Dominique (1863)/17

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L. Hachette et Cie. (p. 334-362).


XVII


Le lendemain, j’étais à Nièvres. J’y arrivai dans la soirée, un peu avant la nuit. C’était en novembre. Je me fis descendre à quelque distance de la grille, en plein bois. Je traversai la cour d’entrée sans être aperçu. À l’extrémité des communs, à droite, un feu brillait dans les cuisines. Deux fenêtres déjà éclairées se détachaient en lumière sur la façade du château. J’allai droit au vestibule, dont la porte était seulement poussée ; quelqu’un le traversait au moment où j’y entrai. Il faisait très-sombre. « Mme de Nièvres ? » dis-je en croyant parler à une femme de chambre. La personne à qui je m’adressais se retourna brusquement, vint droit à moi et jeta un cri. C’était Madeleine.

Elle resta pétrifiée de surprise, et je lui pris la main sans trouver la force d’articuler une seule parole. Le peu de jour qui venait du dehors lui donnait la blancheur inanimée d’une statue ; ses doigts, tout à fait inertes et glacés, se détachaient insensiblement de mon étreinte comme la main d’une morte. Je la vis chanceler ; mais au geste que je fis pour la soutenir, elle se dégagea par un mouvement d’inconcevable terreur, ouvrit démesurément des yeux égarés, et me dit : « Dominique !… » comme si elle se réveillait et me reconnaissait après deux années d’un mauvais sommeil ; puis elle fit quelques pas vers l’escalier, m’entraînant avec elle et n’ayant plus ni conscience ni idée. Nous montâmes ensemble côte à côte, nous tenant toujours par la main. Arrivée dans l’antichambre du premier étage, une lueur de présence d’esprit lui revint :

« Entrez ici, me dit-elle, je vais prévenir mon père. »

Je l’entendis appeler son père et se diriger vers la chambre de Julie.

Le premier mot de M. d’Orsel fut celui-ci :

« Mon cher fils, j’ai beaucoup de chagrin. »

Ce mot en disait plus que tous les reproches et se planta dans mon cœur comme un coup d’épée.

« J’ai su que Julie était malade, lui dis-je sans faire aucun effort pour déguiser le tremblement de ma voix qui défaillait. J’ai su aussi que Mme de Nièvres était souffrante, et je viens vous voir. Il y a si longtemps…

— C’est vrai, reprit M. d’Orsel, il y a longtemps… La vie sépare ; chacun a ses devoirs et ses soucis… »

Il sonna, fit allumer les lampes, m’examina rapidement comme s’il eût voulu constater je ne sais quel changement en moi, analogue aux altérations profondes que ces deux années avaient produites chez ses enfants.

« Vous avez vieilli, vous aussi, reprit-il avec une sorte de bienveillance et d’intérêt tout à fait affectueux. Vous avez beaucoup travaillé, nous en avons la preuve… »

Puis il me parla de Julie, des vives inquiétudes qu’ils avaient eues, mais qui heureusement étaient dissipées depuis quelques jours. Julie entrait en convalescence, ce n’était plus qu’une affaire de soins, de ménagements et de quelques jours de repos. Il passa encore une fois d’un sujet à un autre.

« Vous voilà un homme, continua-t-il, et déjà célèbre. Nous avons suivi tout cela avec le plus sincère intérêt. »

Il marchait de long en large, me parlant ainsi, sans suite et de la façon la plus décousue. Ses cheveux étaient entièrement blancs ; sa grande taille un peu voûtée lui donnait un air singulièrement noble de vieillesse anticipée ou de lassitude.

Madeleine vint nous interrompre au bout de cinq minutes. Elle était habillée de couleurs sombres et ressemblait, avec la vie de plus, au portrait qui m’avait tant ému. Je me levai, j’allai à sa rencontre ; je balbutiai deux ou trois phrases incohérentes qui n’avaient aucun sens ; je ne savais plus ni comment expliquer ma venue, ni comment combler tout à coup ce vide énorme de deux années qui mettait entre nous comme un abîme de secrets, de réticences et d’obscurités. Je me remis pourtant en la voyant beaucoup plus sûre d’elle-même, et je lui parlai aussi posément que possible de l’alerte qui m’avait été donnée par Olivier. Quand je prononçai ce nom, elle m’interrompit :

« Viendra-t-il ? me dit-elle.

— Je ne crois pas, répondis-je, du moins de quelques jours. »

Elle fit un geste de découragement absolu, et nous retombâmes tous les trois dans le plus pénible silence.

Je demandai où était M. de Nièvres, comme s’il était possible d’admettre qu’Olivier ne m’eût pas informé de son voyage, et je parus étonné de le savoir absent.

« Oh ! nous sommes dans un grand abandon, reprit Madeleine. Tous malades ou à peu près. Il y a dans l’air de mauvaises influences ; la saison est malsaine et n’est pas gaie, » ajouta-t-elle en jetant les yeux sur les hautes fenêtres à fermeture ancienne, dont le jour aux trois quarts éteint bleuissait encore imperceptiblement les vitres.

Elle se mit alors, sans doute pour échapper à l’embarras d’une conversation impossible, à parler des misères des gens qui l’entouraient, de l’hiver qui s’annonçait par des maladies chez les uns, chez les autres par des détresses ; d’un enfant qui se mourait dans le village, que Julie avait assisté, soigné jusqu’au jour où, grièvement atteinte elle-même, elle avait dû remettre à d’autres son rôle, malheureusement impuissant contre la mort, de sœur de Charité. Madeleine semblait se complaire dans ces récits pitoyables, et énumérer avec je ne sais quelle sombre avidité toutes ces calamités voisines qui formaient autour de sa vie un concours de conjonctures attristantes. Puis elle fit comme M. d’Orsel et me parla de moi tantôt avec réserve, tantôt au contraire avec un abandon admirablement calculé pour nous mettre tous à l’aise.

Mon intention était de lui faire une simple visite et de regagner dans la soirée l’auberge du village où j’avais retenu une chambre ; mais Madeleine en disposa autrement : je m’aperçus qu’elle avait donné des ordres pour qu’on m’établît au second étage du château, dans un petit appartement que j’avais occupé déjà, lors de mon premier séjour à Nièvres.

Le soir même, avant de nous séparer, moi présent, elle écrivit à son mari.

« J’apprends à M. de Nièvres que vous êtes ici, » me dit-elle.

Et je compris ce qu’une pareille précaution, prise en ma présence, contenait de scrupules et de résolutions loyales.

Je n’avais pas vu Julie. Elle était faible et agitée. La nouvelle de mon arrivée, malgré tous les ménagements possibles, lui avait causé une secousse très-vive. Quand il me fut permis le lendemain d’entrer dans sa chambre, je trouvai la malade étendue sur un long canapé, dans un ample peignoir qui dissimulait l’exiguïté de ses formes et lui donnait des airs de femme. Elle était très-changée, beaucoup plus que ne pouvaient s’en apercevoir ceux qui l’approchaient à toutes les minutes du jour. Un petit épagneul dormait à ses pieds, la tête appuyée sur le bout de ses pantoufles. Il y avait à portée de sa main, sur un guéridon garni d’arbustes et de plantes en fleur, des oiseaux en cage qu’elle élevait, et qui chantaient gaiement au milieu de ce jardinet d’hiver. Je regardai ce mince visage, miné par la fièvre, amaigri et bleui autour des tempes, ces yeux creusés, plus ouverts et plus noirs que jamais, où flambait dans l’obscurité des prunelles un feu sombre, mais inextinguible ; et cette pauvre fille amoureuse et à demi morte sous le mépris d’Olivier me fit une peine horrible.

« Guérissez-la, sauvez-la, dis-je à Madeleine quand nous l’eûmes quittée ; mais ne l’abusez plus ! »

Madeleine eut l’air de douter encore, comme s’il lui fût resté un faible espoir dont elle ne voulait pas à toute force se séparer.

« Ne pensez plus à Olivier, repris-je résolûment, et ne l’accusez pas plus que de raison. »

Je lui fis connaître les motifs bons ou mauvais qui décidaient du sort de sa sœur. J’expliquai le caractère d’Olivier, sa répugnance absolue pour tout mariage. J’insistai sur ce sentiment peut-être déraisonnable, mais sans réplique, qu’il rendrait une femme malheureuse, et non pas une, mais toutes sans exception. J’atténuais ainsi ce que sa résistance pouvait avoir de blessant.

« Il en fait une question de probité, » dis-je à Madeleine comme dernier argument.

Elle sourit tristement à ce mot de probité, qui s’accordait si mal avec l’irréparable malheur dont la responsabilité pesait à ses yeux sur Olivier.

« Il est le plus heureux de nous tous, » dit-elle.

Et de grosses larmes coulèrent sur ses joues.

Dès le surlendemain, Julie put faire quelques pas dans sa chambre. L’indomptable vigueur de ce petit être, exercée secrètement par tant de dures épreuves, se réveilla, non pas lentement, mais en quelques heures. À peine en convalescence, on la vit se roidir contre le souvenir humiliant d’avoir été pour ainsi dire surprise en faiblesse, se prendre de lutte avec le mal physique, le seul qu’elle pût vaincre, et le dominer. Deux jours plus tard, elle eut la force de descendre seule au salon, repoussant tout appui, quoiqu’une sueur de défaillance perlât sur son front à peau mince, et que de petites pâmoisons la fissent tressaillir à chaque pas. Ce jour-là même, elle voulut sortir en voiture. Nous la conduisîmes dans les allées les plus douces du bois. Il faisait beau. Elle en revint ranimée, rien que pour avoir respiré la senteur des chênes, dans de grands abatis chauffés par un soleil clair. Elle rentra méconnaissable, presque avec des rougeurs, tout émue d’un frisson fiévreux, mais de bon augure, qui n’était que le retour actif du sang dans ses veines appauvries. J’étais consterné de la voir renaître ainsi pour si peu, d’un rayon de soleil d’hiver et d’une odeur résineuse de bois coupé ; et je compris qu’elle s’acharnerait à vivre avec une obstination qui lui promettait de longs jours misérables.

« Parle-t-elle quelquefois d’Olivier ? demandai-je à Madeleine.

— Jamais.

— Elle pense à lui constamment ?

— Constamment.

— Et cela durera, vous le croyez ?

— Toujours, » répondit Madeleine.

Aussitôt affranchie du trop réel souci qui depuis trois semaines l’attachait au chevet de Julie, Madeleine eut l’air de perdre tout à coup la raison. Je ne sais quel étourdissement la prit qui la rendit extraordinaire et positivement folle d’imprévoyance, d’exaltation et de hardiesse. Je reconnus ce regard foudroyant d’éclat qui m’avait appris le soir du théâtre que nous étions en péril, et portant toutes choses à outrance, morceau par morceau, elle me jeta pour ainsi dire son cœur à la tête, comme elle avait fait ce soir-là de son bouquet.

Nous passâmes ainsi trois jours en promenades, en courses téméraires, soit au château, soit dans les futaies, trois jours inouïs de bonheur, si le sentiment de je ne sais quelle enragée destruction de son repos peut s’appeler du bonheur, sorte de lune de miel effrontée et désespérée, sans exemple ni pour les émotions ni pour les repentirs, et qui ne ressemble à rien, sinon à ces heures de copieuses et funèbres satisfactions pendant lesquelles on permet tout aux gens condamnés à mourir le lendemain.

Le troisième jour, elle exigea, malgré mes refus, que je montasse un des chevaux de son mari.

« Vous m’accompagnerez, me dit-elle ; j’ai besoin d’aller vite et de me promener très loin. »

Elle courut s’habiller, fit seller un cheval que M. de Nièvres avait dressé pour elle, et, comme s’il se fût agi de se faire audacieusement enlever devant ses domestiques, en plein jour :

« Partons, » me dit-elle.

À peine arrivée sous bois, elle prit le galop. Je fis comme elle et je la suivis. Elle hâta le pas dès qu’elle me sentit sur ses talons, cravacha son cheval, et sans motif le lança à fond de train. Je me mis à son allure, et j’allais l’atteindre quand elle fit un nouvel effort qui me laissa derrière. Cette poursuite irritante, effrénée, me mit hors de moi. Elle montait une bête légère et la maniait de façon à décupler sa vitesse. À peine assise, tout le corps soulevé pour diminuer encore le poids de sa frêle stature, sans un cri, sans un geste, elle filait éperdument et comme emportée par un oiseau. Je courais moi-même à toute allure, immobile, les lèvres sèches, avec la fixité machinale d’un jockey dans une course de fond. Elle tenait le milieu d’un sentier étroit, un peu encaissé, raviné par le bord, où deux chevaux ne pouvaient passer de front, à moins que l’un des deux ne se rangeât. La voyant obstinée à me barrer le passage, je grimpai sous bois, et je l’accompagnai quelque temps ainsi, au risque de me briser la tête cent fois pour une ; puis, le moment venu de lui couper la route, je franchis le talus, tombai dans le chemin creux et y mis mon cheval en travers. Elle vint s’arrêter court à deux pas de moi, et les deux bêtes, animées et tout écumantes, se cabrèrent un moment, comme si elles avaient eu le sentiment que leurs cavaliers voulaient combattre. Je crois vraiment que Madeleine et moi nous nous regardâmes avec colère tant cette joute extravagante mêlait d’excitations et de défis à d’autres sentiments intraduisibles. Elle se tint devant moi, sa cravache à pommeau d’écaille entre les dents, les joues livides, les yeux injectés et m’éclaboussant de lueurs sanglantes ; puis elle fit entendre un ou deux éclats de rire convulsifs qui me glacèrent. Son cheval repartit ventre à terre.

Pendant une minute au moins, comme Bernard de Mauprat attaché aux pas d’Edmée, je la regardai fuir sous la haute colonnade des chênes, son voile au vent, sa longue robe obscure soulevée avec la surnaturelle agilité d’un petit démon noir. Quand elle eut atteint l’extrémité du sentier et que je ne la vis plus que comme un point dans les rousseurs du bois, je repris ma course en poussant malgré moi un cri de désespoir. Arrivé juste à l’endroit où elle avait disparu, je la trouvai dans l’entrecroisement des deux routes, arrêtée, haletante, et m’attendant le sourire aux lèvres.

« Madeleine, lui dis-je en me ruant sur elle et lui prenant le bras, cessez ce jeu cruel ; arrêtez-vous, ou je me fais tuer ! »

Elle me répondit seulement par un regard direct qui m’empourpra le visage, et reprit plus posément l’allée du château. Nous revînmes au pas, sans échanger une parole, nos chevaux marchant côte à côte, se frôlant des mâchoires et se couvrant mutuellement d’écume. Elle descendit à la grille, traversa la cour à pied tout en fouettant le sable avec sa cravache, monta droit à sa chambre et ne reparut que le soir.

À huit heures, on nous remit le courrier. Il y avait une lettre de M. de Nièvres. Madeleine, en la décachetant, changea de couleur.

« M. de Nièvres va bien, dit-elle ; il ne reviendra pas avant le mois prochain. »

Puis elle se plaignit d’une grande fatigue et se retira.

Il en fut de cette nuit comme des précédentes : je la passai debout et sans sommeil. Le billet de M. de Nièvres, tout insignifiant qu’il fût, intervenait entre nous comme une revendication de mille choses oubliées. Il eût écrit ce seul mot : « Je suis vivant, » que l’avertissement n’eût pas été plus clair. Je résolus de quitter Nièvres le lendemain, absolument comme j’avais résolu d’y venir, sans autre réflexion ni calcul. À minuit, il y avait encore de la lumière dans la chambre de Madeleine. Un massif d’érables plantés près du château et directement en face de ses fenêtres recevait un reflet rougissant qui toutes les nuits m’apprenait à quelle heure Madeleine achevait sa veillée. Le plus souvent, c’était fort tard. Une heure après minuit, le reflet paraissait encore. Je pris une chaussure légère et je descendis l’escalier à tâtons. J’allai ainsi jusqu’à la porte de l’appartement de Madeleine, situé à l’opposé de celui de Julie, à l’extrémité d’un interminable corridor. Une seule femme de chambre couchait auprès d’elle en l’absence de son mari. J’écoutai : je crus entendre une ou deux fois résonner sèchement une petite toux nerveuse assez habituelle à Madeleine dans ses moments de dépit ou de vive contrariété. Je posai la main sur la serrure ; la clef y était. Je m’éloignai, je revins, et je m’éloignai de nouveau. Mon cœur battait à se rompre. J’étais littéralement hébété, et je tremblais de tous mes membres. Je rôdai quelque temps encore dans le corridor, en pleines ténèbres ; puis je restai cloué sur place sans aucune idée de ce que j’allais faire. Le même soubresaut qui m’avait un beau jour, sous le coup d’alarmes très-vives, poussé machinalement à Nièvres et m’y avait fait tomber comme un accident, peut-être comme une catastrophe, me promenait encore, au milieu de la nuit, dans cette maison confiante et endormie, m’amenait jusqu’à la chambre à coucher de Madeleine, et m’y faisait buter comme un homme qui rêve. Étais-je un malheureux à bout de sacrifices, aveuglé de désirs, ni meilleur ni pire que tous mes semblables ? étais-je un scélérat ? Cette question capitale me travaillait vaguement l’esprit, mais sans y déterminer la moindre décision précise qui ressemblât soit à de l’honnêteté, soit au projet formel de commettre une infamie. La seule chose dont je ne doutais pas, et qui cependant me laissait indécis, c’est qu’une faute tuerait Madeleine, et que sans contredit je ne lui survivrais pas une heure.

Je ne saurais vous dire ce qui me sauva. Je me retrouvai dans le parc sans comprendre ni pourquoi ni comment j’y étais venu. Comparativement à l’obscurité totale des corridors, il y faisait clair, quoiqu’il n’y eût, je crois, ni lune ni étoiles. La masse entière des arbres ne formait que de longs escarpements montueux et noirs, au pied desquels on distinguait les sinuosités blanchâtres des allées. J’allais au hasard, je côtoyais les étangs. Des oiseaux s’éveillaient et gloussaient dans les roseaux. Longtemps après, une sensation de froid intense me rappela un peu à moi-même. Je rentrai : je refermai les portes avec la dextérité des somnambules ou des voleurs, et je me jetai tout habillé sur mon lit.

J’étais debout avec le jour, me souvenant à peine du cauchemar qui m’avait fait errer toute la nuit, et me disant : « Je pars aujourd’hui. » J’en informai Madeleine aussitôt que je la vis.

« Comme vous voudrez, » répondit-elle.

Elle était horriblement défaite et dans une agitation de corps et d’esprit qui me faisait mal.

« Allons voir nos malades, » me dit-elle un peu après midi.

Je l’accompagnai, et nous nous rendîmes au village. L’enfant que Julie soignait et qu’elle avait pour ainsi dire adopté était mort depuis la veille au soir. Madeleine se fit conduire auprès du berceau qui contenait le petit cadavre, et voulut l’embrasser ; puis au retour elle pleura abondamment, et répéta le mot enfant avec une douleur aiguë qui m’en apprenait bien long sur un chagrin qui rongeait sa vie et dont j’étais impitoyablement jaloux.

Je m’y pris de bonne heure pour faire mes adieux à Julie et adresser à M. d’Orsel des remercîments qui voulaient être dits de sang-froid ; après quoi, ne sachant plus comment occuper ma journée et ne tenant pour ainsi dire en aucune manière à l’emploi d’une vie que je sentais se détacher de moi minute par minute, j’allai m’accouder sur la balustrade qui dominait les fossés de ceinture, et j’y restai je ne sais combien de temps dans des distractions de pur idiotisme. Je ne savais plus où était Madeleine. De temps en temps, je croyais entendre sa voix dans les corridors ou la voir passer d’une cour à l’autre allant et venant, se déplaçant, elle aussi, sans autre but que de s’agiter.

Il y avait au tournant des douves, à la base d’une des tourelles, une sorte de cellule à moitié bouchée, qui servait autrefois de porte dérobée. Le pont qui la reliait aux allées du parc était détruit. Il n’en restait que trois piles en partie submergées, et que l’eau marécageuse du fossé salissait incessamment de lies écumeuses. Je ne sais quelle envie me prit de me cacher là pour le reste du jour. Je passai d’un pilier sur l’autre, et je me tapis dans cette chambre en ruine, les pieds touchant au courant, dans le demi-jour lugubre de ce vaste et profond fossé où coulaient des eaux de lavoir. Deux ou trois fois, je vis Madeleine passer de l’autre côté des douves, et regarder vers les allées, comme si elle eût cherché quelqu’un. Elle disparut et revint encore ; elle hésita entre trois ou quatre routes qui menaient du parterre aux confins du parc, puis elle prit, sous un couvert d’ormeaux, l’allée des étangs. Je ne fis qu’un bond pour m’élancer d’un bord à l’autre, et je la suivis. Elle marchait vite, sa coiffure de campagne mal attachée sur ses oreilles, tout enveloppée d’un long cachemire qui l’emmaillotait comme si elle avait eu très-froid. Elle tourna la tête en m’entendant venir, rebroussa chemin brusquement, passa près de moi sans me regarder, gagna le perron du parterre et se mit à escalader l’escalier. Je la rejoignis au moment où elle mettait le pied dans le petit salon qui lui servait de boudoir, et où elle se tenait le jour.

« Aidez-moi à plier mon châle, » me dit-elle.

Elle avait l’esprit et les yeux ailleurs et s’y prenait tout de travers. La longue étoffe chamarrée était entre nous, pliée dans le sens de sa longueur, et ne formait déjà plus qu’une bande étroite dont chacun de nous tenait une extrémité. Nous nous rapprochâmes ; il restait à joindre ensemble les deux bouts du châle. Soit maladresse, soit défaillance, la frange échappa tout à coup des mains de Madeleine. Elle fit un pas encore, chancela d’abord en arrière, puis en avant, et tomba dans mes bras tout d’une pièce. Je la saisis, je la tins quelques secondes ainsi collée contre ma poitrine, la tête renversée, les yeux clos, les lèvres froides, à demi morte et pâmée, la chère créature, sous mes baisers. Puis une terrible contraction la fit tressaillir ; elle ouvrit les yeux, se dressa sur la pointe des pieds pour arriver à ma hauteur, et, se jetant à mon cou de toute sa force, ce fut elle à son tour qui m’embrassa.

Je la saisis de nouveau ; je la réduisis à se défendre, comme une proie se débat, contre un embrassement désespéré. Elle eut le sentiment que nous étions perdus ; elle poussa un cri. J’ai honte de vous le dire, ce cri de véritable agonie réveilla en moi le seul instinct qui me restât d’un homme, la pitié. Je compris à peu près que je la tuais ; je ne distinguais pas très-bien s’il s’agissait de son honneur ou de sa vie. Je n’ai pas à me vanter d’un acte de générosité qui fut presque involontaire, tant la vraie conscience humaine y eut peu de part ! Je lâchai prise comme une bête aurait cessé de mordre. La chère victime fit un dernier effort ; c’était peine inutile, je ne la tenais plus. Alors, avec un effarement qui m’a fait comprendre ce que c’est que le remords d’une honnête femme, avec un effroi qui m’aurait prouvé, si j’avais été en état d’y réfléchir, à quel degré d’abaissement elle me voyait réduit, comme si instantanément elle eût senti qu’il n’y avait plus entre nous ni discernement du devoir, ni égards, ni respect, que cette commisération de pur instinct n’était qu’un accident qui pouvait se démentir ; avec une pantomime effrayante qui répand encore aujourd’hui sur ces anciens souvenirs toute sorte de terreurs et de honte, Madeleine marcha lentement vers la porte, et, ne me quittant pas des yeux, comme on agit avec un être malfaisant, elle gagna le corridor à reculons. Là seulement elle se retourna et s’enfuit.

J’avais perdu connaissance, tout en me maintenant encore debout. Je me traînai, comme je le pus, jusqu’à mon appartement : je n’avais qu’une idée, c’est qu’on ne me trouvât pas évanoui dans les escaliers. Arrivé devant ma porte même avant d’avoir pu l’ouvrir, il me fut impossible de me soutenir davantage. Machinalement, je m’assurai qu’il n’y avait personne dans les corridors. Le dernier sentiment qui subsista une seconde encore fut que Madeleine était en sûreté, et je tombai roide sur le carreau.

Ce fut là que je revins à moi, une ou deux heures après, tout à fait à la nuit, avec le souvenir incohérent d’une scène affreuse. On sonnait le dîner ; il me fallut descendre. J’agissais, j’avais les jambes libres ; il me semblait avoir reçu un choc violent sur la tête. Grâce à cette paralysie très-réelle, j’éprouvais une sensation générale de grande souffrance, mais je ne pensais pas. La première glace où je m’aperçus me montra la figure étrangement bouleversée d’un fantôme à peu près semblable à moi, que j’eus de la peine à reconnaître. Madeleine ne parut point, et il m’était presque indifférent qu’elle fût là ou ailleurs. Julie, fatiguée, chagrine, ou inquiète de sa sœur et très-probablement bourrelée de soupçons, — car, avec cette singulière fille clairvoyante et cachée, toutes les suppositions étaient permises, et cependant demeuraient douteuses, — Julie ne devait pas nous rejoindre au salon. Je me retrouvai seul avec M. d’Orsel jusqu’au milieu de la soirée ; j’étais inerte, insensible et comme de sang-froid, tant il me restait peu de sens pour réfléchir et de force pour être agité.

Il était dix heures à peu près quand Madeleine entra, changée à faire peur et méconnaissable aussi, comme un convalescent que la mort a touché de près.

« Mon père, dit-elle sur un ton d’inflexible audace, j’ai besoin d’être seule un moment avec M. de Bray. »

M. d’Orsel se leva sans hésiter, embrassa paternellement sa fille et sortit.

« Vous partez demain, me dit Madeleine en me parlant debout, et j’étais debout comme elle.

— Oui, lui dis-je.

— Et nous ne nous reverrons jamais ! »

Je ne répondis pas.

« Jamais ! reprit-elle ; entendez-vous ? Jamais. J’ai mis entre nous le seul obstacle qui puisse nous séparer sans idée de retour. »

Je me jetai à ses pieds, je pris ses deux mains sans qu’elle y résistât ; je sanglotais. Elle eut une courte faiblesse qui lui coupa la voix ; elle retira ses mains, et me les rendit dès qu’elle eut repris sa fermeté.

« Je ferai tout mon possible pour vous oublier. Oubliez-moi, cela vous sera plus facile encore. Mariez-vous, plus tard, quand vous voudrez. Ne vous imaginez pas que votre femme puisse être jalouse de moi, car à ce moment-là je serai morte ou heureuse, ajouta-t-elle avec un tremblement qui faillit la renverser. Adieu. »

Je restai à genoux, les bras étendus, attendant un mot plus doux qu’elle ne disait pas. Un dernier retour de faiblesse ou de pitié le lui arracha.

« Mon pauvre ami ! me dit-elle ; il fallait en venir là. Si vous saviez combien je vous aime ! Je ne vous l’aurais pas dit hier ; aujourd’hui cela peut s’avouer, puisque c’est le mot défendu qui nous sépare. »

Elle, exténuée tout à l’heure, elle avait retrouvé par miracle je ne sais quelle ressource de vertu qui la raffermissait à mesure. Je n’en avais plus aucune.

Elle ajouta, je crois, une ou deux paroles que je n’entendis pas ; puis elle s’éloigna doucement comme une vision qui s’évanouit, et je ne la revis plus, ni ce soir-là ni le lendemain, ni jamais.

Je partis au lever du jour sans voir personne. J’évitai de traverser Paris, et je me fis conduire directement à la maison d’extrême banlieue qu’habitait Augustin. C’était un dimanche ; il était chez lui.

Au premier coup d’œil, il comprit qu’un malheur m’était arrivé. D’abord, il crut que Mme de Nièvres était morte, parce que, dans sa parfaite honnêteté d’homme et de mari, il n’imaginait pas de malheur plus grand. Quand je lui eus fait connaître le véritable accident qui me réduisait à l’un de ces veuvages qu’on n’avoue pas :

« J’ignore ces chagrins-là, me dit-il ; mais je vous plains de toute mon âme. »

Et je ne doutais pas qu’il ne me plaignît en effet du fond du cœur, pour peu qu’il raisonnât d’après les pires désastres qu’il pouvait envisager dans l’avenir incertain de sa propre vie.

Il travaillait quand je le surpris. Sa femme était auprès de lui, et elle avait sur ses genoux un petit enfant de six mois qui leur était né pendant mon exil. Ils étaient heureux. Leur situation prospérait, je pus m’en apercevoir à des signes de relative opulence. Ils me donnèrent à coucher. La nuit fut effroyable ; une tempête de fin d’automne régna sans discontinuité depuis le soir jusqu’après le soleil levé. Je ne fis pas autre chose, dans le morne bercement de ce long murmure de vent et de pluie, que de penser au tumulte que le vent devait produire autour de la chambre et du sommeil de Madeleine, si Madeleine dormait. Ma force de réfléchir n’allait pas au-delà de cette sensation puérile et toute physique. L’orage étant dissipé, Augustin m’obligea de sortir dès le matin. Il avait une heure à lui avant de se rendre à Paris. Il me conduisit dans les bois, ravagés par le vent de la nuit ; l’eau courait encore dans les sentiers plongeants, et roulait les dernières feuilles de l’année.

Nous marchâmes longtemps ainsi, avant que j’eusse pu recueillir l’ombre d’une idée lucide parmi les déterminations urgentes qui m’avaient amené chez Augustin. Je me rappelai enfin que j’avais des adieux à lui faire. Il crut d’abord que c’était un parti désespéré, pris seulement depuis la veille, et qui ne tiendrait pas contre de sages réflexions ; puis, quand il vit que ma résolution datait de plus loin, qu’elle était le résultat d’examens sans réplique, et que tôt ou tard elle serait accomplie, il ne discuta ni l’opinion que j’avais de moi-même, ni le jugement que je portais sur mon temps ; il me dit seulement :

« Je pense et je raisonne à peu près comme vous. Je me sens peu de chose, et ne me crois pas non plus de beaucoup inférieur au plus grand nombre ; seulement je n’ai pas le droit que vous avez d’être conséquent jusqu’au bout. Vous désertez modestement ; moi je reste, non par forfanterie, mais par nécessité, et d’abord par devoir.

— Je suis bien las, lui dis-je, et de toutes les manières j’ai besoin de repos. »

Nous nous séparâmes à Paris en nous disant : Au revoir ! comme on fait d’ordinaire quand il en coûterait trop de se dire adieu, mais sans prévoir le lieu ni l’époque où nous pourrions nous retrouver. J’avais de courtes affaires à régler dont je chargeai mon domestique. J’allai seulement prendre congé d’Olivier. Il se disposait à quitter la France. Il ne me questionna pas sur mon séjour à Nièvres : en m’apercevant, il avait deviné que tout était fini.

Je n’avais plus à lui parler de Julie, il n’avait plus à me parler de Madeleine. Les liens qui nous avaient unis depuis plus de dix années venaient de se rompre à la fois, au moins pour longtemps.

« Tâche d’être heureux, » me dit-il, comme s’il n’y comptait pas plus pour moi que plus lui-même.

Trois jours après mon départ de Nièvres, j’étais à Ormesson. J’y passai la nuit seulement auprès de Mme Ceyssac, que mon retour éclaira sur bien des choses, et qui me donna à entendre qu’elle avait souvent déploré mes erreurs dans sa tendre pitié de femme pieuse et de demi-mère. Le lendemain, sans prendre une heure de véritable repos, dans cette course lamentable qui me ramenait au gîte comme un animal blessé qui perd du sang et ne veut pas défaillir en route, le lendemain soir, à la nuit tombée, j’arrivais en vue de Villeneuve. Je mis pied à terre aux abords du village ; la voiture continua de suivre la route pendant que je prenais un chemin de traverse qui me conduisait chez moi par le marais.

Il y avait quatre jours et quatre nuits qu’une douleur fixe me bridait le cœur et me tenait les yeux aussi secs que si je n’eusse jamais pleuré. Au premier pas que je fis sur le chemin des Trembles, il y eut en moi un tressaillement de souvenirs qui rendit la douleur plus cuisante et cependant un peu moins tendue.

Il faisait très-froid. La terre était dure, la nuit presque complète, au point que la ligne des côtes et la mer ne formaient plus qu’un horizon compact et tout noir. Un reste de rougeur s’éteignait à la base du ciel et blêmissait de minute en minute. Un chariot passait au loin près de la falaise ; on l’entendait cahoter et crier sur le pavé gelé. L’eau des marais était prise ; par endroits seulement, de larges carrés d’eau douce, qui ne gelaient point, continuaient de se mouvoir doucement, et demeuraient blanchâtres. Six heures sonnèrent au clocher de Villeneuve. Le silence et l’obscurité devenaient si grands, qu’on aurait cru qu’il était minuit. Je marchais sur les levées, et je ne sais comment je me rappelai qu’à cet endroit-là même autrefois, dans de froides nuits pareilles, j’avais chassé des canards. J’entendais au-dessus de ma tête le susurrement rapide et singulier que font ces oiseaux en volant très-vite. Un coup de fusil retentit. Je vis la lueur de la poudre, et l’explosion m’arrêta court. Un chasseur sortit de sa cachette, descendit vers la mare et se mit à y piétiner ; un autre lui parla. Dans cet échange de paroles brèves dites assez bas, mais que la nuit rendait très-distinctes, je saisis comme un son de voix qui me frappa.

« André ! » criai-je.

Il y eut un silence, après quoi je répétai de nouveau : « André !

— Quoi ? » dit une voix qui ne me laissa plus aucun doute.

André fit quelques pas à ma rencontre. Je le distinguais assez mal, quoiqu’il dépassât de toute la taille la levée obscure. Il avançait lentement, un peu à tâtons, sur ce chemin foulé par des pas d’animaux ; il répétait : « Qui est là ? qui m’appelle ? » avec un émoi croissant, et comme s’il hésitait de moins en moins à reconnaître celui qui l’appelait et qu’il croyait si loin.

« André ! lui dis-je une troisième fois, quand il n’eut plus qu’un ou deux pas à faire.

— Comment ? quoi ?… Ah ! monsieur ! monsieur Dominique ! dit-il en laissant tomber son fusil.

— Oui, c’est moi, c’est bien moi, mon vieux André !… »

Je me jetai dans les bras de mon vieux domestique. Mon cœur, à la fin de ces contraintes, éclata de lui-même et se fondit librement en sanglots.