Doit-on le dire ?
DOIT-ON LE DIRE ?
COMÉDIE
EN TROIS ACTES
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Palais-Royal, le 20 décembre 1872.
COLLABORATEUR : M. ALFRED DURU
Acteurs qui ont créé les rôles
Muserolle : MM. Gil-Pérès
Le Marquis Inès de Papaguanos : Brasseur
Gargaret : Hyacinthe
Albert Fragil : Priston
Dupaillon : Calvin
Maître le Barrois, notaire : Pellerin
Blanche : Mmes Julia Baron
Lucie : Linda
Juliette, femme de chambre : Denain
Baptiste, domestique : MM. Maillard
Jean, domestique : Rhéal
Dominique, garçon de magasin : Ferdinand
ACTE I
Un petit salon chez le marquis. — Porte au fond. — Portes à droite et à gauche dans le pan coupé. — Deux autres portes latérales. — À gauche, une cheminée ; à droite, une table avec tout ce qu’il faut pour écrire ; près de la cheminée, un porte-cannes. — À droite et à gauche de la porte du fond, deux petites consoles.
Scène première
Au lever du rideau, Blanche parlant à la cantonade par la porte du pan coupé de gauche.
Est-il parti ?
Oui ; mais vous finirez par me compromettre… Si le marquis vous avait surpris… il est très jaloux.
J’avais un prétexte. Après le petit incendie qui a eu lieu hier ici, il était tout naturel que je vinsse prendre de vos nouvelles. (D’un air soupçonneux.) C’est singulier !… j’avais cru reconnaître la voix de M. Crapote.
Vous le voyez partout… Est-ce que vous en seriez jaloux ?
J’en aurais peut-être le droit : je suis plus ancien que lui, son supérieur en grade… je suis chancelier et il n’est que vice-chancelier… Néanmoins, le marquis a trouvé à propos de le décorer et je ne le suis pas… Je ne sais quels services exceptionnels il a pu rendre…
Vous êtes un ingrat… Sachez, monsieur Dupaillon, que j’aime à honorer les personnes qui me témoignent quelque sympathie… et, aujourd’hui même, il serait possible que le marquis rendît justice à votre mérite…
Vraiment ? Oh ! vous êtes adorable !
Il lui embrasse la main.
J’obéis… et pourtant j’ai encore tant de choses à vous dire… Je vous écrirai ! Je vous reverrai à la mairie.
Oui, allez ! allez ! (Dupaillon disparaît par le fond.) Enfin il est parti.
Scène II
Bonjour, ma tante.
Comme tu es belle !… Eh bien, commences-tu à t’habituer un peu à M. Gargaret, ton prétendu ?
Pas, beaucoup ; c’est M. Albert que j’aurais voulu épouser !
Encore M. Albert… un je ne sais qui.
Mais c’est le neveu de mademoiselle Bodin, ma maîtresse de pension… Nous avions tous les quinze jours de petites soirées… avec des gâteaux… il n’en manquait pas une.
Dame, puisqu’il m’aime.
Ton oncle a refusé de le voir… et il a bien fait. Un petit commis aux assurances, sans position, sans fortune, tandis que Gargaret… un avenir magnifique !… fabricant de bougies… C’est lui qui a inventé les fameuses bougies de l’aurore boréale.
Le mariage n’est pas une affaire d’argent.
Mais, si tu veux de l’amour, Gargaret est loin d’être insensible ; rappelle-toi ce qu’il a dit à ton oncle dans un jour d’amertume : "Marquis, si votre nièce me refuse, je monte en haut des tours Notre-Dame, et je saute…"
Aussi, à cette pensée, j’ai consenti tout de suite.
Et tu as bien fait. (À part.) Ca nous prend toujours, ces histoires-là.
M. Gargaret.
Oh ! je ne veux pas le voir !
Elle remonte et se trouve en face de Gargaret qui entre.
Mademoiselle… Belle tante… (À Lucie, comme récitant une leçon.) Il approche enfin, ce moment tant désiré… ce moment…
Il lui offre un bouquet qu’elle refuse.Pardon… Je vais achever ma toilette.
Elle sort.
Scène III
Puisqu’elle n’en veut pas… On dirait qu’elle me fuit.
Un peu d’émotion… Vous comprenez, une jeune fille.
Nous avons tous passé par là !… moi, la première fois que j’ai serré la main d’une femme, mon cœur battait… il me semblait que je frappais à la porte d’un dentiste… (Changeant de ton.) Mais comprenez-vous mon premier témoin qui n’arrive pas ?
D’où vient-il ?
Il vient des Ardennes.
On entend tousser violemment, au-dehors.
Ah ! j’entends le marquis.
Je reconnais sa quinte.
Le marquis entre par le fond, il est en grand costume.Gargaret, bonjour ! Bon jour, Gargaret !
Ah ! vous avez là un mauvais rhume.
Vous devriez voir votre médecin, mon ami.
Mon médecin est un âne… il me soigne pour un asthme… (Avec colère.) Un asthme !… C’est un cure-dent que j’ai avalé il y a quatre ans… il m’est resté dans le pharynx… Quand le temps change, il remue, et ça me fait tousser.
Ah ! mon compliment… Toute cette petite quincaillerie vous va très bien.
Ces distinctions m’ont été offertes par l’État de Mosquitos, mon pays natal…
Il tousse.
Non ! ne partez pas !
Si ! je veux parler… En échange des services exceptionnels que je lui ai rendus.
Ah ! quels services ?
Pour ça ?
Comment, pour ça ! Malheureux, sais-tu ce que c’est que le guano ?
Parbleu !
Eh bien, dis-le !
Le guano, c’est…
Il s’arrête.
J’espère bien qu’il n’osera pas le dire.
Pourquoi ça ?… Le guano, ce sont des inconvenances d’oiseaux… qu’on réduit en poudre pour l’agriculture.
J’aime cette définition… Mais il ne suffit pas de découvrir une montagne de guano, il faut savoir l’exploiter.
Il tousse.
Mon ami, ne parlez pas.
Si, je veux parler !… c’est mon cure-dent. Je présentai à mon gouvernement un projet, un plan et un prospectus… Immédiatement je fus nommé ambassadeur.
J’obtins en outre le privilège d’accorder certaines distinctions aux nobles cœurs qui font prospérer l’entreprise…
Des décorations !… Vous en avez beaucoup dans votre pays ?
Nous en avons quarante-deux… sans compter celle de la Grande Pivoine jaune, que j’ai seul le droit d’infliger.
Ah ! vous avez le droit… ? Ce cher oncle !
Elle coûte cinquante francs.
Ca suffit. (À part.) J’y renonce !…
On apporte une dépêche pour M. Gargaret.
De mon premier témoin sans doute… J’y cours. (À part.) Cinquante francs pour une pivoine… merci !
Il sort par le fond.
Scène IV
Pas encore.
Voilà trois ans que je lui donne dix francs, à cette compagnie, il est bien juste qu’elle m’en paye cinq cents.
Mon ami, vous nous ferez tous griller avec vos maudits cigares… Heureusement qu’hier tout le monde a rivalisé de zèle…
Oui… surtout M. Dupaillon, mon premier chancelier… il s’est conduit comme un vrai pompier.
Aussi n’avez-vous pas parlé de lui offrir une récompense ?… La croix de Mosquitos, par exemple.
La croix de Mosquitos ? Comme vous y allez !… Je sais bien que ça rapporte cinquante francs à mon gouvernement, dont dix francs pour moi… Tiens ! ça me fait penser que M. Crapote, mon vice-chancelier, que vous m’avez fait décorer le mois dernier… je ne sais pas trop pourquoi… ne m’a pas encore payé ; c’est un petit sauteur !
M. Dupaillon est un homme sérieux, lui, et puis il vous aime bien.
Je le sais.
Saprelotte !
Il lui a sauté à la gorge et lui a dit : "Sachez que le commodore a coulé plus de vaisseaux que vous n’avez de cheveux sur la tête ! "
Ah ! il a dit ça ? À la bonne heure ! Voilà des titres ! voilà ce que j’appelle des titres ! et, à la mairie, je lui réserve une surprise…
Je vous prie de constater que je ne vous influence pas.
On l’essayerait en vain… Je suis un homme de fer.
Il est pris d’une quinte.
Voyons, Calmez-vous… homme de fer !
Blanche, vous ne m’embrassez pas ce matin.
Non… laissez-moi ; depuis hier, vous sentez le brûlé, vous sentez l’incendie.
L’incendie… Je voudrais l’allumer, l’incendie ! (Il la lutine.) je voudrais l’allumer.
Il tousse.
Scène V
Maître Le Barrois.
Ah ! le notaire.
Madame… Commodore…
Ils se donnent la main.
Me voici… Suis-je bien, ma tante ?
Charmante !… la couronne un peu moins de côté.
Eh bien, commençons-nous ?
Mais il nous manque le prétendu.
On s’en passera… Il signera après.
Gargaret paraît.
Ah ! le voilà !
Je vous demande pardon… c’est une dépêche qui m’a retardé… Mon premier témoin ne sera ici que dans une heure.
Si vous croyez que nous allons l’attendre !
Gargaret. Ce n’est pas sa faute… Tenez, voilà sa dépêche. (Lisant.) "Train de bestiaux barrer route… retard d’une heure."
Qu’est-ce que c’est que ce témoin-là ?
C’est. un homme du monde qui a eu des malheurs dans son ménage ; alors il s’est retiré dans une forêt.
Eh bien, qu’il y reste !
Oh ! non ! il ne manquerait pas d’assister à mon mariage pour tout l’or du monde. Je lui ai rendu un de ces services…
Quel service ?
On ne peut pas le dire !
Mais, sacrebleu ! nous ne commençons donc pas ?
Le notaire s’est placé à la table.
Pardon !… combien ça durera-t-il, votre petite élucubration ?
Oh ! vingt minutes au plus.
Très bien. (Tirant sa montre.) Midi moins vingt ; à midi, je romps les rangs !… Continuez.
"Par-devant maître Le Barrois et son collègue, ont comparu : Denis Gargaret, fabricant de bougies… d’une part…"
Scène VI
Monsieur, il y a là un jeune homme.
Je n’y suis pas.
Il vient pont l’incendie.
Ah ! c’est différent… Qu’il entre. (Au notaire.) Vous permettez ?… C’est l’affaire d’une seconde.
M. Albert !
Je suis envoyé par la compagnie pour constater les dégâts ; mais si je vous dérange…
Du tout !… Nous signons tout simplement le contrat de ma nièce… Voilà le mari.
Ah ! (Regardant Gargaret.) Il y a beaucoup de sinistres cette année… L’année est malheureuse.
Pourquoi me dit-il ça ?
J’ai voulu vous revoir encore une fois.
Chut !… on nous regarde.
Albert, de même. -,Ne craignez rien !… je ne vous connais pas.
C’est par ici… Veuillez entrer.
Avec plaisir. (Passant près de Gargaret.) Oh ! oui, l’année est malheureuse !
Il entre, suivi de Juliette.
Scène VII
Il est bien, ce jeune homme.
Voyons, continuons.
Tout le monde se replace.
"Par-devant maître Le Barrois et son collègue…"
Comment, vous recommencez ?
On pourrait passer les noms… nous les connaissons.
Arrivons aux apports des conjoints… c’est l’essentiel.
C’est contraire aux usages… Enfin ! (Lisant.) "Apports des conjoints : le futur époux apporte un fonds commerce de bougies estimé, avec le brevet, soixante mille francs "
Tiens ! vous avez pris un brevet pour vos bougies ?
Mais elles n’éclairent pas.
C’est bien pour ça… celles qui éclairent n’en ont pas besoin.
"Plus une maison de campagne sise à Bondy, d’une valeur de quinze mille francs… plus divers effets mobiliers tels que : une montre en or avec sa chaîne…"
Pardon… elle est à remontoir…
C’est important.
Je vais faire un renvoi.
Je ne trompe pas la famille.
"… Une montre en or, à remontoir, avec sa chaîne… plus "
Pardon… elle est à répétition… Je ne trompe pas la famille.
Il la fait sonner.
Très bien… Je vais faire un autre renvoi…
Ah ! mais il nous rase avec sa montre !
Mais fichtre, vous nous racontez Paul et Virginie !
Ca fait du rôle.
"… Une expression touchante qui semble faire présager les malheurs qui doivent frapper plus tard cette infortunée famille."
Vous n’avez plus que quatorze minutes.
"… Plus une seconde gravure, en très bon état, représentant l’Enlèvement des Sabines…"
Gazez ! gazez !
"Cette page immortelle où la brutalité semble le disputer à la concupiscence…"
Mais c’est le livret du musée !
Scène VIII
Albert entre avec Juliette. Ils portent une grande manne dans laquelle sont placés une foule d’objets à demi brûlés.
Tout de suite ! excellente idée !
Pardon… mais le contrat ?
Eh bien, vous continuerez… vous en étiez à l’Enlèvement des Sabines…
On peut faire les deux choses à la fois.
Le marquis et Gargaret se sont accroupis à gauche du théâtre. Ils prennent, différents objets dans la manne.
Continuez, monsieur le notaire…
C’est incroyable ! (Lisant vivement.) "… Le futur apporte en outre…"
Un bonnet de coton…
Une bouteille de chartreuse.
"… Une pendule représentant…"
Un gilet de flanelle…
"… Un gilet de flanelle, veillant sur le berceau de son enfant…" (Tout le monde rit. S’arrêtant et fermant son portefeuille avec colère.) Non !… voilà trente-cinq ans que j’exerce, mais je n’ai jamais lu de contrat dans des conditions pareilles.
Allez toujours !… Nous ne vous écoutons pas.
Voilà qui est à peu près classé… Nous allons procéder à l’estimation… (À Blanche.) Madame voudra bien me dire les prix, je rectifierai s’il y a lieu.
Vous n’avez pas besoin de moi, je vais mettre mon voile…
Elle sort.
J’ai envie de demander le double.
Le double, c’est bien peu…
Le triple… Ils sont si voleurs ! (Gargaret, agenouillé au milieu, présente les objets que l’on estime. Albert, debout, écrit les prix sur son carnet.) Un miroir de Venise.
Pensez-vous que quarante-deux francs… ?
Oh ! allez ! allez ! La compagnie La Méfiance n’est pas regardante.
Ah ! Monsieur représente La Méfiance ?
Il ne diminue rien.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Ca ?… D’où ça peut-il venir ?… Ah ! j’y suis ! c’est ma table de nuit.
Voilà tout ce qu’il en reste…
Elle a souffert. (Ecrivant.) "Une table de nuit… avec toutes ses dépendances…"
Le Marquis. -… En marqueterie.
Gargaret. -… De Florence !…
Combien ?
Dame !… je ne sais pas, moi… Voyons, monsieur Le Barrois, en votre qualité de notaire…
Ca vaut douze francs… bien payé !
Douze francs !
Mettons cent pour arrondir.
C’est ça… arrondissons !…
Le Barrois. Ah mais ! permettez…
Qu’est-ce que ça vous fait ?
Mais je suis actionnaire de la compagnie, sacredié !
Ah ! diable !
Si vous repreniez la lecture du contrat… Continuez, monsieur le notaire, continuez. (Il le force à se rasseoir. À part.) Un actionnaire… Ah bien merci !
Mon oncle, les voitures, sont en bas.
On nous attend à la mairie… vite !
Eh bien, et le contrat ?…
Vous avez demandé vingt minutes… pourquoi perdez-vous votre temps ?
Signons vite… et partons !
Elle signe.Il n’est pas déjà si drôle à entendre, votre contrat. (Il signe et passe la plume à Lucie.) À vous, ma nièce !
Pauvre Albert !
Elle signe.
Plus d’espoir ! Heureusement que le mari a une tête sympathique ; il faut que je m’en fasse un ami.
À moi ! à moi ! (À Lucie.) je n’étais pas plus ému le jour où j’ai acheté ma fabrique de bougies.
Ah ! monsieur… remerciez les tours Notre-Dame !
Je veux bien remercier… (À part.) Pourquoi ?
Il signe.
Voilà qui est fait !… Gargaret… votre main à ma femme.
Belle tante… (S’apercevant que ses gants sont noircis.) Ah ! pristi !… J’ai noirci mes gants… C’est la table de nuit… Heureusement, j’en ai deux paires… Je me méfiais !
Eh bien, est-ce pour aujourd’hui ?
En route !
Tout le monde sort par le fond, excepté Gargaret. Albert entre à gauche. Juliette, qui est entrée pour assister les dames dans leur toilette, enlève la manne où se trouvent les objets brûlés.
Scène IX
Ce marquis est d’une vivacité !… c’est la poudre !… mais ma femme est charmante. Pourquoi m’a-t-elle parlé des tours Notre-Dame ?… Je lui demanderai ça ce soir… ça nous fera un sujet de conversation. C’est vrai… le premier jour, on ne sait quoi se dire.
Au salon… très bien !
Hein ? la voix de Muserolle, mon témoin… Il est arrivé !
Scène X
Tu ne pouvais pas mieux tomber, tu vas me boutonner mes gants.
Volontiers… Dis donc… tu as une portière très capiteuse… elle est rondelette… J’aime ce genre de beauté.
Oui… Dépêche-toi. Ils sont à la mairie qui m’attendent.
La mairie ? mais je ne peux pas y aller dans ce costume-là…
Ne t’inquiète pas, je prendrai un autre témoin… Après la cérémonie, J’emmène ma femme à la campagne, dans un nid de verdure.
À Monaco ?
Non, à Bondy, où j’ai un petit pied-à-terre, près du… réservoir. J’ai eu ça pour un morceau de pain ; tu viendras avec nous.
Merci.
Habille-toi… Ce brave Muserolle !… J’étais sûr que tu viendrais.
Adieu !… Habille-toi !
Il sort par le fond.
Scène XI
Oh ! oui !… il m’a rendu un de ces services !… Ma femme me trompait… oh ! mais carrément ! Moi, je ne me doutais de rien, j’étais heureux, tranquille, confiant… tout le monde le savait et personne n’osait le dire… Eh bien, Gargaret a eu ce courage, il me l’a dit, lui ! il n’a pas craint de briser mon bonheur. Brave ami ! Ce que c’est que le hasard… Gargaret ne connaissait pas ma femme… il ne l’a jamais vue… Un jour, il se trouve dans un cabinet particulier avec… une bergère… qui tenait un bureau de tabac, rue des Prouvaires… Tout à coup, il entend dans le cabinet voisin le bruit d’un baiser… Naturellement, l’homme est curieux… il applique son oreille contre la cloison, et il entend une voix d’homme qui articulait ces mots : "Puisque Muserolle, ton cornichon de mari, — c’était moi, — va demain à la campagne, trouve-toi à midi au Musée, devant le Naufrage de la Méduse…" Admirez-vous le doigt de la Providence ?… Gargaret lâche sa bergère, paye l’addition et vient me conter la chose… J’étais dans mon fauteuil, ma calotte sur la tête, je lisais mon journal… Au premier mot, lui réponds : "Es-tu bête ? Ma femme ! une nature frêle, maigre, qui n’a que le souffle… c’est impossible ! " Il insiste… car il est énergique et tenace, ce Gargaret… sa conviction m’ébranle, et, le lendemain, à midi quatre… Je faisais mon entrée dans le salon carré… Je m’étais mis en noir, c’est plus convenable… Je tournai les yeux vers le Naufrage… et qu’est-ce que j’aperçus ?… ma femme qui roucoulait devant cette grande page… et avec qui ? — ceci est comique, — avec mon notaire, maître Polydore Fragil, celui-là même, qui avait fait mon contrat de mariage !… Ils tournaient le dos, les coudes appuyés sur la balustrade… Aussitôt je fus partagé entre deux tentations bien vives… la première était d’adresser une plainte sévère à la Chambre des notaires !… la seconde… plus sanguinaire peut-être… de lui envoyer mon pied… dans la partie qu’il me présentait… C’est ce que je fis. V’lan ! Il pousse un cri, j’élève la voix, ma femme se trouve mal et les gardiens me flanquent à la porte !… Oh ! justice des sociétés modernes ! Je rentrai chez moi pour attendre la coupable… toujours en noir… comme un juge… (Gaiement.) Elle ne revint pas… Je ne l’ai plus revue… Bon voyage ! Mais j’en appris de belles sur son compte… La bonne me conta leur moyen de correspondance… Le notaire avait une canne machinée, qui se dévissait par le haut ; il y glissait ses billets doux, et, quand il voulait correspondre avec ma femme, il me disait : "Muserolle, le ciel est nébuleux, prêtez-moi donc un parapluie, je vous laisse ma canne." Et il partait. Sitôt que j’avais le dos tourné, ma femme prenait le billet, glissait sa réponse à la place, et le lendemain, elle me disait : "Muserolle, le ciel est nébuleux… va donc rechercher notre parapluie chez maître Fragil, et reporte-lui sa canne." (Avec force.) Et j’y allais !… J’étais leur messager d’amour ! Alors je fus pris d’un immense dégoût des hommes, des notaires et des choses… Je quittai Paris, ne laissant mon adresse qu’à Gargaret, mon seul ami… et j’achetai un morceau de forêt dans les Ardennes… Généralement, quand on achète une forêt, c’est pour la scier… Je montai une scierie. Je vis là-bas depuis dix ans comme un sauvage, au milieu des scieurs de long et des charbonniers… Mais, hélas !… pas de charbonnières ! pas de femmes ! et dame, à la longue ! On croit qu’on n’y pensera pas… et on y pense… Aussi, rien que la vue de cette portière… On a beau posséder une forêt, on n’est pas de bois.
La chambre de Monsieur est prête…
Merci, mon enfant… (La regardant.) Tiens ! elle est rondelette !… (La lutinant.) Tu es rondelette… J’aime ce genre de beauté !
Finissez donc !… Comment ! à votre âge, vous pensez à cela ?
Voilà dix ans que j’y pense !
Votre chambre est ici, au fond.
J’y vais… (De la porte, très gracieusement.) Tu m’apporteras de l’eau chaude, toi-même ! (À part.) Elle est rondelette !
Il entre à droite.
Scène XII
Est-il drôle, ce bonhomme-là ! Tiens ! il a oublié sa valise.
Elle la prend.Vous pouvez ranger par là, j’ai fini.
Bien, monsieur.
Elle sort avec la valise par la même porte que Muserolle.
Albert.- Plus personne ! Vite, un billet pour Lucie ! , je viens d’apprendre que l’on partait pour Bondy. (Il se met à table et écrit.) "Il faut que je vous voie une dernière fois !… J’irai demain à Bondy. La vie n’est plus pour moi qu’une vallée de larmes… Faites-moi inviter à déjeuner. À demain." (Pliant son billet.) Là… Employons le truc ingénieux que m’a légué mon oncle Fragil, le notaire… C’est même : tout ce qu’il m’a légué. (Il dévisse sa canne et y introduit le billet.) Lucie le connaît, c’était notre moyen de correspondance à la pension… À présent, dans le porte-cannes. (Il va déposer sa canne dans le porte-cannes. On entend du bruit au-dehors.) On vient ! Ni vu ni connu !
En ce moment, le marquis entre par le fond donnant le bras à Blanche ; il est suivi de Gargaret donnant le bras à Lucie ; Dupaillon ferme la marche.
Voilà qui est fait ! Il n’y a plus à dire non !
Nous serons bien heureux… tu verras.
Il l’embrasse.
Finissez, monsieur !…
Manant !
Nous venons d’assister à une cérémonie bien é mouvante… surtout lorsque, après le mariage, j’ai demandé la parole à M. le maire pour décorer mon chancelier…
Remerciez-le.
C’est cinquante francs que vous me devez.
Cinquante francs ? Pardon, j’ai oublié mon porte-monnaie.
Ils oublient tous leur porte-monnaie.
Il remonte.
C’est joli ! ça a l’air d’un petit morceau d’omelette.
Il remonte.
Un billet dans la canne !
Il s’éloigne vivement.
Oh ! merci… Un billet dans la canne !
Maintenant, qu’on me laisse… J’ai à causer avec Gargaret… mon neveu…
C’est pour me compter la dot.
Je vais changer de toilette pour le départ.
Je t’accompagne.
Blanche et Lucie entrent à droite, Albert et Dupaillon sortent par le fond à gauche.
Scène XIII
Nous sommes seuls… Approchez, Gargaret…
Oh ! ça ne pressait pas… Vous me l’auriez donnée un autre jour.
Quoi ?
La dot…
Il ne s’agit pas de cela… elle est dans le secrétaire, c’est ma femme qui en a la clef. (Changeant de ton.) J’espère que vous êtes content de l’union que vous venez de contracter ?
Mon ami, je vous ai fardé la vérité… Ma nièce… n’est pas ma nièce !
Comment ! Ma femme… ?
Est un jeu de l’amour et du hasard… c’est ma fille !
Oh ! sapristi ! vous auriez dû me dire cela plus tôt…
Non… vous n’auriez peut-être pas voulu l’épouser.
Eh bien, mais… J’espère au moins que la mère était une femme honorable… malgré sa faute.
Elle ? c’était une drôlesse de la pire espèce… une danseuse de corde, qui changeait d’affection comme de balancier.
Saperlotte ! vous auriez dû me dire ça plus tôt !
Je la connus en Amérique… j’en devins fort épris… Un jour qu’elle devait traverser le Niagara sur une corde tendue… elle me proposa de m’asseoir dans la brouette qu’elle poussait devant elle et de partager son triomphe… C’était un caprice de jolie femme… Je m’y soumis… Une foule immense nous regardait d’en bas… Parvenue au milieu de notre trajet, elle s’arrêta et elle me dit : "Inès, je t’aime. Veux-tu m’épouser ? " J’avoue que cette demande en mariage faite dans un pareil moment me fit hésiter… Alors elle ajouta : "Si tu refuses, je te jette dans le trou avec la brouette ! " J’acceptai immédiatement.
Vous l’avez épousée ?
Non… Arrivé à l’autre bord, je lui administrai une volée de coups de cravache… d’où naquit un enfant… C’est votre femme !…
Nom d’un petit bonhomme !
Comme je suis un galant homme, je devais vous faire cette confidence… Elle est faite !
Il aurait bien dû me dire ça plus tôt.
Gargaret, j’ai encore une chose à vous demander…
Laquelle ?
Quand nous serons seuls… appelez-moi "mon père" !
Ca, ça m’est égal… (Regardant autour de lui.) Nous sommes seuls… Adieu, mon père !
Adieu, mon fils !
Il l’embrasse et sort très ému.
Scène XIV
Sapristi ! il m’a mouillé… C’est égal, c’est ennuyeux d’avoir une femme dont la mère a traversé le Niagara avec une brouette !
Me voilà sous les armes ! (À Gargaret.) Eh bien, c’est fini… tu es marié ?
Mon Dieu, oui !
C’est un beau jour !… Chacun a tenu à te faire son présent ; sais-tu ce que je t’apporte, moi ?…
Comment, mon ami, tu aurais songé ?…
Je ne t’apporte rien !… ou plutôt si. (Avec force.) Je t’apporte la vérité !
Quoi ? la vérité ?
Ma femme me trompait, tu me l’as dit… Ta femme te trompera, je te le dirai !
Ma seule ambition est de pouvoir m’acquitter envers toi… C’est mon rêve !
Ton rêve !… Tu ne pourrais pas rêver autre chose ? Que diable ! il y a bien encore quelques femmes vertueuses !… et je me plais à ranger la mienne dans cette… minorité !
Voyons, Gargaret, raisonnons comme deux hommes pratiques… Ta femme est jeune et jolie ?
Oui.
Toi, tu n’es plus jeune… ne m’interromps pas… et tu n’as jamais été joli…
Je suis toujours aussi joli que toi.
Aussi, moi, j’ai eu mon compte… Donc, tu auras le tien.
Mais…
Si c’est une illusion, ne me l’ôte pas…
Si tu voyais ma femme ! Un air de candeur… une figure qui respire l’honnêteté…
La mienne aussi respirait l’honnêteté… Seulement elle avait la respiration très courte… Non, vois-tu, i l faut savoir envisager l’avenir… Mon Dieu ! je ne dis pas que ça se fera demain…
Il ne manquerait plus que ça !
J’ai pris un congé de trois mois… Je pense que ça suffira.
Mais tu m’ennuies !
Je m’installe à ton foyer, j’épie, je surveille… et quand le cataclysme se produira… je te le dirai ; tu m’embrasseras et nous serons quittes !
Il est enragé ! (Apercevant Lucie qui entre.) Chut ! voici ma femme… je vais te présenter.
Scène XV
Ah !… Je croyais mon oncle ici…
Il me quitte… Ma chère Lucie, permettez-moi de vous présenter M. Muserolle… un ami…
Monsieur… enchantée…
Elle remonte.
Comment la trouves-tu ?
Ah ! mon ami… je lui trouve l’œil bien ardent…
Ah ! il est embêtant à la fin !
Pardon… je crois avoir laissé mon chapeau ici…
Un chapeau… En voici un…
Il va le prendre sur le guéridon au fond.
N’oubliez pas le billet dans la canne !
Tiens ! on dirait qu’il lui a parlé bas.
Le voici…
Mille remerciements… (Saluant.) Madame… Messieurs…
Mais vous aviez une canne.
Ah !
Ma canne ?… Ah ! oui !… Vous allez peut-être me trouver bien indiscret… le ciel est nébuleux…
Hein !
Auriez-vous l’obligeance de me prêter un parapluie ?
Comment donc ! (À Gargaret.) Mon ami, prêtez donc un parapluie à M. Albert Fragil…
Tout de suite.
Il va en prendre un au porte-cannes.
Fragil ! (S’approchant d’Albert.) Seriez-vous parent de maître Polydore Fragil, le notaire ?
C’est mon oncle.
Très bien. (À part.) Tout s’explique… C’est un truc de famille !
Mille remerciements… Madame… Messieurs…
Il sort.
Mon ami, bientôt, je l’espère, je pourrai m’acquitter envers toi.
Rien… Je veille !
Le marquis entre vivement. Il est suivi de deux domestiques qui portent des sacs de nuit et des cartons. Juliette entre derrière eux.
Vite ! vite ! votre voiture est en bas… (Aux domestiques.) Faites placer tout ça dans le coffre.
Les domestiques sortent.
Je vous présente mon premier témoin, qui vient d’arriver.
Marquis…
Cinquante-sept minutes de retard… Fi ! fi !
Qu’est-ce qu’il a ?
Adieu, mon oncle !…
Elle se jette dans ses bras.
Eh bien, oui… qu’est-ce que tu veux ! il le faut… c’est l’usage… Nous irons vous voir demain, à Bondy… (L’embrassant.) Du courage !… du courage ! (Tandis qu’elle remonte, il appelle.) Gargaret !
Soyez discret !
Il l’embrasse.
Il est ennuyeux… il m’a encore mouillé.
Allons ! en route ! en route !… Passez devant !
Il fait passer tout le monde devant lui, excepté Juliette ; il sort le dernier.
Quant à moi, je ne connais rien de dramatique comme le départ d’une mariée.
Tout de suite !… j’ai oublié quelque chose !… (Au public.) La canne du petit… (Il va au porte-cannes.) Mais laquelle ? Bah ! prenons le paquet !
Il prend toutes les cannes.
Eh bien, ne vous gênez pas ! c’est pas à vous, ces cannes-là !
Elle saisit les cannes par un bout.
Veux-tu lâcher !
Non !
Ils tirent chacun de son côté.
Attends ! j’ai un moyen !
Il l’embrasse.Ah ! que c’est traître !
Elle est rondelette… mais je n’ai pas le temps !… (Il sort en criant.) Voilà ! voilà !
ACTE II
Un petit salon, ameublement de campagne. — Portes latérales. — Portes au fond. — À gauche, une cheminée ; dans le coin de la cheminée, un paquet de cannes. — Au fond, pans coupés, avec portes vitrées, dont les volets sont fermés. Le théâtre est dans l’obscurité.
Scène première
Au lever du rideau, Lucie, en déshabillé de nuit, entre avec précaution par la porte de gauche. Elle tient à la main une allumette qu’elle frotte, puis elle va allumer une bougie ; elle regarde parmi les cannes, elle aperçoit celle d’Albert, la prend, la dévisse et en tire un billet. Elle entend du bruit au-dehors, souffle la bougie et sort doucement par le fond avec la canne, sans avoir dit un mot.
Scène II
À peine Lucie a-t-elle disparu par le fond que Muserolle entre par la porte de droite avec précaution. Il est en tenue du matin. Il frotte une allumette et allume la bougie que vient de souffler Lucie. Il prend le paquet de cannes, qui se compose de trois cannes ; la première ne se dévisse pas, la seconde est une canne à pêche ; la troisième renferme un billet. Il met les trois cannes sur la cheminée. Bruit. Il sort par la droite.
Scène III
Aussitôt que Muserolle est sorti, Gargaret paraît à la porte de gauche. Il porte un pet-en-l’air et un foulard de nuit sur la tête. Il frotte une allumette-bougie qu’il garde allumée entre ses doigts tout en parlant.
Je suis inquiet… Pourquoi tout à l’heure, en me réveillant, n’ai-je plus trouvé ma femme dans la chambre nuptiale ? Serait-elle indisposée ? Dame !… l’émotion… pauvre enfant ! Ce que m’a dit le marquis me trotte dans la tête… Avoir pour belle-mère une dame qui se promène sur la corde… c’est raide ! Quelle heure peut-il être ?… (Allant à la pendule.) Onze heures ! sapristi ! Je me croyais encore au milieu de la nuit. (Il sonne.) Et le marquis qui doit venir déjeuner ce matin avec la dot.
Monsieur, a sonné ?
Oui… Pourquoi n’ouvrez-vous pas ?… Il fait grand jour.
Monsieur m’avait défendu d’entrer avant qu’il eût sonné…
Il ouvre les volets ; grand jour au théâtre.C’est vrai… J’avais quelques projets. Dites donc, Baptiste, vous n’avez pas rencontré ma femme ?
Non, monsieur.
Pauvre enfant !
Les parents de Madame viennent d’arriver.
Déjà ! Donnez-moi un autre vêtement. (Le domestique lui remet un autre vêtement qu’il endosse. Bruit au-dehors.) Oui, en effet, je les entends.
Scène IV
Nous voilà ! Gargaret, bonjour.
Chère tante !
Gargaret ! mon enfant !… mon fils !…
Mon Dieu, qu’il a là une mauvaise habitude !
Le domestique sort.
Monsieur… vous ferez peut-être un mauvais déjeuner, mais à la campagne…
Oh ! pas de cérémonie !
Blanche, à Gargaret, lui indiquant son foulard de nuit. Est-ce que vous comptez déjeuner avec ça sur la tête ?
Quoi donc ? (Se décoiffant.) Ah ! pardon… Je croyais avoir mis mon bonnet grec…
Mais je ne vois pas ma nièce.
Pauvre enfant !
Quoi ?
Rien… Elle est à sa toilette.
C’est très gentil, votre petite maison.
Pas mal… De cette fenêtre, on a une vue admirable.
Le marquis suit Gargaret près de la fenêtre.
Qu’est-ce qu’on aperçoit là-bas, dans le fond ?… On dirait un lac.
Venez donc voir, monsieur Dupaillon, ce lac… c’est le… On se croirait en Ecosse.
Tout à fait…
Le marquis et Gargaret disparaissent un moment.
Avez-vous trouvé mon billet ?
Non, la canne avait disparu.
Ah ! mon Dieu ! (Apercevant la canne près de la cheminée.) Tiens, la voilà, ma canne.
Comment se trouve-t-elle ici ?
Je n’en sais rien… on l’aura apportée par mégarde. (Regardant dans la canne.) Plus rien ! Le billet a disparu !
C’est étrange !
Madame et M. le notaire attendent ces messieurs dans la salle à manger.
Ah ! oui, j’ai invité le notaire.
Passez devant… Je vous rejoins.
Que peut être devenu ce billet ?
Blanche et Dupaillon sortent.C’est drôle ! Il ne me parle pas de la dot. (Haut.) Eh bien, marquis, avez-vous retrouvé la clef ?
Quelle clef ?
De votre secrétaire.
La voici.
Alors, quand vous voudrez…
Quoi ?
La dot… puisque vous avez la clef.
J’ai la clef, mais je n’ai pas le secrétaire ; il est resté à Paris.
Ah ! très bien.
Venez-vous, Gargaret ?
Je vais atteindre une vieille bouteille dont vous me direz des nouvelles.
Dépêchez-vous.
Il sort par le fond.
Scène V
C’est une vieille bouteille que j’ai achetée avec l’immeuble… je ne sais pas si c’est de l’huile ou du rhum. (Il la prend dans un petit meuble à gauche.) Mais où diable est Muserolle ? je ne l’ai pas encore vu.
M’y voici… : J’ai trouvé mon prétexte… Ce n’est pas très fort… mais c’est suffisant.
Tiens ! le jeune homme de l’assurance.
Le mari ! (Haut.) Pardon, M. le marquis est-il ici ?
Oui.
Je cours après lui depuis ce matin… Hier, en signant le procès-verbal, il a oublié de parapher un renvoi. (À part.) Pas très fort, mais suffisant…
Il tire un papier.
Donnez… Si vous voulez reprendre le train ; vous n’avez pas une minute à perdre…
Il lui prend le papier des mains.
Mon ami, on m’envoie vous chercher… (Apercevant Albert.) Ah !
Elle ne le tutoie pas encore !
J’ai quelque chose à faire signer au marquis. (À Albert.) Ma femme vous tiendra compagnie… (Bas à Lucie.) Surveille-le. (À part, en sortant.) Je ne le connais pas, moi, ce jeune homme.
Il sort.
Scène VI
Lucie, je vous avais promis de venir… Me voici.
Monsieur Albert, il faut vous en aller ; je ne puis plus vous écouter maintenant… je suis mariée.
Mariée ! c’est atroce ! Quand je pense que cet homme sans prestige, que cet être au front bas, aux attaches vulgaires, a le droit de vous appeler son trésor chéri, son petit lapin bleu de ciel !…
Comment !… il ne vous a pas encore appelée son petit lapin bleu de ciel ?
Mais du tout… il a été très respectueux, très réservé…
Tiens ! tiens ! tiens ! (Haut.) Respectueux… en commençant… mais après ?
Il l’a été toujours !
Tiens ! tiens ! tiens ! (Haut.) Ah ! c’est un bien honnête homme !
Oh ! oui… aussi ce serait très mal de le tromper.
Mon Dieu… il y a du pour et du contre…
Monsieur Albert, si vous voulez que je vous estime… il faut renoncer à votre amour.
Ah ! permettez…
Il le faut.
Ah ! (Jouant le drame.) Il suffit… J’en aurai le courage… car vous aimer maintenant, ce serait un crime !
Et vous viendriez me prier, me supplier, je vous répondrais : "Non, madame, c’est impossible ! "
Oh ! merci !
Mais… l’amitié nous reste.
Oh ! de grand cœur !
Et l’amitié entre homme et femme… il n’y a rien de plus pur.
Certainement.
La chaste amitié couvre tout de son aile… Un ami peut vous serrer la main (il lui prend la main), plonger ses regards dans vos yeux… déposer sur votre front un baiser… sans conséquence.
Il l’embrasse.
Monsieur…
Quoi ?
Il ne faut pas m’embrasser… ce n’est pas convenable…
Non… mais…
Vous me faites beaucoup de peine ! vous ne comprenez pas l’amitié… comme je la comprends !
Me voilà ! nous ne trouvions pas l’encrier. (À Lucie.) Ma chère amie, on vous attend par là.
J’y vais. (Saluant Albert.) Monsieur…
Madame… (À part.) Elle devait me faire inviter à déjeuner.
Scène VII
Comment faire pour rester ?
Voilà votre papier…
Merci… ça ne pressait pas… Vous avez une charmante habitation…
Et meublée avec un goût… Quel dommage si tout cela brûlait !
Comment, brûlait ?
Mais vous êtes assuré nécessairement ?
Non.
Comment ! Vous n’êtes pas assuré ?… Ah ! monsieur ! quelle faute ! quelle négligence ! quelle incurie !… Vous n’avez donc pas songé un seul instant aux conséquences ?
Ma foi, non !
Le feu prend chez vous… une allumette suffit !… À la campagne, pas de secours… tout brûle ! C’est parfait !
Comment, c’est parfait ?
Vous brûlez aussi vos voisins, c’est l’usage. Vous ruinez votre femme, vous ruinez vos enfants, vous vous brûlez la cervelle… tout cela pour éviter de payer une somme dérisoire… Quelle faute ! quelle négligence ! quelle incurie ! (Changeant de ton et prenant son chapeau.) J’ai l’honneur de vous saluer.
Il remonte.Monsieur, vous ne sortirez pas !
Quoi ?
Vous ne sortirez pas avant de m’avoir assuré.
À vos ordres.
L’immeuble ?
C’est tant du mètre carré.
Nous l’arpenterons… Le mobilier ?
Nous ferons l’inventaire…
Tout de suite… Commençons !
Après déjeuner.
Je n’ai plus faim.
Scène VIII
Tiens ! te voilà ! dépêche-toi, on est à table.
Je suis en retard, mais je m’occupais de toi…
Je suis en affaire avec monsieur.
Il démasque Albert.
Ah ! ah ! (À part.) Le petit au parapluie ! Il ne perd pas de temps. (Bas à Gargaret.) Méfie-toi… je suis sur une piste…
Laquelle ?
Plus tard ! Envoie-moi ton oncle.
Le marquis ?… Il est à table.
J’ai besoin de lui parler.
En voici un.
Il lui donne son couteau.
Ah ! le drôle de couteau ! Une scie, un tire-bouchon, une lime… C’est une trousse de serrurier.
Il débouche la bouteille et rend le couteau à Muserolle.
C’est très commode à la campagne.
C’est du rhum. (Buvant à même la bouteille.) Non ! c’est de l’huile… ça servira pour la salade. (Il fait la grimace.) Peut-être pour la lampe… Je vais t’envoyer le marquis.
Il sort par le fond.
Scène IX
J’ai une chance inouïe… Voici le billet que j’ai trouvé dans la canne du jeune Albert Fragil !… Un rendez-vous un jour de noces !… Elle va bien, la petite mariée !… Avant de prévenir Gargaret, j’ai fait demander le marquis, c’est le chef de la famille… Il est convenable de le consulter… pour la forme, car mon parti est pris. (Le marquis paraît, il a une serviette autour du cou.) Ah ! le voici !
Oui, j’ai à vous entretenir d’une question très grave et très délicate.
Ah ! c’est que je déjeune… Nous avons des oeufs sur le plat… ça n’aime pas à refroidir.
Quand vous saurez de quoi il s’agit, vous comprendrez que l’affaire ne souffre pas de retard…
Allez… mais dépêchez-vous.
Muserolle - Voici la question en deux mots : Z a épousé X et X roucoule avec Y : doit-on le dire à Z ?
S’il vous plaît ?
Je m’explique… Z a épousé X et X roucoule avec Y : doit-on le dire à Z ?
Ah çà ! est-ce que vous vous fichez de moi ? C’est pour ça que vous me faites quitter mon déjeuner ?
Mais…
Vous venez me poser des problèmes de mathématiques quand j’ai là des oeufs sur le plat qui refroidissent !
D’abord, les mathématiques, ça regarde mon premier chancelier, je vais l’appeler. (Remontant.) Monsieur Dupaillon, voulez-vous venir un instant ?
Au fait, deux avis valent mieux qu’un.
Qu’y a-t-il ?
Il s’agit d’une question très délicate… À ce que dit Monsieur… X, Y, Z roucoulent ensemble tous les trois…
Non, permettez…
Doit-on le dire à Z ?
X, Y, Z… Ceci est de l’algèbre… il n’y a que le notaire qui puisse nous tirer d’embarras. C’est un savant.
Eh bien, appelez-le.
Monsieur le notaire, voulez-vous venir un instant ?
Au fait, trois avis valent mieux que deux.
Le Barrois, paraissant ; il a une serviette au cou -,Vous me demandez, commodore ?
Comment ?
C’est bien simple.
Voici le problème…
Tous les, trois ensemble.
Z a épousé X et X roucoule avec Y ; doit-on le dire à Z ?
X, Y, Z roucoulent ensemble ; doit-on le dire à Z ?
X a épousé Y qui roucoule avec Z ; doit-on le dire à Z ?
Maintenant, quel est votre avis ?
Evidemment, c’est un problème… il s’agit de trouver la formule, et, si j’avais là un tableau, de la craie, mon premier clerc et quatre heures devant moi…
Oui, il faut quatre heures !… Allons déjeuner.
Ils remontent.
Une minute ! je vais être plus clair… nous allons traiter une question sociale ; veuillez prendre la peine de vous asseoir.
Mais, sapristi ! le déjeuner aussi est une question sociale !…
Tous s’assoient.Il est insupportable.
Messieurs, j’ai un ami… un homme honorable, qui est trompé par sa femme… J’ai trouvé ce matin un billet adressé à son audacieuse moitié et enfermé dans une canne.
Hein ! je suis pincé !
Maintenant, la question est bien simple… Doit-on le dire au mari, à Z ?
Ah çà ! il est fou !
Qui est-ce qui demande la parole ?
Messieurs, comme les oeufs sur le plat demandent à être mangés chauds…
Non ! vous n’êtes pas dans la question.
Messieurs, c’est révoltant !
Quoi ?
On nous demande s’il faut le dire au mari… C’est révoltant ! La vie privée doit être murée ; d’ailleurs, on n’a pas le droit de venir troubler le bonheur d’un homme satisfait de son sort… Sa femme le trompe… Eh bien, après ?… Est-ce que ça vous regarde ? Mêlez-vous de vos affaires. Je le répète, c’est révoltant !
Il a raison ! c’est révoltant, il ne faut pas le dire ! Voilà mon opinion.
C’est évident, il ne faut pas le dire !
Je demande la parole… Messieurs, personne, j’ose le dire, n’est mieux placé que moi pour discuter cette question… J’ai eu l’honneur d’être trompé par ma femme. Oh mais ! trompé ! comme vous ne le serez peut-être jamais vous-mêmes.
Pas de fol orgueil !
Mais j’ai eu la bonne fortune d’être prévenu.
À temps ?
Non, après. (Ils rient.) Vous riez, je ne vais pas tarder à vous convaincre ; prenons un exemple. (Montrant le marquis.) Voici un homme honorable, intelligent, spirituel… c est une supposition… qui jouit de l’estime et de la considération publiques.
C’est vrai.
Ah mais !
C’est une supposition… admissible !…
À la bonne heure !
Eh bien, cet homme éminent, cet esprit supérieur, descend immédiatement au rang des comiques.
C’est vrai… quand il paraît, on dit : "En voilà un ! "
Mais qu’un ami passe par là et lui découvre le pot aux roses… qu’arrive-t-il ?
Il gifle sa femme, v’lan !
S’il est nerveux… mais, s’il est fort et digne, il passe un habit noir, c’est ce que j’ai fait… et il flanque à la porte son indigne compagne… Aussitôt la scène change. (Montrant le marquis.) Cet homme ridicule, conspué, ce vieux crétin pour tout dire en un mot, prend des proportions sérieuses, des teintes graves ; on le plaint, on le nomme conseiller municipal… C’est l’image du juste assis, calme et serein, sur les ruines de son foyer conjugal !
Bravo ! il faut le dire ! Voilà mon opinion !
Monsieur Le Barrois a la parole.
Je suis invité à dîner en ville…
À midi ?…
Non, c’est une supposition… Je suis invité à dîner en ville ; le matin, la maîtresse de la maison a composé une crème au chocolat… dans laquelle est tombé un hanneton.
L’incident est regrettable.
Un invité, un ami de la famille, le découvre dans son assiette, croyez-vous qu’il va dire au mari : "Méfie-toi, il y a un hanneton dans ton ménage ?…" Non ! c’est un homme du monde, il le retire et le renferme discrètement dans son sein. Qu’arrive-t-il ? Chacun mange sa crème, on félicite la femme, on félicite le mari, on félicite la cuisinière, et tout le monde est heureux.
Il a raison ! on ne doit pas le dire ! Voilà mon opinion !
Mais vous tournez comme un vieux moulin !
C’est ma conscience qui tourne… Qu’est-ce que la conscience ? C’est le droit de tourner.
Je la gardais pour la bonne bouche.
Mon Dieu, que j’ai soif !
Messieurs…il y avait une fois un coq qui couvait.
Mais les coqs ne couvent pas !
C’est une supposition… Un soi-disant ami de la maison lui fourre dans son nid un oeuf de cane ; il amène onze petits poulets… dont un canard ; il élève ce fruit d’une provenance étrangère avec ses propres poussins, il le nourrit de son lait…
Les coqs n’ont pas de lait, ce sont les poules.
Mais puisque c’est une supposition ! Savez-vous ce que c’est qu’une supposition ?
Non !
Eh bien… c’est une chose qu’on suppose !
Continuez. Je ne sais pas si ce sont les oeufs, mais je meurs de soif.
Je reprends. Il le nourrit de son lait, il le met au collège, le fait recevoir bachelier, avocat… Un canard ! et comme il connaît les lois, à la mort du coq, il prend sa part de la succession, au détriment des poulets légitimes ! Eh bien, je vous le demande, messieurs, est-ce juste ? est-ce moral ?
Il a raison ! on doit le dire ! Voilà mon opinion !
Mais non !
Mais si !
Oh ! j’en ai assez de vos questions sociales : d’abord, quand on traite une question sociale, on boit ! Quand on ne boit pas, la question n’est pas sociale.
C’est même à ça qu’on la reconnaît.
Je vais vous envoyer, pour nous départager, une personne d’un grand tact et d’un grand sens… et qui doit avoir fini de déjeuner. (À le Barrois et Dupaillon.) Venez, messieurs ! (À part.) Il est ennuyeux aux heures des repas !
Ils entrent tous les trois au fond dans la salle à manger.
Scène X
Monsieur le marquis me dit que vous voulez me parler.
Tiens ! c’est une femme, elle est rondelette. (S’avançant vers Blanche.) Certainement, madame… l’avis d’une jolie femme… (Poussant un cri.)
Ma femme !
Hein !… mon mari !
Vous que j’ai quittée si maigre…
Après ça, l’inconduite engraisse !
En vous regardant, on croirait plutôt le contraire.
Madame !
Monsieur !
Scène XI
Eh bien ! êtes-vous d’accord ?
Tout à fait.
Je vous
présente ma femme…Hein !… vous dites ?
L’ange de mon foyer !… (À Blanche.) Venez, ma chère, le café refroidit.
Quelle rencontre !
Elle sort avec le marquis.
Scène XII
Sa femme !… de mon vivant !… Ah ! c’est trop fort ! (Boutonnant son habit.) Je vais chercher la gendarmerie ! (Il sort, puis rentre aussitôt.) Pas si vite ! On me forcerait peut-être à la reprendre !…
À ce moment entre Gargaret, traînant l’extrémité d’un ruban de roulette métrique, dont l’autre extrémité est tenue par Albert, qui reste dans la coulisse.
Sept mètres vingt.
Tendez la roulette !
Honnête ? Il n’y a pas de femme honnête !… Elle est remariée.
Ma femme ?
Non ! Laisse-moi tranquille avec ta femme !
Comment ! tu me lâches après le service que je t’ai rendu ?
Oui, je comprends ton impatience ; mais, après la tuile qui me tombe sur la tête… Je te reprendrai, sois tranquille. (Lui remettant un billet.) Tiens, pour le moment, voilà tout ce que je peux faire pour toi… J’espérais mieux, c’est un commencement.
Qu’est-ce que c’est que ça ?
Un billet doux adressé…
À ma femme ! un lendemain de noce ! (Roulant le mètre autour de son bras.) Vite, que je lise !
Revenez ! revenez !
Le ruban est tiré en dehors, Gargaret est obligé de lui obéir.
Attendez. (Entraîné.) Je le lirai par là.
Il sort, entraîné par le ruban.
Scène XIII
Certainement je ne suis pas un lâcheur, mais, dame ! quand on retrouve sa femme mariée à un autre… Quel toupet !… et quelles épaules ! (Souriant.) Elle est devenue superbe !… Elle est rondelette… Ce n’est pas à moi qu’elle aurait fait le plaisir d’être rondelette ! Elle me condamnait à un maigre perpétuel.
C’est vous que je cherche, monsieur.
Moi ?
J’ai eu l’imprudence de glisser un billet dans ma canne…
Ah ! ah !… c’est vous ?
J’aime la marquise.
Hein !… La marquise ? et vous venez me dire ça, à moi !
Qu’est-ce que ça vous fait ?
Vous n’êtes pas son mari.
Si… Non !… pas pour le moment.
Maintenant, je viens vous dire ceci : si vous prononcez un mot, un seul, qui puisse compromettre la réputation de Blanche…
Blanche ? Je vous défends de l’appeler Blanche !
Mettons la marquise.
À la bonne heure !
C’est avec moi qu’il faudra compter… et je vous préviens que je ne badine pas ? Vous me comprenez ?
Parfaitement ; c’est une affaire… (À part.) Au fait, puisqu’elle a épousé le marquis, c’est lui que ça regarde maintenant, il endosse tout ; je n’ai pas le droit de me battre pour la femme d’un autre… Et moi qui ai remis le billet à Gargaret !
Qu’avez-vous décidé ?
Je maintiens carrément mon opinion ! Il faut le dire ! Mais… je ne le dirai pas.
Je suis très carré.
Ainsi, vous me promettez le secret ?
Parfaitement, ne vous gênez pas ! Je trouve ça très drôle maintenant. (Riant.) Ce pauvre marquis ! il a une si bonne tête !
Ca, c’est vrai !
Une tête chauve… toute préparée pour la plantation !
Tous deux se mettent à rire.
Tudieu ! quelle gaieté !
Ah ! le voilà ! je suis content de le voir !
Qu’est-ce qui vous faisait rire ?
Muserolle. Rien, ça ne vous amuserait pas…
Dites, dites…
Nous… nous faisions une charade.
Attendez… nous allons rire !… Mon premier est un oiseau vigilant…
C’est coq.
Allez !
Mon second est une lettre de l’alphabet…
Est-ce qu’il ne va pas se taire ?
Allez toujours.
Et mon tout ?…
Votre tout ?
Demandez à M. Dupaillon… il vous dira ça de première main… (À part.) Je vais détromper Gargaret. (Haut au marquis en sortant.) Vous ne la devinerez pas, allez !
Il disparaît.
C’est ce que nous verrons. (À Dupaillon.) Voyons… Votre tout ?
Il me laisse là avec une charade sur les bras.
Eh bien… Mon tout… est un ouvrier charpentier. (À part.) Cherche !
Il sort vivement.
J’ai deviné !… C’est Pierre le Grand ! L’oiseau vigilant, c’est pie, la lettre de l’alphabet, R, ça fait Pi-erre, et l’ouvrier charpentier, c’est Pierre le Grand !… Je les devine toutes… c’est un don… Mais quittons ces folies ; il faut que j’aie avec Blanche une conversation sérieuse et définitive.
Scène XIV
Oh ! c’est vous, mon ami !
Le marquis la fait asseoir sur le divan, à droite.
Oui, Blanche, vous quittez votre nièce : est-ce que la vue de cette jeune épouse, l’aspect de ce couple gracieux ne vous a pas fait venir une pensée ?
Quelle pensée ?
Celle de régulariser notre situation… car, mariés selon les lois de la nature, nous ne le sommes pas selon les lois du monde.
Je me figure quelquefois que, si le ciel n’a pas béni notre union, c’est qu’elle n’est pas légitime.
Oh ! non ! ça ne tient pas à ça !
Blanche, pourquoi ces lenteurs qui durent depuis dix ans ?… car il y a dix ans que je vous connus pour la première fois, à Mosquitos, où vous étiez venue donner des leçons de piano à un franc le cachet.
Elève du Conservatoire, un… accident, arrivé dans ma famille, m’avait réduite à cette extrémité.
Oui, je sais… C’est alors que, touché de vos chastes grâces, j’eus l’ingénieuse pensée de vous demander quelques leçons de piano… à deux francs.
Je n’oublierai jamais vos bontés.
Doux souvenirs ! Nos mains se rencontraient sur les touches d’ivoire, nos pieds sur la pédale d’étouffement, et vous poussiez des petits cris aigus…
C’étaient vos bottes, mon ami.
Heures pleines de poésie et de laisser-aller, où vous m’avouâtes que vous étiez demoiselle…
C’est-à-dire libre de votre cœur et de votre main… (Soupirant.) Le cœur, vous me l’avez donné… mais la main, je l’attends toujours.
Plus tard… nous verrons… (À part.) Il tombe bien… Et Muserolle !
Toujours des atermoiements ! Tenez, parfois il me vient des soupçons… Je crois que vous en aimez un autre ! et alors !… (Il tousse.) C’est mon cure-dent !
Ah ! Inès ! vous me brisez… vous me faites bien du mal !
Ah ! pardon ! je blasphème !… (Il tousse de nouveau.) Le temps va changer… mais, alors, épousez-moi…
J’y songe… Je m’en occupe… J’attends le consentement de ma famille.
Ta ta ta !
En France, ce n’est pas comme dans votre pays, vous vous mariez sous un palmier, et tout est dit.
C’est bien plus simple. Mais je suis las de cette vie irrégulière, de cette vie de cascadeur… Il faut que ça finisse ! Je vous donne jusqu’à demain matin pour réfléchir…
Il remonte.Inès !
Jusqu’à demain matin !
Inès ! Ecoutez-moi.
Il sort majestueusement par le fond.
Scène XV
Jusqu’à demain matin. Eh bien, et l’autre ! Je le croyais perdu, disparu, et il revient tout exprès pour m’être désagréable… Il va me demander des explications ; et le marquis qui m’a présentée comme sa femme !
Elle s’appuie à gauche contre un meuble.
Je viens de détromper Gargaret, il est complètement rassuré, mais ça se retrouvera…
Lui !
Mon ex !…(Gaiement.) Soyons Louis XV. (Haut.) Madame la marquise, je bénis l’heure propice qui me permet de vous faire ma cour. (À part.) Elle est devenue superbe !
Je pense que vous avez engraissé et que vous êtes magnifique…
Le marquis vous a tout à l’heure annoncé une nouvelle.
Qui m’a transporté de joie !
Ah bah !
J’aime bien mieux cela ! Ca ne me regarde plus !…
Comment ?
C’est lui qui endosse tout, puisque vous portez son nom… Moi, j’ai passé la main.
Il prend bien la chose.
Et même, s’il faut vous l’avouer… en vous regardant… il me pousse des idées…
Que voulez-vous dire ?
Voulez-vous vous taire !
Ah ! vous avez compris !
Mais non !
Franchement, vous êtes souverainement belle ! Dites donc, ça serait drôle… mais bien drôle… Aimez-vous toujours le champagne ?
Ah çà ! vous voulez donc me reprendre ?
Voyons… ne dites pas de bêtises..
À qui croyez-vous donc parler ? Sortez, monsieur.
Ah ! non ! il ne faut pas me la faire !
Comment !
Je suis Muserolle !… ancien naufragé de la Méduse !
C’est qu’en vérité vous avez une façon si peu convenable de vous exprimer…
Dame !… entre nous… nous sommes de vieilles connaissances… (lui prenant la main) et je pourrais faire valoir mes titres. (Regardant la main de Blanche.) Tiens !… mais c’est la bague que je vous ai donnée, ça ?
Oui… je l’ai conservée… Est-ce que cela vous contrarie ?
Pas précisément… mais j’aimerais autant qu’elle ne fût pas là…
Pourquoi ?
Dame, elle porte mon nom… et il est inutile de me faire assister à toutes vos petites… fragilités.
Ah ! je n’y tiens pas !
Alors, rendez-la-moi.
Bien volontiers. (Elle fait de vains efforts pour tirer l’anneau de son doigt.) C’est que… je ne peux pas…
Attendez, je vais vous aider. (Il tire de toutes ses forces pour avoir la bague ; avec admiration.) Sapristi ! comme vous avez engraissé !…
Ce n’est pas ma faute.
Elle est incorporée… mais avec un peu de travail… Tenez bon !… ferme…
Il tire de nouveau.
Le Marquis, entrant et les apercevant. Corbleu ! qu’est-ce que c’est que ça ?
Imprudent !
Le mari !
Scène XVI
Entrez donc, mon ami, vous n’êtes pas de trop.
Ah ! vraiment ?… j’aurais cru…
Voilà M. Muserolle qui prétend lire l’avenir dans les lignes de la main… il me disait ma bonne aventure.
Mon Dieu, oui, je… (À part.) Elle est très fine… Nous roulons le mari !
Ils me prennent pour une bête. (Haut et brusquement à Muserolle, lui tendant la main.) Dites-moi aussi ma bonne aventure !
Passez ! je ne suis pas bon.
Celle de la droiture… qui va en biais… Voilà la ligne de l’esprit… elle correspond avec toutes les autres.
Comme les omnibus du boulevard !
Oui, marquis.
C’est bien ! Laissez-nous.
Mais, marquis…
Je vous dis de nous laisser !
Il frappe du pied.
Oui, marquis. (S’approchant de Blanche et la saluant.) Madame… (Bas.) Je crois qu’il a des soupçons.
Vous êtes encore là ?
Je saluais Madame. (À Blanche.) Je vous prie d’agréer l’expression de mon hommage le plus respectueux.
Il sort.
Scène XVII
Enfin il est parti ! Madame, remettez-moi cette bague que votre amant vient de vous passer au doigt.
Comment ?
J’ai tout vu, madame. Cette bague ?
Eh bien, soit, prenez-la… si vous le pouvez…
Nous allons bien voir. (Il fait des efforts pour retirer la bague.) Eh bien !… sapristi !… elle est incrustée !… Où est mon sabre ?
Ah ! non !… Inès, ne voyez-vous pas, grand enfant, que si M. Muserolle venait de me passer cette bague au doigt, elle sortirait facilement ?…
Le fait est que…
Mais alors, quel est ce M. Muserolle qui vous serre les mains avec tant de familiarité ?
C’est… c’est un parent… c’est mon oncle !
Votre oncle ?
Le propre frère de ma mère…
Vous ne m’en avez jamais parlé.
Oh ! jamais ! Il me l’avait trop recommandé ! (À demi-voix.) Il a des motifs pour se cacher.
Ah ! lesquels ?
Des motifs qu’on ne peut pas dire… des motifs supérieurs !… Vous comprenez ?…
Oui, oui, parfaitement.
Vous le respecterez… vous l’aimerez… car c’est tout ce qui me reste de ma famille.
Ah ! c’est tout ce qui vous reste… ? Tiens ! j’ai une idée !
Laissez-moi, vous le saurez bientôt…
Il m’effraie avec ses idées. (Haut.) À tout à l’heure. (À part, en sortant.) Comment faire prévenir Muserolle ?
Elle disparaît.
Scène XVIII
Le Marquis va à la cheminée et sonne, un domestique paraît.
Priez M. Muserolle de venir me parler. (Le domestique sort par le fond. Gaiement.) Je vais lui demander la main de sa nièce ! De sa nièce… je vais lui demander la main !
Vous désirez me parler, marquis ?
Oui… bon vieillard.
Hein ?
Je connais les liens qui vous unissent à Blanche.
Comment ! Elle vous a dit ?
Pourquoi comme un oncle ? (Le marquis l’embrasse. À part.) C’est une bonne nature… il n’est pas jaloux de son prédécesseur…
Vous connaissiez Blanche.
Oh ! oui ! et avant vous !
Pauvre enfant, je l’ai entraînée dans l’abîme !
Le fait est que vous avez été un peu légers tous les deux… moi vivant ; ce n’est pas un reproche… ça me va.
Je suis prêt à réparer mes torts…
Est-ce qu’il va m’offrir une indemnité ? Je ne l’accepterai pas… à moins qu’elle ne soit énorme !
Mon ami…
J’écoute…
Au nom du ciel, accordez-moi la main de Blanche…
Quoi ? La main de Blanche ?
Comment, vous n’êtes donc pas mariés ?
Mais non !
Ah ! sapristi !… mais ça ne me va plus !… Alors, c’est moi qui porte tout !
Tout quoi ?
Le chancelier… et ce vieil imbécile !
Vous paraissez contrarié…
On le serait à moins ! Quand c’était vous, ça m’amusait… mais maintenant ! Ecoutez, il faut la surveiller mieux que ça : j’y tiens, je le veux !
Quoi ?
Eh bien, entre nous, vous ne veillez pas assez au grain.
Quel grain ?
Je ne veux pas déprécier Blanche… mais c’est une petite… comment dirai-je ? c’est une petite changeante.
Enfin, elle papillonne.
Je ne comprends pas.
Eh bien, elle a des intrigues.
Blanche ! l’ange de mon foyer ! (Prenant Muserolle au collet.) Monsieur, c’est une calomnie !… Une preuve ! une preuve !
Pas de colère !… Dans trois minutes, vous en aurez une !…
C’est bien ; je l’attends… Mais rappelez-vous que, si vous ne me fournissez pas cette preuve… vous apprendrez à me connaître… Je suis terrible !… (Avec calme.) Quelle heure avez-vous ?
Il tire sa montre.
Cinq heures moins sept.
Vous avez dit trois minutes… à cinq heures moins quatre… je serai ici. (De la porte.) Je suis terrible !
Il sort.
Scène XIX
Des preuves ! C’est bien simple… je vais redemander le billet à Gargaret…
Voilà l’estimation terminée.
Maintenant, je puis brûler tous mes voisins. (À Albert.) Quand m’enverras-tu ma police ?
Quand tu voudras… demain…
Tiens, vous vous tutoyez ?…
Oui. Figure-toi qu’en arpentant la maison, il a découvert que nous étions parents…
Petits-cousins…
Et, comme entre cousins on se tutoie, je lui ai dit : "Veux-tu ?…" Il m’a répondu : "Si tu veux" ; et ça c’est fait comme ça.
Oui, ça se fait toujours comme ça. (À part, désignant Albert.) Voilà un petit que je vais mettre en surveillance. (À Gargaret.) Dis donc, rends-moi le billet que je t’ai donné tout à l’heure.
Le billet ? Pour quoi faire ?
J’en ai besoin.
Je ne l’ai plus… (Bas.) Comme il s’agissait de ma tante, je l’ai brûlé.
Brûlé ! Patatras !… Me voilà gentil !
Scène XX
Charmante journée !… Ces ombrages sont d’une fraîcheur…
Ah ! c’est bien vrai !… Ah ! c’est bien vrai !
Moins quatre !… Où sont vos preuves ?
C’est bien… Demain, à cinq heures, vous recevrez mes témoins.
À cinq heures… mais je ne suis pas levé !
Charmante journée !… Ces ombrages sont d’une fraîcheur !…
Monsieur, je vous croyais un galant homme… Demain, à cinq heures, vous recevrez mes témoins. (Haut, remontant.) Charmante journée !… Ces ombrages sont d’une fraîcheur !
Deux duels ! ah ! mais ma femme m’ennuie avec sa collection. (Bas à Blanche.) Je vais vous faire fourrer tous en police correctionnelle.
Ah ! monsieur !
Madame est servie.
Le marquis se couche à huit heures et demie… Venez ce soir à neuf heures.
J’y serai… chère enfant… (À part, avec enthousiasme.) Elle est devenue superbe !…
Le marquis sort par le fond avec Blanche, à qui il donne le bras. Dupaillon les suit.ACTE III
Le cabinet de Gargaret. — Au fond, grand vitrage avec rideaux verts, une porte donnant sur les magasins. — Portes latérales, troisième plan. — À gauche deuxième plan, une cheminée, du même côté ; au premier plan, une armoire dans la boiserie. — À droite au deuxième plan, une autre porte ; du même côté, premier plan, une table recouverte d’un tapis vert, avec tout ce qu’il faut pour écrire. — Près de la table, au fond, une presse à copier les lettres.
Scène première
Au lever du rideau, Dominique est à la presse qui est au bout de la table.
Dominique ! Dominique !
Vous n’entendez donc pas ? on vous appelle.
Je passe le copie-lettres sous la presse.
Dominique ! Dominique !
Voilà ! voilà ! je ne peux pas être partout à la fois.
Il sort après avoir posé le copie-lettres sur la table.
Ce n’est pas sec… Elle m’avait dit : "Je couche le marquis à huit heures et demie, venez à neuf…" Alors j’ai acheté un chapeau… chacun a son amour-propre… je me suis rendu au rendez-vous, et… je n’aime pas à compromettre les femmes… (Souriant.) Elle a été très gentille !… très gentille… Nous avons pris une tasse de thé… jusqu’à deux heures du matin… et nous avons causé… causé comme autrefois ! c’est vraiment une femme charmante… (Riant.) Pauvre marquis ! elle m’a fait promettre de ne pas révéler le secret de notre mariage… Ca me va parfaitement… Il n’y a qu’un nuage dans cette soirée délicieuse : j’ai perdu mon couteau… J’y tiens… j’irai le chercher ce soir… je lui ai écrit un mot… badin, pour la prévenir de ma visite. (Lisant sa lettre.) "Ma grosse poularde… as-tu trouvé sur le tapis de ta chambre un couteau avec une scie, une lime et un tire-bouchon ? "
Dans le bureau ? Bien, j’y vais !…
Scène II
Le marquis paraît au fond ; il tient à la main l’ordre la Grande Pivoine jaune et s’avance en souriant vers Muserolle.
Il va me décorer !… Il ne perd pas de temps !
Je connais votre noble conduite… et je viens attacher à votre boutonnière cette distinction que vous avez si bien méritée !
Il attache la pivoine à la boutonnière de Muserolle.
Muserolle. Ah !… que de bontés !
C’est cinquante francs…
Cinquante francs ! (À part.) Eh bien, je ne les regrette pas ! (Fouillant à sa poche.) Pardon… j’ai oublié mon porte-monnaie.
Comme les autres ! (Haut, lui reprenant la décoration.) Eh bien, mon ami, nous recauserons de cette affaire ; quant à notre petit différend… la marquise m’a tout expliqué.
Ah !… elle a eu l’obligeance…
Ah ! marquis !
Il y a des circonstances où la délation, s’appuyant sur un dévouement sans bornes, devient de l’abnégation.
Ah ! marquis ! (À part.) Qu’est-ce qu’elle a pu lui dire ?
J’ai hâte d’arriver à mes affaires privées… J’épouse Blanche, vous êtes son témoin.
Moi ?
C’est son voeu… Quant au cadeau que vous avez l’intention de, lui faire…
Moi ?
Le Marquis. En qualité d’oncle…
Comment ! Elle vous a dit… ?
Soyez tranquille, je ne vous trahirai pas… je connais les motifs qui vous forcent à vous cacher… Quant au cadeau, nous ne voulons pas que vous fassiez des folies… vous donnerez simplement le bouquet de fleurs d’oranger…
Avec un nœud de diamants…
Ah ! mais
C’est son voeu.
Va pour le nœud de diamants !… mais le jour du mariage… Pas avant !…
Monsieur le marquis !
Qu’est-ce que c’est ?
C’est le valet de chambre de M. le marquis qui voudrait lui parler tout de suite… il dit que c’est urgent.
Urgent ? Une forte commande de guano, peut-être. (À Muserolle.) Vous permettez que je voie ?
Faites donc, marquis, faites donc.
Je reviens.
Il sort par le fond, suivi de Juliette.
Scène III
Elle me fait passer pour son oncle… Ca me donne mes entrées… Elle est très forte ! mais le nœud de diamants est de trop… nous en causerons ce soir… À propos, et ma lettre que j’oublie…
Il la retire du copie-lettres.
J’y vais.
Allons ! encore quelqu’un ! Je l’enverrai tout à l’heure…
Il plie sa lettre en quatre et la met dans la poche de son gilet. Albert entre par la gauche ; il est nu-tête, porte des papiers à la main et une plume derrière l’oreille.
Tu tu tu tu…
Ah ! ah ! vous voilà tout à fait installé chez M. Gargaret.
Mon Dieu, oui… Tu tu tu tu…
Comme commis de confiance ?
C’est très commode. (Chantonnant.) Tonton tontaine tonton ! Nourri, chauffé, logé… c’est très commode. (Chantonnant.) Tonton tontaine tonton !
Commode ? Pourquoi ?
Oh ! pour rien… (Chantonnant.)
Le cerf rentre dans la maison,
Tonton tontaine tonton !
J’espère, monsieur, que vous ne me faites pas l’injure de supposer… ?
Il se rassied.
Je ne suppose pas… Je suis sûr.
Sûr… de quoi ?
Vous faites la cour à madame Gargaret.
Moi ? Par exemple ! Vous vous trompez, monsieur ; je n’éprouve pour madame Gargaret qu’un profond sentiment de respect… et pour son mari une affection dévouée qui doit faire tomber tous les soupçons.
Ah ! je connais cet air-là !… on me l’a joué… Tenez, je ne veux pas vous prendre en traître… J’ai une mission.
C’est de vous pincer.
Ah !… Et après ?
De prévenir Gargaret.
Merci !… Seulement, vous ne me pincerez pas.
Oh ! que si !
Oh ! que non !
Vous ne me connaissez pas ! Vous me trouverez partout, dans les armoires, dans les placards, dans les cheminées.
Et dans les tabatières ! (À part.) Comment me dépêtrer de ce crampon-là ? (Haut.) Je vous remercie toujours de me prévenir.
Oh ! ça ne vous sauvera pas. L’amour, voyez-vous, c’est comme le musc… on ne le cache pas longtemps.
Tiens !….
Quoi ?
Rien !… (À part.) C’est une idée !
Scène IV
Bonjour, Muserolle. (À Albert.) Une caisse d’échantillons à expédier, grande vitesse.
Bon.
Le facteur n’est pas venu ?
Non.
J’attends une lettre de Chéradame, de Nantes… il m’écrit : "Envoyez-moi cinq cents kilos de bougies…" Je les envoie… alors, je lui écris : Envoyez-moi de l’argent… Il ne me répond plus… Est-il bête !
Ce ne peut être qu’un retard.
Eh bien, toi, tu es rentré à une belle heure cette nuit…
Hum ! oui… j’ai été voir les illuminations des magasins du Printemps… c’est superbe, c’est… (Il éternue.) Tiens, je me suis enrhumé !
Il remonte.J’ai dépouillé la correspondance… Tout le monde se plaint que ta bougie coule…
Qu’est-ce que tu as répondu ?
Que c’était un signe de bonne qualité… Il n’y a que les mauvaises bougies qui ne coulent pas.
Très bien ! Voilà un ami ! Piocheur et désintéressé ! Il dépouille ma correspondance, il tient mes écritures… et qu’est-ce qu’il réclame pour son salaire ?… Rien… Une poignée de main ! (Avec émotion.) Veux-tu de l’augmentation ?
Oui ! Donne-moi les deux !
Les voici ! Brave ami !
Ils se serrent les mains.
Je n’ai jamais été si bête que ça, moi !
Mais tu n’as pas affaire à un ingrat… Je rumine certain petit projet…
Scène V
Le marquis entre par le fond. Il est tout bouleversé.
Il faut que je vous parle… à l’instant, sans témoins…
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il a ?
Vous, vous n’en êtes pas !
Va faire partir la caisse.
À l’instant. (Il prend la caisse et remonte au fond. À part, en regardant Muserolle.) Ah ! tu veux m’espionner, toi !…
Mes amis…
Je cours chez le pharmacien.
Il disparaît.
Scène VI
Voyous… Qu’est-ce qu’il y a ?
Eh bien, ça y est ! (À Muserolle.) Vous aviez raison… ma femme papillonne.
Encore !
Comment, encore ?
Non… Je veux dire… encore des soupçons !
Ah ! cette fois, je suis sûr de ce que j’avance…
Quelle famille, mon Dieu, quelle famille !
Vous êtes mes amis, mes parents… et je viens vous demander…
De vous servir de témoins ?
Non ! Je ne veux pas me battre.
Je compte le tuer à coups de revolver… comme un chien…
Mais c’est défendu…
Comme ambassadeur, je ne serai pas poursuivi… Je suis inviolable.
Tiens, c’est commode.
Et connaissez-vous le délinquant ?
Pas encore ; mais je compte sur vous pour m’aider à le découvrir… On ne se méfiera pas de vous… et, dès que vous apprendrez quelque chose, vous viendrez me le dire…
C’est convenu.
Jurez-le-moi !
Oh ! ça… nous le jurons !
Voilà !
Mon couteau !
Mais c’est…
Ca, c’est un couteau espagnol.
Ah bah !
Il faut chercher à l’étranger.
Il y a une inscription sur la lame.
De l’espagnol.
"Dupont… à Paris, rue Vivienne…" Le nom du fabricant… Je cours chez le coutelier.
Il remonte.
Avec tout cela, il ne parle pas de la dot… (Haut.) Dites donc, marquis, et la dot ?
Je n’ai pas le temps.
Il sort vivement.
Il y a quatorze ans que j’ai acheté ce couteau-là, je suis bien tranquille.
Scène VII
Est-il possible ? Toi ! Ma tante !
Mon ami, ne va pas te figurer des choses… Il n’y a rien…
S’il n’y a rien, il faut le dire au marquis.
Garde-t-en bien !
Alors il y a quelque chose… et, s’il y a quelque chose il faut encore le dire au marquis… Nous l’avons juré.
Oh ! ces serments-là…
Mon ami, je suis très carré, moi… Quand ta femme t’a… bon ! je te l’ai dit… et, maintenant qu’il s’agit de l’honneur de ma famille, je me tairais ?
D’abord, je ne sais pas de quoi tu te mêles !… Blanche n’est pas la femme du marquis.
Comment ! Ils ne sont pas mariés ?
Quelle famille ! mon Dieu, quelle famille ! Mais comment sais-tu qu’elle n’est pas sa femme ?
Parbleu ! c’est la mienne !
La tienne ?
Ma foi, tant pis ! ça m’a échappé !…
Celle qui était dans le restaurant… avec un notaire ?
La même…
Quelle famille ! quelle famille !… Alors pourquoi ne la reprends-tu pas ?
Ah ! bigre, non ! Le marquis… et puis elle est casée…
Alors promets-moi de ne plus la revoir… Tu comprends, la tante de ma femme… aux yeux du monde… Du reste, je te surveillerai…
Attends ! je vais t’occuper ! (Haut.) Tu ferais bien mieux de surveiller ton cousin.
Il fait la cour à ta femme.
Allons donc !
Enfin surveille-les, cache-toi… et tu verras.
Scène VIII
Des factures à signer.
Très bien… passe-moi (Il prend les papiers, va s’asseoir à la table et signe. À Albert.) Le facteur n’est pas arrivé ?
Non.
J’attends toujours la lettre de Chéradame, de Nantes.
Il faut absolument que j’aille prévenir Blanche des soupçons du marquis.
Il remonte pour prendre son chapeau et son pardessus.
Adieu, je sors.
Où vas-tu ?
Je vais chez mon marchand de bois… vendre des planches… Tu comprends, quand on exploite une forêt…
Il met ses gants.
V’lan, v’lan !… Comme ça s’il rôde dans mes environs je le sentirai…
Brr ! il ne fait pas chaud ce matin…
Il met son pardessus.
V’lan… sur celui-là aussi !…
Allons, bien !… Allons, bien !…
Quoi ?
Il manque un bouton… Après ça, je peux m’en passer.
Il retire son pardessus.
Donne… je le ferai recoudre par la bonne… Mâtin ! comme tu sens le musc !
Hum !
Il remonte.Je ne sens rien… je suis enrhumé. (Bas à Gargaret.) Ca doit être le petit.
Au fait… ça ne sentait rien tout à l’heure…
Il se parfume… donc il est criminel… La vertu ne se parfume pas.
C’est vrai !… Moi, jamais… (Par réflexion.) Si, un peu de pommade le dimanche.
Qu’est-ce qu’ils ont à chuchoter ?
Enfin, tu sais ce que je t’ai dit…. Cache-toi… et tu verras. (Haut.) Je vais m’occuper de Blanche… (se reprenant) de mes planches.
Il sort par le fond.
Scène IX
Ah !… (À Gargaret.) Vous êtes en affaires, je me retire.
Ma femme ! (Haut.) Du tout !… J’allais sortir. (Il remonte ; à part.) Je vais leur tendre un piège infernal.
Tu nous quittes ?
Oui, mes enfants, je suis obligé d’aller à la Bourse… Les suifs m’inquiètent… (Tirant sa montre.) Il est une heure… Je ne reviendrai qu’à quatre heures un quart, c’est-à-dire dans trois heures un quart… Je vous confie la maison… (À part.) C’est infernal, ce que je fais là ! (À Lucie.) Adieu, ma bichette. (Il l’embrasse.) Ah ! j’ai bien confiance en toi, va !… Adieu, ma bichette. (Il l’embrasse de nouveau ; à part en sortant.) C’est infernal !
Il disparaît par le fond en emportant le paletot de Muserolle.
Adieu, mon ami.
Scène X
Non, c’est impossible… la position n’est pas tenable !
Qu’avez-vous donc ?
Je ne puis assister plus longtemps au développement de vos effusions, conjugales !… "Bonjour, ma bichette !… Adieu, ma bichette !…" Et il vous embrasse ! et il vous rembrasse ! et moi, je suis là !
Ah ! monsieur Albert !… je ne vous ai promis que l’amitié !
Eh ! l’amitié… Vous n’avez donc pas lu ma lettre ?
Laquelle ?
Celle que j’ai placée dans le copie-lettres… Notre nouvelle cachette depuis que je fais seul la correspondance.
Non… Je ne l’ai pas vue.
Elle ne lit même pas mes lettres !… (Tirant une lettre du copie-lettres.) Tenez… la voilà !
Donnez-la-moi…
Non ! c’est inutile !… À quoi bon ? Une lettre que j’avais soignée… où j’avais répandu des torrents de passion… Ah ! si c’est ainsi que vous comprenez l’amitié !…
Mais je vous assure que je vous aime bien…
Ah ! vous me faites peur !
Et si vous me repoussez… moi aussi, je monterai sur les tours Notre-Dame, et je me ferai sauter la cervelle.
Lucie, vivement.- Non, Albert ! je vous le défends !
Alors accordez-moi une faveur…
Laquelle ?
Laissez-moi vous embrasser… C’est bien peu de chose.
Oh ! non !… Si on venait !…
On ne viendra pas !…
Il va voir à gauche.
Ils sont ensemble ! C’est infernal, ce que je fais là.
Il se dirige à pas de loup vers l’armoire et s’y cache.
Personne !
Vite, dépêchez-vous !…
Albert s’approche pour l’embrasser et s’arrête, humant l’air.
Eh bien ?
Eh bien, comme je vous le disais tout à l’heure, madame, la fidélité est le plus beau diamant de la femme ! Le foyer domestique, la famille !… Il n’y a que ça de vrai !…
Qu’est-ce qu’il me dit là ?
Ah ! tu m’écoutes. (Haut, continuant.) Aimez votre mari, madame, aimez-le toujours… Son noble cœur est digne du vôtre, car c’est l’âme la plus noble, l’esprit le plus élevé, l’intelligence la plus vaste.
On entend des sanglots qui partent de l’armoire.
Ecoutez… on pleure dans l’armoire… (L’armoire s’ouvre et on aperçoit Gargaret pleurant à chaudes lames.) Mon mari !
Gargaret !
Imbécile de Muserolle ! J’ai douté de vous !… Albert, dans mes bras !
Il quitte l’armoire dans laquelle est resté le paletot ; la porte se referme.
Comment ! tu as entendu ?
Oui, mon ami…
Et l’on voulait le ternir ! lui, le plus fidèle, le meilleur des amis !… Mais tu n’as pas affaire à un ingrat… (Tirant un papier de sa poche.) Tiens, prends ce papier…
Qu’est-ce que c’est ?
Un acte d’association. (Avec émotion.) Albert… veux-tu devenir mon associé ?
Mais je ne sais si je dois…
Je t’en prie… Ma femme t’en prie aussi… (À Lucie.) N’est-ce pas que tu veux bien qu’il soit mon associé ?
Mais… comme tu voudras, mon ami.
Allons, puisque vous l’exigez… j’accepte…
Il prend le papier.
Je vous laisse. (À part.) Mais comment a-t-il pu deviner que mon mari était dans l’armoire ?
Elle sort.
Mon Dieu… ça dépend… quand on est pressé… on en met deux…
Très bien… J’étais pressé… À bientôt !
À bientôt !
Il disparaît par le fond.
Scène XI
Il est bon que, dans une maison d’une certaine importance, un des associés connaisse à fond l’orthographe.
Au secours ! cache-moi !
Muserolle !
Quelle scène ! Ah ! mon ami… Enfin, je crois que je l’ai dépisté !
Mais qu’y a-t-il ?
Oh ! dans quel état ! (Il sonne.) Permets-moi de changer…
Donne-moi un autre vêtement. (Juliette sort. À Gargaret.) Mon ami, je viens d’échapper à la mort… J’étais allé chez Blanche…
Encore !…
Pour lui faire mes adieux… Sois tranquille, je n’y retournerai plus !… J’étais là depuis cinq minutes… lorsque nous entendons tout à coup la voix du marquis qui rentrait. C’est un tigre, cet homme-là !… Blanche m’indique du doigt l’escalier de service… je m’y précipite tête baissée… mais ! comme j’ai de grosses chaussures, j’aurais dû les ôter… Le marquis entend mes pas… il se met à ma poursuite en criant : "Arrêtez, monsieur ! arrêtez, si vous n’êtes pas un lâche !…" Naturellement je redouble de vitesse… mais tout à coup… pif ! paf ! pan !… des coups de revolver plein l’escalier !… Il est cousu de revolvers, ce vieux trappeur ! J’entends les balles qui me sifflent aux oreilles… je me baisse, mon pied glisse, je tombe, et crac ! ma redingote se fend… et le revolver marchait toujours… pif ! paf ! pan !… (D’un ton héroïque.) Je me relève, la peur me donne du courage, je repars, je vole, je franchis les corridors, j’enfile la rue, je renverse les passants, j’écrase un chien, je reçois un coup de parapluie, j’arrive ici… et me voilà !
Quel drame !
L’habit de Monsieur.
Je ne vois pas…
Tâte-moi bien… parce que les balles… on en est criblé… et on ne s’en aperçoit que le lendemain.
À qui le dis-tu ? J’en ai reçu deux dans ma devanture de boutique, et je ne m’en suis aperçu que huit jours après… Mais penses-tu que le marquis t’ait reconnu dans cette course insensée ?
Non !… Je suis tranquille maintenant : il est évident que s’il m’avait reconnu, il serait déjà ici…
Le coquin ! le brigand ! je le tuerai ! .
Mais c’est lui !
Oui. (Apercevant la redingote qu’il vient d’ôter.) Oh ! ma redingote !… il la reconnaîtrait ! (Il. jette vivement la redingote sous la table.) Maintenant, du calme… Jouons aux dominos… As-tu un jeu de dominos ?
Non.
Quelle baraque !
Scène XII
Le marquis entre avec Albert, il tient un revolver à la main.
Je le trouverai ! Je le tuerai et je le mangerai !
Voyons ; marquis !
J’écume, je grince, j’étrangle. (À Gargaret.) Où est-il ?
Qui ça ?
Des passants m’ont dit qu’il s’était sauvé dans cette rue.
Mais qui ?
Un gandin qui roucoulait auprès de ma femme !
Un gandin ! Il ne m’a pas reconnu !
Tiens !… Est-ce que ce serait ?…
Je me suis élancé à sa poursuite en lui criant… (S’arrêtant tout à coup et flairant.) Ah ! sapristi… la même odeur… le musc ! (Il s’est approché de l’armoire, guidé par l’odeur.) Il est là ! Sortez, monsieur, si vous n’êtes pas un lâche ! (Ouvrant l’armoire.) Mais sortez donc ! (Regardant.) Rien… Un paletot qui sent le musc.
C’est à moi !… Depuis mon mariage, je me musque un peu… par-ci, par là…
Pouah !… c’est dégoûtant. (Il rejette le paletot et vient s’asseoir près de la table.) Ma femme m’a dit que c’était son coiffeur… mais un coiffeur ne se sauve pas… et d’ailleurs… (S’arrêtant tout à coup et flairant.) Ah ! sapristi !… Sentez-vous le musc ? (Indiquant la table.) Il est là-dessous ! (S’adressant à la table.) Sortez, monsieur, si vous n’êtes pas un lâche ! (Donnant des coups de pied sous la table.) Sortiras-tu ?… Non ?… Attends ! (Il tire sous la table plusieurs coups de revolver qui ratent.) Je n’ai plus de cartouches !
Il en a criblé l’escalier…
Ah ! les pincettes. (Il les prend et en donne des coups sous la table.) Tiens ! tiens ! (Soulevant le tapis et amenant la redingote avec les pincettes,) Il a oublié sa redingote !… Il y a donc une trappe là-dessous ?
Taisez-vous !
Il est enragé !…
Voyons si je trouverai quelque indice.
Saprelotte !… Mon portefeuille !… (Se tâtant.) Non, je l’ai.
Ah ! une facture de chapelier. (Lisant.) "Vendu à monsieur…" pas de nom… "un chapeau avec les initiales E. M."
Sapristi !
Edmond Muserolle.
E. M… Qui ça peut-il être ? (Le marquis décoiffe successivement Gargaret et Albert pour vérifier les initiales au fond de leur chapeau ; il arrive à Muserolle, qui s’assoit sur le sien et le regarde en souriant.) Je cours chez le chapelier.
Il sort.
Eh bien, et la dot, marquis ?
Il disparaît.
Scène XIII
Il est parti ! (Prenant son chapeau et en arrachant rapidement la coiffe. À part.) Faisons disparaître ces initiales…
Oui… c’est prudent, ce que vous faites là.
Quoi ?
Ah ! je vous tiens à mon tour ! L’homme au musc, c’est vous, l’homme au chapeau, c’est vous !
Chut !… malheureux !
Ah ! vous m’accusiez de faire la cour à madame Gargaret… tandis que vous jaunissiez les cheveux blancs de cet excellent marquis !… Eh bien, moi aussi, j’ai une mission… C’est de vous pincer et de le dire !
Vous ? (Fouillant à sa poche.) Attendez !… Je vous en défie bien !
Pourquoi ?
Ma lettre !
"Elle doit faire place à un sentiment plus vif…"
Où avez-vous trouvé ce billet ?
Dans ce copie-lettres…Un hasard… dont je me sers…
Mais quelle est donc celle que j’ai retirée ? (Défripant un papier et le lisant.) "Ma grosse poularde…"
Hein ! Ma lettre !
"As-tu trouvé sur le tapis de ta chambre un couteau ? " C’est égal, réclamer un couteau à une femme qu’on aime, je trouve ça petit.
Monsieur, ce n’est pas à cause du couteau, c’est à cause de la scie et du tire-bouchon. Ma lettre, monsieur, rendez-moi cette lettre !
Ah ! permettez… Donnant, donnant… Rendez-moi d’abord la mienne.
Non… ensemble… (Lui tendant sa lettre.) Voici votre petite incongruité…
Et voici la vôtre !…
Scène XIV
Gargaret, qui est entré sans bruit, prend la lettre que tient Albert.
Oh !
Oh !
La lettre de Chéradame… Ah ! le facteur est arrivé.
Albert, très effrayé - Non !… c’est ton acte d’association… (Bas.) Plein de fautes d’orthographe !
Cache ça ! cache ça !
Il lui serre la main.
Comment ! Il la lui rend !
Voici mon oncle.
Tous font un mouvement d’épouvante.
Scène XV
Ah ! je suis plus calme… C’était bien le coiffeur qui était chez moi…
Ah !
Blanche m’a donné le fer à papillotes… Le voici… (Il le montre.) Et puis le musc ! Il n’y a que les coiffeurs (regardant Gargaret) et les imbéciles qui se mettent du musc.
Pardon, marquis… Puisque vous êtes de bonne humeur, si nous parlions un peu de la dot ?
On l’apporte derrière moi… Cent quatre-vingt-cinq mille francs.
Comment, cent quatre-vingt-cinq ?… Cent quatre-vingt-dix.
Cent quatre-vingt-cinq.
Cent quatre-vingt-dix.
Tenez, j’ai là mon copie-lettres qui fait foi… (Il va le chercher.) Je vous ai écrit : "En réponse à votre honorée j’accepte la dot de cent quatre-vingt-dix mille francs."
C’est impossible !
Nous allons bien voir. (Lisant.) "Nous vous expédions par petite vitesse." Ce n’est pas ça !… (Lisant.) "Ma chère Lucie…" Tiens ! une lettre à ma femme ; c’est d’Albert.
Oui, je me suis amusé. (Bas à Muserolle.) Sapristi !… Vous l’avez donc mise sous presse ?
Non ! je me suis assis dessus… et je l’aurai imprimée avec mon… poids.
"Ma chère Lucie… Non, l’amitié ne suffit plus… Elle doit faire place à un sentiment plus vif.. Laissez tomber un regard d’amour sur l’homme qui vous a consacré sa vie."
Eh bien, s’il se tire de là !
"Son noble cœur est digne du vôtre…" (Très attendri) "Son noble coeur…" (serrant la main d’Albert.) Merci ! Ah ! Albert ! (Il l’embrasse, sanglotant) Il lui donne des conseils jusque dans le copie-lettres ! Ecoutez-le, madame, écoutez-le toujours.
Il fait passer Albert près de Lucie, après avoir donné le copie-lettres au marquis.Non ! il est à mettre au Jardin des Plantes !…
Qu’est-ce que c’est que ça ? (Lisant) "Ma grosse poularde…"
Nom d’un canon !
Il a imprimé les deux !
"As-tu trouvé sur le tapis de ta chambre un couteau avec une scie, une lime et un tire-bouchon ? " (S’arrêtant.) L’homme au couteau !… Enfin, je le tiens !…
Je suis perdu !
Nous allons assister à un carnage.
"J’irai te le réclamer ce soir à neuf heures… Quant au marquis, c’est un singe."
Un songe ! Voyez, il y a un point sur l’o.
C’est juste… (Lisant.) "Un songe dont nous respecterons le sommeil" (S’arrêtant.) Avec singe, ça n’aurait pas de sens.
"J’ai été bien heureux après une si longue absence de te serrer contre mon coeur…" (S’arrêtant, furieux.) Où est mon revolver ?
À ta place, je filerais.
Je crois que je n’ai pas signé…
"Je n’oublierai jamais cette belle soirée de printemps…
Signé : MUSEROLLE."
J’ai signé !
Il va le tuer !
Muserolle, mon oncle !… (S’attendrissant et lui ouvrant les bras.) Mon bon oncle !
Ils s’embrassent.
Son oncle à présent !… Jamais je ne pourrai me débrouiller dans cette famille-là !
Et moi qui soupçonnais mon oncle !
Ah ! je suis bien heureux !
Moi aussi.
Ils sont heureux ; décidément, on ne doit pas le dire.