Dominique (1863)/08

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L. Hachette et Cie. (p. 162-172).


VIII


« Très certainement il faut que vous ayez beaucoup souffert, m’écrivit Augustin en réponse à des déclamations fort exaltées que je lui adressais très-peu de jours après le départ de Madeleine et de son mari ; mais de quoi ? comment ? par qui ? J’en suis encore à me poser des questions que vous ne voulez jamais résoudre. J’entends bien en vous le retentissement de quelque chose qui ressemble à des émotions très-connues, très-définies, toujours uniques et sans pareilles pour celui qui les éprouve ; mais cette chose n’a pas encore de nom dans vos lettres, et vous m’obligez à vous plaindre aussi vaguement que vous vous plaignez. Ce n’est pourtant pas ce que je voudrais faire. Rien ne me coûte, vous le savez, quand il s’agit de vous, et vous êtes dans la situation de cœur ou d’esprit, comme vous le voudrez, à réclamer quelque chose de plus actif et de plus efficace que des mots, si compatissants qu’ils soient. Vous devez avoir besoin de conseils. Je suis un triste médecin pour les maux dont je vous crois atteint ; je vous conseillerais pourtant un remède qui s’applique à tout, même à ces maladies de l’imagination que je connais mal : c’est une hygiène. J’entends par là l’usage des idées justes, des sentiments logiques, des affections possibles, en un mot l’emploi judicieux des forces et des activités de la vie. La vie, croyez-moi, voilà la grande antithèse et le grand remède à toutes les souffrances dont le principe est une erreur. Le jour où vous mettrez le pied dans la vie, dans la vie réelle, entendez-vous bien ; le jour où vous la connaîtrez avec ses lois, ses nécessités, ses rigueurs, ses devoirs et ses chaînes, ses difficultés et ses peines, ses vraies douleurs et ses enchantements, vous verrez comme elle est saine, et belle, et forte, et féconde, en vertu même de ses exactitudes ; ce jour-là, vous trouverez que le reste est factice, qu’il n’y a pas de fictions plus grandes, que l’enthousiasme ne s’élève pas plus haut, que l’imagination ne va pas au delà, qu’elle comble les cœurs les plus avides, qu’elle a de quoi ravir les plus exigeants, et ce jour-là, mon cher enfant, si vous n’êtes pas incurablement malade, malade à mourir, vous serez guéri.

« Quant à vos recommandations, je les suivrai. Je verrai M. et Mme de Nièvres, et je vous sais gré de me donner cette occasion de m’entretenir de vous avec des amis qui ne sont pas étrangers, je suppose, aux agitations que je déplore. Soyez sans inquiétude, au surplus ; j’ai la meilleure des raisons pour être discret : j’ignore tout. »

Un peu plus tard, il m’écrivait encore :

« J’ai vu Mme de Nièvres ; elle a bien voulu me considérer comme un de vos meilleurs amis. À ce titre, elle m’a dit à propos de vous et sur vous des choses affectueuses qui me prouvent qu’elle vous aime beaucoup, mais qu’elle ne vous connaît pas très-bien. Or, si votre amitié mutuelle ne vous a pas mieux éclairés l’un sur l’autre, ce doit être votre faute, et non la sienne, ce qui ne prouve pas que vous ayez tort de ne vous révéler qu’à demi, mais ce qui me démontrerait au moins que vous l’avez voulu. J’arrive ainsi à des conclusions qui m’inquiètent. Encore une fois, mon cher Dominique, la vie, le possible, le raisonnable ! Je vous en supplie, ne croyez jamais ceux qui vous diront que le raisonnable est l’ennemi du beau, parce qu’il est l’inséparable ami de la justice et de la vérité. »

Je vous rapporte une partie des conseils qu’Augustin m’adressait, sans savoir au juste à quoi les appliquer, mais en le devinant.

Quant à Olivier, le lendemain même de cette soirée, qui devait m’épargner les premiers aveux, à l’heure même où Madeleine et M. de Nièvres partaient pour Paris, il entrait dans ma chambre.

« Elle est partie ? lui dis-je en l’apercevant.

— Oui, me répondit-il, mais elle reviendra ; elle est presque ma sœur ; tu es plus que mon ami ; il faut tout prévoir. »

Il allait continuer, quand le pitoyable état d’abattement où il me vit le désarma sans doute et lui fit ajourner ses explications.

« Nous en recauserons, » dit-il.

Puis il tira sa montre, et comme il était tout près de huit heures :

« Allons Dominique, viens au collége, c’est ce que nous pouvons faire de plus sage. »

Il devait arriver que ni les conseils d’Augustin ni les avertissements d’Olivier ne prévaudraient pas contre un entraînement trop irrésistible pour être arrêté par des avis. Ils le comprirent et ils firent comme moi : ils attendirent ma délivrance ou ma perte de la dernière ressource qui reste aux hommes sans volonté ou à bout de combinaisons, l’inconnu.

Augustin m’écrivit encore une ou deux fois pour m’envoyer des nouvelles de Madeleine. Elle avait visité près de Paris la terre où l’intention de M. de Nièvres était de passer l’été. C’était un joli château dans les bois, « le plus romantique séjour, m’écrivait Augustin, pour une femme qui peut-être partage à sa manière vos regrets de campagnard et vos goûts de solitaire. » Madeleine écrivait de son côté à Julie, et sans doute avec des épanchements de sœur qui ne parvenaient pas jusqu’à moi. Une seule fois, pendant ces plusieurs mois d’absence, je reçus un court billet d’elle, où elle me parlait d’Augustin. Elle me remerciait de le lui avoir fait connaître, me disait le bien qu’elle pensait de lui : que c’était la volonté même, la droiture et le plus pur courage ; et me donnait à entendre qu’en dehors des besoins du cœur je n’aurais jamais de plus ferme et de meilleur appui. Ce billet, signé de son nom de Madeleine, était accompagné des souvenirs affectueux de son mari.

Ils ne revinrent qu’aux vacances, et très-peu de jours avant la distribution des prix, dernier acte de ma vie de dépendance qui m’émancipait.

J’aurais beaucoup mieux aimé, vous le comprendrez, que Madeleine n’assistât pas à cette cérémonie. Il y avait en moi de telles disparates, ma condition d’écolier formait avec mes dispositions morales des désaccords si ridicules, que j’évitais comme une humiliation nouvelle toute circonstance de nature à nous rappeler à tous deux ces désaccords. Depuis quelque temps surtout, mes susceptibilités sur ce point devenaient très-vives. C’était, je vous l’ai dit, le côté le moins noble et le moins avouable de mes douleurs, et si j’y reviens à propos d’un incident qui fit de nouveau crier ma vanité, c’est pour vous expliquer par un détail de plus la singulière ironie de cette situation.

La distribution avait lieu dans une ancienne chapelle abandonnée depuis longtemps, qui n’était ouverte et décorée qu’une fois par an pour ce jour-là. Cette chapelle était située au fond de la grande cour du collège ; on y arrivait en passant sous la double rangée de tilleuls dont la vaste verdure égayait un peu ce froid promenoir. De loin, je vis entrer Madeleine en compagnie de plusieurs jeunes femmes de son monde, en toilette d’été, habillées de couleurs claires, avec des ombrelles tendues qui se diapraient d’ombre et de soleil. Une fine poussière, soulevée par le mouvement des robes, les accompagnait comme un léger nuage, et la chaleur faisait que des extrémités des rameaux déjà jaunis une quantité de feuilles et de fleurs mûres tombaient autour d’elles, et s’attachaient à la longue écharpe de mousseline dont Madeleine était enveloppée. Elle passa, riante, heureuse, le visage animé par la marche, et se retourna pour examiner curieusement notre bataillon de collégiens réunis sur deux lignes et maintenus en bon ordre comme de jeunes conscrits. Toutes ces curiosités de femmes, et celle-ci surtout, rayonnaient jusqu’à moi comme des brûlures. Le temps était admirable ; c’était vers le milieu du mois d’août. Les oiseaux familiers s’étaient enfuis des arbres et chantaient sur les toitures où le soleil dardait. Des murmures de foule suspendaient enfin ce long silence de douze mois, des gaietés inouïes épanouissaient la physionomie du vieux collége, les tilleuls le parfumaient d’odeurs agrestes. Que n’aurais-je pas donné pour être déjà libre et pour être heureux !

Les préliminaires furent très-longs, et je comptais les minutes qui me séparaient encore du moment de ma délivrance. Enfin le signal se fit entendre. À titre de lauréat de philosophie, mon nom fut appelé le premier. Je montai sur l’estrade ; et quand j’eus ma couronne d’un main, mon gros livre de l’autre, debout au bord des marches, faisant face à l’assemblée qui applaudissait, je cherchai des yeux Mme Ceyssac : le premier regard que je rencontrai avec celui de ma tante, le premier visage ami que je reconnus précisément au-dessous de moi, au premier rang, fut celui de Mme de Nièvres. Éprouva-t-elle un peu de confusion elle-même en me voyant là dans l’attitude affreusement gauche que j’essaye de vous peindre ? Eut-elle un contre-coup du saisissement qui m’envahit ? Son amitié souffrit-elle en me trouvant risible, ou seulement en devinant que je pouvais souffrir ? Quels furent au juste ses sentiments pendant cette rapide mais très-cuisante épreuve, qui sembla nous atteindre tous les deux à la fois et presque dans le même sens ? je l’ignore ; mais elle devint très-rouge, elle le devint encore davantage quand elle me vit descendre et m’approcher d’elle. Et quand ma tante, après m’avoir embrassé, lui passa ma couronne en l’invitant à me féliciter, elle perdit entièrement contenance. Je ne suis pas bien sûr de ce qu’elle me dit pour me témoigner qu’elle était heureuse et me complimenter, suivant l’usage. Sa main tremblait légèrement. Elle essaya, je crois, de me dire :

« Je suis bien fière, mon cher Dominique, » ou « C’est très-bien. »

Il y avait dans ses yeux tout à fait troublés comme une larme d’intérêt ou de compassion, ou seulement une larme involontaire de femme timide… Qui sait ! Je me le suis demandé souvent, et je ne l’ai jamais su.

Nous sortîmes. Je jetai mes couronnes dans la cour des classes avant d’en franchir le seuil pour la dernière fois. Je ne regardai pas seulement en arrière, pour rompre plus vite avec un passé qui m’exaspérait. Et si j’avais pu me séparer de mes souvenirs de collége aussi précipitamment que j’en dépouillai la livrée, j’aurais eu certainement à ce moment-là des sensations d’indépendance et de virilité sans égales.

« Maintenant qu’allez-vous faire ? me demanda Mme Ceyssac à quelques heures de là.

— Maintenant ? lui dis-je, je n’en sais rien. »

Et je disais vrai, car l’incertitude où j’étais s’étendait à tout, depuis le choix d’une position qu’elle espérait et voulait brillante jusqu’à l’emploi d’une autre partie de mes ardeurs qu’elle ignorait.

Il était convenu que Madeleine irait d’abord se fixer à Nièvres, puis qu’elle reviendrait achever l’hiver à Paris. Quant à nous, nous devions nous y rendre directement, de manière qu’elle nous y trouvât déjà établis et dans des habitudes de travail dont le choix dépendait de nous-mêmes, mais dont la direction regardait beaucoup Augustin. Ces dispositions de départ et ces sages projets nous occupèrent ensemble une partie de ces dernières vacances ; et cependant cette idée de travail, de but à poursuivre, ce programme très-vague dont le premier article était encore à formuler, n’avaient pas de sens bien défini, ni pour Olivier, ni pour moi. Dès le lendemain de ma liberté, j’avais complètement oublié mes années de collége ; c’était la seule époque de mon passé qui me laissât l’âme froide, le seul souvenir de moi-même qui ne me rendît pas heureux. Quant à Paris, j’y pensais avec la confuse appréhension qui s’attache à des nécessités prévues, inévitables, mais peu riantes, et qu’on connaîtra toujours assez tôt. Olivier, à mon grand étonnement, ne témoignait aucune espèce de regret de s’éloigner.

« Maintenant, me dit-il avec beaucoup de sang-froid, quelques jours seulement avant notre départ, je n’ai plus rien qui me retienne en province. »

En avait-il donc si vite épuisé toutes les joies ?