Dominique (1863)/05

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L. Hachette et Cie. (p. 99-111).


V


Toute une année s’écoula de la sorte. Du fond de la ville, je vis l’automne qui rougissait les arbres et verdissait les pâturages, et le jour où le collège se rouvrit, j’y ramenai comme à l’ordinaire un être agité, malheureux, une sorte d’esprit plié en deux, comme un fakir attristé qui s’examine.

Cette perpétuelle critique exercée sur moi-même, cet œil impitoyable, tantôt ami, tantôt ennemi, toujours gênant comme un témoin et soupçonneux comme un juge, cet état de permanente indiscrétion vis-à-vis des actes les plus ingénus d’un âge où d’habitude on s’observe peu, tout cela me jeta dans une série de malaises, de troubles, de stupeurs ou d’excitation qui me conduisaient tout droit à une crise.

Cette crise arriva vers le printemps, au moment même où je venais d’atteindre dix-sept ans.

Un jour, c’était la fin d’avril, et ce devait être un jeudi, jour de sortie, je quittai la ville de bonne heure et m’en allai seul, au hasard, me promener sur les grandes routes. Les ormeaux n’avaient point encore de feuilles, mais ils se couvraient de bourgeons ; les prairies ne formaient qu’un vaste jardin fleuri de marguerites ; les haies d’épines étaient en fleur ; le soleil, vif et chaud, faisait chanter les alouettes et semblait les attirer plus près du ciel, tant elles pointaient en ligne droite et volaient haut. Il y avait partout des insectes nouveau-nés que le vent balançait comme des atomes de lumière à la pointe des grandes herbes, et des oiseaux qui, deux à deux, passaient à tire-d’aile et se dirigeaient soit dans les foins, soit dans les blés, soit dans les buissons, vers des nids qu’on ne voyait pas. De loin en loin se promenaient des malades ou des vieillards que le printemps rajeunissait ou rendait à la vie ; et dans les endroits plus ouverts au vent, des troupes d’enfants lançaient des cerfs-volants à longues banderoles frissonnantes, et les regardaient à perte de vue, fixés dans le clair azur comme des écussons blancs, ponctués de couleurs vives.

Je marchais rapidement, pénétré et comme stimulé par ce bain de lumière, par ces odeurs de végétations naissantes, par ce vif courant de puberté printanière dont l’atmosphère était imprégnée. Ce que j’éprouvais était à la fois très-doux et très-ardent. Je me sentais ému jusqu’aux larmes, mais sans langueur ni fade attendrissement. J’étais poursuivi par un besoin de marcher, d’aller loin, de me briser par la fatigue, qui ne me permettait pas de prendre une minute de repos. Partout où j’apercevais quelqu’un qui pût me reconnaître, je tournais court, prenais un biais, et je m’enfonçais à perte d’haleine dans les sentiers étroits coupant les blés verts, là où je ne voyais plus personne. Je ne sais quel sentiment sauvage, plus fort que jamais, m’invitait à me perdre au sein même de cette grande campagne en pleine explosion de sève. Je me souviens que d’un peu loin j’aperçus les jeunes gens du séminaire défilant deux à deux le long des haies fleuries, conduits par de vieux prêtres qui, tout en marchant, lisaient leur bréviaire. Il y avait de longs adolescents rendus bizarres et comme amaigris davantage par l’étroite robe noire qui leur collait au corps, et qui en passant arrachaient des fleurs d’épines et s’en allaient avec ces fleurs brisées dans la main. Ce ne sont point des contrastes que j’imagine, et je me rappelle la sensation que fit naître en moi en pareille circonstance, à pareille heure, en pareil lieu, la vue de ces tristes jeunes gens, vêtus de deuil et déjà tout semblables à des veufs. De temps en temps je me retournais du côté de la ville ; on ne voyait plus à la limite lointaine des prairies que la ligne un peu sombre de ses boulevards et l’extrémité de ses clochers d’église. Alors je me demandais comment j’avais fait pour y demeurer si longtemps, et comment il m’avait été possible de m’y consumer sans y mourir ; puis j’entendis sonner les vêpres, et ce bruit de cloches, accompagné de mille souvenirs, m’attrista, comme un rappel à des contraintes sévères. Je pensai qu’il faudrait revenir, rentrer avant la nuit, m’enfermer de nouveau, et je repris avec plus d’emportement ma course du côté de la rivière.

Je revins, non pas épuisé, mais plus excité au contraire par ce vagabondage de plusieurs heures au grand air, dans la tiédeur des routes, sous l’âpre et mordant soleil d’avril. J’étais dans une sorte d’ivresse, rempli d’émotions extraordinaires, qui sans contredit se manifestaient sur mon visage, dans mon air, dans toute ma personne.

« Qu’avez-vous, mon cher enfant ? me dit Mme Ceyssac en m’apercevant.

— J’ai marché très-vite, » lui dis-je avec égarement.

Elle m’examina de nouveau, et, par un geste de mère inquiète, elle m’attira sous le feu de ses yeux clairs et profonds. J’en fus horriblement troublé ; je ne pus supporter ni la douceur de leur examen, ni la pénétration de leur tendresse ; je ne sais quelle confusion me saisit tout à coup, qui me rendit la vague interrogation de ce regard insupportable.

« Laissez-moi, je vous prie, ma chère tante », lui dis-je.

Et je montai précipitamment à ma chambre.

Je la trouvai tout illuminée par les rayons obliques du soleil couchant, et je fus comme ébloui par le rayonnement de cette lumière chaude et vermeille qui l’envahissait comme un flot de vie. Pourtant je me sentis plus calme en m’y voyant seul, et me mis à la fenêtre, attendant l’heure salutaire où ce torrent de clarté allait s’éteindre. Peu à peu la face des hauts clochers rougit, les bruits devinrent plus distincts dans l’air un peu plus humide, des barres de feu se formèrent au couchant, du côté où s’élevaient, au-dessus des toitures, les mâts des navires amarrés dans la rivière. Je restai là jusqu’à la nuit, me demandant ce que j’éprouvais, ne sachant que répondre, écoutant, voyant, sentant, étouffé par des pulsations d’une vie extraordinaire, plus émue, plus forte, plus active, moins compressible que jamais. J’aurais souhaité que quelqu’un fût là ; mais pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. Et qui ? Je le savais encore moins. S’il m’avait fallu choisir à l’heure même un confident parmi les êtres qui m’étaient alors le plus chers, il m’eût été impossible de nommer personne.

Quelques minutes seulement avant que le dernier rayon du jour eût disparu, je descendis. Je me glissai par les rues que je savais désertes jusqu’aux endroits du boulevard où l’herbe poussait en pleine solitude. Je longeai la place où j’entendis commencer les premières sonneries de la retraite militaire. Puis le bruit des clairons s’éloigna, et j’en suivis la marche de loin par les rues sinueuses, d’après des échos plus distincts ou plus confus suivant la largeur de l’espace où, dans l’air tranquille du soir, le son se déployait. Seul, tout seul, dans le crépuscule bleu qui descendait du ciel, sous les ormeaux garnis de frondaisons légères, aux lueurs des premières étoiles qui s’allumaient à travers les arbres, comme des étincelles de feu semées sur la dentelle des feuillages, je marchais dans la longue avenue, écoutant cette musique si bien rhythmée, et me laissant conduire par ses cadences. J’en marquais la mesure ; mentalement je la répétai quand elle eut fini de se faire entendre. Il m’en resta dans l’esprit comme un mouvement qui se continua, et cela devint une sorte de mode et d’appui mélodique sur lequel involontairement je mis des paroles. Je n’ai plus aucun souvenir des paroles, ni du sujet, ni du sens des mots, je sais seulement que cette exhalaison singulière sortit de moi, d’abord comme un rhythme, puis avec des mots rhythmés, et que cette mesure intérieure tout à coup se traduisit non seulement par la symétrie des mesures, mais par la répétition double ou multiple de certaines syllabes sourdes ou sonores correspondant et se faisant écho. J’ose à peine vous dire que c’étaient là des vers, et cependant ces paroles chantantes y ressemblaient beaucoup.

À ce moment même, et pendant que je faisais cette réflexion, je reconnus devant moi, dans l’allée que je suivais, notre ami de tous les jours, M. d’Orsel, et ses deux filles. J’étais trop près d’eux pour les éviter, et la préoccupation même où j’étais plongé ne m’en eût pas laissé la force. Je me trouvais donc face à face avec le regard paisible et le blanc visage de Madeleine.

« Comment ! vous ici ? » me dit-elle.

J’entends encore cette voix nette, aérienne, avec un léger accent du Midi qui me fit frissonner. Je pris machinalement la main qu’elle me tendait, sa petite main fine et fraîche, et la fraîcheur de ce contact me fit sentir que la mienne était brûlante. Nous étions si près l’un de l’autre, et je distinguais si nettement les contours de son visage que je fus effrayé de penser qu’elle me voyait aussi.

« Nous vous avons fait peur ? » ajouta-t-elle.

Je compris au changement de sa voix à quel point mon trouble était visible. Et comme rien au monde n’aurait pu me retenir une seconde de plus dans cette situation sans issue, je balbutiai je ne sais quoi de déraisonnable, et, perdant tout à fait la tête, étourdiment, sottement, je pris la fuite.

Ce soir-là, je ne passai point par le salon de ma tante, et je m’enfermai dans ma chambre, de peur qu’on m’y surprît. Là, sans réfléchir à quoi que ce fût, sans le vouloir, absolument comme un homme attiré par je ne sais quelle irrésistible entreprise qui l’épouvante autant qu’elle le séduit, d’une haleine, sans me relire, presque sans hésiter, j’écrivis toute une série de choses inattendues, qui parurent me tomber du ciel. Ce fut comme un trop-plein qui sortit de mon cœur, et dont il était soulagé au fur et à mesure qu’il se désemplissait. Ce travail fiévreux m’entraîna bien avant dans la nuit. Puis il me sembla que ma tâche était faite ; toutes les fibres irritées se calmèrent, et vers le matin, à l’heure où s’éveillent les premiers oiseaux, je m’endormis dans une lassitude délicieuse.

Le lendemain, Olivier me parla de ma rencontre avec ses cousines, de mon embarras, de ma fuite.

« Tu fais le mystérieux, me dit-il, tu as tort ; si j’avais un secret, je le partagerais avec toi. »

J’hésitai d’abord à lui dire la vérité. C’était ce qu’il y avait de plus simple, et cela certainement aurait mieux valu ; mais il y avait dans un pareil aveu mille embarras réels ou imaginaires, qui me le représentaient comme impossible. En quels termes d’ailleurs lui faire comprendre ce que j’éprouvais depuis longtemps, sans que personne en eût le soupçon ? Comment lui parler de sang-froid de ces pudeurs extrêmes que le grand jour offusquait, qui ne supportaient aucun examen, pas plus le mien que celui des autres, et qui demandaient, comme une plaie trop vive ou trop récente, à n’être pas même effleurées du regard ? Comment lui raconter cette crise de sensibilité inexplicable et cet ensorcellement de la nuit, dont j’avais trouvé le matin même à mon réveil le témoignage écrit ?

Je répondis par un mensonge : j’étais souffrant depuis quelques jours ; la chaleur de la veille m’avait donné une sorte de vertige, et je priais Madeleine d’excuser la sotte figure que j’avais faite en la rencontrant.

« Madeleine ! reprit Olivier ; mais nous n’avons pas de comptes à rendre à Madeleine… Il y a des choses qui ne la regardent plus. »

Il avait en disant cela un singulier sourire, avec un regard des plus pénétrants et des plus vifs. Quelque effort qu’il fît cependant pour lire au fond de ma pensée, j’étais bien sûr qu’il n’y verrait rien ; mais je comprenais aussi qu’il y cherchait quelque chose, et si je ne devinais pas quels étaient les sentiments très-présumables qu’Olivier me supposait en raisonnant d’après lui-même, je me vis l’objet d’une investigation qui me fit réfléchir et d’un soupçon qui m’embarrassa.

J’étais si parfaitement candide et ignorant que le premier éveil qui m’ait surpris au milieu de mes ingénuité me vint ainsi d’un regard inquiet de ma tante, d’un sourire équivoque et curieux d’Olivier. Ce fut l’idée qu’on me surveillait qui me donna le désir d’en chercher la cause, et ce fut un faux soupçon qui pour la première fois de ma vie me fit rougir. Je ne sais quel indéfinissable instinct me gonfla le cœur d’une émotion tout à fait nouvelle. Une lueur bizarre éclaira tout à coup ce verbe enfantin, le premier que nous avons tous conjugué soit en français, soit en latin, dans les grammaires. Deux jours après ce vague avertissement donné par une mère prudente et par un camarade émancipé, je n’étais pas loin d’admettre, tant mon cerveau roulait de scrupules, de curiosités et d’inquiétudes, que ma tante et Olivier avaient raison en me supposant amoureux, mais de qui ?

La soirée du dimanche suivant nous réunit tous comme à l’ordinaire dans le salon de Mme Ceyssac. J’y vis paraître Madeleine avec un certain trouble ; je ne l’avais pas revue depuis le jeudi soir. Sans doute elle attendait une explication : moins que jamais je me sentais en disposition de la lui donner, et je me tus. J’étais affreusement embarrassé de ma personne et distrait. Olivier, qui ne se croyait aucune raison d’être charitable, me harcelait de ses épigrammes. Rien n’était plus inoffensif, et cependant j’en étais atteint, tant l’état d’extrême irritabilité nerveuse où je me trouvais depuis quelques jours me rendait vulnérable et me prédisposait à souffrir sans motif. J’étais assis près de Madeleine, d’après une ancienne habitude où la volonté de l’un et de l’autre n’entrait pour rien. Tout à coup l’idée me vint de changer de place. Pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. Il me sembla seulement que la lumière des lampes me blessait et qu’ailleurs je me trouverais mieux. En levant les yeux qu’elle tenait abaissés sur son jeu, Madeleine me vit assis de l’autre côté de la table, précisément vis-à-vis d’elle.

« Eh bien ! » dit-elle avec un air de surprise.

Mais nos yeux se rencontrèrent ; je ne sais ce qu’elle aperçut d’extraordinaire dans les miens qui la troubla légèrement et ne lui permit pas d’achever.

Il y avait plus de dix-huit mois que je vivais près d’elle, et pour la première fois je venais de la regarder comme on regarde quand on veut voir. Madeleine était charmante, mais beaucoup plus qu’on ne le disait, et bien autrement que je ne l’avais cru. De plus, elle avait dix-huit ans. Cette illumination soudaine, au lieu de m’éclairer peu à peu, m’apprit en une demi-seconde tout ce que j’ignorais d’elle et de moi-même. Ce fut comme une révélation définitive qui compléta les révélations des jours précédents, les réunit pour ainsi dire en un faisceau d’évidences, et, je crois, les expliqua toutes.