Donatello/VII

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Henri Laurens, éditeur (p. 101-104).

VII


Reprenons, ou plutôt finissons notre étude avec un peu plus de rigueur chronologique. Après la période de 1425 à 1433 qui est celle des grands tombeaux avec Michelozzo et de Prato, et qui comprend aussi un voyage à Sienne et un voyage à Rome, peu fructueux semble-t-il, vient une période assez complexe, s’étendant à peu près de 1433 à 1444, et qui commence avec le court exil des Médicis. Pendant ce temps Donatello exécute entre autres les enfants de la tribune des orgues dans la cathédrale, et ceux de la sacristie. C’est également la période du David et du Cupidon, et celle des grands travaux de la sacristie de San Lorenzo. Une période bien remplie, comme l’on voit. Elle n’est pas exempte déjà de certains troubles, assez peu expliqués, qui nous causent à la réflexion quelque malaise et qui plus tard iront en s’accentuant. Nous voulons parler de la façon dont l’artiste accepte diverses grandes besognes, les prépare même, puis les laisse soit inachevées, soit même complètement abandonnées avant les premiers vrais essais. Mais quoi, l’inquiétude n’est-elle pas un trait de ce caractère ? Un Donatello imperturbable, ne s’éprenant pas vivement de quelque projet, puis n’en apercevant pas les défauts qui échappent à de moins clairvoyants ou de plus intéressés, ne serait-il pas un personnage moins naturel, moins beau que l’homme passionné et judicieux que nous avons cherché à définir ? Puis, il faut comprendre encore que dans le travail de l’esprit, surtout chez un pareil créateur, à chaque instant surviennent des idées plus belles, apparaissent des tâches plus impérieuses. Et nous ne comptons pour rien les difficultés de la vie, les questions de personnes, les façons dont s’arrange une affaire, toutes choses qui nous échappent aujourd’hui dans leur précision. Il vaut donc mieux supposer que si Donatello, par exemple, accepta en 1437 de faire les portes de la sacristie de la cathédrale, œuvre qui devait être considérable, et renonça à l’entreprise, il y eut de bonnes raisons que nous ne connaissons pas.

Cela d’autant plus qu’il exécuta des travaux de non moindre importance dans la sacristie de San Lorenzo, et en particulier des portes de bronze qui sont une page capitale dans son œuvre. Ces portes sont divisées chacune en dix compartiments décorés de groupes d’apôtres ou de saints, deux par deux, et tous dans l’action la plus vivante et la plus aisée. Ce sont des merveilles d’invention que ces duos où Donatello semble avoir décrit toutes les attitudes de la controverse et de l’étude. Certains argumentent avec véhémence (comme on fait entre gens de la même opinion), certains lisent ensemble, écrivent au même livre, certains même se boudent et se tournent brusquement le dos. C’est de l’esprit et de la grandeur en même temps, et tout s’équilibre dans un ensemble plein de simplicité et de richesse.

Cette église de San Lorenzo est vraiment une maison de prédilection de Donatello, une de celles où il travailla le plus, avec un grand et fécond plaisir. Elle était digne d’abriter son cercueil. Ces portes de sacristie, le tombeau de Jean de Médicis, des stucatures pour la voûte représentant les Évangélistes, des bustes de saint Laurent, de saint Étienne, des saints Côme et Damien, les bas-reliefs si tragiques et si puissamment imagés des chaires à prêcher jumelles en forme d’ambons, et d’autres travaux d’ornementation, voilà un notable morceau de son œuvre rien qu’en cet édifice.

Les bas-reliefs des chaires nous fournissent l’occasion, trop différée, de parler encore d’une des faces de cet inépuisable génie : la composition à multiples personnages. Il y déploie une invention dramatique, une couleur pittoresque, une beauté de sentiment non plus résidant en une seule figure, mais répartie entre d’innombrables personnages, un accent, en un mot, fougueux et douloureux qui n’a pas été égalé dans les compositions analogues. Le sculpteur s’y prouve peintre admirable, car il emprunte audacieusement à la peinture ses moyens et ses effets. Il tire des principes de la peinture non seulement toutes les ressources de la composition, mais encore la plus surprenante variété dans la mise en scène, faisant apparaître les paysages luxuriants ou tragiques, les architectures fastueuses et compliquées, d’une invention qui égale, sinon dépasse les spectacles sévères de la Florence contemporaine, se mêlant avec une éblouissante fantaisie aux évocations des antiques cités disparues. Rien ne nous montre mieux que Donatello, en se cantonnant dans l’art de la sculpture, possède cependant les facultés d’universalité des autres grands maîtres de son pays, et qu’il est impossible de le prendre pour un spécialisé comme un autre.

On ne peut regarder sans un frissonnement ces tableaux de la chaire de San Lorenzo, où le bas-relief, très plat, évoque les scènes les plus tumultueuses, les plus épiques spectacles que l’imagination, déchaînée sur les grands thèmes du Nouveau Testament, puisse concevoir. Dans le Calvaire, au milieu de la douleur affolée des fidèles, et de la frénésie des bourreaux, des anges tourbillonnent au ciel ; dans la Descente de croix, c’est Madeleine éperdue qui se convulse et qui se disloque les bras en arrière, en poussant un grand hurlement de douleur ; et au fond, sur de puissants chevaux d’une étonnante beauté, les soldats romains contrastent avec tout le violent drame par leurs silhouettes impassibles. Sur une autre face ce sont trois scènes non moins troublantes : le Christ dans les limbes ; la Résurrection ; l’Ascension, avec la fulgurante idée de ce Christ qui encore presque au milieu de ses disciples, s’échappe au ciel plutôt qu’il n’y monte, dans un mouvement qu’aucune force ne pourrait retenir.