Dominique (1863)/12

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L. Hachette et Cie. (p. 230-259).


XII


J’en avais fini avec les jours heureux ; cette courte pastorale achevée, je retombai dans de grands soucis. À peine installés dans le petit hôtel qui devait leur servir de pied-à-terre à Paris, Madeleine et M. de Nièvres se mirent à recevoir, et le mouvement du monde fit irruption dans notre vie commune.

« Je serai chez moi une fois par semaine pour les étrangers, me dit Madeleine ; pour vous, j’y suis tous les jours. Je donne un bal la semaine prochaine ; y viendrez-vous ?

— Un bal !… Cela ne me tente guère.

— Pourquoi ? Le monde vous fait peur ?

— Absolument comme un ennemi.

— Et moi, reprit-elle, croyez-vous donc que j’en sois bien éprise ?

— Soit. Vous me donnez l’exemple, et je vous obéirai. »

Le soir indiqué, j’arrivai de bonne heure. Il n’y avait encore qu’un très-petit nombre d’invités réunis autour de Madeleine, près de la cheminée du premier salon. Quand elle entendit annoncer mon nom, par un élan de familiarité qu’elle ne tenait nullement à réprimer, elle fit un mouvement vers moi qui l’isola de son entourage et me la montra de la tête aux pieds comme une image imprévue de toutes les séductions. C’était la première fois que je la voyais ainsi, dans la tenue splendide et indiscrète d’une femme en toilette de bal. Je sentis que je changeais de couleur, et qu’au lieu de répondre à son regard paisible, mes yeux s’arrêtaient maladroitement sur un nœud de diamants qui flamboyait à son corsage. Nous demeurâmes une seconde en présence, elle interdite, moi fort troublé. Personne assurément ne se douta du rapide échange d’impressions qui nous apprit, je crois, de l’un à l’autre que de délicates pudeurs étaient blessées. Elle rougit un peu, sembla frissonner des épaules, comme si subitement elle avait froid, puis, s’interrompant au milieu d’une phrase qui ne voulait rien dire, elle se rapprocha de son fauteuil, y prit une écharpe de dentelles, et le plus naturellement du monde elle s’en couvrit.

Ce seul geste pouvait signifier bien des choses ; mais je voulus n’y voir qu’un acte ingénu de condescendance et de bonté qui me la rendit plus adorable que jamais et me bouleversa pour le reste de la soirée. Elle-même en garda pendant quelques minutes un peu d’embarras. Je la connaissais trop bien aujourd’hui pour m’y tromper. Deux ou trois fois je la surpris me regardant sans motif, comme si elle eût été encore sous l’empire d’une sensation qui durait ; puis des obligations de politesse lui rendirent peu à peu son aplomb. Le mouvement du bal agit sur elle et sur moi en sens contraire : elle devint parfaitement libre et presque joyeuse ; quant à moi, je devins plus sombre à mesure que je la voyais plus gaie, et plus troublé à mesure que je découvrais en elle des attraits extérieurs qui d’une créature presque angélique faisaient tout simplement une femme accomplie.

Elle était admirablement belle, et l’idée que tant d’autres le savaient aussi bien que moi ne fut pas longue à me saisir le cœur aigrement. Jusque-là, mes sentiments pour Madeleine avaient par miracle échappé à la morsure des sensations venimeuses. « Allons, me dis-je, un tourment de plus ! » Je croyais avoir épuisé toutes les faiblesses. Mon amour apparemment n’était pas complet : il lui manquait un des attributs de l’amour, non pas le plus dangereux, mais le plus laid.

Je la vis entourée ; je me rapprochai d’elle. J’entendis autour de moi des mots qui me brûlèrent ; j’étais jaloux.

Être jaloux, on ne l’avoue guère ; ces sensations ne sont pas cependant de celles que je désavoue. Il est bon que toute humiliation profite, et celle-ci m’éclaira sur bien des vérités ; elle m’aurait rappelé, si j’avais pu l’oublier, que cet amour exalté, contrarié, malheureux, légèrement gourmé et tout près de se piquer d’orgueil, ne s’élevait pas de beaucoup au-dessus du niveau des passions communes, qu’il n’était ni pire ni meilleur, et que le seul point qui lui donnait l’air d’en différer, c’était d’être un peu moins possible que beaucoup d’autres. Quelques facilités de plus l’auraient infailliblement fait descendre de son piédestal ambitieux ; et comme tant de choses de ce monde dont l’unique supériorité vient d’un défaut de logique ou de plénitude, qui sait ce qu’il serait devenu, s’il avait été moins déraisonnable ou plus heureux ?

« Vous ne dansez pas, me dit Madeleine un peu plus tard en me rencontrant sur son passage, et je m’y trouvais souvent sans le vouloir.

— Non, je ne danserai pas, lui dis-je.

— Pas même avec moi ? reprit-elle avec un peu d’étonnement.

— Ni avec vous ni avec personne.

— Comme vous voudrez, » dit-elle en répondant sèchement à mes airs bourrus.

Je ne lui parlai plus de la soirée et je l’évitai, tout en la perdant de vue le moins possible.

Olivier n’arriva qu’après minuit. Je causais avec Julie, qui n’avait dansé qu’à contre-cœur et ne dansait plus, quand il entra calme, aisé, souriant, les yeux armés de ce regard direct dont il se couvrait comme d’une épée tendue chaque fois qu’il se trouvait en présence de visages nouveaux, et surtout de visages de femmes. Il alla serrer la main de Madeleine. Je l’entendis s’excuser de ce qu’il arrivait si tard ; puis il fit le tour du salon, salua deux ou trois femmes dont il était connu, s’approcha de Julie, et, s’asseyant familièrement à côté d’elle :

« Madeleine est très-bien… Et toi aussi, tu es très-bien, ma petite Julie, dit-il à sa cousine avant même d’avoir examiné sa toilette. Seulement, reprit-il sur le même ton de lassitude ennuyée, tu as là des nœuds roses qui te brunissent un peu trop. »

Julie ne bougea pas. D’abord elle eut l’air de ne pas entendre, puis elle fixa lentement sur Olivier l’émail bleu noir de ses prunelles sans flamme, et après quelques secondes d’un examen capable de déraciner même la ferme constance d’Olivier :

« Voulez-vous me conduire auprès de ma sœur ? » me dit-elle en se levant.

Je fis ce qu’elle voulait, après quoi je me hâtai de rejoindre Olivier.

— « Tu as blessé Julie ? lui dis-je.

— C’est possible, mais Julie m’agace. » Et puis il me tourna le dos pour couper court à toute insistance.

J’eus le courage, était-ce un courage ? de rester jusqu’à la fin du bal. J’avais besoin de revoir Madeleine presque seul à seul, de la posséder plus étroitement après le départ de tant de gens qui se l’étaient pour ainsi dire partagée. J’avais supplié Olivier de m’attendre en lui représentant qu’il avait d’ailleurs à réparer sa venue tardive. Bonne ou mauvaise, cette dernière raison, dont il n’était pas dupe, eut l’air de le décider. Nous étions, l’un vis-à-vis de l’autre, dans ces veines de cachotterie qui faisaient de notre amitié, toujours très-clairvoyante, la chose la plus inégale et la plus bizarre. Depuis notre départ pour les Trembles, surtout depuis notre retour à Paris, quelque jugement qu’il portât sur ma conduite, il semblait avoir adopté le parti de me laisser agir sans tutelle. Il était trois ou quatre heures du matin. Nous nous étions comme oubliés dans un petit salon, où quelques joueurs obstinés s’attardaient encore. Quand enfin, n’entendant plus de bruit, nous en sortîmes, il n’y avait plus ni musiciens, ni danseurs, ni personne. Mme de Nièvres, assise au fond du grand salon vide, causait vivement avec Julie, pelotonnée comme une chatte dans un fauteuil. Elle fit une exclamation de surprise en nous voyant apparaître au milieu de ce désert, à pareille heure, après cette interminable nuit si mal employée. Elle était lasse. Des traces de fatigue entouraient ses beaux yeux et leur donnaient cet éclat extraordinaire qui succède à des soirées de fête. M. de Nièvres était au jeu, M. d’Orsel y était aussi. Elle était seule avec Julie ; j’étais seul debout, appuyé sur le bras d’Olivier. Les bougie s’éteignaient. Un demi-jour rougeâtre tombant de haut ne formait plus qu’une sorte de brouillard lumineux, composé de la fine poussière odorante et des impalpables vapeurs du bal. Il y avait sur les meubles, sur les tapis, des débris de fleurs, des bouquets défaits, des éventails oubliés, avec des carnets sur lesquels on venait d’inscrire des contredanses. Les dernières voitures roulaient dans la cour de l’hôtel ; j’entendais relever les marchepieds et le bruit sec des panneaux vitrés qu’on fermait.

Je ne sais quel rapide retour vers une autre époque où nous nous étions si souvent trouvés tous les quatre en pareil rapprochement, mais dans des situations si différentes et dans une simplicité de cœur à tout jamais perdue, me fit jeter les yeux autour de moi et résumer en une seule sensation tout ce que je vous dis là. Je me détachai assez de moi-même pour envisager, comme un spectateur au théâtre, ce tableau singulier composé de quatre personnages groupés intimement à la fin d’un bal, s’examinant, se taisant, donnant le change à leurs pensées par un mot banal, voulant se rapprocher dans l’ancienne union et trouvant un obstacle, essayant de s’entendre comme autrefois et ne le pouvant plus. Je sentis parfaitement le drame obscur qui se jouait entre nous. Chacun y tenait un rôle, dans quelle mesure ? je l’ignorais ; mais j’avais assez de sang-froid désormais pour affronter les dangers de mon propre rôle, le plus périlleux de tous, du moins je le croyais, et j’allais avec audace rentrer dans les souvenirs du passé en proposant de finir la nuit par un des jeux qui nous amusaient chez ma tante, quand, les derniers joueurs partis, M. d’Orsel et M. de Nièvres revinrent au salon.

M. d’Orsel nous traitait tous comme des enfants, y compris sa fille aînée, que par un calcul de tendresse il se plaisait à rajeunir encore et remettait en minorité par des noms qui rappelaient le couvent. M. de Nièvres entra plus froidement, et la vue de ce quatuor intime sembla produire sur lui un tout autre effet. Je ne sais si ce fut imaginaire ou réel, mais je le trouvai guindé, sec et tranchant. Son maintien me déplut. Avec sa cravate un peu haute, sa mise irréprochable, cet air toujours un peu particulier d’un homme en tenue de cérémonie qui vient de recevoir et se sent chez lui, il ressemblait encore moins au chasseur aimable et négligé qui avait été mon hôte aux Trembles, que Madeleine, avec la rosace étincelante de son corsage et sa magnifique chevelure étoilée de diamants, ne ressemblait à la modeste et intrépide marcheuse qui nous suivait, un mois auparavant, sous la pluie, les pieds dans la mer. Était-ce seulement un changement de costume ? était-ce plutôt un changement d’esprit ? Il avait repris cette allure un peu compassée, surtout ce ton supérieur, qui m’avaient si fortement frappé le soir où, pour la première fois, dans le salon d’Orsel, je le surpris faisant solennellement sa cour à Madeleine. Je crus sentir en lui des froideurs de coup d’œil que je ne connaissais pas, et je ne sais quelle assurance orgueilleuse dans sa situation de mari qui m’apprenait encore une fois que Madeleine était sa femme et que je n’étais rien. Que ce fût ou non l’ingénieuse erreur d’un cœur malade, il y eut un moment où cette dernière leçon me parut si claire que je n’en doutai plus. Nos adieux furent brefs. Nous sortîmes. Nous nous jetâmes dans une voiture. J’eus l’air de dormir ; Olivier m’imita. Je récapitulai tout ce qui s’était passé dans cette soirée, qui, je ne sais pourquoi, me paraissait contenir le germe de beaucoup d’orages ; puis je pensai à M. de Nièvres, à qui je croyais avoir pour toujours pardonné, et je m’aperçus nettement que je le détestais.

Je fus plusieurs jours, une semaine au moins, sans donner signe de vie à Madeleine. Je profitai d’une circonstance où je la savais absente pour déposer ma carte chez elle. Cette dette de politesse réglée, je me crus quitte envers M. de Nièvres. Quant à Mme de Nièvres, je lui en voulais : de quoi ? je ne me l’avouai pas ; mais ce cruel dépit me donna momentanément la force de l’éviter.

À partir de ce jour, le mouvement de Paris nous saisit, et nous fûmes entraînés dans ce tourbillon où les plus fortes têtes risquent de s’étourdir, où les cœurs les plus robustes ont mille chances pour une de faire naufrage. Je ne savais presque rien du monde, et, après l’avoir fui pendant une année, je m’y trouvais introduit tout à coup dans le salon de Mme de Nièvres, c’est-à-dire avec toutes les raisons possible de le subir. J’avais beau lui répéter que je n’étais pas fait pour une pareille vie. Elle n’aurait eu qu’une chose à me répondre : « Allez-vous-en ; » mais c’était un conseil qui peut-être lui aurait coûté, et que dans tous les cas je n’aurais pas suivi. Elle entendait me présenter dans la plupart des salons où elle allait. Elle souhaitait que je fusse aussi exact dans ces devoirs tout artificiels qu’on était en droit de l’exiger, disait-elle, d’un homme bien né, produit sous son patronage. Souvent elle exprimait seulement un désir poli dont mon imagination, habile à tout transformer, me faisait des ordres. Blessé partout, sans cesse malheureux, je la suivais toujours, ou, quand je ne la suivais plus, je la regrettais, je maudissais ceux qui me disputaient sa présence, et je me désespérais.

Quelquefois je me révoltais sincèrement contre des habitudes qui me dissipaient sans fruit, n’ajoutaient pas grand’chose à mon bonheur, et m’ôtaient un reste de raison. Je haïssais cordialement les gens dont je me servais pour arriver jusqu’à Madeleine, quand la prudence ou d’autres motifs m’éloignaient de sa maison. Je sentais, et je n’avais pas tort, qu’ils étaient les ennemis de Madeleine autant que les miens. Cet éternel secret, ballotté dans de pareils milieux, devait, à n’en pas douter, jeter, comme un foyer en plein vent, des étincelles imprudentes qui le trahissaient. On devait le connaître, du moins on pouvait l’apprendre. Il y avait une foule de gens dont je me disais avec fureur : « Ceux-là, j’en suis sûr, sont mes confidents. » Que pouvais-je attendre d’eux ? Des conseils ? Je les connaissais pour les avoir reçus déjà de la seule personne dont l’amitié me les rendît supportables, d’Olivier. Des complicités et des complaisances ? Non, cent fois non. J’en étais plus effrayé que je ne l’eusse été d’une vaste inimitié conjurée contre mon bonheur, à supposer que ce triste et famélique bonheur eût pu faire envie à qui que ce fût.

À Madeleine, je ne disais que la moitié de la vérité. Je ne lui cachais rien de mon aversion pour le monde, sauf à lui déguiser le motif tout personnel de certains griefs. Quand il s’agissait de juger le monde d’une façon plus générale, indépendamment du perpétuel soupçon qui me le faisait considérer en masse comme un voleur de mon bien, alors je donnais cours à mes invectives avec une joie féroce. Je le dépeignais comme hostile à ce que j’aimais, comme indifférent pour tout ce qui est bien et plein de mépris pour ce qu’il y a de plus respectable en fait de sentiments comme en fait d’opinions. Je lui parlais de mille spectacles dont tout homme de sens devait être blessé, de la légèreté des maximes, de la légèreté plus grande encore des passions, de la facilité des consciences, pour quelque prix que ce fût d’ambition, de gloire ou de vanité. Je lui signalais cette façon libre d’envisager non seulement un devoir, mais tous les devoirs, cet abus de mots, cette confusion de toutes les mesures, qui fait qu’on pervertit les idées les plus simples, qu’on arrive à ne plus s’entendre sur rien, ni sur le bien, ni sur le vrai, ni sur le mauvais, ni sur le pire, et qu’il n’y a pas plus de distance appréciable entre la gloire et la vogue que de limite bien nette entre les scélératesses et les étourderies. Je lui disais que ce culte léger pour les femmes, ces adorations mêlées de badinages cachaient au fond un universel mépris, et que les femmes avaient bien tort de garder vis-à-vis des hommes des apparences de vertu, quand les hommes ne gardaient plus vis-à-vis d’elles le moindre semblant d’estime. « Tout cela est hideux, lui disais-je, et si j’avais à sauver une seule maison dans cette ville de réprouvés, il n’y en a qu’une que je marquerais de blanc.

— Et la vôtre ? disait Madeleine.

— La mienne aussi, uniquement pour me sauver avec vous. »

À la fin de ces longs anathèmes, Madeleine souriait assez tristement. Je savais bien qu’elle était de mon avis, elle qui était la sagesse, la droiture et la vérité même, et cependant elle hésitait à me donner raison, parce que depuis longtemps déjà elle se demandait si, en disant beaucoup de choses vraies, je disais tout. Depuis quelque temps, elle affectait de ne me parler qu’avec retenue de cette autre portion de ma vie de jeune homme qui ne faisait pas partie de la sienne, mais qui n’en était pas moins blanche de tout mystère. Elle savait à peine où je demeurais, du moins elle avait l’air ou de l’ignorer ou de l’oublier. Jamais elle ne me questionnait sur l’emploi des soirées qui ne lui appartenaient pas et sur lesquelles il lui convenait pour ainsi dire de laisser planer quelques doutes. Au milieu même de ces habitudes décousues, qui réduisaient mon sommeil à peu de chose et me tenaient dans un continuel état de fièvre, j’avais retrouvé une sorte d’énergie maladive et je dirai presque un insatiable appétit d’esprit qui m’avaient rendu le goût du travail plus piquant. En quelques mois, j’avais réparé à peu près le temps perdu, et sur ma table il y avait, comme un tas de gerbes dans une aire, une nouvelle récolte amassée, dont le produit seul était douteux. C’était le seul point peut-être dont Madeleine me parlât avec abandon ; mais ici c’était moi qui élevais des barrières. De mes occupations d’esprit, de mes lectures, de mon travail, et Dieu sait avec quelle orgueilleuse sollicitude elle en suivait le cours ! je lui faisais connaître un seul détail, toujours le même : j’étais mécontent. Ce mécontentement absolu des autres et de moi-même en disait beaucoup plus qu’il ne fallait pour l’éclairer. Si quelque circonstance encore restait dans l’ombre, en dehors d’une amitié qui, sauf un secret immense, n’avait pas de secret, c’est que Madeleine en jugeait l’explication inutile ou peu prudente. Il y avait entre nous un point délicat, tantôt dans le doute et tantôt dans la lumière, qui demandait, comme toutes les vérités dangereuses, à n’être pas éclairci.

Madeleine était avertie, il était impossible qu’elle ne le fût pas ; depuis combien de temps ? Peut-être depuis le jour où, respirant elle-même un air plus agité, elle y avait senti passer des chaleurs qui n’étaient plus à la température de notre ancienne et calme amitié. Le jour où je crus avoir la certitude de ce fait, cela ne me suffit pas. Je voulus en tenir la preuve et forcer pour ainsi dire Madeleine elle-même à me la donner. Je ne m’arrêtai pas une seule minute à la pensée qu’un pareil manège était détestable, méchant et odieux. Je la pressai de questions muettes. À mille sous-entendus qui nous permettait, comme aux gens qui se connaissent à fond, de nous comprendre à demi-mot, j’en ajoutai de plus précis. Nous marchions prudemment sur un terrain semé de pièges ; j’y dressai des embûches à tous les pas. Je ne sais quelle envie perverse me prit de la gêner, de l’assiéger, de la contraindre dans sa dernière réserve. Je voulais me venger de ce long silence imposé d’abord par timidité, puis par égard, puis par respect, enfin par pitié. Ce masque porté depuis trois ans m’était insupportable ; je le jetai. Je ne craignais pas que la lumière se fît entre nous. Je souhaitais presque une explosion qui devait la couvrir de terreur, et quant à son repos, que cette aveugle et homicide indiscrétion pouvait tuer, je l’oubliais.

Ce fut une crise humiliante, et dont j’aurais de la peine à vous rendre compte. Je ne souffrais presque plus, tant j’étais buté contre une idée fixe. J’agissais en sens direct, l’esprit clair, la conscience fermée, comme s’il se fût agi d’une partie d’escrime où je n’aurais joué que mon amour-propre.

À cette stratégie insensée, Madeleine opposa tout à coup des moyens de défense inattendus. Elle y répondit par un calme parfait, par une absence totale de finesse, par des ingénuités que rien ne pouvait plus entamer. Elle éleva doucement entre nous comme un mur d’acier d’une froideur et d’une résistance impénétrables. Je m’irritais contre ce nouvel obstacle et ne pouvais le vaincre. J’essayais de nouveau de me faire comprendre ; toute intelligence avait cessé. J’aiguisais des mots qui n’arrivaient pas jusqu’à elle. Elle les prenait, les relevait, les désarmait par une réponse sans réplique ; comme elle eût fait d’une flèche adroitement reçue, elle en ôtait le trait acéré qui pouvait blesser. Le résumé de son maintien, de son accueil, de ses poignées de main affectueuses, de ses regards excellents, mais courts et sans portée, en un mot le sens de toute sa conduite admirable et désespérante de force, de simplicité et de sagesse, était celui-ci : « Je ne sais rien, et si vous avez cru que je devinais quelque chose, vous vous êtes trompé. »

Je disparaissais alors pour quelque temps, honteux de moi-même, furieux d’impuissance, aigri, et, quand je revenais à elle avec des idées meilleures et des intentions de repentir, elle n’avait pas plus l’air de comprendre celles-ci qu’elle n’avait admis les autres.

Ceci se passait au milieu des entraînements mondains, qui s’étaient, cette année-là, prolongés jusqu’au milieu du printemps. Je comptais quelquefois sur les accidents de cette vie affaiblissante pour surprendre Madeleine en défaut et me rendre maître enfin de cet esprit si sûr de lui. Il n’en fut rien. J’étais à moitié malade d’impatience. Je ne savais presque plus si j’aimais Madeleine, tant cette idée d’antagonisme, qui me faisait sentir en elle un adversaire, se substituait à toute autre émotion et me remplissait le cœur de passions mauvaises. Il y a des journées de plein été poudreuses, nuageuses, avec des soleils blancs et des bises du nord, qui ressemblent à cette période violente, tantôt brûlante et tantôt glacée, où je crus un moment que ma passion pour Madeleine allait finir, et de la plus triste façon, par un dépit.

Il y avait plusieurs semaines que je ne l’avais vue. J’avais usé mes rancunes dans un travail acharné. J’attendais qu’elle me fît signe de reparaître. J’avais rencontré M. de Nièvres une fois ; il m’avait dit : « Que devenez-vous ? » ou bien : « On ne vous voit plus. » L’une ou l’autre de ces formules que j’oublie n’était pas une invitation bien pressante à revenir. Je tins bon pendant quelques jours encore ; mais un pareil éloignement devenait un état négatif qui pouvait durer indéfiniment sans rien décider. Enfin je pris le parti de brusquer les choses. Je courus chez Madeleine ; elle était seule. J’entrai rapidement, sans avoir d’idée bien arrêtée sur ce que j’allais dire ou faire, mais avec le projet formel de briser cette armure de glace et de chercher dessous si le cœur de mon ancienne amie vivait toujours.

Je la trouvai dans son boudoir, dont le seul grand luxe était des fleurs, près d’un petit guéridon, dans la tenue la plus simple, assise et brodant. Elle était sérieuse, elle avait les yeux un peu rouges, comme si les nuits précédentes elle avait beaucoup veillé, ou qu’elle eût pleuré quelques minutes auparavant. Elle avait ces airs paisibles et recueillis qui lui revenaient quelquefois dans ses moments de retour sur elle-même et faisaient revivre en elle la pensionnaire d’autrefois. Avec sa robe montante, toutes ces fleurs qui l’entouraient, les fenêtres ouvertes et donnant sur des arbres, on l’eût dite encore dans son jardin d’Ormesson.

Cette transfiguration complète, cette attitude attristée, soumise, pour ainsi dire à moitié vaincue, m’ôta toute idée de triomphe et fit tomber subitement mes audaces.

« Je suis bien coupable envers vous, lui dis-je et je viens m’excuser.

— Coupable ? vous excuser ? dit-elle en cherchant à se remettre un peu de sa surprise.

— Oui, je suis un fou, un ami cruel et désolé qui vient se mettre à vos pieds, vous demander son pardon…

— Mais qu’ai-je donc à vous pardonner ? reprit-elle, un peu effrayée de cette chaleureuse invasion dans la tranquillité de sa retraite.

— Ma conduite passée, tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai dit, avec la stupide intention de vous blesser. »

Elle avait repris son calme.

« Vous vous imaginez des choses qui ne sont pas, ou du moins ce sont des torts si légers que je ne m’en souviendrai plus le jour où je sentirai que vous les oubliez. Savez-vous le seul tort que vous ayez eu ? C’est de m’abandonner depuis un mois. Il y a un mois aujourd’hui, je crois, dit-elle en ne me cachant pas qu’elle observait les dates, que nous nous sommes quittés un soir, vous me disant à demain.

— Je ne suis pas revenu, c’est vrai ; mais ce n’est pas de cela que je m’accuse avec chagrin ; non, je m’accuse mortellement…

— De rien, dit-elle en m’interrompant impérieusement. Et depuis lors, reprit-elle aussitôt, qu’êtes-vous devenu ? Qu’avez-vous fait ?

— Beaucoup de choses et peu de chose ; cela dépendra du résultat.

— Et puis ?

— Et puis c’est tout, » lui dis-je en voulant faire comme elle et rompre l’entretien où cela me convenait.

Il y eut quelques secondes d’un silence embarrassant, après quoi Madeleine se mit à me parler sur un ton tout à fait naturel et très-doux.

« Vous êtes d’un caractère malheureux et difficile. On a de la peine à vous comprendre et plus de peine encore à vous assister. On voudrait vous encourager, vous soutenir, quelquefois vous plaindre ; on vous interroge, et vous vous renfermez.

— Que voulez-vous que je vous dise, sinon que celui en qui vous avez confiance n’émerveillera personne et trompera, j’en ai peur, l’espoir obligeant de ses amis ?

— Pourquoi tromperiez-vous l’espoir de ceux qui vous veulent une position digne de vous ? continua Madeleine en se rassurant tout à fait sur un terrain qui lui semblait beaucoup plus ferme.

— Oh ! pour une raison bien simple : c’est que je n’ai aucune ambition.

— Et ce beau feu de travail qui vous prend par accès ?

— Il dure un peu, flambe extraordinairement vite et fort, et puis s’éteint. Cela durera quelques années encore, après quoi, l’illusion ayant cessé, la jeunesse étant loin, je verrai nettement qu’il faut en finir avec ces duperies. Alors je mènerai la seule vie qui me convienne, une vie de dilettantisme agréable dans quelque coin retiré de la province, où les stimulants et les remords de Paris ne m’atteindront pas. J’y vivrai de l’admiration du génie ou du talent des autres, ce qui suffit amplement pour occuper les loisirs d’un homme modeste qui n’est pas un sot.

— Ce que vous dites là est insoutenable, reprit-elle avec beaucoup de vivacité ; vous prenez plaisir à tourmenter ceux qui vous estiment. Vous mentez.

— Rien n’est plus vrai, je vous le jure. Je vous ai dit autrefois, il n’y a pas longtemps, que je me sentais des velléités non pas d’être quelqu’un, ce qui est, selon moi, un non-sens, mais de produire, ce qui me paraît être la seule excuse de notre pauvre vie. Je vous l’ai dit, et je l’essayerai : ce ne sera pas, entendez-le bien, pour en faire profiter ni ma dignité d’homme, ni mon plaisir, ni ma vanité, ni les autres, ni moi-même, mais pour expulser de mon cerveau quelque chose qui me gêne. »

Elle sourit à cette bizarre et vulgaire explication d’un phénomène assez noble.

« Quel homme singulier vous faites avec vos paradoxes ! Vous analysez tout au point de changer le sens des phrases et la valeur des idées. J’aimais à croire que vous étiez un esprit mieux organisé que beaucoup d’autres, et meilleur par beaucoup de points. Je vous croyais peu de volonté, mais avec un certain don d’inspiration. Vous avouez que vous êtes sans volonté, et, de l’inspiration, voilà que vous faites un exorcisme.

— Appelez les choses du nom que vous voudrez, » lui dis-je, et je la suppliai de changer de conversation.

Changer de conversation n’était pas possible ; il fallait revenir au point de départ ou continuer. Elle crut plus sûr apparemment de parler raison. Je la laissai dire, et ne répondis plus que par la formule absolue du découragement total : — À quoi bon ?

« Vous parlez en ce moment comme Olivier, disait Madeleine, et personne au contraire ne lui ressemble moins.

— Le croyez-vous ? lui dis-je en la regardant tout à coup assez passionnément pour la dominer de nouveau ; croyez-vous qu’en effet nous soyons si différents ? Je crois, au contraire, que nous nous ressemblons beaucoup. Nous obéissons l’un et l’autre exclusivement, aveuglément, à ce qui nous charme. Ce qui nous charme est pour lui, comme pour moi, plus ou moins impossible à saisir, ou chimérique, ou défendu. Cela fait qu’en suivant des chemins très-opposés nous nous rencontrerons un jour au même but, tous deux découragés et sans famille, » ajoutai-je, en disant le mot de famille au lieu d’un mot plus clair encore qui me vint aux lèvres.

Madeleine avait les yeux baissés sur sa broderie, qu’elle piquait un peu au hasard de son aiguille. Elle avait complètement changé de visage, d’allure ; son air, encore une fois soumis et désarmé, m’attendrit jusqu’à me faire oublier le but insensé de ma visite.

« Comprenez-moi bien, reprit-elle avec un léger trouble dans la voix. Il y a pour tout le monde, on le dit, je le crois… (elle hésitait un peu sur le choix des mots) il y a un moment difficile pendant lequel on doute de soi, quand ce n’est pas des autres. Le tout est d’éclaircir ses doutes et de se résoudre. Le cœur a quelquefois besoin de dire : Je veux ! — du moins je l’imagine ainsi pour l’avoir éprouvé déjà une fois, — dit-elle en hésitant encore davantage sur un souvenir qui nous rappelait à tous deux l’histoire entière de son mariage. On cite une marquise du commencement de ce siècle, qui prétendait qu’en le voulant bien on pouvait s’empêcher de mourir. Elle n’est peut-être morte que d’une distraction. Il en est ainsi de beaucoup d’accidents présumés involontaires. Qui sait même si le bonheur n’est pas en grande partie dans la volonté d’être heureux ?

— Dieu vous entende, chère Madeleine ! » m’écriai-je en l’appelant d’un nom que je n’avais pas prononcé depuis trois ans.

Et je me levai en disant ces derniers mots, empreints d’un attendrissement dont je n’étais plus maître. Le mouvement que je fis fut si soudain, si imprévu, il ajoutait une telle ardeur à l’accent déjà si décisif de mes paroles, que Madeleine en reçut comme une secousse au cœur qui la fit pâlir. Et j’entendis au fond de sa poitrine comme une douloureuse exclamation de détresse qui cependant n’arriva pas jusqu’à ses lèvres.

Souvent je m'étais demandé ce qui arriverait, si, pour me débarrasser du poids trop lourd qui m’écrasait, très-simplement, et comme si mon amie Madeleine pouvait entendre avec indulgence l’aveu des sentiments qui s’adressaient à Mme de Nièvres, je disais à Madeleine que je l’aimais. Je mettais en scène cette explication fort grave. Je la supposais seule, en état de m’écouter, et dans une situation qui supprimait tout danger. Je prenais alors la parole, et, sans préambule, sans adresse, sans faux-fuyant, sans phrases, aussi franchement que je l’aurais dite au confident le plus intime de ma jeunesse, je lui racontais l’histoire de mon affection, née d’une amitié d’enfant devenue subitement de l’amour. J’expliquais comment ces transitions insensibles m’avaient mené peu à peu de l’indifférence à l’attrait, de la peur à l’entraînement, du regret de son absence au besoin de ne plus la quitter, du sentiment que j’allais la perdre à la certitude que je l’adorais, du soin de sa tranquillité au mensonge, enfin de la nécessité de me taire à jamais, à l’irrésistible besoin de lui tout avouer et de lui demander pardon. Je lui disais que j’avais résisté, lutté, que j’avais beaucoup souffert ; ma conduite en était le meilleur témoignage. Je n’exagérais rien, je ne lui faisais au contraire qu’à demi le tableau de mes douleurs, pour la mieux convaincre que je mesurais mes paroles et que j’étais sincère. Je lui disais en un mot que je l’aimais avec désespoir, en d’autres termes, que je n’espérais rien que son absolution pour des faiblesses qui se punissaient elles-mêmes, et sa pitié pour des maux sans ressource.

Ma confiance en la bonté de Madeleine était si grande que l’idée d’un pareil aveu me semblait encore la plus naturelle au milieu des idées folles ou coupables qui m’assiégeaient. Je la voyais alors, — du moins j’aimais à l’imaginer ainsi, — triste et très-sincèrement affligée, mais sans colère, m’écoutant avec la compassion d’une amie impuissante à consoler, et disposée, par hauteur d’âme et par indulgence, à me plaindre pour des maux qui, en effet, n’avaient pas de remède. Et, chose singulière, cette pensée d’être compris, qui m’avait jadis causé tant d’effroi, ne me causait aujourd’hui aucun embarras. J’aurais de la peine à vous expliquer comment une fantaisie aussi hardie pouvait naître dans un esprit que je vous ai montré d’abord si pusillanime ; mais bien des épreuves m’avaient aguerri. Je n’en étais plus à trembler devant Madeleine, au moins de peur comme autrefois, et toute irrésolution semblait devoir cesser dès que j’allais effrontément au-devant de la vérité.

Pendant un court moment d’angoisse extrême, cette idée d’en finir se présenta de nouveau, comme une tentation plus forte et plus irrésistible que jamais. Je me rappelai tout à coup pourquoi j’étais venu. Je pensai qu’en aucun temps peut-être une pareille occasion ne me serait offerte. Nous étions seuls. Le hasard nous plaçait dans la situation exacte que j’avais choisie. La moitié des aveux étaient faits. L’un et l’autre nous arrivions à ce degré d’émotion qui nous permettait, à moi de beaucoup oser, à elle de tout entendre. Je n’avais plus qu’un mot à dire pour briser cet horrible écrou du silence qui m’étranglait chaque fois que je pensais à elle. Je cherchais seulement une phrase, une première phrase ; j’étais très-calme, je croyais du moins me sentir tel : il me semblait même que mon visage ne laissait pas trop apercevoir le débat extraordinaire qui se passait en moi. Enfin j’allais parler, quand, pour m’enhardir davantage, je levai les yeux sur Madeleine.

Elle était dans l’humble attitude que je vous ai dite, clouée sur son fauteuil, sa broderie tombée, les deux mains croisées par un effort de volonté, qui sans doute en diminuait le tremblement, tout le corps un peu frissonnant, pâle à faire pitié, les joues comme un linge, les yeux en larmes, grands ouverts, attachés sur moi avec la fixité lumineuse de deux étoiles. Ce regard étincelant et doux, mouillé de larmes, avait une signification de reproche, de douceur, de perspicacité indicible. On eût dit qu’elle était moins surprise encore d’un aveu qui n’était plus à faire, qu’effrayée de l’inutile anxiété qu’elle apercevait en moi. Et s’il lui avait été possible de parler, dans un instant où toutes les énergies de sa tendresse et de sa fierté me suppliaient ou m’ordonnaient de me taire, elle m’eût dit une seule chose que je savais trop bien : c’est que les confidences étaient faites, et que je me conduisais comme un lâche ! Mais elle demeurait immobile, sans geste, sans voix, les lèvres fermées, les yeux rivés sur moi, les joues en pleurs, sublime d’angoisse, de douleur et de fermeté.

« Madeleine ! m’écriai-je en tombant à ses genoux ; Madeleine, pardonnez-moi… »

Mais elle se leva à son tour, par un mouvement de femme indignée que je n’oublierai jamais ; puis elle fit quelques pas vers sa chambre ; et comme je me traînais vers elle, la suivant, cherchant un mot qui ne l’offensât plus, un dernier adieu pour lui dire au moins qu’elle était un ange de prévoyance et de bonté, pour la remercier de m’avoir épargné des folies, — avec une expression plus accablante encore de pitié, d’indulgence et d’autorité, la main levée comme si de loin elle eût voulu la poser sur mes lèvres, elle fit encore le geste de m’imposer silence et disparut.