Dombey et fils (Dickens)/I/19

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Traduction par Mme  Bressant.
Librairie Hachette et Cie (1p. 288-303).


CHAPITRE XIX.

Départ de Walter.


Le petit aspirant de marine à la porte de l’opticien, comme un vrai sans-cœur qu’il était, continuait à montrer une suprême indifférence pour le départ de Walter, même au moment où le dernier jour qu’il passait dans la petite salle à manger touchait à sa fin. Son télescope, braqué devant le moule de bouton noir qui lui servait d’œil, et son visage exprimant toujours une intarissable gaieté, le petit aspirant étalait de la façon la plus gracieuse les pans lilliputiens de son habit, et, tout absorbé par ses observations scientifiques, il ne prenait aucune part aux agitations de ce bas monde. S’il avait encore quelque rapport avec les objets extérieurs, c’est qu’un jour sec le couvrait de poussière, un temps brumeux le tachetait de parcelles de suie, ou bien la pluie faisait reluire pour un moment son uniforme terni, ou le soleil le calcinait ; à cela près, c’était un aspirant insensible, endurci, obstiné, tout entier à ses découvertes et s’inquiétant aussi peu de ce qui se passait autour de lui, ici-bas, qu’Archimède au siège de Syracuse.

C’était du moins ce qu’il semblait être dans la situation présente des affaires domestiques de son patron. Walter le regardait avec intérêt bien des fois en entrant ou en sortant, et le pauvre oncle Sol, quand Walter était absent, venait s’appuyer contre le montant de la porte, reposant sa perruque fatiguée le plus près possible des boucles de souliers de l’ange gardien de sa boutique et de son commerce. Mais il n’y a pas de fétiche, avec sa bouche fendue jusqu’aux deux oreilles, ni d’idole farouche, au regard assassin, surmontée d’un panache de plumes de perroquet, qui ait jamais montré plus d’indifférence aux invocations de ses sauvages adorateurs que le petit aspirant n’en montrait à ces témoignages d’attachement.

Le cœur de Walter était bien gros quand, regardant tout autour de sa vieille petite chambre, qui s’élevait au milieu des entablements et des tuyaux de cheminées, il se disait qu’une nuit encore et il lui faudrait dire adieu, peut-être pour toujours, à cette vieille connaissance. Dépouillée de son petit fonds de livres et de tableaux, elle semblait lui reprocher sévèrement sa désertion et l’on eût dit qu’elle pressentait déjà qu’elle allait lui devenir étrangère. « Encore quelques heures, pensait Walter, et cette vieille chambre ne m’appartiendra pas plus que les rêves que j’y ai faits, lorsque j’étais écolier. Ces rêves me reviendront peut-être encore dans mon sommeil, comme je pourrai revoir encore ce lieu, mais les rêves au moins n’auront pas d’autre maître que moi, tandis que la chambre pourra en avoir une vingtaine, et chacun d’eux pourra la changer, la négliger, en user et en abuser à son gré.

Mais il ne fallait pas laisser son oncle seul dans la petite salle à manger où il était assis sans ami (car le capitaine Cuttle, qui, dans ce qu’il était, n’agissait pas toujours à l’étourdie, était resté chez lui bien contre son gré, tout exprès pour laisser l’oncle et le neveu causer à cœur ouvert entre quatre yeux) ; aussi Walter, à peine rentré de son dernier jour de travail, descendit-il promptement pour lui tenir compagnie.

« Mon oncle, dit-il gaiement, en posant sa main sur l’épaule du vieillard, que faudra-t-il que je vous envoie de la Barbade ?

— L’espérance, mon cher Walter. Oui, l’espérance de nous revoir un jour avant de descendre dans la tombe. Envoyez-m’en autant que vous pourrez.

— Certainement mon oncle, je vous en enverrai. J’en ai plus qu’il ne m’en faut et je n’en serai pas chiche. Quant à des tortues vivantes, des citrons pour le punch du capitaine Cuttle, et des conserves pour vous le dimanche, et le reste, je vous en expédierai des cargaisons entières… quand je serai assez riche. »

Le vieux Sol essuya ses lunettes et sourit à demi.

« À la bonne heure ! mon oncle, s’écria Walter gaiement et lui frappant cinq ou six fois sur l’épaule. Vous me donnez du courage, je vous en donnerai aussi ! Demain matin, nous serons gais comme des alouettes, mon oncle, et nous volerons aussi haut qu’elles. Car mon ambition, voyez-vous, a déjà pris son vol à perte de vue.

— Walter, mon cher enfant, répondit le vieillard, je ferai de mon mieux, je ferai de mon mieux.

— Et votre mieux, mon oncle, dit Walter avec son doux sourire, est le mieux des mieux que je connaisse. Mais vous n’oublierez pas non plus ce que vous avez à m’envoyer à moi, mon oncle ?

— Non, Walter, non, répondit le vieillard, tout ce que j’apprendrai de miss Dombey, maintenant qu’elle est seule, pauvre petit agneau ! je vous l’écrirai. Je crains seulement de ne pas avoir grand’chose à vous apprendre, Walter.

— Je vous dirai, mon oncle, dit Walter après un moment d’hésitation, que j’y suis allé tout à l’heure. — Ah ! ah ! murmura le vieillard en relevant ses sourcils, et avec ses sourcils ses lunettes.

— Ce n’était pas pour la voir, dit Walter, et cependant je l’aurais pu, j’en suis sûr, si je l’avais demandé, car M. Dombey n’est plus à Londres, mais je voulais dire un mot d’adieu à Suzanne. J’ai cru pouvoir me hasarder à le faire, grâce aux circonstances, et en me rappelant ma dernière rencontre.

— Oui, mon garçon, oui, répondit son oncle qui, depuis un instant, était plongé dans de profondes réflexions.

— Je l’ai donc vue, poursuivit Walter, j’entends Suzanne, et je lui ai appris que je pars demain matin. Je lui ai dit, mon oncle, que vous vous êtes toujours intéressé à miss Dombey depuis le soir où je l’ai amenée ici, que vous aviez toujours souhaité la voir en bonne santé et heureuse et que vous vous feriez toujours honneur et plaisir de lui être utile en quoi que ce soit. J’ai cru pouvoir dire cela, à cause de la circonstance ; n’êtes-vous pas de mon avis, cher oncle ?

— Oui, oui, mon garçon, répondit son oncle toujours pensif.

— Et j’ai ajouté, continua Walter, que si elle, j’entends toujours Suzanne, que si elle voulait bien, soit par son entremise ou par celle de Mme  Richard, ou de toute autre personne qui pourrait venir de ce côté, vous faire savoir si miss Dombey était toujours en bonne santé et heureuse, vous lui en seriez obligé, afin de pouvoir me l’écrire, et que moi je lui en aurais aussi bien de l’obligation. Eh bien ! là ! ma parole, mon oncle, c’est à peine si j’avais pu dormir la nuit dernière en pensant à cela, et quand j’ai été dehors je ne pouvais me décider ni à me rendre chez M. Dombey ni à partir sans parler à Suzanne, mais je n’ai écouté que mon cœur, et voyez-vous j’aurais été bien malheureux après, si je ne m’étais donné cette consolation. »

Son ton de franchise prouvait la sincérité de ses paroles et témoignait de la pureté de ses sentiments.

« Aussi, mon oncle, dit Walter, si vous la voyez jamais, j’entends miss Dombey cette fois, et peut-être la verrez-vous, qui sait ?… dites-lui tout ce que je ressens pour elle ; combien j’ai pensé de fois à elle, quand j’étais ici ; dites-lui que j’ai parlé d’elle les larmes aux yeux, mon oncle, le dernier soir qui a précédé mon départ ; dites-lui que jamais je n’oublierai ses manières affables, son charmant visage, ni cette bonté qui vaut mieux encore. Et je ne les emporte pas comme ayant chaussé un pied de femme, ou de jeune demoiselle, mais comme ayant chaussé seulement le pied d’une innocente enfant ; oui, reprit Walter, dites-lui, si vous y pensez, mon oncle, que j’ai conservé ces souliers qui tant de fois sont tombés ce fameux soir, elle se le rappellera, et que je les ai emportés avec moi comme un souvenir ! »

À ce moment même, les petits souliers sortaient de la maison dans une des malles de Walter. Un commissionnaire, emportant son bagage sur un camion pour le faire charger dans les docks du Fils-et-Héritier, les avait en sa possession, et les roulait sous les yeux mêmes de l’insensible aspirant de marine, avant que leur propriétaire eût seulement achevé sa phrase.

Mais on pouvait cette fois excuser chez ce vieux marin son insensibilité à l’égard du trésor que le camion emportait de toute la vitesse de sa roue, car au même instant, juste dans le champ de ses observations en pleine lentille de son télescope braqué à l’horizon, Florence et Suzanne Nipper apparaissaient en personne ; oui, Florence elle-même, regardant avec une espèce de timidité sa figure singulière et recevant à bout portant le rayon lumineux de son œil de bois.

Bien mieux, elles entrèrent dans la boutique, et de la boutique dans la salle à manger, et sans avoir été vues de personne si ce n’est du petit aspirant de marine. Walter, qui tournait le dos à la porte, ne les aurait pas même encore aperçues sans le saut que fit le vieux Sol de sa chaise pour aller retomber sur une autre.

« Quoi donc, mon oncle ! s’écria Walter : Qu’est-ce que vous avez ?

— Miss Dombey ! répondit le vieux Solomon.

— Est-ce possible ! s’écria Walter en se retournant et reculant d’étonnement à son tour. Miss Dombey, ici ! »

C’était si bien possible et si réel que Florence, pendant cette exclamation, avait passé vivement devant lui, avait pris dans chacune de ses mains les revers tabac de l’habit de l’oncle Sol et l’avait embrassé sur la joue. Puis, se retournant, elle tendit la main à Walter de cet air franc et affectueux qui lui était particulier et que personne au monde n’avait comme elle.

« Vous partez, Walter ! dit Florence.

— Oui, miss Dombey, répondit-il, mais d’un ton cette fois qui trahissait son peu de confiance dans son étoile, je vais faire une traversée.

— Et votre oncle, dit Florence, en regardant Solomon, il est triste de vous voir partir, j’en suis sûre. Oh ! oui, je le vois bien, cher Walter, j’en suis bien triste aussi.

— Bonté du ciel ! s’écria miss Nipper, et dire qu’il y en a je ne sais combien dont on pourrait se passer ici, si l’on ne tient qu’à remplir des vides ! Si on veut une surveillance vigilante dans les Indes, pourquoi ne pas prendre Mme  Pipchin ? Elle vaut son pesant d’or pour l’emploi, et, s’il faut du monde qui s’entende à tyranniser les nègres, on n’a qu’à s’adresser aux Blimber, ils feront bien l’affaire ! »

En disant cela, miss Nipper dénoua les cordons de son chapeau et après avoir regardé, sans faire semblant de rien, dans une petite théière, qui était préparée sur la table pour le service journalier du petit ménage, elle remua la tête et en même temps la boîte à thé en étain, et se mit à faire le thé, sans qu’on l’en eût priée.

Pendant ce temps-là, Florence s’était retournée vers l’opticien, qui ne pouvait revenir ni de sa surprise ni de son admiration.

« Comme elle est grandie ! disait le vieux Sol. Comme elle a gagné ! et cependant elle n’a pas changé ! toujours la même !

— Vraiment ? dit Florence.

— Ou… oui, répondit le vieux Sol, se frottant lentement les mains et se parlant à lui-même à demi-voix pendant que le regard pensif de la jeune fille attirait son attention. Oui, cette expression elle l’avait déjà quand elle était petite !

— Vous vous souvenez de moi, dit Florence avec un sourire, vous vous rappelez la petite enfant que j’étais alors ?

— Ma chère demoiselle, répondit l’opticien, comment pourrais-je vous oublier, quand j’ai si souvent pensé à vous, si souvent entendu parler de vous depuis ce jour-là ? Tenez ! au moment même où vous êtes entrée, Walter me parlait de vous encore, me donnait, avant son départ, des commissions pour vous, et…

— Vraiment ? dit Florence. Je vous remercie, Walter. J’avais peur de vous voir partir sans penser à moi ; » et elle lui tendit encore la main avec tant de franchise et d’abandon que Walter la garda quelque temps dans la sienne sans pouvoir se décider à s’en séparer.

Et cependant il ne la garda pas, comme il l’aurait fait autrefois, et il ne sentit pas, en la touchant, s’éveiller dans son cœur ces rêves de son enfance qui l’avaient agité encore tout dernièrement et avaient jeté le trouble dans son âme. La pureté et l’innocence de ses manières engageantes, cette confiance si vraie, cet intérêt qu’elle lui témoignait sans chercher à le déguiser, qui se lisait dans ses yeux, et se voyait sur son charmant visage à travers le triste sourire, hélas ! qui l’assombrissait plutôt qu’il ne l’éclairait, tout cela n’avait plus la tournure romanesque de ses rêves ; tout cela lui rappelait plutôt la couche mortuaire sur laquelle il l’avait vue penchée, et l’amour que la pauvre enfant avait voué à son frère. Ces souvenirs semblaient emporter Florence sur leurs ailes bien au-dessus de ses rêves frivoles, dans une région plus claire et plus sereine.

« Je… je crains de ne pas pouvoir vous appeler autrement que l’oncle de Walter, monsieur, dit Florence au vieillard, voulez-vous bien me le permettre ?

— Ma chère jeune demoiselle, s’écria le vieux Sol, comment ! si je veux vous le permettre ! Ah ! grand Dieu !

— C’est sous ce nom que nous vous connaissions et que nous parlions toujours de vous, dit Florence en regardant autour d’elle avec un léger soupir. Quelle bonne petite salle à manger ! Toujours la même ! Oh ! comme je me la rappelle ! »

Le vieux Sol la regarda d’abord, puis il regarda son neveu, puis il se frotta les mains, essuya ses lunettes et dit tout bas : « Oh ! le temps ! le temps ! comme cela passe ! »

Il se fit un court moment de silence, pendant lequel Suzanne Nipper mit en réquisition deux tasses d’extra avec leurs soucoupes qu’elle tira du buffet, et attendit d’un air pensif le moment de verser le thé.

« Je veux dire quelque chose à l’oncle de Walter, dit Florence (et comme le bras du vieillard était appuyé sur la table, elle y posa timidement la main pour attirer son attention), quelque chose qui me préoccupe. Il va rester tout seul, et s’il veut bien me permettre, non pas de prendre la place de Walter, car c’est impossible, mais d’être sa sincère amie et de le consoler un peu, si je le puis, pendant l’absence de Walter, je lui en serai bien reconnaissante. Le voulez-vous ? Est-ce possible, oncle de Walter ? »

L’opticien, sans parler, porta la main de Florence à ses lèvres et Suzanne Nipper se renversant les bras croisés sur le dossier du fauteuil, qu’elle s’était décerné comme présidente, se mit à mordre une des brides de son chapeau et poussa un petit soupir de satisfaction en regardant le plafond.

« Vous me laisserez venir vous voir quand je le pourrai, et vous me raconterez tout ce qui aura rapport à vous et à Walter ; vous n’aurez pas de secrets pour Suzanne, quand elle viendra sans moi, vous aurez confiance en nous, vous vous reposerez sur nous et vous compterez sur nous. Vous essayerez de vous prêter à nos consolations ? Le voulez-vous, oncle de Walter ? »

La figure expressive tournée vers lui, les yeux suppliants, la douce voix, la légère pression sur son bras rendue plus séduisante encore par le respect et la vénération qu’inspiraient à une enfant ses cheveux blancs et qui donnait à sa physionomie une expression de timidité pleine de grâce et d’hésitation modeste, tout cela, joint à sa vivacité naturelle, avait tellement captivé le pauvre opticien qu’il ne put que répondre :

« Walter, parle pour moi, mon enfant ! Je suis bien reconnaissant.

— Non, Walter, répondit Florence avec son sourire tranquille, ne parlez pas pour lui, je vous prie. Je le comprends parfaitement, et d’ailleurs il faut bien que nous apprenions à causer ensemble sans vous, cher Walter. »

Le ton de regret avec lequel elle prononça ces derniers mots toucha Walter plus que tout le reste.

« Miss Florence, répondit-il en faisant un effort sur lui-même pour recouvrer la gaieté qu’il avait conservée dans sa causerie avec le vieux Sol, pas plus que mon oncle je ne sais que dire pour vous remercier de tant de bonté, vraiment. Mais quand je pourrais parler pendant une heure, que pourrais-je dire, sinon que je vous reconnais bien là ! »

Suzanne Nipper se mit à mordre un autre bout de la bride de son chapeau et secoua la tête en regardant toujours le plafond comme pour témoigner qu’elle donnait son approbation à cette déclaration.

« Oh ! mais, Walter, dit Florence, j’ai aussi quelque chose à vous dire avant votre départ. Et d’abord, je veux que vous m’appeliez Florence, s’il vous plaît, et que vous ne me traitiez pas comme une étrangère.

— Comme une étrangère ! répondit Walter. Oh ! non, je ne le pourrais pas. Je sais bien du moins qu’au fond du cœur, je ne vous traite pas comme une étrangère.

— Oh ! cela ne suffit pas, et ce n’est pas là ce que je veux dire. Car voyez-vous, Walter, et Florence se mit à fondre en larmes, il vous aimait beaucoup, lui, et avant de mourir, il disait et il répétait : Souvenez-vous de Walter ! Aussi maintenant qu’il n’est plus, que je n’ai plus de frère au monde, si vous voulez être le mien, Walter, je serai votre sœur toute ma vie ; et dans quelque endroit que nous soyons l’un et l’autre, je penserai toujours à vous comme à mon frère. Voilà ce que je voulais vous dire, cher Walter, mais je ne vous le dis pas comme je l’aurais voulu : mon cœur est trop plein. »

Et comme son cœur débordait, elle lui tendit à la fois les deux mains dans sa naïve innocence. Walter, en les prenant dans les siennes, se baissa et effleura de ses lèvres ce visage inondé de larmes. La jeune fille ne se détourna pas, et sans rougir, elle leva vers lui ses yeux pleins de confiance et de foi. À ce moment Walter sentit s’effacer de son âme toute ombre d’incertitude ou de trouble. Il lui sembla qu’il répondait à son appel innocent auprès du lit de mort de l’enfant. Et tout rempli encore de la gravité du triste événement, il se jura à lui-même de chérir et de respecter, dans son exil, l’image de la jeune fille, comme si elle eût été sa sœur ; de conserver pure dans son cœur cette fidélité qu’elle lui promettait si innocemment, et de se regarder comme indigne de son affection, s’il pouvait avoir des pensées d’autre nature qu’elle-même, au moment où elle venait de lui donner sa foi.

Suzanne Nipper qui en était arrivée à manger à la fois les deux brides de son chapeau, et qui, pendant ce dialogue, semblait avoir pris, bien des fois, le plafond à témoin de son émotion intérieure, changea le cours de la conversation en demandant qui voulait du lait et qui voulait du sucre. Ayant obtenu satisfaction sur ces deux points, elle se mit à verser le thé. Tous quatre s’assirent de compagnie autour de la table et prirent le thé sous les yeux de l’active Suzanne ; la présence de Florence dans la petite salle à manger illuminait sur le mur l’image de la frégate le Tartare.

Une demi-heure auparavant, Walter n’aurait pas voulu, pour rien au monde, l’appeler tout court par son nom. Mais il le pouvait maintenant qu’elle l’en priait. Il pouvait la voir assise là, sans regretter intérieurement qu’elle fût venue. Il pouvait penser, sans se troubler, à sa beauté, au bonheur qu’un heureux époux trouverait dans un tel cœur ; et la place qu’il occupait dans ce même cœur, il y songeait avec orgueil et se promettait courageusement sinon de s’en montrer digne, cela lui semblait trop difficile, au moins de ne jamais s’en montrer plus indigne qu’alors.

Sans doute quelque fée bienfaisante avait répandu ses dons sur les mains de Suzanne Nipper, lorsqu’elle avait fait le thé, pour avoir rempli la petite salle à manger d’un calme si paisible, pendant cette heureuse réunion ; mais sans doute aussi quelque sorcier avait répandu son influence contraire sur le chronomètre de l’oncle Sol, pour le pousser plus vite que le vent le plus favorable n’avait jamais poussé la frégate le Tartare. Quoi qu’il en soit, une voiture attendait nos visiteuses bien tranquillement au coin de la rue, et, quand on eut consulté le chronomètre, par hasard, il exprima si clairement l’opinion que la voiture avait attendu fort longtemps qu’il fut impossible d’en douter, surtout en présence d’une autorité si infaillible. Quand même l’oncle Sol aurait dû être pendu à l’heure marquée par son chronomètre, il se serait laissé pendre plutôt que d’avouer que le chronomètre allait trop vite, même d’un vingtième de seconde.

Florence, en partant, rappela au vieillard tout ce qu’elle lui avait dit et lui fit promettre d’être fidèle à leur traité. Le vieux Sol la conduisit avec amour jusqu’aux pieds du petit aspirant de marine, et là, il la confia aux soins de Walter qui était tout prêt à l’escorter jusqu’à la voiture avec Suzanne Nipper.

« Walter, dit en route Florence ; j’ai craint de vous adresser cette question devant votre oncle. Croyez-vous être absent bien longtemps ?

— Vraiment, je l’ignore, répondit Walter. Seulement j’en ai peur ; M. Dombey me l’a laissé entendre, quand il m’a nommé.

— Est-ce une faveur, Walter ? demanda Florence, après un moment d’hésitation et en le regardant avec inquiétude.

— La place ? répondit Walter.

— Oui. »

Walter aurait voulu pouvoir lui faire une réponse affirmative, mais son visage avait répondu avant ses lèvres, et Florence le regardait trop attentivement pour ne pas comprendre la réponse.

« Je crains bien que vous ne soyez pas tout à fait le favori de papa, dit-elle timidement.

— Il n’y avait pas non plus de raison pour que je le fusse, répondit Walter en souriant.

— Pas de raison, Walter ?

— Non, ce n’était pas une raison, reprit Walter, comprenant bien ce qu’elle voulait dire. Il y a bien des employés dans la maison. Entre M. Dombey et un jeune homme comme moi, il y a une distance immense. Si je fais mon devoir, je ne fais que ce que je dois et ne fais rien de plus que les autres. »

Florence avait-elle quelque soupçon dont elle ne se rendait pas bien compte, quelque soupçon vague qu’elle ne pouvait définir, mais qui s’était emparé de son âme depuis cette nuit, où tout récemment elle était entrée dans la chambre de son père ; le soupçon que l’intérêt de Walter pour elle, son amitié déjà ancienne, l’avaient enveloppé lui-même dans cette répugnance marquée de M. Dombey pour sa fille ? Walter avait-il lui-même cette pensée, ou devina-t-il que Florence y songeait ? Ni l’un ni l’autre n’en dit mot ; et pendant quelques instants, tous deux gardèrent le silence. Suzanne, qui marchait à côté de Walter, tournait vers eux un regard pénétrant, et il est très-certain que les pensées de miss Nipper étaient de la même nature, sans se trahir davantage.

« Peut-être, Walter, reviendrez-vous bientôt ? dit Florence.

Peut-être aussi, dit, Walter, reviendrai-je avec des cheveux blancs et vous retrouverai-je une respectable dame. Mais j’espère mieux, cependant.

— Papa oubliera… dit Florence après un moment d’hésitation… oubliera son chagrin, et peut-être… me parlera-t-il plus volontiers. Si jamais cela arrive, je lui dirai combien je désire vous voir revenir et je le prierai de vous rappeler ici par amour pour moi. »

Sa voix, en parlant de son père, avait pris une modulation si touchante que Walter la comprit trop bien.

Comme on était arrivé à la voiture, Walter l’aurait quittée sans dire un mot, car il sentait en ce moment ce que c’est que de se quitter ; mais Florence lui tendit la main, quand elle se fut assise, et il vit que cette main tenait un petit paquet.

« Walter, lui dit-elle en le regardant fixement avec amitié, comme vous, j’espère mieux aussi. Je prierai pour cela, et je crois que le ciel exaucera ma prière. J’avais fait ce petit ouvrage pour Paul. Je vous en prie, acceptez-le avec mon amitié, mais ne le regardez pas avant votre départ. Et maintenant, que Dieu vous conduise, Walter ! ne m’oubliez pas. Vous êtes mon frère, cher Walter ! »

Heureusement Suzanne Nipper vint se placer entre eux, car il lui aurait laissé en la quittant une impression pénible. Heureusement aussi, Florence ne regarda plus par la portière de la voiture, et se contenta d’agiter seulement sa petite main aussi longtemps qu’il pouvait la voir.

Malgré sa défense, Walter ne put s’empêcher d’ouvrir ce soir-là le petit paquet, avant de s’endormir ; c’était une jolie bourse, et bien garnie.

Le soleil, le lendemain, revint tout resplendissant de son voyage dans les pays lointains, et Walter se leva avec lui pour recevoir le capitaine qui était déjà à la porte. Il s’était échappé plus tôt qu’il n’était nécessaire, afin de se mettre au large pendant le sommeil de Mme  Mac-Stinger. Le capitaine faisait semblant d’être d’une gaieté folle et il apportait, pour le déjeuner, dans la poche de son grand habit bleu, une langue bien fumée.

« Walter, dit le capitaine quand on se fut assis à table, si votre oncle veut conserver mon estime, il nous donnera pour cette circonstance sa dernière bouteille de madère.

— Non, non, Cuttle, répondit le vieillard, non, nous la déboucherons quand Walter reviendra.

— Bien parlé ! s’écria le capitaine. Silence !

— Elle est couchée en bas dans la cave, couverte de poussière et de toiles d’araignées. Peut-être aussi serons-nous couverts de poussière et de toiles d’araignées, avant qu’elle revoie le jour…

— Silence ! s’écria le capitaine. En voilà de la morale et de la bonne ! Soignez la taille de votre figuier, si vous voulez un jour vous reposer à l’ombre de ses branches. Feuilletez… Ah ! dit le capitaine après réflexion, je ne sais pas bien où se trouve cette citation. Mais, quand vous l’aurez trouvée, prenez-en note. Allons, Sol Gills ! continuez, car nous vous avons interrompu.

— Eh bien ! là où elle est, elle restera, Cuttle, jusqu’au retour de Walter, reprit le vieillard, c’est tout ce que je voulais dire.

— C’est encore bien parlé, répondit le capitaine ; et si nous ne la faisons pas sauter en compagnie, je vous donnerai à chacun la permission de boire ma part. »

Malgré l’excessive gaieté du capitaine, il faisait triste fête à la langue fumée, tout en s’efforçant de montrer un appétit féroce, quand on le regardait. Il avait aussi une peur terrible de rester seul, soit avec l’oncle, soit avec le neveu, car il sentait intérieurement qu’il n’avait d’autre chance, pour sauver les apparences, que de ne pas se trouver avec l’un d’eux en tête-à-tête. Cette terreur du capitaine l’obligeait à de singulières excursions : quand Solomon se leva pour aller mettre son habit, le capitaine s’élança vers la porte sous le prétexte de regarder une drôle de voiture qu’il venait de voir passer. Quand Walter monta faire ses adieux aux locataires, il se précipita dans la rue en faisant semblant d’avoir senti la suie de quelque feu de cheminée dans le voisinage. Le capitaine Cuttle pensait qu’il fallait être bien malin, pour deviner ce manège artificieux.

Walter revenait de ses perquisitions dans la maison, et traversait la boutique, pour rentrer dans la salle à manger, quand il aperçut un pâle visage de sa connaissance qui regardait du dehors : il courut à sa rencontre.

« Monsieur Carker ! s’écria Walter en serrant la main de John Carker le subalterne. Entrez, je vous en prie ! Vous êtes bien bon d’être venu si matin pour me dire adieu. C’est que vous saviez, n’est-ce pas, combien je serais charmé de vous serrer la main avant de partir ? Je ne saurais vous dire combien je suis heureux de cette circonstance. Entrez, entrez, je vous en prie.

— Il n’est guère probable que nous nous revoyions jamais, Walter, répondit M. Carker en résistant doucement à son invitation, et je suis heureux aussi de cette circonstance. Je puis me hasarder à vous parler, à vous donner la main, à la veille de la séparation. Je n’aurai plus maintenant à repousser votre franche amitié, Walter. »

Le sourire mélancolique qui accompagna ces mots prouvait que les avances de Walter, même infructueuses, avaient laissé dans sa pensée un souvenir qui l’avait occupé doucement.

« Ah ! monsieur Carker, répondit Walter, pourquoi m’avez-vous repoussé ? j’en suis sûr, vous ne pouviez jamais me faire que du bien. »

Il secoua la tête.

« Si je pouvais jamais faire quelque bien en ce monde, Walter, ce serait à vous que je voudrais le faire. Votre vue chaque jour a été pour moi un bonheur et un remords à la fois. Mais le plaisir l’a emporté sur la peine. Je le vois bien, maintenant que je sens ce que je perds.

— Entrez, monsieur Carker, et faites connaissance avec mon bon vieil oncle, dit Walter avec instance. Je lui ai bien souvent parlé de vous, et il sera heureux de vous répéter tout ce qu’il m’en a entendu dire. Je ne lui ai pourtant rien dit de notre dernière conversation, continua Walter en remarquant son hésitation et paraissant lui-même embarrassé ; non, monsieur Carker ; non, pas même à lui, vous pouvez m’en croire. »

Le subalterne aux cheveux gris lui serra la main et ses yeux se remplirent de larmes.

« Si jamais je fais connaissance avec lui, Walter, reprit-il, ce sera pour avoir de vos nouvelles. Soyez sûr que je n’abuserai pas de votre délicatesse et de votre discrétion. Ce serait en abuser que de ne pas dire à votre oncle toute la vérité, avant de lui demander un mot de confiance. Mais je n’ai que vous en fait d’ami ou de connaissance, et il est probable que je n’en ferai point d’autre, même pour vous être agréable.

— J’aurais voulu que vous eussiez consenti à faire de moi votre ami, dit Walter. Je l’ai toujours désiré, monsieur Carker, vous le savez, mais surtout maintenant que nous allons nous séparer.

— Vous avez été l’ami de mon cœur, reprit M. Carker ; plus je vous évitais, plus mon cœur se portait vers vous, et ne pensait qu’à vous. N’en demandez pas davantage. Walter, adieu !

— Adieu, monsieur Carker. Que le ciel vous soit favorable ! s’écria Walter tout ému.

— Si, à votre retour, reprit M. Carker en retenant sa main pendant qu’il parlait, si vous ne me voyez plus dans mon coin, et qu’on vous dise où je repose, allez jeter un regard sur ma tombe. Songez que j’aurais pu être aussi honnête et aussi heureux que vous ! Que j’aie au moins la consolation, quand mon heure sera venue, de penser qu’un homme auquel je ressemblais avant mon malheur, s’arrêtera là un moment et se souviendra de moi avec compassion et indulgence ! Walter, adieu ! »

Il glissa comme une ombre dans la rue que le soleil éclairait de ses rayons brillants, lumière à la fois si gaie et si imposante dans les belles matinées de l’été, et disparut lentement.

L’impitoyable chronomètre annonça à la fin que le moment était venu où Walter devait tourner le dos au petit aspirant de marine. Ils partirent donc dans un fiacre lui, son oncle et le capitaine pour se rendre à un embarcadère où ils devaient prendre un bateau à vapeur qui les conduirait à l’embouchure du fleuve. C’était vers une baie dont le nom prononcé par le capitaine était un mystère impénétrable pour les oreilles d’un habitant du plancher des vaches. Arrivés à cette baie où le vaisseau s’était mis à l’ancre pendant la marée de la nuit précédente, ils furent conduits à bord par plusieurs matelots assez gais, et entre autres, par un horrible cyclope de la connaissance du capitaine qui, malgré son œil unique, avait reconnu M. Cuttle à un mille et demi de distance, et depuis n’avait pas cessé de correspondre avec lui dans une langue de rugissements inintelligibles.

C’est à ce personnage enroué et velu comme un ours, qu’ils échurent de droit, pour être passés tous les trois à bord du Fils-et-Héritier. Quelle confusion sur le tillac ! Ici des voiles gisaient, toutes crottées sur les ponts humides ; là des cordes jetées négligemment faisaient trébucher les gens ; puis des hommes, en chemises rouges, courant nu-pieds à droite et à gauche ; des tonneaux envahissant la place, et, au plus épais de la bagarre, un cuisinier noir dans la cambuse aussi noire que lui, avec des légumes par-dessus les yeux et de la fumée pour l’aveugler.

Le capitaine prit aussitôt Walter à part ; et, avec des efforts inouïs, car son visage en devint pourpre, il tira de sa poche la montre d’argent, si grosse de nature et si à l’étroit dans son gousset, qu’elle sauta comme la bonde d’un tonneau.

« Walter, dit le capitaine en la lui tendant et en serrant cordialement la main du jeune homme, « un petit cadeau d’adieu, mon garçon. Retardez-la seulement d’un quart d’heure tous les matins et d’un autre quart encore dans l’après-midi, et c’est une montre qui vous fera de l’honneur.

— Capitaine Cuttle ! non, je ne le souffrirai pas, s’écria Walter en le retenant, car il se sauvait. Reprenez-la, je vous en prie ; j’en ai déjà une.

— Eh bien alors Walter, prenez ces petits ustensiles de ménage à la place ! et le capitaine enfonça ses mains dans une de ses poches et en tira les deux cuillères à café et les pinces à sucre dont il s’était muni dans la prévision d’un refus pour la montre.

— Non, non, je ne le ferai pas ! dit Walter. Mille et mille fois merci ! Ah ! capitaine Cuttle, ne les jetez pas (et Walter arrêta le capitaine qui se préparait à les lancer par-dessus pont). Tout cela vous sera plus utile qu’à moi. Tenez ! donnez-moi plutôt votre bâton, j’ai souvent désiré l’avoir. Allons adieu, capitaine Cuttle, ayez soin de mon oncle. Oncle Sol, que Dieu veille sur vous ! »

Avant que Walter eût pu les voir une dernière fois, tous deux avaient déjà quitté le navire au milieu de la confusion. Il s’élança à l’arrière, et, regardant de tous ses yeux, il aperçut son oncle qui penchait tristement la tête dans le bateau, et le capitaine qui lui tapait sa grosse montre d’argent dans le dos (et elle n’était pas tendre), et qui gesticulait d’un air plein de bonne espérance avec ses cuillères et ses pinces à sucre. Son regard ayant rencontré Walter, le capitaine Cuttle laissa tomber son trésor au fond du bateau de l’air le plus indifférent, comme s’il n’en avait jamais eu connaissance, pour agiter en l’air son chapeau de toile cirée et le héler gaiement. Le chapeau de toile cirée reluisait gentiment au soleil, et le capitaine continua de l’agiter jusqu’au moment où Walter fut hors de vue. La confusion, qui avait toujours été croissant à bord du vaisseau, atteignit alors son plus haut point. Deux ou trois autre bateaux s’éloignèrent, le saluant de leurs vivats ; les voiles se déployèrent brillantes et toutes gonflées, pendant que Walter les regardait se tourner à la brise favorable ; la proue fondit l’onde écumante, et voilà le Fils-et-Héritier en route aussi confiant, aussi léger que tous les fils et héritiers qui se sont jamais mis en route avant lui, pour chercher fortune.

Chaque jour depuis, le vieux Sol et le capitaine Cuttle, la carte étendue devant eux sur la table ronde de la petite salle à manger, suivirent la marche du vaisseau. Le soir, quand le vieux Sol montait péniblement dans sa petite mansarde solitaire d’où l’on entendait parfois des coups de canon en mer, il regardait les étoiles, écoutait souffler le vent et veillait plus longtemps qu’il ne l’eût fait à bord du navire, s’il avait été de quart. Quant à la dernière bouteille de vieux madère, qui avait eu ses jours de traversée et avait connu autrefois les dangers de la mer, elle continua à rester paisiblement sous sa couche de poussière et de toiles d’araignées, sans être dérangée.