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Les Poètes maudits/Stéphane Mallarmé

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III

STÉPHANE MALLARMÉ


Dans un livre qui ne paraîtra pas nous écrivions naguère, à propos du Parnasse Contemporain et de ses principaux rédacteurs : « Un autre poète et non le moindre d’entre eux, se rattachait, à ce groupe.

« Il vivait alors en province d’un emploi de professeur d’anglais, mais correspondait fréquemment avec Paris. Il fournit au Parnasse des vers d’une nouveauté qui fit scandale dans les journaux. Préoccupé, certes ! de la beauté, il considérait la clarté comme une grâce, secondaire, et pourvu que son vers fût nombreux, musical, rare, et, quand il le fallait, languide ou excessif, il se moquait de tout pour plaire aux délicats, dont il était, lui, le plus difficile. Aussi, comme il fut mal Accueilli par la Critique, ce pur poète qui restera tant qu’il y aura une langue française pour témoigner de son effort gigantesque ! Comme on dauba sur son « extravagance un peu voulue », ainsi que s’exprimait « un peu » trop indolemment un maître fatigué qui l’eût mieux défendu peut-être au temps qu’il était le lion aussi bien endenté que violemment chevelu du romantisme ! Dans les feuilles plaisantes, « au sein » des Revues graves, partout ou presque, il devint à la mode de rire, de rappeler à la langue l’écrivain accompli, au sentiment du beau le sûr artiste. Parmi les plus influents, des sots traitèrent l’homme de fou ! Symptôme honorable encore, des écrivains dignes du nom firent la concession de se mêler à cette publicité incompétente ; on vit « en demeurer stupides » des gens d’esprit et de goût fiers, des maîtres de l’audace juste et du grand bon sens, M. Barbey d’Aurevilly, hélas ! Agacé par l’Im-pas-si-bi-li-té toute théorique des Parnassiens (il fallait bien LE mot d’ordre en face du Débraillé à combattre), ce romancier merveilleux, ce polémiste unique, cet essayiste de génie, le premier sans conteste d’entre nos prosateurs admis, publia contre le Parnasse dans le Nain Jaune une série d’articles où l’esprit le plus enragé ne le cédait qu’à la cruauté la plus exquise ; le « médaillonnet » consacré à Mallarmé fut particulièrement joli, mais d’une injustice qui révolta chacun d’entre nous pirement que toutes blessures personnelles. Qu’importèrent d’ailleurs, qu’importent encore ces torts de l’Opinion à Stéphane Mallarmé et à ceux qui l’aiment comme il faut l’aimer (ou le détester) — immensément ! » (Voyage en France par un Français : Le Parnasse contemporain). Rien à changer de cette appréciation d’il y a six ans à peine du reste, et qui pourrait être datée du jour où nous lûmes pour la première fois des vers de Mallarmé.

Depuis ce temps-là le poète a pu augmenter sa manière, faire davantage ce qu’il voulait, -il est resté le même, non pas stationnaire, grand Dieu ! mais mieux éclatant de la lumière primitive graduée d’aube en midi et en après-midi, normalement.

C’est pourquoi nous voulons, évitant de plus fatiguer pour le moment notre petit public de notre prose, lui mettre sous les yeux un sonnet et une terza rima anciens, et inconnus, croyons-nous, qui le conquerront du coup à notre cher poète et cher ami dans le début de son talent s’essayant sur tous les tons d’un instrument incomparable.


PLACET


J’ai longtemps rêvé d’être, ô Duchesse, l’Hébé
Qui rit sur votre tasse au baiser de tes lèvres.
Mais je suis un poète, un peu moins qu’un abbé,
Et n’ai point jusqu’ici figuré sur le Sèvres.

Puisque je ne suis pas ton bichon embarbé,
Ni tes bonbons, ni ton carmin, ni tes jeux mièvres,
Et que sur moi pourtant ton regard est tombé,
Blonde dont les coiffeurs divins sont des orfèvres,


Nommez-nous… vous de qui les souris framboisés
Sont un troupeau poudré d’agneaux apprivoisés
Qui vont broutant les cœurs et bêlant aux délires,

Nommez-nous… et Boucher sur un rose éventail
Me peindra flûte aux mains endormant ce bercail,
Duchesse, nommez-moi berger de vos sourires.

(1862)


Hein, la fleur de serre sans prix ! Cueillie, de quelle joie sorte ! de la main si forte du maître ouvrier qui forgeait

LE GUIGNON

Au-dessus du bétail écœurant des humains
Bondissaient par instants les sauvages crinières
Des mendieurs d’azur perdus dans nos chemins.

Un vent mêlé de cendre effarait leurs bannières
Où passe le divin gonflement de la mer
Et creusait autour d’eux de sanglantes ornières.

La tête dans l’orage ils défiaient l’Enfer,
Ils voyageaient sans pains, sans bâtons et sans urnes,
Mordant au citron d’or de l’Idéal amer.

La plupart ont râlé dans des ravins nocturnes,
S’enivrant du plaisir de voir couler son sang.
La mort fut un baiser sur ces fronts taciturnes.


S’ils sont vaincus, c’est par un ange très puissant
Qui rougit l’horizon des éclairs de son glaive.
L’orgueil fait éclater leur cœur reconnaissant.

Ils tettent la Douleur comme ils tétaient le Rêve
Et quand ils vont rhythmant leurs pleurs voluptueux
Le peuple s’agenouille et leur mère se lève.

Ceux-là sont consolés étant majestueux.
Mais ils ont sous les pieds des frères qu’on bafoue,
Dérisoires martyrs d’un hasard tortueux.

Des pleurs aussi salés rongent leur pâle joue,
Ils mangent de la cendre avec le même amour ;
Mais vulgaire ou burlesque est le sort qui les roue.

Ils pouvaient faire aussi sonner comme un tambour
La servile pitié des races à l’œil terne,
Égaux de Prométhée à qui manque un vautour !

Non. Vieux et fréquentant les déserts sans citerne,
Ils marchent sous le fouet d’un squelette rageur,
Le GUIGNON, dont le rire édenté les prosterne.

S’ils vont, il grimpe en croupe et se fait voyageur,
Puis, le torrent franchi, les plonge en une mare
Et fait un fou crotté du superbe nageur.

Grâce à lui, si l’un chante en son buccin bizarre,
Des enfants nous tordront en un rire obstiné,
Qui, soufflant dans leurs mains, singeront sa fanfare.


Grâce à lui, s’ils s’en vont tenter un sein fané
Avec des fleurs par qui l’impureté s’allume,
Des limaces naîtront sur leur bouquet damné.

Et ce squelette nain coiffé d’un feutre à plume
Et botté, dont l’aisselle a pour poils de longs vers,
Est pour eux l’infini de l’humaine amertume,

Et si, rossés, ils ont provoqué le pervers,
Leur rapière en grinçant suit le rayon de lune
Qui neige en sa carcasse et qui passe au travers.

Malheureux sans l’orgueil d’une austère infortune,
Dédaigneux de venger leurs os de coups de bec,
Ils convoitent la haine et n’ont que la rancune.

Ils sont l’amusement des racleurs de rebec,
Des femmes, des enfants et de la vieille engeance
Des loqueteux dansant quand le broc est à sec.

Les poètes savants leur prêchent la vengeance,
Et ne sachant leur mal, et les voyant brisés,
Les disent impuissants et sans intelligence.

« Ils peuvent, sans quêter quelques soupirs gueusés,
« Comme un buffle se cabre aspirant la tempête,
« Savourer à présent leurs maux éternisés :

« Nous soûlerons d’encens les Forts qui tiennent tête
« Aux fauves séraphins du Mal ! Ces baladins
« N’ont pas mis d’habit rouge et veulent qu’on s’arrête


Quand chacun a sur eux craché tous ses dédains,
Nus, ensoiffés de grand et priant le tonnerre,
Ces Hamlet abreuvés de malaises badins

Vont ridiculement se pendre au réverbère.


À la même époque environ, mais évidemment un peu plus tard que plus tôt doivent remonter l’exquise


APPARITION


La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs,
Rêvant, l’archet aux doigts dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.
— C’était le jour béni de ton premier baiser.
Ma songerie aimant à me martyriser
S’enivrait savamment du parfum de tristesse
Que même sans regret et sans déboire laisse
La cueillaison d’un Rêve au cœur qui l’a cueilli.
J’errais donc, l’œil rivé sur le pavé vieilli,
Quand, avec du soleil aux cheveux, dans la rue
Et dans le soir, tu m’es en riant apparue,
Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées
Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées.


et la moins vénérable encore qu’adorable


SAINTE


À la fenêtre recélant
Le santal vieux qui se dédore
De sa viole étincelant
Jadis avec flûte ou mandore

Est la Sainte pâle, étalant
Le livre vieux qui se déplie
Du Magnificat ruisselant
Jadis selon vêpre et complie :

À ce vitrage d’ostensoir
Que frôle une harpe par l’Ange
Formée avec son vol du soir
Pour la délicate phalange

Du doigt, que, sans le vieux santal
Ni le vieux livre, elle balance
Sur le plumage instrumental,
Musicienne du silence.


Ces poèmes absolument inédits nous conduisent à ce que nous appellerons l’ère de publicité de Mallarmé. De trop peu nombreuses pièces d’une couleur et d’une musique dès lors très essentielles parurent dans le premier et le second Parnasses Contemporains où l’admiration peut les retrouver à son aise. Les Fenêtres, le Sonneur, Automne, le fragment assez long d’une Hérodiade nous semblent être les suprêmes entre ces choses suprêmes, mais nous ne nous attarderons pas à citer de l’imprimé loin d’être obscur comme du manuscrit, ainsi qu’il est arrivé — comment ? sinon par LA MALÉDICTION qu’il a méritée, mais pas plus héroïquement que les vers de Rimbaud et de Mallarmé — à ce vertigineux livre des Amours Jaunes de ce stupéfiant Corbière : nous préférons vous procurer la joie de lire ce nouvel et précieux, inédit se rapportant, suivant nous, à la période intermédiaire en question.


DON DU POÈME


Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée !
Noire, à l’aile saignante et pâle, déplumée,
Par le verre brûlé d’aromates et d’or,
Par les carreaux glacés, hélas ! mornes encor,
L’aurore se jeta sur la lampe angélique,
Palmes ! et quand elle a montré cette relique
À ce père essayant un sourire ennemi,
La solitude bleue et stérile a frémi.
Ô la berceuse avec ta fille et l’innocence
De vos pieds froids, accueille une horrible naissance.
Et ta voix rappelant viole et clavecin,
Avec le doigt fané presseras-tu le sein
Par qui coule en blancheur sybilline la femme
Pour des lèvres que l’air du vierge azur affame ?

— À vrai dire cette idylle fut méchamment (et méchamment !) imprimée sur la fin du dernier règne par un journal hebdomadaire fort ennuyeux, le Courrier du Dimanche. Mais que pouvait signifier cette hargneuse contre-réclame, puisque pour tous bons esprits le Don des Poème, accusé d’excentricité alambiquée, se trouve être la sublime dédicace par un poète précellent à la moitié de son âme, de quelqu’un de ces horribles efforts qu’on aime pourtant tout en essayant de ne les pas aimer et pour qui l’on rêve toute protection, fût-ce contre soi-même !

Le Courrier du Dimanche était républicain libéral et protestant, mais républicain de tout bonnet ou monarchiste de tout écu, ou indifférent à n’importe quoi de la vie publique, n’est-il pas vrai qu’et nunc et semper et in secula le poète sincère se voit, se sent, se sait maudit par le régime de chaque intérêt, ô Stello ?

Le sourcil du poète se fronce sur le public, mais son œil se dilate et son cœur se raffermit sans se fermer, et c’est ainsi qu’il prélude à son définitif choix d’être ;


CETTE NUIT


Quand l’ombre menaça de la fatale loi
Tel vieux Rêve, désir et mal de mes vertèbres,
Affligé de périr sous les plafonds funèbres
Il a ployé son aile indubitable en moi.


Luxe, ô salle d’ébène où, pour séduire un roi,
Se tordent dans leur mort des guirlandes célèbres,
Vous n’êtes qu’un orgueil menti par les ténèbres
Aux yeux du solitaire ébloui de sa foi.

Oui, je sais qu’au lointain de cette nuit, la Terre
Jette d’un grand éclat l’insolite mystère
Pour les siècles hideux qui l’obscurcissent moins.

L’espace à soi pareil qu’il s’accroisse ou se nie
Roule dans cet ennui des feux vils pour témoins
Que s’est d’un astre en fête allumé le génie.


Quant à ce sonnet, le Tombeau d’Edgar Poe, si beau qu’il nous paraît de ne l’honorer que d’une sorte d’horreur panique,


LE TOMBEAU D’EDGAR POE


Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change,
Le Poète suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la mort triomphait dans cette voix étrange !

Eux, comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’Ange
Donner un sens trop pur aux mots de la tribu,
Proclamèrent très haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange.


Du sol et de la nue hostiles, ô grief !
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne,

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur,
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.


ne devons-nous point terminer par lui ? Ne concrète-t-il point l’abstraction forcée de notre titre ? N’est-ce-point, en termes sibyllins plutôt encore que lapidaires, le seul mot à dire en ce sujet terrible, au risque d’être nous aussi maudit, ô gloire ! avec Ceux-ci ?

Et de fait nous nous y tiendrons, à cette dernière citation qui est la bonne en l’espèce non moins qu’intrinsèquement.

Il nous reste, nous le savons, à compléter l’étude entreprise sur Mallarmé et son œuvre ! Quel plaisir ce va nous être, si bref qu’il nous faille faire ce devoir !

Tout le monde (digne de le savoir) sait que Mallarmé a publié en de splendides éditions l’Après-midi d’un Faune, brûlante fantaisie où le Shakespeare d’Adonis aurait mis le feu au Théocrite des plus fougueuses églogues, — et le Toast funèbre à Théophile Gautier, très noble pleur sur un très bon ouvrier. Ces poèmes se trouvant dans la publicité, il nous semble inutile d’en rien citer. Inutile et impie. Ce serait tout en démolir, tant le Mallarmé définitif est un. Coupez donc un sein à une femme belle !

Tout le monde (dont il a été question) connaît également les belles études linguistiques de Mallarmé, ses Dieux de la Grèce et ses admirables Traductions d’Edgar Poe, précisément.

Mallarmé travaille à un livre dont la profondeur étonnera non moins que sa splendeur éblouira tous sauf les seuls aveugles. Mais quand donc enfin, cher ami ?

Arrêtons-nous : l’éloge, comme les déluges, s’arrête à certains sommets.