévouement, trop rarement récompensé par la considération, qui, seule pourtant, peut le payer à sa valeur. Mabillon dans ses Vetera analecta, Dachéry dans son Spicilége, Martenne, Baluze et Pèze dans leurs recueils, nous ont donné d’excellens et simples exemples. Il faut continuer modestement leur œuvre résignée.

Les chambres ne refuseront pas, comme on a paru le craindre à tort, la faible allocation qu’elles votent chaque année pour les travaux historiques, car, par cette médiocre et triste économie, elles se manqueraient à elles-mêmes, elles manqueraient aux désirs et aux sympathies du pays. Dans son universel nivellement, la révolution de 1789 a interrompu la plupart des grandes publications littéraires que la science avait projetées ou commencées ; mais, funeste, en son tumultueux début, aux efforts de l’érudition, elle ne peut que lui être favorable dans ses développemens, c’est-à-dire dans l’état actuel de nos institutions. L’immense impulsion que cette crise sociale a imprimée aux idées de toute sorte est surtout légitime dans les travaux historiques, car les trois grandes institutions qui autrefois ont lutté tour à tour et diversement pour le pouvoir, je veux dire l’aristocratie, le clergé et la royauté, se sont, à notre époque, comme confondues et mitigées. Ces collisions n’existent plus que dans le passé, et si l’avenir en recèle de nouvelles, elles seront autres. L’histoire de la noblesse, de la monarchie et de l’église, à laquelle M. Thierry a su ajouter l’histoire si neuve des classes moyennes, demande donc successivement des recherches scrupuleuses et un consciencieux examen. Puisque les congrégations religieuses n’existent plus, puisque les corps savans ne suffisent pas, les comités historiques fondés par le ministère de l’instruction publique, sont appelés à les remplacer dignement, dans cette situation d’équité et d’impartialité historiques, étrange peut-être par sa nouveauté, que nous ont créée les évènemens.

Pour répondre à une mission si difficile, les comités, dans la surveillance et dans l’appréciation qui leur sont confiées, ont deux devoirs principaux et singulièrement délicats à remplir, je veux parler du choix des documens à publier, et du choix des éditeurs. La première et indispensable condition pour autoriser la publication d’un document inédit, condition bien simple sans doute, mais qu’on ne semble pas s’être toujours rappelée suffisamment jusqu’ici, c’est une véritable utilité, c’est un véritable intérêt ; car, autrement, ne serait-il pas plus convenable de réimprimer des ouvrages précieux et devenus rares, des trésors de science qui ne seront peut-être jamais dépassés, comme l’Histoire littéraire, comme la Collection des historiens de France, comme le Glossaire de Ducange, livres indispensables aux premières études historiques, et que souvent on ne trouve pas, même à prix d’or ? Il nous serait bien difficile de parler ici du choix des éditeurs, car les personnalités sont toujours de mauvais goût. Je ne saurais toutefois m’empêcher de dire que la collection pourrait à l’avenir se mieux appuyer que sur le patois archéologique de M. Grille de Beuzelin.

Telle est au résumé la situation de la Collection des documens inédits sur l’histoire de France. Elle a dans le passé quelques titres notables et dignes d’estime, mais elle vit surtout dans l’avenir par les grands recueils qui se préparent. Toutefois, que le caractère officiel qui semble entourer ces publications ne réduise pas exclusivement la critique indépendante à l’hymne louangeur, à l’appréciation dithyrambique. Par le rang qu’elle est destinée à occuper dans la science, par l’élévation de ses travaux, la Collection peut subir un contrôle même sévère, car on ne saurait qu’applaudir à la pensée qui a créé les comités historiques, au zèle actif et persévérant du ministre qui s’efforce de les continuer.


Ch. Labitte.
  1. Lettres sur l’histoire de France, 5e édit., lettre XXV.
  2. M. Rœderer, dans son ouvrage sur Louis XII et François Ier, rapporte les plans curieux de la salle des états de 1467 et de 1484. M. Bernier aurait bien fait de reproduire ce précieux document dans une collection où on n’a pas cherché à faire économie jusqu’ici de plans, de cartes et de fac-simile fort dispendieux pourtant.
  3. Pag. 147.
  4. Pag.. 149.
  5. Guillelmi Pepin, Sermones de destructione Ninivæ. Paris, 1525, in-8o, goth. folio 59, 61, 179.
  6. Depping. Introduction, pag. LXXIX.
  7. Ibid., pag. LXXX.
  8. Introd., pag. XXXIX et XL.
  9. Voir la première série de la Revue des Deux Mondes, tome VIII, 1832.
  10. On s’est de tout temps fait une fausse et bizarre idée de ces doctrines, et les historiens les ont presque tous altérées. J’en veux citer un curieux exemple. Pierre Leprestre, abbé de Saint-Riquier, dans une chronique manuscrite et inédite qui nous a été communiquée par M. Louandre, disait en 1485, à propos des Vaudois d’Arras : « C’étaient aucunes gens, hommes et femmes, qui de nuict se transportaient, par la vertu du diable, des places où ils étoient, et soudainement se trouvoient en aulcuns lieux, arrière des gens, ès bois et ès déserts, en très grand nombre hommes et femmes ; et trouvoient illec un diable en forme d’homme, auquel ils ne veoient jamais le visaige. Et ce diable leur disait ses commandemens et ordonnances… Puis faisait par chascun baiser son derrière, et puis il laissait à chascun un peu d’argent, et finablement leur administroit vins et viandes a grant largesse, dont ils se repoissoient, et puis tout à coup chascun prenait sa chascune et en ce point s’estaindoit la lumière… » — D’où vient cette singulière et fantastique scène, racontée par un sage et pieux chroniqueur ?