Documents sur le départ et sur la mort de Tolstoï

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DOCUMENTS SUR LE DÉPART
ET SUR LA MORT DE TOLSTOÏ

Paris, le 22 avril 1922.
Monsieur le Directeur,

Vous me demandez si les documents publiés par la Revue la Pensée russe[1] dans son numéro de janvier-février 1922 sont authentiques. La lettre de Léon Nicolaïevitch Tolstoï à la Comtesse Sacha est conforme à la copie que m’a remise le 11 février 1911 la fille aînée de Tolstoï, Madame Soukhotine. Ma copie commence aux mots : « je n’ai pris aucun parti », contient une phrase assez obscure après les mots « je ne veux prendre aucun parti », et omet quatre lignes (d’ « impossible » à « imprégnée »). Je crois le fragment du journal parfaitement authentique. Mais je suis moralement certain que la responsabilité de la publication de ces deux textes ne saurait incomber à aucun des membres de la famille Tolstoï.

Vous désireriez d’autres documents. Je me crois autorisé à vous en fournir deux : une lettre que m’a écrite Marie Nicolaievna Tolstaïa, sœur du Comte, entrée en religion, et le récit simple et sincère du paysan Novicov : Dernière nuit à Iasnaïa Poliana, rédigé peu de temps après la mort de Tolstoï.

Permettez-moi d’ajouter ceci. J’ai passé quelques jours à Iasnaïa Poliana à la fin de juillet 1910. La Comtesse Tolstoï était déjà alors une femme malade. L’une des causes de son état nerveux était de toute évidence la présence dans le voisinage de M.  Vladimir Tchertkov. Je suis reparti avec le sentiment bien net que je quittais un foyer détruit, et détruit en grande partie par cette présence.

On trouvera dans les documents que vous publiez des expressions dures, elles devraient être commentées. Il faudrait entrer dans des explications que je ne crois pas en ce moment devoir fournir. Vraiment, je ne m’en sens pas libre. Mais je puis vous donner mon sentiment personnel : en quittant Iasnaïa Poliana, Léon Nicolaïevitch voulait s’éloigner aussi bien de certains amis que de sa maison.

Développer l’amour et la paix autour de lui avait été son constant souci. Sa présence n’était plus une cause d’amour et de paix, il se sentait l’objet d’un âpre et tragique débat. Et enfin il est parti pour ne pas compromettre en lui et autour de lui l’effort de toute une vie.

Avant de quitter pour toujours Iasnaïa Poliana, Léon Nicolaïevitch voulut dire adieu à l’une de ses disciples, la vénérable Maria Alexandrovna Schmit. Il lui confia son projet. Elle lui dit : « Eh bien ! c’est une faiblesse. » Et le Comte lui répondit d’un mot, mot de demi acquiescement : « Pojaloui. » « Peut‑être avez-vous raison. »

Je puis vous l’affirmer. Madame Schmit, une sainte femme, voyait comme moi en la Comtesse Tolstoï une malade. Comme moi elle la plaignait. Au matin du départ elle se portait à son secours et restait à son chevet. Quant au Comte, son maître, vous le voyez aussi, elle le jugeait capable de faiblesse.

Pourquoi vouloir, comme certains, faire du Comte Tolstoï un héros et un saint ? Pourquoi voir dans ce douloureux départ une sorte de fuite au désert ?

Les faiblesses d’un homme de génie, les souffrances d’une femme, ne peuvent que les rapprocher de nous : comprendre et aimer l’homme de génie, plaindre la femme nous est d’autant plus facile que l’un aura été faible et l’autre malheureuse.

CHARLES SALOMON
LETTRE DE LÉON NICOLAÏEVITCH À SA FILLE
ALEXANDRA LVOVNA
29 Octobre 1910. Ermitage d’Optino.

… te dira tout sur moi, Sacha, ma chère amie. C’est difficile. Un grand accablement, voilà ce que je ne puis pas ne pas éprouver. Le principal — ne pas pécher — et là est la difficulté. J’ai été un pécheur, je continue de l’être, c’est évident ; mais que je pèche de moins en moins !

C’est cela le principal, ce qu’avant tout je désire pour toi. D’autant plus que, je m’en rends compte, tu as à résoudre un problème horrible, au-dessus de tes forces, à l’âge où tu es. Je n’ai pris aucun parti, je ne veux prendre aucun parti. Tu verras par la lettre à Tchertkov[2], je ne dis pas ce que je pense mais ce que je sens. Je compte beaucoup sur la bonne influence de Tania[3] et de Serioja.

Puissent-ils surtout comprendre et chercher à lui[4] faire entrer dans l’esprit que pour moi cette manière d’être tout le temps à l’affût et aux écoutes, ces reproches incessants, cette façon de disposer de ma personne à sa guise, cette éternelle surveillance, cette haine affectée pour l’homme avec lequel je suis le plus intime et qui m’est le plus nécessaire, cette haine pour moi et cette comédie d’amour — que tout cela, je ne dis pas, m’a rendu la vie désagréable, je dis nettement impossible, et que pour ce qui est de se noyer, ce ne serait pas à elle mais à moi ; que je ne désire qu’une chose — être libéré d’elle, du mensonge, de la simulation et de la méchanceté dont toute sa nature est imprégnée.

Il va de soi qu’ils ne pourront lui faire entrer cela dans l’esprit, mais ils peuvent lui faire comprendre que toute son attitude à mon égard non seulement ne marque pas d’amour, mais semble bien viser clairement à me tuer, ce à quoi elle arrivera, car j’espère que le troisième accès qui me menace la délivrera comme moi de l’état horrible dans lequel nous avons vécu et auquel je ne veux pas retourner.

Tu vois, ma chérie, combien je suis mauvais. Je ne dissimule pas avec toi. Je ne te fais pas encore venir, mais je te ferai venir dès que ce sera possible et ce sera très prochainement. Donne-moi des nouvelles de ta santé. Je t’embrasse.

L. Tolstoï
EXTRAIT DU JOURNAL DE L. N. TOLSTOÏ

25 octobre 1910… — Sophie Andreievna est toujours aussi agitée.

27 octobre 1910. — Levé de bonne heure. Toute la nuit, j’ai eu de mauvais rêves… Les relations deviennent de plus en plus pénibles.

28 octobre 1910. — Je me suis couché à 11 h. 1/2. J’ai dormi jusqu’à trois heures. Je me suis réveillé et, comme les nuits précédentes, j’ai entendu des portes qu’on ouvrait et des pas. Les nuits précédentes je n’avais pas regardé à ma porte, cette fois-ci j’ai jeté un coup d’œil et je vois par les fentes une vive lumière dans le cabinet et [je perçois] un bruissement. C’est Sophie Andreievna qui cherche quelque chose et qui probablement lit.

La veille elle avait demandé, exigé que je ne ferme pas les portes. Ses deux portes sont ouvertes de sorte que le plus léger mouvement que je fais est perçu d’elle. Il faut que de jour comme de nuit tous mes mouvements, toutes mes paroles lui soient connus et que je sois sous sa surveillance.

De nouveau des pas, la porte s’ouvre avec précaution, et elle passe.

Je ne sais pourquoi cela provoque en moi un irrésistible mouvement de dégoût, de révolte. Je voulais m’endormir. Je ne puis. Je me retournai dans mon lit une heure environ. J’allumai la lampe et m’assis.

La porte s’ouvre, entre S. A. s’informant de ma « santé », et exprimant sa surprise que j’eusse de la lumière qu’elle avait vue chez moi.

Le dégoût et la révolte augmentent. J’étouffe, je compte mes pulsations : 97. Je ne puis rester couché et tout d’un coup je prends la résolution ferme de partir.

Je lui écris une lettre ; je commence à emballer les objets les plus nécessaires, que je puisse seulement partir. Je réveille Douchan, puis Sacha, ils m’aident à faire mon paquet. Je tremble à l’idée qu’elle pourra entendre, sortir de sa chambre — scène, crise de nerfs — avant déjà pas de départs sans scènes.

À 6 heures tout est à peu près emballé. Je vais à l’écurie donner l’ordre d’atteler. Douchan[5], Sacha, Varia[6] terminent les paquets. Il fait nuit, on n’y voit goutte. Je perds le chemin qui mène à la dépendance, je m’égare dans un fourré, je me pique, je me heurte à un arbre, je tombe, je perds mon bonnet, je ne le trouve pas, je me tire de là avec peine, je vais à la maison, je prends un bonnet et à l’aide d’une lanterne je gagne l’écurie, je donne l’ordre d’atteler. Arrivent Sacha, Douchan, Varia. Je suis tout tremblant, dans l’attente d’une poursuite.

Mais enfin nous sommes partis. Nous attendons une heure à Chtchekino et chaque minute j’attends qu’elle surgisse. Mais nous voilà en wagon, le train marche.

La peur s’en va. Un sentiment de pitié pour elle m’envahit, mais pas un sentiment de doute sur la question de savoir si j’ai fait ce qu’il fallait. Peut-être est-ce que je me trompe en me donnant raison, mais il semble bien que j’aie sauvé — non pas Léon Nicolaiévitch[7], mais que j’aie sauvé ce quelque chose qui, si peu que ce soit, existe en moi…

29 Octobre. — Chamordino… En wagon, je n’ai cessé de penser à l’issue de la situation, de la mienne comme de la sienne et je n’ai pu en trouver aucune : et cependant il y aura une issue, qu’on le veuille ou non, il y en aura une, et ce ne sera pas l’issue prévue. Et puis il ne faut penser qu’à ceci : ne pas pécher. Advienne que pourra. Ce n’est pas mon affaire. J’ai trouvé chez Machenka[8] le « Cycle de Lectures[9] » et voilà que, en lisant la lecture du 28, j’ai été frappé de trouver la réponse directe que comporte ma situation : il me faut l’épreuve, c’est bienfaisant pour moi.


LA COMTESSE MARIE NICOLAIÉVNA TOLSTAIA
À CHARLES SALOMON

Couvent de Chamordino.
15 décembre 1911 (sic) [lire janvier].
Monsieur,

Votre lettre m’a procuré un grand plaisir, une lettre de Paris qui est venue me chercher dans ma paisible retraite du couvent de Chamordino. Voici près de vingt ans que je suis sans entendre un mot de français ; mais je crains que vous ne sauriez déchiffrer mes pattes de mouche, vue mon écriture impossible, si je vous écrivais en russe. Vous désiriez savoir ce que mon frère est allé chercher au couvent d’Optino ? Serait-ce un starets[10] doukhovnik ou un homme sage et vivant en retraite avec Dieu et sa conscience qui le comprendrait et pourrait offrir quelque soulagement à son grand chagrin ? je suppose ni l’un ni l’autre : gore ego bylo slichkom slojno ; on prosto khotiel ouspokoitjsa i pojitj v tichoï i doukhovnoi obstanovkié[11]. — Les fâcheux malentendus qui ont les derniers temps obscurci l’existence de mon frère avec sa femme ont à la fin éclaté en catastrophe inévitable : plus Léon montait avec toute son âme et son esprit au ciel, plus elle plongeait dans son cher terre à terre ! Pauvre, cher Léon, comme il était content de me voir ; comme il désirait s’établir chez nous à Chamordino, « esli tvoi monachki ménia né progoniat[12] » ou à Optino. Je ne pense pas qu’il voulût redevenir orthodoxe, No ta nadieialas chto nach starets kotoryi na vsiekh neotrazimo dieistvoval svoei krotkostjiou i lioubovjiou, vozbondit ou nievo tchouvstvo oumileniia douchovnavo, hotoroe on nevo éschtcho né bylo, no kotoroé ouje bylo blizka k némou posliedneé vremia. — I vol on ouiéchal, i oumér milyi dofogoi moi Lévotchka, kak ia privykla égo zvatj. Chlo émon Sacha (sa fille) skazala, kogda ona priiechala, ot tchevo on tak vniézapno ouiéchal, nikto, ia daje s nim néprostilas, néznaiou (sic). Ne mogou boljché pisatj[13]. Je vous remercie, monsieur, encore une fois pour votre livre qui m’a vivement intéressé, tout y est vrai et sincère[14]. J’espère que cette lettre vous trouvera à Pétersbourg et que vous me procurerez le plaisir de venir passer quelques jours à Chamordino comme vous le dites dans votre lettre.

SŒUR MARIE TOLSTOÏ

DERNIÈRE NUIT À IASNAIA POLIANA
(21 octobre 1910)
récit de michel novicov, paysan[15]

Le monde est orphelin : l’homme qui depuis 20 années, après avoir renoncé à vivre pour lui-même, luttait avec l’injustice de la vie et pour nous tous cherchait quel en était le sens et le but — cet homme là n’est plus. Quelle douleur, quelle amertume ! C’est comme si on avait arraché un morceau de mon cœur, comme si en moi quelque chose s’était brisé, s’était détaché, s’était cassé.

Tant qu’il vivait on avait chaud à l’âme, on sentait en lui je ne sais quel soutien invisible. Il y avait dans le monde, cela était évident, un homme qui pensait pour nous, qui luttait avec l’injustice : en arrachant l’homme à la vie animale et basse pour l’amener à un degré supérieur d’humanité, pour en faire un fils de Dieu, il épurait et anoblissait la vie.

Il est malaisé de parler sur une tombe encore fraîche, de choisir des mots pour exprimer la douleur invisible qui ne cesse de vous oppresser le cœur. Paix aux cendres de celui qui était notre conseiller et notre maître.

Je n’ai point envié ta gloire : tu n’as pas envié mes douleurs et nous nous aimions.

Il n’y a pas longtemps, — c’était le 21 octobre, une semaine avant le départ d’Iasnaïa Poliana — je fus pour la dernière fois chez Léon Nicolaïévitch et — comme d’habitude — je restai pour la nuit. J’avais fait sa connaissance à Moscou, il y a 17 ans, quand j’étais soldat. Nos âmes s’étaient apparentées et dès lors jusqu’à sa mort rien n’est venu rompre nos relations. Cher, très cher Léon Nicolaïévitch, c’est à toi que je suis redevable de ma nouvelle naissance spirituelle et de ce qui est la conséquence nécessaire de ce renouveau, de la lumière projetée sur tout un côté de ma vie. Tu ne m’as pas dit comment je devais vivre, tu m’as dit seulement que chaque homme est libre, qu’il peut et qu’il doit organiser sa vie le mieux possible, comme il l’entend, sans considération pour la façon dont ceux qui l’entourent vivent eux-mêmes ou apprécient sa façon de vivre, sans se laisser déterminer par tout le patrimoine spirituel que chaque homme tient en héritage du passé.

C’est là tout ce que tu m’as dit. Mais ce peu que tu m’as dit s’est développé en moi au point de ne plus laisser place à toutes sortes de futilités, de caprices de la mode, de superstitions, de superfluités. Tout cela pesait sur moi comme une pierre, comme cela pèse sur d’autres et m’empêchait de vivre : et cette nouvelle évaluation des valeurs dont j’avais hérité s’est trouvée si juste et a si bien résisté que je ne me suis pas laissé tenter par la vie des villes : insensible à son charme j’ai habité toute ma vie la campagne ; j’y ai vécu du travail de mes mains, j’en ai nourri moi et ma famille.

Cette fois-là, je partis de Toula à pied, et tout le long de la route je sentis quelque chose de lourd qui m’oppressait. Je pensais : j’arrive et voilà qu’il est malade ou déjà mort ! Je ne reçois pas de journaux, aussi je ne savais rien de sa santé. Mais quelle fut ma joie quand Ilia Vassiliévitch[16] me dit : « Le vieux Comte n’est pas là, il est parti à cheval avec le docteur[17] » À cheval, pensai-je, il est donc en vie et en santé — les malades ne montent pas à cheval. J’entrai dans la chambre de Douchan Pétrovitch. J’attendis plus d’une heure leur retour et m’enfonçai dans le « Cycle de lectures » au point que je ne les entendis pas rentrer. D’habitude Léon Nicolaïévitch montait dans sa chambre au premier et me faisait appeler. Cette fois-là, il entra sans bruit dans la pièce où j’étais et d’un geste gamin me frappa sur l’épaule. Je sursautai. Il était là devant moi, alerte, en santé et la main joyeusement tendue. Et je ne fus pas long à penser : « Eh, bien ! Dieu soit loué, nous en avons bien encore pour cinq bonnes années, mon bon vieux. » Léon Nicolaïévitch ne manqua pas comme d’habitude de me demander des renseignements sur ma vie, sur la famille. Il entrait dans tous les détails, voulait savoir quelles relations j’entretenais avec les voisins, avec le clergé et si mes enfants allaient à l’école ?

Entrèrent Douchan, le Docteur, puis deux jeunes hommes du village qui avaient reçu l’ordre de se présenter au bureau de recrutement. La conversation s’engagea. Léon Nicolaïévitch demanda à l’un de ces garçons, nommé Poline[18], ce qu’il ferait s’il était jugé bon pour le service ? Poline répondit qu’il était social-démocrate et qu’il servirait non pas le trône et l’autel, mais l’État et la nation. Léon Nicolaïévitch me demanda : « Qu’en penses-tu ? Peut-on s’enrôler sous ce drapeau là ? »

Je répondis que les gens qui faisaient des sottises ou commettaient des crimes fût-ce au nom de l’État, voire même au nom de Dieu, n’en étaient pas moins un fléau dans la vie.

« C’est un point de vue », répliqua Léon Nicolaïévitch, et je demanderai à Poline où commence, où finit cet État pour le service duquel il se déclare prêt à apprendre le métier des armes : au delà du village, par delà Moscou, de l’autre côté de la Volga ? »

« S’il veut absolument parquer ses frères dans une frontière comme aujourd’hui, au delà de cette frontière il y aura toujours des ennemis auxquels il lui faudra bon gré mal gré faire la guerre et c’est à faire la guerre que l’amènera son service. Tandis que s’il considère que la terre entière est sa patrie, son service devient inutile : il n’aura plus avec qui combattre. »

Le camarade[19] de Poline dit alors : « Nous avons lu qu’il existe des sectes où l’on refuse de faire le service. Ces dissidents invoquent la Sainte Écriture qui contient une défense. Moïse a dit : Tu ne tueras point et le Christ a prescrit d’aimer même ses ennemis. »

« C’est un terrain peu solide, » répliqua Léon Nicolaïévitch, « il existe beaucoup de textes. Moïse avait écrit : Tu ne tueras point. Mais Napoléon écrira : Va et tue ! Ce n’est pas parce que Moïse ou le Christ ont défendu de faire du mal au prochain ou à soi-même que l’homme doit s’en abstenir. C’est parce qu’il n’est pas dans la nature de l’homme de se faire ce mal ou de le faire au prochain — je dis de l’homme, je ne dis pas de la bête, prenez-y garde. C’est en toi même qu’il te faut trouver Dieu afin qu’il règle tes actions et qu’il te fasse voir ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Mais tant que nous nous laisserons guider par une autorité externe, Moïse et le Christ pour l’un, Mahomet ou le Socialiste Marx pour un autre, nous ne cesserons d’être les ennemis les uns des autres et nous n’arriverons aucunement à nous entendre. »

Puis la conversation dévia : on parla de ceux qui sortent de l’Église Orthodoxe, des dissidents, de ceux qui ont renoncé à la foi de leurs pères.

« Il est aisé, dis-je, de naître et de mourir sans l’aide du clergé. Mais il peut y avoir des difficultés, là surtout où il y a peu de gens sortis de l’Église, quand il s’agit du mariage d’enfants qui ne se rattachent à aucune confession. »

Là-dessus, Léon Nicolaïévitch, avec vivacité : « Le mariage serait-il le seul but de la vie ? Je crois que non seulement Marx, mais Moïse ni le Christ n’ont rien écrit de semblable. Bien au contraire, l’idéal évangélique est la chasteté et je sais bien des femmes qui ne se sont pas mariées. Elles ont eu tant de besogne avec leurs sœurs, avec leurs frères qu’elles n’ont pas eu le loisir de penser à leur vie personnelle. J’estime qu’aux yeux de Dieu ces vies-là ont plus de prix que la vie des gens mariés. Voyez ma Sacha[20] — et ces derniers mots furent dits avec tendresse — elle a 26 ans et elle n’a point encore songé à se marier. »

Puis après un instant de réflexion : « Je ne conteste point — mais une chose me paraît claire : si un homme vit selon Dieu, et si toujours et en tout il agit avec sens, peu importe qu’il se rattache ou non par le baptême à une confession quelconque, et pour sûr la vie lui apportera une part plus grande de joies. » Et plaisantant : « J’ai quelque idée que les célibataires ont moins d’ennuis que d’autres. »

Entra Alexandra Lvovna. Elle raconta que les paysans d’Iasnaïa Poliana venaient, en assemblée[21], de décider la création d’une coopérative de consommation, et avaient fixé à 5 roubles le versement initial. Elle ajouta qu’au village de Roudakov, pas loin d’ici, il y avait depuis deux ans une boutique de ce genre.

« Qu’en pensez-vous », me dit Léon Nicolaïévitch, « les paysans tireront-ils de là quelques avantages ? »

Je répondis que, pour ma part, je ne voyais aucun inconvénient à ces magasins coopératifs et que j’avais le projet d’en créer un dans mon village. Au contraire, je craignais les sociétés de crédit comme le feu et je n’en attendais aucun bien.

« Et pourquoi donc ? », me dit Léon Nicolaïévitch, « voilà qui m’intéresse fort. Ces sociétés sont en vogue et chacun proclame que le grand malheur du paysan c’est l’impossibilité où il est d’emprunter quand il est dans la gêne. »

« Nous autres paysans, répondis-je, ne savons pas conserver le sou qui nous a causé la plus lourde peine à acquérir. Le paysan dépense à tort et à travers la moitié de ce qu’il gagne en œuvres de démon, en réjouissances, en parrainages, en festivités et pour l’acquisition de nouveautés — impossible de lui porter secours avec de l’argent qui n’est pas le sien. Bien sûr il ne sera pas long à l’accepter, mais il le dépensera encore plus vite et aussi inutilement que sa propre pécune. »

« Parfaitement, parfaitement », reprit Léon Nicolaïévitch, « j’ai peine à ne pas pleurer quand je les vois célébrer un mariage, une fête ou des funérailles. Ils y dépensent leur dernier sou et cherchent à se surpasser l’un l’autre : on dirait vraiment qu’ils se sont solidairement engagés à faire des sottises. Le sou acquis par le travail est une parcelle de celui qui l’a acquis et de sa vie même, et c’est cela qu’ils jettent à droite et à gauche. C’est toujours comme ça chez nous : on se figure qu’on peut porter secours en commençant par le bout, au lieu de commencer par où il faut : un corbeau paré d’une plume de paon, n’en reste pas moins un corbeau. Souvenez-vous de la tristesse du Christ qui disait : Voici, la moisson est grande, mais il y a peu d’ouvriers. Et semble-t-il, jamais on n’eût si grand besoin d’ouvriers qu’à cette heure. Chez tous la vie est absorbée par l’extérieur. Et on a encombré la tête du peuple de superstitions orthodoxes ; les usages de la ville, les boutons luisants [des uniformes][22], le tabac lui sont en tentation et quand il s’est laissé contaminer on l’assiège d’offres diverses : huile de ricin, poudres médicinales ou encore sociétés de crédit et propriété privée. Un enfant comprendrait, semble‑t-il, que tout le mal vient d’en-haut et on veut me faire croire le contraire. »

Resté seul avec moi, Léon Nicolaïévitch continua à m’interroger sur ma famille, sur la façon dont les paysans considéraient ma sortie de l’église orthodoxe et le fait que mes enfants n’étaient pas baptisés. Tout d’un coup, il me dit : « Et je n’ai jamais été vous voir au village. »

« Bien des fois vous m’avez promis votre visite et vous avez oublié votre promesse. »

« Eh bien, dit-il, maintenant je suis libre et je puis la tenir n’importe quand. »

Je crus qu’il plaisantait et je dis : « Vous souvenez-vous Léon Nicolaïévitch qu’il y a deux ans vous avez répondu à mon appel : « Même si je le voulais, je ne pourrais aller vous voir. » Je n’ai pas compris jusqu’à présent, pourquoi vous ne pouviez pas. » Léon Nicolaïévitch m’arrêta, plaisantant : « C’était à une autre époque, époque de sévérité. Mais maintenant nous avons une Constitution. J’ai fait la part des miens — ou comme on dit chez vous, n’est-ce pas : je suis sorti de la famille. Je suis de trop ici maintenant, comme vos vieux quand ils atteignent mon âge — et par conséquent je suis complètement libre. »

Il remarqua que je prenais la chose en plaisanterie et que je l’écoutais sans conviction. Quittant alors le ton de la plaisanterie, il dit : « Si, si, croyez-moi. Je vous parle sincèrement. Je ne mourrai pas dans cette maison. J’ai résolu de partir pour un lieu inconnu où on ne saura qui je suis. Et j’irai peut être tout droit à votre chaumière pour y mourir. Seulement, je le sais d’avance, vous me rudoierez : nulle part on n’aime les vieux. J’ai vu cela dans vos familles paysannes, et je suis devenu si incapable de tout, si inutile. » Sa voix tombait en disant ces derniers mors.

Il lui fallut un grand effort pour retenir ses larmes. L’aveu qu’il faisait lui était évidemment pénible.

Longtemps nous gardâmes le silence. Enfin Léon Nicolaïévitch me demanda :

« Vous passez la nuit chez nous comme toujours ? »

Je répondis que j’avais honte de déranger et de forcer à s’occuper de moi, mais qu’autrement je serais bien embarrassé car j’avais peur d’aller de nuit à la gare,

« Voilà qui va bien », dit-il. « Vous coucherez ici. Quand un beau jour j’entrerai chez vous, je passerai la nuit chez vous à mon tour et nous serons quittes. » Il réfléchit un instant et dit : « Se peut-il faire que vous craigniez quelqu’un la nuit ? »

— Je ne crains ni les loups ni les hommes, mais je crains les soulards et pour cause : au village, j’ai eu beaucoup à en souffrir. »

— C’est à quoi je ne cesse de penser », me dit-il, « si les hommes croyaient à une vie spirituelle, s’ils conformaient leur vie à cette croyance, des gens ivres et la somme considérable de souffrances et de mal qui accompagne nécessairement l’ivrognerie, tout cela serait-il possible ? Bien mieux que moi qui de la demeure seigneuriale où je suis ne vois et n’entends que de loin, vous savez évidemment à quoi vous en tenir sur ce fléau ; vous, vous trouvez les ivrognes sur votre chemin et je comprends la peur qui vous étreint. Autrefois, dans ma jeunesse, j’aimais beaucoup les gens soûls ; ils sont toujours si disposés à tout vous dire, leur âme vous est ouverte ; et peut-être aussi la raison de ma sympathie était-elle que moi aussi alors je menais une vie mauvaise. »

Il m’accompagna et, comme d’habitude, prit congé de moi le soir même : longtemps il ne lâcha pas ma main comme s’il se disait que c’était pour la dernière fois et cependant il me répétait :

« Nous nous verrons bientôt… Dieu veuille que bientôt nous nous voyions. »

J’étais au lit, j’allais m’endormir, j’entendis près de moi des pas légers. Je le voyais de nouveau dans une demi‑obscurité. La légèreté de ses mouvements que n’accompagnait aucun bruit était telle que j’étais prêt à croire que c’était son ombre. Je tendis la main vers la lampe pour donner plus de lumière. Ce que voyant, Léon Nicolaïévitch arrêta mon bras. Assis près de moi sur mon lit, il dit d’une voix basse et entrecoupée :

« Non, c’est inutile, comme ça c’est mieux, je suis venu vous trouver pour une minute. Je suis content que vous ne dormiez pas. J’ai dit à Douchan de nous laisser seuls.

« Quant à vos manuscrits, continua-t-il je viens de les lire. J’écrirai à Anoutchine et aussi à Korolenko ; seulement je vous conseille, et j’y insiste, de ne pas vous éparpiller, de ne pas vous épuiser sur des choses qui n’en valent pas la peine — il faut vous borner à décrire votre vie. Elle est si pleine et si instructive que je suis tout prêt à vous envier. Racontez-la, il le faut, et même je vous en prie. »

Puis après un silence :

« Ce que vous avez eu en abondance, toute ma vie m’a fait défaut. Allons, adieu ! »

Il allait sortir, mais immédiatement il revint, se rassit sur le lit et — précipitant les mots :

« Je ne voulais pas vous parler de moi. Mais à l’instant j’ai senti que j’avais eu tort de ne pas vous dire pourquoi alors, pourquoi jamais, je n’ai pu aller chez vous. Pourtant je ne vous ai jamais caché que cette maison est pour moi un enfer où je brûle ; toujours j’ai pensé à partir, toujours j’ai désiré aller n’importe où, dans la forêt, dans la maison du garde, au village, chez un être dénué et solitaire, pour l’aider, être aidé par lui. Mais Dieu ne m’a pas donné la force de briser avec la famille — c’est ma faiblesse, peut‑être mon péché — mais je ne pouvais faire souffrir, même les miens, pour le contentement de mon désir personnel… »

« Cependant », dis-je, « pour voir les amis, vous n’aviez pas besoin de quitter la famille, cela n’est que pour quelques jours… »

Il m’interrompit : « Voilà précisément le malheur. C’est de mon temps aussi bien que l’on entendait ici disposer à sa guise. Partir en cachette, ce n’était pas possible sans esclandre et la famille en aurait souffert. Quant à consentir à ce que j’allasse chez vous ou chez tel autre, ma femme ne l’admettait pour rien au monde. Et si j’avais insisté, ç’aurait été des crises nerveuses qui ne sont pas exceptionnelles dans notre milieu. Et à cela je n’ai jamais pu me faire : je me sentais toujours coupable. »

Tout surpris : « Mais si vous étiez tout de même parti », dis-je, « qu’en serait-il résulté de si fâcheux ? »

— Sophie Andréievna serait partie à mes trousses et nos entretiens auraient été gênés par elle. C’est arrivé plusieurs fois. Ainsi quand j’ai été en Crimée chez les Panine[23] et tout récemment à Kotchéty[24], ma femme est arrivée tout de suite et il n’y a plus eu de paix. Quant à vous arriver à deux ou trois dans votre maison de paysan, faire toute une histoire pour vous dire : bonjour ! et une heure plus tard : adieu ! — pour vous cela aurait été une gêne et pas plus, mais pour moi, tout simplement, une bêtise sans raison d’être. »

Il y eut un moment de silence.

Je dis : « Léon Nicolaïévitch, laissez-moi vous parler de quelqu’un » — je nommai la personne — « de quelqu’un que vous connaissez comme moi — et ce que j’en dirai n’est pas pour vous froisser, n’est-ce pas ? Vous le savez, sa femme était alcoolique. Elle a eu pendant 20 ans des accès pendant lesquels elle buvait une semaine, deux semaines et même plus que ça. Vingt ans il porta cette croix et il se disait toujours que sa femme finirait par avoir pitié de lui. Tant qu’il a été un sot, il a fait dire des prières, il achetait des images saintes pour l’église, il allait en pèlerinage dans l’espoir que Dieu corrigerait sa femme de son vice : mais les accès étaient de plus en plus prolongés : l’année dernière il n’y tint plus. Il prend son fouet. Et d’y aller deux fois sur la soularde. Eh bien ! l’effet obtenu a été plus efficace que celui de l’intervention des saints. Elle a presque cessé de boire ; quant aux accès — plus question. Et avant, il avait beau la prier, il avait beau la supplier ! Chez nous, dis-je, les querelles avec nos babas[25] ont une conclusion des plus simples — quant à des accès de nerfs, ça n’existe pas. Je ne suis pas, dis-je, partisan du fouet et jamais je n’y ai eu recours. Mais on ne peut pas cependant en passer par tout ce que veulent les babas. »

Léon Nicolaïévitch rit de bon cœur ; il appela Douchan Pétrovitch, lui raconta ce que je venais de dire, puis l’ayant prié de retourner dans sa chambre, il me parla avec simplicité et franchise : « J’ai porté ma croix et j’ai enduré 30 ans, c’est plus que l’homme que vous connaissez. » Et se montant un peu, il ajouta : « Évidemment si, ne fût-ce qu’une fois, je m’étais permis de bousculer ma femme, de lui crier après, elle se serait soumise, bien sûr, comme se soumettent vos femmes. Mais ma faiblesse ne me permettait pas de supporter les crises de nerfs et quand il s’en produisait je me disais que je n’avais pas le droit de faire souffrir un être qui m’aime et qui, à sa manière, veut mon bien. Nous avons vécu 50 années d’amour, nous nous sommes faits l’un à l’autre[26]. Ma femme ne m’a jamais trompé. Je ne pouvais pour mon propre plaisir m’en aller n’importe où et lui causer une douleur. Seulement quand les enfants ont été grands et qu’ils ont cessé d’avoir besoin de nous, je l’ai engagée à mener une vie simple. Mais elle redoutait plus que n’importe quoi de passer à un état de simplicité — ce n’était pas son âme qui le repoussait — elle le repoussait d’instinct. »

Il s’arrêta, réfléchit et reprit :

« Je ne suis pas parti pour mon seul contentement et j’ai porté ma croix… Ici on m’appréciait en roubles et on disait que je ruinais la famille. » Et il dit retenant ses larmes : « C’est vrai, on se préoccupait de ma personne avec amour : on veillait à ce que mon repas ne se refroidît point, à ce que ma blouse que voici fût propre et aussi ces pantalons, » — et il montrait ses genoux — « mais, à part Sacha, personne n’avait cure de ma vie spirituelle ». Et tendrement : « Sacha seule me comprend, vit de ma vie ; je compte sur elle, elle ne me laissera pas seul. Et puis » — ajouta-t-il — « je ne pouvais voir les amis qu’on n’aime pas ici et en particulier Tchertkov. »

« Vous connaissez Vladimir Grigoriévitch », — sans me laisser le temps de répondre : « C’est notre ami à tous deux. Il emploie tout son temps et son argent à la diffusion de mes œuvres. Je l’aime. Et ma femme ne peut le voir. Elle juge que c’est à cause de lui que je ne vends pas mes œuvres. C’est comme ça : pour le voir, il me faudrait ou endurer des reproches et des larmes, ou tromper ma femme, aller soi disant à la promenade et me rendre chez lui. Et puis encore ce prix[27], l’argent… Je voudrais me préparer à la mort dans le calme et eux m’évaluent en argent… Je m’en irai, pour sûr je m’en irai… » Sa voix était sourde et ce n’était guère à moi qu’il adressait ces mots.

Il y eut une minute de silence, puis avec chaleur : « Pardonnez-moi, je vous en ai trop dit. C’est que j’avais un tel désir que vous me compreniez, que vous ne pensiez pas de mal de moi. Encore deux mots : je vous l’ai dit, à présent je suis libre ; croyez-moi, je ne plaisante pas, avant peu nous nous verrons certainement. Chez vous, chez vous, dans votre chaumière », ajouta-t-il à la hâte et remarquant ma surprise : « En vérité, j’ai quitté ma famille. » Et plaisantant : « C’est seulement mon âme qui l’a quittée — et sans décision de la commune comme chez vous autres[28]. Je ne l’ai pas fait et ne pouvais le faire dans mon seul intérêt. Mais maintenant je vois que cela vaut mieux pour les miens aussi : ils auront moins d’occasion de se quereller et de pécher à cause de moi. »

Et en me disant adieu, Léon Nicolaïévitch de répéter encore : « Bientôt nous nous verrons et peut-être plus tôt que je ne le pense. »

Il fit quelques pas, s’arrêta et se retourna. Et, me désignant par mon nom propre et par celui de mon père[29], il dit : « Si je vous ai dit tout cela, Michel Pétrovitch, c’est que j’ai la conviction que vous partagez ma manière de voir et que vous êtes avec moi en complète sympathie. »

Mon agitation était telle que, de toute la nuit, je ne réussis guère à m’endormir. Et puis j’avais honte aussi de l’avoir en quelque sorte incité à se confesser à moi ; et en même temps j’éprouvais de la joie : l’homme qu’il était ne m’avait rien caché de ses faiblesses et de ses douleurs morales. Ce trait me l’a toujours fait particulièrement aimer et m’avait lié spirituellement à lui.

Mon cher, mon cher bon vieux ! Aurais-je pu penser que tu vivais dans cette maison tes derniers jours et d’une pareille vie !

Je rentrai chez moi à la campagne. Quelques jours se passèrent et le 26 octobre je reçus sa chère et précieuse lettre datée du 24 octobre[30].

Jamais je ne me pardonnerai la négligence que j’ai apportée à y répondre. On a su depuis que cette réponse, il l’attendit 48 heures. Lorsqu’il la reçut, il était couché, malade dans la gare d’Astapovo. Sans cela peut-être, qui sait, sa vie aurait été prolongée de quelques années : la chaumière requise, la chaumière chaude et propre était libre ; il semblait qu’elle attendît son hôte. Cher Léon Nicolaïévitch, tu me pardonneras, car tu l’as toujours su, je t’aimais, j’étais franc avec toi et si j’ai tardé à répondre, c’est sans arrière-pensée.

Au reçu de la lettre, je ne me pressai pas de faire ce qu’il demandait. Je réfléchis plusieurs jours : comment le dissuader de quitter pour toujours Iasnaïa Poliana ? Je le voyais vieux, débile, tout à fait impuissant — il le disait lui-même, et je devais reconnaître qu’un changement de toutes les conditions extérieures de sa vie le tuerait du coup : sacrifice inutile en soi et sans utilité pour personne. C’est en ce sens que je lui répondis le 27 au soir ; ce soir même où, en se cachant des gens de sa maison, il faisait son paquet et se préparait à passer du monde de la vie dans un autre monde. Je lui disais que ce « départ » aurait eu une signification dix ou vingt ans auparavant. À l’heure actuelle, ajoutais-je, vous ne faites qu’abréger vos jours.

Et voici que cet homme qui était grand et que tous aimaient, n’est plus.

Son rêve — vivre encore un peu, loin du monde et de ses rumeurs, mourir dans la chaumière du paysan — son rêve, à quelques jours de sa réalisation, s’est brisé.

Paix à tes cendres, maître qui ne sera pas oublié, que ton souvenir demeure à jamais et aussi bien ta gloire !

Michel Novicov, paysan.

Iasnaïa Poliana, 24 octobre 1910.

Michel Pétrovitch, je vous adresse encore la demande suivante qui se rattache à ce que je vous ai dit avant votre départ. Au cas où, en fait, j’arriverais chez vous, ne pourriez-vous pas me trouver, près de vous, dans le village, une chaumière, ne fût-ce que la plus petite, mais indépendante et chaude, afin que je sois le moins longtemps possible une gêne pour vous et votre famille ? J’ajoute que si j’ai à vous télégraphier, je ne le ferai pas sous mon nom, mais sous celui de T. Nicolaïev. J’attends votre réponse, je vous serre amicalement la main.

Léon Tolstoï.

Ne perdez pas de vue que tout ceci ne doit être su que de vous seul.


Cette lettre a été publiée par P. A. Serguiéenko (Lettres de L. N. Tolstoï, 1848-1910. Tolstosky Almanakh, 1910, t. I, p. 345)


TRADUCTION CHARLES SALOMON. TOUS DROITS RÉSERVÉS.
  1. La Pensée Russe a reproduit la lettre de Tolstoï à sa fille et le fragment de son journal d’après la revue russe les Œuvres et les jours, n° i.
  2. Sur Vladimir Grigoritch Tchertkov, voir Correspondance de l’Union pour la Vérité, n° 4, 1er janvier 1911, p. 207. C’est lui dont Tolstoï écrit quelques lignes plus bas qu’il est son ami le plus intime et l’homme qui lui est le plus nécessaire.
  3. Tania, diminutif de Tatiana, fille aînée du Comte. Sérioja, diminutif de Serge, son fils aîné.
  4. À Sophie Andréievna.
  5. Douchan Pétrovitch Makovitski, tchèque, médecin et disciple de Tolstoï, son plus sûr et fidèle compagnon. Parfaitement désintéressé. Aimé et apprécié de toute la famille Tolstoï. Il recueillait au jour le jour les moindres propos de son maître.
  6. Varvara Vassilievna Téocritova, placée par V. G. Tchertkov à Iasnaïa Poliana, en qualité de secrétaire dactylographe, elle était toute à sa dévotion et très liée avec Alexandra Lvovna.
  7. Ce passage est à rapprocher d’une phrase du projet de testament consigné dans le journal de Tolstoï sous la date du 27 mars 1895 : « J’ai eu des moments où je me suis senti le fil conducteur par lequel passait la volonté divine. « 
  8. Diminutif de Maria. C’est la sœur de Léon Nicolaiévitch. Tourgueniev, dans l’un de ses romans, a tracé d’elle un délicat portrait.
  9. Recueil composé d’extraits de différents auteurs, pour servir de lecture quotidienne, rédigé par Tolstoï.
  10. Starets, confesseur. Voir sur ce mot, Union pour la Vérité, Correspondance, 1er janvier 1911, n° 4.
  11. Sa douleur était trop complexe ; il voulait tout simplement se calmer et vivre dans un milieu tranquille, spirituel.
  12. Si tes nonains ne me chassent pas.
  13. Mais j’espérais que notre starets qui avait une action irrésistible par sa douceur et son amour réveillerait en lui le sentiment d’humilité spirituelle qu’il n’avait point encore mais dont il n’était pas éloigné dans les derniers temps ; et voici qu’il est parti et qu’il est mort en route, mon Lévotchka, comme j’étais habituée à l’appeler. Ce que Sacha lui a dit quand elle est arrivée, pourquoi il est parti si subitement, personne — je ne lui ai même pas dit adieu, — ni moi-même ne le sait. Je ne peux plus écrire.
  14. Cf. Documents sur les derniers jours de Tolstoï. Article de la Correspondance de l’Union pour la Vérité, 1er janvier 1911, n° 4. Signé C. S. et D. H.
  15. Michel Novicov, paysan. Novicov est un paysan petit propriétaire du Gouvernement de Toula. Il apprit à lire à Moscou, où il fit son service militaire, à l’école du régiment. Il a raconté dans un article Lettres d’un paysan publié par M.  Serguiéenko (Almanach tolstoïen international de 1909) trois visites qu’il fit à Tolstoï. Novicov a écrit des récits populaires dont la fraîcheur naïve séduisit le grand écrivain. Léon Nicolaïévitch voyait en Novicov non seulement un disciple mais un confrère. Boulgakov, secrétaire dévoué et discret de Tolstoï, note dans son journal (Chez Tolstoï la dernière année de sa vie), à la date du 22 octobre 1910, que Tolstoï lui a dit : « Novicov le paysan est venu. Vous savez qui c’est ? Comme il est intelligent !… »
  16. Domestique depuis longtemps au service de la famille.
  17. Makovitski, le Docteur qui quelques jours après partait avec Tolstoï.
  18. Poline a consigné cette conversation. Son récit est entre les mains de W. G. Tchertkov.
  19. Ce camarade a de son côté rédigé ce dialogue.
  20. La plus jeune des filles du Comte.
  21. C’est le Skhod, réunion des paysans de la Commune.
  22. Il s’agit sans doute des boutons d’uniforme. Les anabaptistes d’Alsace avaient eux aussi, il n’y a pas fort longtemps, un préjugé contre les boutons : ils les remplaçaient par des épingles.
  23. À Gaspra, en Crimée. Tolstoï malade y passa deux hivers, 1901 et 1902.
  24. Propriété de son gendre, aux confins des Gouvernements d’Orel et de Toula. Tolstoï y chercha le repos du 15 août au 22 septembre 1910.
  25. Paysannes.
  26. Plus exactement 48 ans. Le mariage est du 23 septembre 1862.
  27. Le prix Nobel. Son attribution éventuelle à Tolstoï donnait lieu à des discussions : que ferait-on du montant du prix ?
  28. Le paysan ne pouvait quitter le village sans une décision du Mir.
  29. Sans doute Tolstoï appelait Novicov de son petit nom, Michel. L’appellation inaccoutumée : Michel Pétrovitch donne à la déclaration de Tolstoï quelque chose de solennel.
  30. Voir cette lettre page 537.