Donatello/V

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Henri Laurens, éditeur (p. 64-80).

V


Faisons quelque halte dans l’hallucinante revue des œuvres. Étudions un peu le caractère de l’homme. Trouvons-y et une explication de ce qu’il crée, et une justification de l’idée que nous nous faisons de lui.

Donatello est avant tout un homme simple, un peu rude, mais très fin. Il est passionné, mais nullement violent. Son esprit, capable des plus sublimes inventions, des visions de beauté les plus neuves, des imaginations les plus pathétiques, a l’ingénuité d’une âme d’enfant. Plein de droiture et de la plus pure loyauté, il ne manque cependant point de malice : il saura au besoin mystifier fort proprement les gens, mais pour les bons motifs, et lorsqu’il se mêlera de satire, il y battra les plus redoutables. Nous avons vu quelle était la noble et vaste culture de son esprit, et comment ce Brunelleschi, d’une si redoutable trempe, d’un génie si rapide et si vaste, fait du bon et judicieux Donato son camarade de discussion préféré. « Par suite de leurs vertus réciproques, dit Vasari, leur affection devint telle qu’ils ne pouvaient plus vivre l’un sans l’autre. » Et encore : « Son esprit était continuellement occupé à imaginer et à inventer des choses ingénieuses et difficiles, et il ne put pas rencontrer d’esprit qui lui plût davantage que celui de Donato, avec lequel il causait familièrement, raisonnant, pour leur plus grand plaisir, sur les difficultés du métier. » Est-il possible de faire entrevoir une activité intellectuelle et artistique mieux qu’en ces deux simples phrases ? Mais Donatello n’est pas seulement le compagnon des plaisirs de la pensée, le camarade de luxe, qu’on ne trouve qu’aux heures faciles. Lorsque Brunelleschi est harcelé, exaspéré par les mesquineries des fabriciens de la cathédrale, et que pour les travaux de cette coupole qu’il a conçue lui seul et dont lui seul est capable de mener à bien l’écrasant projet, on lui adjoint l’inutile et le nul Ghiberti (inutile et nul dans cette seule circonstance, cela va sans dire), Donato est là qui soutient son ami et peut-être l’inspire. « Il fut dans un tel désespoir qu’il était sur le point de quitter Florence ; et sans Donato et Luca della Robbia qui le réconfortèrent, il aurait été hors de lui. » Au reste, Donatello est tellement loyal, si peu vindicatif, si peu orgueilleux, que lorsqu’un rival, par exemple le même Ghiberti, présente un projet supérieur au sien, non seulement il s’efface devant lui, mais encore il chante ses louanges, fait de la propagande pour lui, au besoin des démarches. Jusque-là va sa passion du beau, son enthousiasme du bon travail, et ce n’est peut-être pas, chez un artiste, le trait le moins rare.

Cette espèce de besoin de justice pour soi et pour les autres s’allie fort bien à la causticité que nous avons signalée. On en voit un bien amusant exemple dans l’affaire de la statue de saint Philippe, œuvre de premier ordre de Nanni di Banco, qui n’est pas indigne, à Or san Michele, de figurer à côté des chefs-d’œuvre de Donatello et de Verrocchio.

« Cette œuvre avait été d’abord allouée à Donatello par l’Art des Cordonniers, mais comme ils ne tombèrent pas d’accord sur le prix, ils la lui retirèrent, pour en charger Nanni, qui leur promit de se contenter de ce qu’on lui donnerait. Mais la chose ne se termina pas ainsi, car, la statue finie et mise en place, il demanda un prix beaucoup plus élevé que celui de Donato. Les deux parties ayant confié l’estimation à Donato, les consuls de l’Art des Cordonniers croyaient fermement que par envie, et pour se venger de n’avoir pas eu la statue, il fixerait un prix bien inférieur à celui qu’il avait demandé pour lui. Mais ils furent bien désappointés quand Donato jugea que la statue devait être payée beaucoup plus que Nanni n’avait demandé, et ne voulant pas accepter cette décision, ils s’écrièrent : « Pourquoi, toi qui l’aurais faite pour un prix moindre, l’estimes-tu plus étant de la main d’un autre, et veux-tu nous forcer à lui donner plus qu’il ne demande ? Tu reconnais cependant avec nous que cette statue serait meilleure si elle était sortie de tes mains. » Donato leur répondit, en riant : « Ce bon homme n’est pas, comme sculpteur, ce que je suis, et peine beaucoup plus que moi en travaillant ; aussi il vous faudra, pour le récompenser, lui payer le temps qu’il a dépensé, si vous êtes des hommes justes, comme j’aime à le croire. » Le compliment de Donato eut plein effet, car les deux parties s’étaient engagées d’avance à accepter sa décision. »

L’histoire est exquise ; car Donatello trouve le moyen en même temps d’obliger un camarade, de lui infliger une légère humiliation en revanche d’un procédé de confraternité douteuse, et enfin de se venger, de la sottise et de la lésinerie des bourgeois.

Mais il y a encore à propos de ce Nanni, élève de Donato, nullement dépourvu de talent et pour qui le maître semble avoir eu beaucoup d’affection et un peu de supérieure pitié, une autre histoire trop jolie et trop significative pour que nous en privions le lecteur.

« À côté de la niche du Saint Philippe, on en voit une autre contenant quatre statues de saints en marbre, qui furent demandés à Nanni par l’Art des Forgerons, des Menuisiers et des Maçons. On raconte que quand elles furent terminées, comme il les avait sculptées séparément, il n’en put faire entrer que trois dans la niche, d’autant qu’il en avait exécuté quelques-unes les bras ouverts. Désespéré, Nanni pria Donato de lui venir en aide, et de réparer sa maladresse ; celui-ci lui dit en riant de sa mésaventure : « Si tu me promets de me payer, ainsi qu’à tous mes jeunes élèves, un bon dîner, je me fais fort de faire entrer tous tes saints dans la niche sans difficulté. » Ce que Nanni ayant promis bien volontiers, Donato l’envoya à Prato prendre quelques mesures et traiter certaines affaires qui devaient l’y retenir plusieurs jours. Pendant son absence, il se mit à l’œuvre avec tous ses élèves, réduisit une épaule à l’un, un bras à l’autre, fit passer le bras de l’un sur l’épaule de l’autre, et en un mot les agença si bien qu’il répara la bévue de Nanni, et que maintenant il est impossible de s’en douter. Nanni à son retour le remercia vivement et lui paya de bon cœur un riche dîner. »

Cette sorte de gaîté de Donatello ne l’abandonne jamais dans la vie. Il semble réserver sa haute et éloquente tristesse pour son œuvre. Mais dans les occasions extérieures, il a toujours quelque bonne malice, qui va parfois jusqu’à la charge d’atelier, uniquement pour le plaisir, semble-t-il, de se détendre les nerfs, mais qui, le plus souvent aussi, enclôt quelque judicieuse remarque, quelque observation vive et pénétrante d’art et d’humanité.

Ainsi dans ses rapports avec cet excellent Paolo Uccello, qui dans son affolement pour la science, et dans son adorable naïveté d’homme absorbé par un seul but, perd souvent le juste point de vue des choses pour y vouloir mettre trop de logique. Il n’y a pas de mot plus plein de sens, plus utile pour ainsi dire, que cette réflexion, lorsque Paolo, épris de perspective au point de ne plus faire autre chose et de sacrifier son œuvre et sa vie, montre à Donatello avec ravissement des couronnes héraldiques mises en perspective, ou des boules à soixante-douze faces et à pointes de diamant, ou des copeaux enroulés sur un bâton, et autres figures théoriques autant que compliquées : « Eh ! Paolo, s’écrie Donatello, ta perspective te fait laisser le certain pour l’incertain. Toutes ces choses ne sont bonnes qu’à ceux qui font de la marqueterie ! » C’est une anecdote qui devrait demeurer présente à l’esprit de tous ceux qui sont tentés, non point d’approfondir les questions techniques que l’on ne saurait trop approfondir (nous avons vu que Donatello était un des plus savants artistes qui fussent), mais de leur subordonner la pensée la plus large, et jusqu’à l’art lui-même. Ils sont des théoriciens bons à ne créer que les puériles illusions des marqueteurs.

Il faut avouer cependant que Donato ne ménagea point le pauvre Paolo Uccello et qu’il le traita même assez durement. Notamment encore dans l’aventure de cette fresque que Paolo cachait à tous les yeux, et à propos de laquelle Donatello lui dit, une fois terminée : « Ah ! Paolo, c’est maintenant que tu devrais la cacher. » Cette parole qui, paraît-il, désespéra Uccello n’est ni bien juste, ni bien généreuse. Mais il faut bien se reporter à une époque où les nerfs étaient assez rudes à ébranler, où le sarcasme était comme une sorte d’escrime, et où Donatello lui-même, à l’occasion, l’acceptait pour ses propres œuvres, après réflexion, comme nous l’avons vu lorsque Brunelleschi le taxait de faire de la sculpture rustique. Le touchant monument d’admiration et de respect, non exempt d’une certaine fierté, que Paolo Uccello nous a laissé en portraiturant Donatello, nous montre au reste combien les rapports étaient excellents entre tous ces maîtres. en dehors de la liberté des allures et de la franchise du langage. Nous ne saurions nous reconnaître trop heureux de posséder au Louvre ce grave et précieux panneau, où l’Uccello représenta « Giotto, peintre, comme rénovateur et flambeau de l’art, Filippo di Ser Brunelleschi pour l’architecture, Donatello pour la sculpture, lui-même pour la perspective et la figuration des animaux, et pour les mathématiques Antonio Manetti, son ami, avec qui il avait de fréquents entretiens sur la géométrie d’Euclide ». Ce sont ces choses qui font revivre, pour les imaginatifs, toute la flamme d’une époque. Mais il faut, pour bien reconstituer ces temps et ces hommes privilégiés, avoir le talent d’un Marcel Schwob et pouvoir écrire les « Vies imaginaires » de tels artistes. Vous représentez-vous ces entretiens où le savoir le plus grave alterne avec les plus truculentes blagues ? Ne vous attendrissez-vous pas sur cet hommage que Paolo adresse à ses contemporains illustres et à lui-même, à cette espèce de retable intellectuel qu’il peint pieusement et conserve comme un tableau d’autel dans son pauvre logis, humble sanctuaire de pensée ?

Dans ce portrait, Donato apparaît avec des traits réguliers, pleins de franchise, une bonne barbe raide d’ouvrier, des yeux gros et limpides, toute une simplicité qui, par le contraste, rend encore plus grandioses les rêves et les lièvres que l’artiste cristallise, qui semblent être sortis tout bouillonnants de ce cerveau, pour s’arrêter soudain dans la matière, sous le miracle d’un geste créateur.

Ce pourpoint uni d’un drap grossier, ce chaperon dépourvu de luxe et de recherche conviennent admirablement à un homme qui produit, qui tire de lui-même de pareilles richesses. Qu’a besoin d’étoffes précieuses et de joyaux celui qui peut inventer les joyaux les plus splendides et toutes les beautés humaines et surhumaines ? Aussi Donatello porte-t-il le costume qu’il faut, a-t-il la physionomie fruste qu’il faut. Tout cela est à l’unisson de son détachement superbe. Car, bien que nous venions de le voir « intéressé », discutant des prix avec des cordonniers, et exigeant un riche dîner (un riche dîner, lui qui les laisse tomber à terre !), c’est l’homme qui tient le moins aux biens de fortune.

Bien avant les théories, l’on pourrait dire qu’il a même fait du socialisme en action. Un trait charmant donnait dans Vasari. La magie de style et l’autorité de pensée d’Anatole France l’a fait revivre et mis en relief comme il convenait. Il s’agit de la façon dont le maître « plaçait » son argent. Donatello, qui avait pour amis les Médicis, les banquiers les plus puissants et les plus célèbres de l’univers, aurait pu leur confier, pour les faire fructifier, les sommes que lui rapportaient ses œuvres. Il se contentait de les déposer dans un panier suspendu au plafond de son atelier. Quand un ami en avait besoin, ou quand les élèves en requéraient pour les frais de la maison ou les dépenses des repas communs, on n’avait qu’à faire manœuvrer la corde et la poulie, suivant la nécessité, et sans même prévenir le patron.

Le luxe, quel besoin en avait-il ? Qu’aurait-il ajouté à son rêve de grandeur ? Cosme de Médicis s’avise un jour que son sculpteur va vraiment trop mal vêtu par les rues de Florence les jours de fête et il lui fait envoyer un magnifique costume rose, du plus beau drap. Donatello le porte deux ou trois fois, puis, une fois la bonne volonté prouvée, ou le supplice subi, le renvoie au mécène, en le suppliant de le dispenser de porter des habits « trop délicats pour lui ».

Avec lui les cadeaux n’ont pas de chance. Vers la fin de sa vie, lorsqu’il ne va plus pouvoir travailler, et qu’il n’a plus la moindre ressource, Pierre de Médicis acquitte vis-à-vis de lui une dette transmise par Cosme, en lui faisant le don d’un domaine à Caffaggiuolo. Donatello est ravi tout d’abord, mais au bout d’un an à peine, il demande à son protecteur de le dispenser d’être un propriétaire, comme il avait demandé d’être dispensé d’être un élégant. Les discussions qu’il faut soutenir avec des fermiers, les soins à donner aux bâtiments, les calculs incessants qui sont nécessaires pour équilibrer les recettes et les dépenses, tout cela excède le pauvre homme, qui souhaite et obtient en échange une petite rente payable semaine par semaine.

Il est cependant propriétaire bon gré mal gré : propriétaire de la maisonnette dans la « via del Cocomero », près du couvent de Saint-Nicolas, et il possède aussi, à Prato, près de Florence, ce Prato qu’il a enrichi d’une œuvre adorable, un petit champ sans grande importance. Le premier de ces « biens » lui sert à y mourir, car il faut bien mourir quelque part (Watteau disait, plus tard, que l’artiste a cependant toujours la ressource de l’hôpital, où l’on ne refuse personne) ; le second, pour petit qu’il soit, n’est pas sans exciter des convoitises. Des parents de Donatello se donnent la peine de venir prendre de ses nouvelles pendant sa dernière maladie… et en même temps insinuent qu’il serait bien bon de leur léguer la petite pièce de terre de Prato. Et voici la réponse : « Je ne puis vous rendre ce service, mes chers parents, parce qu’il me semble juste de laisser ce champ au paysan qui s’est donné tant de mal pour le cultiver, et non à vous qui ne vous en êtes jamais occupés et qui voudriez maintenant que je vous en fisse cadeau pour vous récompenser de votre visite. Allez ! je vous donne ma bénédiction. » C’était déjà beaucoup.

Ainsi jusque dans la mort, dans les dispositions finales qui la précèdent, Donato gardait cette étrange verve alliée à l’élévation d’esprit et au bon sens, que nous lui avons vu apporter dans toutes les choses les plus graves de la vie et de l’œuvre. Il parle encore, dans son testament, de quelques dettes et de quelques créances qu’il a, et dit qu’il se soucie des unes comme des autres. C’est la vraie morale chrétienne, en somme : « Et dimitte nobis débita nostra, sicut et nos… » Mais ce qu’il y a vraiment de beau et de grand dans une telle façon d’être et de penser, ce qui place l’enseignement de la vie de Donato plus haut qu’un amusant argument plus ou moins en faveur du socialisme, c’est ceci. Quand un homme a une importante tâche de beauté à accomplir il l’accomplit sans qu’importent la façon dont il vit et celle dont il meurt. La vie devient son esclave, lui offre même la rente dernière et le lit mortuaire. Tout se subordonne à L’œuvre.

Donatello avait cette foi merveilleuse, cette passion dominatrice. On peut dire qu’il n’a pas aimé autre chose que son art, qu’il n’a pas cru en autre chose. Le but de la vie pour lui, c’était de réaliser le monde de création qu’il portait dans sa tête. Le gain, les honneurs, le succès même, tout passait pour lui après le bonheur de pétrir des êtres, et de leur parler.

Voilà en grande partie esquissés le caractère et l’esprit de cet homme et la leçon de la vie de ce grand artiste, humble vieux garçon vivant avec une vieille mère, une vieille sœur et un jeune neveu. Quand on compare cette œuvre immense et cette humilité, avec le faste de certains charlatans plutôt qu’artistes de qui ne subsistent que de surprenantes médiocrités, dites qui il faut prendre pour modèle et pour inspirateur.

Ajoutez à ces traits un étonnant tourment, une incessante inquiétude dans la production ; nous en verrons des exemples remarquables. Ajoutez-y encore une grande élévation de pensée, une culture raffinée, un savoir si étendu que les Médicis prennent Donato pour organisateur de leurs collections d’art antique, qu’on le charge même, en une circonstance, de fonctions d’ingénieur, enfin qu’il est lié avec tous les plus grands esprits de son temps et apprécié d’eux. Cela suffit-il à faire comprendre sa grandeur ?