Dostoïevski (Suarès)/la profondeur russe
V
LA PROFONDEUR RUSSE
Passions du fond caché, lames de fond : le plus souvent, elles dorment ; mais il arrive, soulevées, qu’elles emportent les rives de la paix commune.
Vous ne savez pas jusqu’où peut aller l’amour de la vie dans les êtres profonds, nés pour la souffrance, et qu’elle y attache. Il les porte à tous les excès, que vous appelez des crimes, selon votre droit. Ni les Juifs charnels, ni les Yankees ne pourront jamais l’entendre : ils sont trop asservis à leurs idoles : les Juifs, dans leur esclavage des biens terrestres, et selon leur inclination à en jouir commodément ; les Yankees, dans leur brutal mensonge d’automates, à deux ressorts d’agitation vaine et de vaine morale. Donner sa vie, et même prendre la vie des autres, sans en peser exactement la valeur aux poids de la raison, de l’agrément et du succès, voilà l’honneur mystique. Dostoïevski, qui a toutes les sortes d’honneur, hormis celui de vanité, sent l’honneur mystique au même degré qu’un saint apôtre.
L’amour de l’amour fera, d’un homme à la Dostoïevski, le bourreau d’une femme et le jouet d’une autre. Mais, pour toutes les deux, il n’aura que des caresses dans l’âme, et toutes de son sang.
La passion de l’innocence le poussera, peut-être, à vivre en amant avec une petite fille. Non pour la corrompre, que le ciel en soit témoin ! pour approcher sa fraîche pureté et s’y purifier soi-même ; pour la connaître : on ne connaît que dans la possession, et toute possession touche au crime, hélas ; pour l’accroître de ses propres larmes, cette adorable innocence. Enfin, pour y retrouver la sienne.
Jamais assez de bonheur ! Jamais assez de joie ! Et toujours dans la tendresse. Et le rire dans les larmes. Car où est-il le bonheur, sinon dans la folie de tout ce qu’il nous coûte ? L’âme souffrante est seule égale à cet insatiable appétit. Et elle n’est point, si d’abord elle ne soupire.
A-t-il des regrets et des remords, Dostoïevski, lui qui va si loin dans l’art cruel de se connaître ? Il s’en donne toute l’apparence. Mais remords est un gros mot, qui cache ce qu’il devrait définir. Dostoïevski a le désespoir de ne jamais atteindre ce plein de la passion qu’il poursuit. Suave désespoir, déception terrible, espace du désaveu, déserts de l’entier délaissement de soi-même. L’unique passion est, en somme, la passion de la plénitude.
Un artiste créateur voudrait presque participer, de moment en moment, à la création universelle. C’est pourquoi il se déteste, en vain, lui-même à l’infini : il ne se méprise pas. Il peut, au contraire, mépriser beaucoup les autres : et sans jamais les détester, pourtant. Il est, en lui, une ardeur éternelle pour le noyau du fruit. Tous les crimes pourront hanter son âme : elle ne saurait rien perdre de sa pure volonté, qui est de ne pas nuire, ni de sa primitive convoitise, qui est l’innocence, après tout. Elle n’aspire qu’à saisir l’objet vivant, à l’adorer en lui-même, à le posséder jusqu’à le détruire. Enfin, je dirai qu’elle veut le tuer, cet objet d’amour, pour le recréer ensuite aux dépens de sa propre vie.
Dostoïevski n’est pas du tout Rousseau étalant ses misères, et bravant à mesure qu’il dit : « Vous êtes plus misérables que moi ; et je vaux mieux que vous, du moins en ce que je vous montre que je ne vaux rien. »
Pour lui, Dostoïevski, il vaut un grand prix ; et tous valent le leur. Il touche le fond, qui est la valeur même de la vie, comme au-dessous des océans, pourvu qu’on jette assez la sonde, c’est toujours la solidité immuable de la terre ; et toutes les mers ne sont qu’une robe de rosée sur l’écorce.
Dostoïevski ne réprouve que la méchanceté sans amour. Le désir lui est sacré, pour peu qu’il porte flamme : le désir même impur. Pour lui, il n’y a rien de médiocre en soi : parce qu’en lui, même les forfaits de la chair, tout est cœur et âme, ou, du moins, en recèle. Rien n’est vil, à ses yeux, sur la terre, que les peuples et les hommes sans âme. Verser dans tous les péchés, au besoin, pour être capable de les tous expier, les eût-on même caressés, dans le brasier que le cœur alimente. Où est l’amour, là est la vie, encore un coup. Où est la vie, là est le bien. Voilà pourquoi il est si bon d’expier l’erreur incluse au crime : tout châtiment est injuste, et l’œuvre du démon dans celui qui l’inflige. Juste et salutaire, dans le coupable qui l’accepte : car son cœur le réclame. Ou avoir la force de se punir soi-même, ou être puni. La vie, perdue dans la faute, se retrouve dans l’expiation. Le crime égare le cœur, et n’a peut-être pas d’autre horreur que cet égarement.
Dostoïevski a souvent paru méchant homme, et il a passé pour envieux. Un être trop aigu semble toujours méchant. La force blesse. Le regard qui pénètre les cœurs est un poignard pour eux : on lui en veut de la piqûre, fût-il de la pointe la plus fine, et quand il l’émousserait dans l’effusion des plus tendres larmes. Les hommes refusent d’être devinés. Encore moins acceptent-ils qu’on les révèle à eux-mêmes. On ne les dépouille pas sans leur faire violence ; et ils gémissent de se reconnaître. Dostoïevski ne ménage rien. Le mensonge, qui est au fond de la nature humaine, l’irrite jusqu’à la rage. Il est celui qui se mesure avec tout vainqueur selon le monde, quel qu’il soit ; et il le frappe, il l’atterre, il l’écorche vif. Il condamne tous ceux qui osent porter condamnation sur la créature. Il ne juge que les juges.
Fait pour la solitude, ou pour tout un peuple, mais non pour se plier au goût de quelques-uns, qu’il veuille plaire ou qu’il veuille blesser, il ne se contient jamais. Ses pleurs sont aussi prompts, que son éclat de rire bref et toujours étonné. C’est lui que j’entends dans le salon des Epantchine, quand le Prince Innocent, dévoré de sympathie, effraie tous ses amis, exaspère sa fiancée, et court avec une telle allégresse à sa mort sociale.
Il pouvait être exquis ou cynique, par un désir égal d’être soi-même, de plaire à qui lui plaisait, et de déplaire à qui ne lui aurait plu jamais. Et comme il traitait les gens tête à tête, le public est traité par ses livres.
Piqué d’amour-propre, dans l’extrême ivresse de ses sentiments, plutôt que dans l’orgueil de ses pensées, il se portait à cet excès qui offense le plus les autres : qui est, eux présents, de les oublier. Ou bien, s’il pouvait croire à leur sympathie, il les associait à sa passion, il se les y incorporait, il les baignait dans le torrent de sa ferveur. Perdant toute retenue, avec un sens raffiné pourtant de la mesure sentimentale, il ne prétendait pas convaincre, mais faire aimer l’objet de son amour ; et, sans doute, il y mettait d’autant plus de caresse ou de violence, qu’un tel désir enveloppe la convoitise que l’on a de tout amour. Alors, il précipite les paroles, il lève les vannes, il lâche les écluses de sa raison passionnée. Il est hagard. Il fait peur. Cet homme, au cœur désespéré d’amour, a les bonds et les griffes du chat tigre. Il en avait aussi les doux miaulements, les tendresses morbides et le velours. Ha, quel don des larmes, des saintes larmes ! Quel élan aux pleurs ! Comme il ouvre la source intarissable, la fontaine aux affligés, qui sont, dans le désert, tous les pèlerins du cœur, que la soif tourmente entre l’aridité du ciel et la sécheresse des sables !
La force du style emporte tout. Mais la profondeur du sentiment enferme tout, et le style même.
Avoir les mêmes larmes ! ne serait-ce pas le dernier mot de l’art ? Les cœurs musiciens sauront m’entendre.
Je dirai que la dureté de Dostoïevski à l’égard des étrangers et des Juifs est une raison de style : Ils n’ont pas les mêmes larmes. Il déteste tous les peuples de l’Ouest ; il se moque de l’Occident. Forcé de vivre en Suisse, en France ou en Allemagne, il étouffe. Tout lui est vide, quand il quitte la Russie. Il se venge sur les étrangers du dégoût et de l’ennui, qu’il respire avec eux. Mais il est capable, à Pétersbourg ou à Moscou, de leur rendre justice. Il les veut employer au bien de la Russie, à la condition qu’ils s’y prêtent. Or, ils s’y refusent, et même ils haïssent les larmes russes, bien loin de mêler leurs pleurs aux pleurs de ce grand visage.
Voilà comment tout finit, chez Dostoïevski, par la condamnation des Juifs. Au lieu d’être Juifs en Russie, que ne sont-ils Russes en Judaïe ? Mais ils ne seraient plus. Entre Dostoïevski et les Juifs, il y a la même querelle qu’entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Le second abroge l’autre, puisqu’il l’accomplit. Le mort enté sur le vivant corrompt le vivant.
Enfin, Dostoïevski est joueur. Et d’autant plus, qu’il perd toujours.
Pourquoi joue-t-il ? Dans l’homme malheureux, qui est deux fois passionné, le jeu prend toute sa force. On joue pour jouer, et l’on joue pour gagner.
J’ai souvent dit que la loterie, ou le coup de dés, me semble le plus honnête moyen de faire fortune. Pour ceux, il va de soi, qui n’ont point le génie à faire fortune. Et il est vrai qu’ils ne la font pas. La morale est donc satisfaite.
Ceux qui ne croient pas au sort n’ont jamais regardé la vie. Le hasard est le nom public de la fatalité. Le jeu est la consultation populaire du destin. Œdipe joue sur la route de Thèbes. Oreste naît joué. Les Anciens, grands connaisseurs de l’action, n’ont pas de doute là-dessus. Ils en viennent jusqu’à tricher avec la chance, pour garder un atout contre la série noire : tel est le sage Polycrate de Samos, lequel fait en vain une part au malheur : comme il est juste, sa réserve ne le protège point. Le destin n’entend pas qu’on le flatte. Il punit l’un pour son humilité, et l’autre pour son insolence.
Dostoïevski, inquiet en tout, devait avoir l’âme au jeu. Il jouait ses six derniers roubles, comme on sème dans les champs d’Eldorado, pour en récolter dix mille, payer toutes ses dettes et sortir de la gêne. Persuadé que le gain est toujours possible, pourvu que le destin y consente : il ne faut qu’un instant d’oubli, après tout ; il suffit que la male fortune regarde ailleurs, un clin d’œil, et l’on gagne. Bien pensé, et d’autant mieux que la sueur d’effroi fait encore la part de la mauvaise chance.
Celui qui perd toujours n’a pas de raison pour ne pas toujours tenter l’aventure. L’orgueil le veut ainsi, et le sens du juste. Dans le joueur d’un certain ordre, il y a un homme passionné de justice. Toujours perdre l’irrite. En principe, on ne doit pas perdre plus souvent que l’on ne gagne. La foi s’en mêle, et l’on s’obstine. Cet amour-propre n’est pas ridicule, parce qu’il est fondé sur un culte ingénu de la vie. L’homme malheureux joue pour sortir du malheur ; mais il joue encore pour forcer le bonheur qui le fuit. Le jeu est une interrogation de la fortune. Et plus elle refuse de répondre, plus on l’interroge.
Si je gagnais toujours, je voudrais jouer pour perdre. Comme il est plus ordinaire de toujours perdre, on joue pour gagner, ce soir ou demain, ou la semaine prochaine, ou quelque jour, enfin. Je gage, en jouant, que Dostoïevski priait.
Qu’il manque de dignité avec noblesse ! Qu’il s’élève bien au-dessus des usages ! Comme il en tient justement compte, en n’en tenant pas compte, en faisant fi de ce qu’on attend de lui ! Quel profond honneur le dispense de satisfaire à l’honneur selon le monde, cette suite infinie de petites bassesses, que recouvre un masque d’impudence banale, peint aux couleurs d’une politesse propre à tout usage[1] !
L’honneur, dans la société moderne, n’est qu’une façade d’argent sur un palais où il n’y a plus rien, ni salles, ni meubles, ni chambre des époux : l’incendie a passé par là, et la maison est vide même du secret nuptial. Dostoïevski n’a point de part à cet honneur des salons et des capitales.
Dostoïevski ne se cache pas pour pleurer. Il ne rougit pas de mendier. Il ne donne pas tant de valeur à l’argent. Il n’a pas tant de respect pour l’or, ni pour celui qu’il n’a pas, ni pour celui des autres. Il ne cède rien de son Dieu ; il ne trahit jamais ce que son Dieu exige de lui ; et voilà le véritable honneur. La Yancaille a peut-être le sien, après tout : le dollar et le bain froid.
Mais plutôt, Dostoïevski subit l’avanie que la turque fortune fait sans cesse à la misère. Sa constance est héroïque : pour servir son Dieu, il est le plus humble des hommes. Il consent à prier, à solliciter, à recevoir l’aumône. Comme il ne se dérobe à aucune charge, il ne recule devant aucune humiliation. Lui, qui avait tant d’orgueil, et beaucoup d’amour-propre, cette peau enflammée de l’orgueil malade, il se met à genoux, en chemise, autant de fois qu’il faut. Il supplie, il baise la main qui donne. Et pourtant, donner à un tel homme, c’est toujours lui donner le fouet. Il le reçoit avec douceur ; il accepte toute sorte de bienfaits sanglants.
Il faudrait être bien bas pour le lui reprocher. Il a l’amour de la perfection : telle est la main qui le courbe. Travaillé par tant de maux, il sacrifie sa dignité selon le monde à sa mission selon l’esprit. Il ne serait pas le plus russe des Russes, s’il ne croyait à sa mission. Plus il accepte, moins il reçoit pour lui. Il s’inquiète d’être toujours en retard avec ses éditeurs ; mais il n’a pas honte d’être toujours en dette avec ses amis. El s’il en souffre, il y trouve une occasion de servir encore.
C’est qu’il n’arrive jamais à se satisfaire. Celui qu’on prend pour un Barbare, aime la perfection comme un artiste de France ou d’Athènes. Il se laisse abaisser aux yeux de tout le monde ; mais il ne saurait trahir l’œuvre qu’il porte.
Par là, il me rappelle Wagner, une fois de plus. Et certes, en des arts si opposés, d’une matière si diverse et d’une forme si contraire, Wagner et Dostoïevski se touchent de plus près que pas deux autres. L’analyse de Wagner et celle de Dostoïevski procèdent du même fond. Les mêmes mouvements intérieurs, qui se combinent, s’enlacent, se nouent et se dénouent, la même volonté du cœur, ici et là, enveloppent un sentiment unique. Elles vivent d’émotion, et, en deux ordres différents, elles tendent à produire une émotion semblable.
Les arbres ne sont pas de la même essence. Les feuillages diffèrent ; et les branches se dirigent vers des horizons contraires ; mais les racines sont communes.
Je reconnais Wagner même au rire de Dostoïevski. Wagner n’a ri qu’une fois ; et sa joie, non pas sa gaîté, trempe dans l’émotion. Il n’y a pas l’ombre de gaîté dans le grand Russe. Pour moi, le comique énorme et douloureux de Dostoïevski me touche le plus. Lébédev, Marméladov, le père Karamazov, tant d’autres, figures étonnantes, d’une plénitude incomparable, à la Falstaff. Elle vient de l’amour, comme le reste. Ils s’aiment, ces bouffons ! ils s’aiment à fond, comme des monstres ou des enfants. Et ils aiment la vie, comme des saints. On peut donc les aimer, jusque dans le mépris qu’ils inspirent. À la vérité, Dostoïevski est un des croyants magnifiques à la beauté de ce monde, qui seraient capables de guérir les esprits fins de tout mépris, si l’on pouvait guérir la petitesse d’être petite, et la morale d’être étroite. Criminels ou ridicules, Dostoïevski est pour ses héros, comme il est pour tout ce qu’il anime. La vie, il n’a pas d’autre parti. Voilà la source d’un comique sans second, à mon goût : il n’est pas destructeur ; il est purgé de toute ironie. Il est net de tout blâme, même dans l’invective.
Marméladov, Lébédev, et toute la bande, tendres coquins, et chers cyniques, bouffons de la vie elle-même qui se contemple, dans les pleurs autant que dans le rire. Parce que Dostoïevski ne nie rien, même quand il détruit, ses bouffons affirment tout un monde qui n’a pas réussi, — mais qui, tout de même, a continué sa croissance dans la honte, le péché, la coquinerie, la crapule et les remords. Ils portent leur excuse avec eux ; et bien plus, leur privilège légitime. Ils sont sûrs, à la fois, de leur indignité et du droit qu’elle a, elle aussi, à vivre : je dirai même de sa prérogative en ce monde et dans l’autre ; car ils souffrent, ces luxurieux et ces ivrognes, soit qu’ils subissent les plus sales misères, soit qu’on les méprise et les haïsse. Quelle différence de Lébédev et Marméladov à Bouvard et Pécuchet, ces caricatures immortelles ! Ceux-là, on ne peut même pas les mépriser. Ils font d’abord rire, puis ricaner ; à la fin, leur comique est pareil à la chatouille interminable de la pensée : on crève d’ennui et d’énervement, à ce rire. Ils sont abstraits et mornes. Ils figurent la Science, et ses travaux à perpétuité. Marméladov et Lébédev sont si hommes, qu’ils sont justifiés. Dostoïevski dirait qu’il y a un Lébédev et un Marméladov en chaque père de famille, pour peu qu’il eût à vivre dans les conditions où ceux-là ont vécu. Ils ne sont pas dans la mort, ni impitoyablement condamnés, comme les deux secrétaires perpétuels de Flaubert, automates de l’universelle dérision.
Il est contre l’Occident, dans la mesure où l’on s’arme de l’Occident contre la Russie.
Jamais Dostoïevski n’a pu donner de gages à quelque parti que ce fût, pas même au sien : celui de la terre et des vivants. La volonté de nier lui est toujours étrangère. Il affirme en niant. La haine n’est pas en lui. Il n’est même pas antisémite. Il est contre les Juifs au même titre qu’il combat tous ceux qui nient le Christ et la Russie.
Comme il est libre, en dédaignant toute liberté politique ! Il sait que la liberté n’est pas dans le vote. Car, sont-ce pas les esclaves qui votent ? Qu’il soit libre de tout parti, je le sens à la force de sa fibre première : l’art, la politique, la religion, en Dostoïevski, tout sort de la même cellule : l’humble orgueil d’être le confident de la vie universelle, et de se confondre avec elle, indéfiniment.
Il faut qu’un homme en vaille bien la peine, pour qu’il se donne à l’univers. Ou quel don ferait-il ? Qu’il tombe du plus haut, ou qu’il s’agenouille d’abord, s’il se couche enfin sur le corps de la terre, comme il le doit, c’est pour rendre à cette mère tous ses baisers et toutes ses larmes, un grand amour et une grande joie. Tout donner enfin n’est pas assez, si l’on ne donne beaucoup.
Dostoïevski exalte le moi pour en faire à la vie un sacrifice digne d’elle. Tout de même, il porte au plus haut point sa race et sa patrie pour en offrir le miracle au genre humain. Il n’est pas aigrement l’homme de la Russie contre l’Europe. Mais il ne veut pas que l’Europe soit appelée par la Russie même à corrompre la Russie, à la déformer et à la détruire. Qui absorbe, détruit. Il faut se nourrir de la pensée étrangère, mais ne pas se laisser digérer par elle.
L’amour du sol et de la race n’invite pas Dostoïevski à l’isolement. C’est un amour qui aime et se prodigue, non pas une possession jalouse qui thésaurise. Il n’écarte rien, il ne repousse que la confusion. Plus la Russie sera russe, plus l’Europe sera l’Europe, et plus en sera noblement accrue la vie du genre humain.
Amour du sol sans petitesse ni rancune. La terre est d’un seul tenant. Droit à la terre, pour qui baise et qui aime la terre. Sans doute, on tient d’abord au coin de terre qui nous tient. Mais pour Dostoïevski, les morts ne gouvernent pas les vivants : jamais Dostoïevski ne remue ce poison mortel ; jamais il ne convoque les morts, fût-ce dans leurs vertus. C’est à la générosité des vivants qu’il en appelle, et à leur grand amour qui fait vivre les morts. Dostoïevski est bien trop fort pour s’enfermer dans un cimetière. Nous ne vivons pas dans un charnier, mais dans une pépinière au soleil, bénie de nos larmes. Il ne s’agit pas d’enterrer la vie, mais de la renouveler. L’œuvre de l’homme n’est pas de cultiver les germes d’un sépulcre, mais de rajeunir la terre, et le sépulcre même, en y semant des cultures nouvelles, avec piété.
Point d’avarice, ni de ressentiment acide. Dostoïevski ne craint pas que l’Europe lui dévore la Russie ; mais il s’oppose à ce qu’on jette la Russie comme un os à l’Europe. En tout ordre, à tous les degrés, Dostoïevski annonce le devoir d’être soi-même le plus possible, pour être plus homme. À ce prix seulement, l’humanité sera meilleure et plus belle. La race enfin n’est, à ses yeux, qu’un moyen de parvenir à l’humanité supérieure.
Ce que l’Occident connaît par la mesure, le Russe le devine par le sentiment. L’Occident énumère et calcule : il est nombre et géométrie. Le Russe évoque et pressent : il est mouvement intérieur et musique.
L’Occident ouvre les yeux sur le monde ; il voit et il compare. Le Russe à la Dostoïevski regarde au dedans. Si le Russe ferme les yeux, ce n’est pas pour voir davantage, sans doute : c’est pour mieux entendre les profonds murmures de la vie, dans l’ombre où les images se définissent, les objets si l’on veut. Le rythme est la première figure ; et, au sein des ténèbres, c’est de la mélodie que naissent les formes, prodige obscur.
Telle est la raison pourquoi le Russe ne vaut rien, s’il n’aime. Il ne critique pas : il nie. Il ne doute pas : il détruit. Il n’est pas athée : il est prêtre du néant.
Avant quarante-deux ans, Dostoïevski n’a rien produit qui vaille. Toutes ses grandes œuvres sont de l’âge plein, entre quarante et soixante ans, où il est mort. Les autres Russes sont plus précoces : Pouchkine, Lermontov et Gogol ont peu vécu, mais d’une vie ardente. Téodor Mikaïlovitch n’était pas de ces jeunes gens.
La Russie ne s’est reconnue en Dostoïevski, que peu de temps avant de le perdre. Il a été le héros de sa nation, l’homme qui pense, le cœur qui bat pour toute la race ; mais il ne le fut que cinq ou six ans avant de mourir. Il lui fallut toucher à cette extrémité encore, pour prendre le rang auguste que Tolstoï lui-même n’a pas obtenu. Pendant près d’un demi-siècle, Tolstoï a pu passer pour le plus grand artiste de son pays. Mais pendant quelques saisons, Dostoïevski a été l’homme de la Russie, celui qui aime et qui hait, qui pense, qui veut et qui parle pour tous, l’aîné vénérable de la maison, le guide entre tous les frères.
Il est l’homme de la douleur : est-ce là son seul titre ? On aurait bien tort de le croire. J’ai compris la douleur russe dans Dostoïevski : elle n’est pas seulement féconde : elle a la force active qui purifie. La joie russe n’a aucune vertu. Les peuples jeunes ont toujours assez de joie, puisqu’ils veulent vivre. La joie que vous cherchez vous déprime.
Pour en venir à ce règne douloureux, il fallait que la vie de Dostoïevski fût tout ce qu’elle a été en effet. Il fallait qu’il tombât dans l’erreur politique, qu’on le prît pour un rebelle, lui qui l’était si peu, qu’on le condamnât à mort, et qu’il croupît au bagne.
Personne ne doit plus à ses souffrances que Dostoïevski. Personne ne doit plus à ses erreurs. En personne, la faute ne fut plus féconde. Là, il s’est fait cette vue incomparable du revers qu’il applique aux sentiments des hommes. Il lit les deux côtés de la page, et la face visible ne lui est qu’un moyen de mieux connaître l’autre.
L’erreur d’une grande âme n’est jamais que dans l’action : la volonté ni le cœur n’errent point, étant toujours fidèles à la grandeur qui les anime. On ne se trompe que sur la route à suivre. Quand on revient sur ses pas, on possède tout l’horizon et toutes les perspectives, qu’on n’eût peut-être jamais bien vus sans cette erreur-là. Elle est la racine commune de la peine et de la puissance.
L’œuvre qui fit la fortune de Dostoïevski jeune homme[2], et celles qui vinrent ensuite jusqu’à la catastrophe du bagne, me semblent d’une invention médiocre et d’un très faible prix. Elles sentent la crasse sentimentale des galetas. Elles sont geignardes et larmoyantes. Le peu de gaîté qu’elles ont grimace. Elles annonçaient le Gogol des mansardes, s’il peut y avoir un Gogol moins la force et le style. Le trait est forcé, le dessin sans beauté, les ombres épaisses. Elles ressemblent aux tableaux d’un peintre oublié, Tassaert, qui pleurnichait lourdement dans les taudis, de grabat en grabat. Subtiles enfin, mais sans profondeur. Or, la profondeur du sentiment corrige seule la subtilité qu’elle implique ; seule, la profondeur de l’analyse suppose l’extrême complexité et la justifie. Ce double don, qui devait porter Dostoïevski à une hauteur où personne ne le dépasse, ne se fait sentir dans les premières œuvres que par l’embarras de l’action et la contorsion des caractères.
Au début comme à la fin, Dostoïevski ne peint que des jeunes gens, et quelquefois des vieillards. Là encore, c’est la Russie même, qui n’est pas mûre, toujours trop verte ou trop avancée ; elle a ses adolescents pourris et de vieilles gens à l’âme plus fraîche que l’enfance. Souvent là-bas, les jeunes femmes portent un cœur de cadavre, plein de vermine et de cendres, sous une chair en fleur. La Russie vit dans l’excès : en tout, jusqu’ici, elle ignore l’entre deux.
Dostoïevski lui-même et ses livres sont au centre de ce monde inconnu. Lui et ses livres sont les grandes œuvres de l’âge mûr. C’est l’homme dans toute sa force, qui possède la jeunesse : les jeunes gens ne connaissent pas les jeunes gens. Dostoïevski est cet homme, celui qui ne fait tort ni de la réalité au rêve, ni du rêve à la réalité, qui peut seul comprendre toute la profondeur de la vie.
Peu importent ses erreurs de fait, les premières et les dernières, celles qui l’ont mené au bagne, et celles qui le feraient prendre pour un conseil des Cent Hommes Noirs. Peu importe que la Troisième Section soit la face cachée et le bras visible de l’Évangile dans l’horrible empire. Peu importe Son Excellence Pot-de-vin, les princes qui volent les fonds de la Croix-Rouge aux malades et aux blessés, ou le règne des Allemands, forcenés policiers, qui gouvernent au nom du Christ et de la race slave. Toutes les erreurs de fait n’empêchent pas de croire à la Russie que Dostoïevski nous incarne. Elle n’est pas seulement en lui ; mais il nous la révèle, il achève tout ce qu’on en voit dans Pouchkine et dans Gogol, dans Tourguénev et Tolstoï.
Il faut qu’il y ait un peuple russe dans les langes. Il faut que ces esclaves politiques soient admirables de liberté morale. Il faut que ces brutes, dans l’enfer de l’ivrognerie et des massacres, soient tout de même riches d’une conscience qui n’a plus d’égale en Europe. Il faut que ce peuple, capable de tout parfois, comme les enfants cruels, et qui dort, le reste du temps, dans une affreuse impuissance, il faut pourtant qu’il soit le seul peuple d’Europe qui ait encore un Dieu.
La Russie, même folle, même lâche, même noyée dans le sang et dans l’eau-de-vie sans parfum, la Russie ne vit pas pour l’argent, ni pour la haine, ni pour la balance du commerce, ni pour les triomphes ignominieux de la violence. La Russie vit pour rendre une conscience religieuse au genre humain : elle a, malgré tout, le cœur fraternel à tous les hommes, même au milieu des boucheries et des vomissements où la jette son hystérie.
Dostoïevski était né pour la douleur, et pour s’élever dans la douleur, au-dessus de tout l’égoïsme et de toute la misère morale, où la douleur enferme généralement les natures médiocres.
Il lui fallait la maladie, les tortures du cœur, l’angoisse de l’esprit, la présence de la mort pour conquérir ce que j’appelle l’appétit et la santé d’une vie universelle. Un peu plus, c’eût été trop : il faut pouvoir respirer, pour vivre. Mais un peu moins, il fût resté, comme tant d’autres, à mi-chemin de l’ascension sainte et terrible. Ce n’est pas à un moindre prix que l’on prend à soi toute souffrance et tout supplice. On ne gravit sûrement la montagne que sur des échelons sanglants.
Surtout, il lui fallait le bagne et l’enfer des crimes[3], pour se purger à fond d’un amour-propre qui fut toujours féroce, et d’une naturelle jalousie. Mais bien plus encore, cette damnation devait lui révéler les grands fonds de l’âme humaine, où nul n’est descendu plus avant, Shakspeare et Wagner exceptés. Là, il connut que le crime a ses vertus, et qu’il peut être plein de la vertu même ; que la qualité d’homme ne se prescrit jamais ; que le cœur présente tout grief et toute excuse ; que la sécheresse de l’âme est le seul péché, si même il en est un ; que la faute est partout, qu’elle a toujours une dispense, qu’elle obtient remise, pourvu qu’elle consente un peu à l’expiation ; et la souffrance vaut le consentement, quand la rebelle le refuse ; que l’amour est le salut de tous et de chacun ; que la rédemption est le prix du sang : que le châtiment, horrible en ceux qui osent châtier, est nécessaire à tout coupable, pour rassurer en lui l’orgueil de son destin et la dignité de l’homme : Car toute vie, avant d’être à son terme de beauté, toute vie est une expiation que l’amour nous propose, et qui doit être expiée.
Voilà où Dostoïevski a saisi l’âme de son peuple, et de tous les peuples, et de ceux même qui l’ont tuée. Il a pesé que les premiers selon le rang sont souvent les derniers selon la vie ; et les derniers selon le monde, les premiers suivant l’âme cachée du monde. Là, il apprit à se mettre au-dessus de toute apparence. Là, il s’est fait à vivre en profondeur : car toute l’œuvre de Dostoïevski est une vie dans la profondeur et dans la vérité secrète, qui est l’unique vérité, sans doute. Là, il s’est établi inébranlablement au-dessus de tous les préjugés ; et ceux de la raison n’ont pas tenu devant lui plus que ceux de la morale et de la politique.
Le grand Dostoïevski a montré, le premier, que la fin de la vie est la vie même. Mais il a été plus loin : il a connu, profondément, que la vie elle-même est une forme vide sans le cœur qui l’anime, et ainsi que l’amour est la fin de cette fin unique. Qu’est-ce donc, sinon que l’homme est fait pour se toujours passer soi-même ? L’homme n’est point une figure achevée, mais un élan à la forme parfaite, un essai continuel à l’homme. Je trouve cette vertu héroïque dans Dostoïevski, et cette grandeur intérieure.
L’intuition est une vue du cœur dans les ténèbres. La nuit extérieure s’illumine de l’éclair jailli du dedans. C’est là que rien ne se formule, et tout s’éclaire : là où la vie prend forme, où les mobiles se condensent, où se détermine l’action.
L’intuition est bien le luminaire de la profondeur. Elle est la conscience amoureuse de ce qui est, au fond de ce qui paraît être. Elle est ce qui demeure en ce qui devient, et qu’elle porte. Elle est vraiment l’instinct de la connaissance, et son amour.
En Dostoïevski, je finis par tout référer à l’intuition. Dostoïevski a conscience de son intuition, et tel est son miracle. Il faut le lire en musicien.
La chasteté n’est que le signe le plus visible des âmes pures. La pureté suprême est l’innocence de la bonté : l’horreur de faire le mal. Dostoïevski n’hésite pas à produire des prostituées plus chastes et des assassins plus purs, à l’en croire, que les honnêtes gens : c’est qu’ils aiment ; et que le crime, en eux, n’est pas le mal qui dure, mais l’erreur, la folie et la misère du moment. Jamais il ne dit avec emphase que la prostituée ou le criminel valent mieux que l’honnête femme et le juge. Mais la prostituée qu’il défend est une victime : il montre en elle, non pas l’excellence de son infamie, mais l’excellence de la douleur que l’infamie lui coûte. Et enfin, toute créature qui se donne avec passion est victime, quel que soit son bourreau, son complice ou son idole.
Nulle trace, en cet homme admirable, de morgue vertueuse. Nul ne s’est moins juché sur les échasses du devoir et de la morale. À la profondeur où il sait chercher les origines, il trouve, en soi, la semence et l’excuse de tous les péchés. Et le crime des crimes, qui est la cruauté, il en débrouille aussi les racines, avec un saint effroi : il touche, il voit que la cruauté et la luxure se tiennent comme deux sœurs monstrueuses, unies par le même os de désir. Plus il les déteste, plus il en épouse la connaissance. Dostoïevski n’a pas proprement pitié du mal : à moins que le châtiment ne soit plus pitoyable à la faute, que la rémission. Mais sa compassion est merveilleuse pour la peine, ou publique ou cachée, que le péché exige. Pitié qui n’est point vague ni fumeuse ; elle ne comporte aucune faiblesse, elle ne tient pas au larmoiement : elle est la vertu humaine par éminence, la vertu des vertus, la charité sans quoi tout reste mort et vide.
L’amour véritable est là, où celui qui aime s’oublie soi-même et se confond entièrement dans l’objet aimé. Larmes de la compassion, vous faites une honte éternelle aux baisers sans pitié.
Le plus haut point de la vertu est toujours de se vaincre, et d’embrasser parfaitement l’objet : lui être le cœur et l’âme qu’il a si peu, ou qu’il n’a point.
Cette conquête est d’une autre grandeur et d’une autre fécondité, que la domination telle quelle. S’emparer d’autrui et du monde, misère près de la puissance qu’il faut pour leur donner la vie et les sauver.
Voilà le magnifique courage de la vision, que seuls les Russes ont eu avec nos Français. Ils ne font pas un pauvre choix dans les passions humaines : ils les considèrent toutes. Ils ne feignent point de croire que les amants n’ont point de lèvres. La profondeur du sentiment russe, et la puissance de l’esprit français : les deux ailes à l’essor de la nouvelle connaissance.
Il n’est pas de profondeur sans un rêve fervent de l’éternel. La profondeur est sous-jacente au sentiment, et non à l’intelligence. La profondeur est le privilège de l’âme religieuse, et de cette âme seulement. Il n’y a pas de vérité religieuse. Mais le sentiment religieux a sa connaissance. Quelle intelligence forte ne cherche pas une relation de soi à l’univers ? Mais ce n’est rien d’en avoir l’idée : elle n’est qu’un chiffre. Il faut en avoir le sentiment. Et telle est l’âme religieuse. Après bien des routes et des chutes cruelles, l’âme religieuse se fixe dans l’amour : là est son lieu, et sa conquête ; là, sa force et la vocation de sa puissance ; là serait son repos, s’il en existait un. Dostoïevski n’a pas manqué la couronne promise à l’amour errant. Il est entré au port de la recherche idéale.
La réalité ! font-ils ; la réalité ! Hé, oui ! Nous savons, nous aussi, qu’il n’y a point d’arbre sans le sol qui le porte, sans fumier ou sans terre. Mais s’il ne quittait jamais le sol, s’il n’était pas ce qui s’évade du fumier et ce qui sort de la terre, l’arbre ne serait pas l’arbre ; et sa racine même pourrirait.
Les grands Français ont toute la force dans l’esprit. La plupart, ils n’ont pas la profondeur, qui est si naturelle aux âmes religieuses. Ils ne l’ont plus, du moins. Car, ils l’eurent, ceux qui ont dressé les cathédrales sous le ciel. Le grand Flaubert m’y fait penser, ce prince de néant. Il est sec, et il sème les cendres. De là, les sables et les salins cuisants de son œuvre : toutes les lignes sont belles, et l’on y respire à peine, dans un vent d’éternel ennui. Flaubert est un génie mortuaire. S’il a du cœur, comme je crois, il n’en a pas pour la vie. Et tout ce qu’il en a, d’ailleurs, il l’étouffe : il tâche à être sans amour, comme le monde de son intelligence ; et il y réussit.
L’amour de Dieu, ou la charité que je veux dire, quel nom qu’on y donne, implique toutes les autres amours. C’est l’amour de Dieu que Dostoïevski respire. Et le peuple russe avec lui. On doit avoir foi au peuple russe, sur la foi de Dostoïevski.
Dostoïevski, victime des puissances, parle pour les puissances : la tyrannie, la police, l’église, les riches. À ses yeux, tout le mal qu’elles peuvent faire, est compensé, de bien loin, par l’action qu’elles ont sur l’âme humaine : elles en provoquent l’excellence, en y prodiguant la douleur. S’il finit par les défendre, ces puissances mortelles, j’y vois un triomphe de l’affirmation. Dostoïevski connaît son peuple par soi-même. Toute révolte de la race déchaîne son instinct d’aveugle destruction et d’anéantissement. Le joug, qui lui fléchit la tête jusqu’à terre, la garde étroitement de l’anarchie. La tête russe nie. Sa liberté tourne aussitôt en négation affreuse. La race des Russes obéit et souffre avec excellence. Elle se rebelle et se fait justice avec infamie. Cette race ne peut aller à la perfection que par les voies de la douleur. En un mot, elle ne veut choisir qu’entre la foi mystique et le néant, entre l’amour de Dieu et la haine de la vie.
Dostoïevski, maître en toutes passions, et tenant toutes les clés de l’abîme, ferme les portes du néant. Tenté de toutes négations, il ne détruit rien et il affirme. En Dostoïevski, j’admire un Nietzsche racheté.
Je ne crois pas aux Prométhées qui perdent la tête sur le rocher. Mon Prométhée fait peur à Jupiter même, qui s’imagine de l’avoir bien cloué. Je ne ferai pas crédit à des dieux, qui finissent à quatre pattes, dans un asile. Et si la foudre me frappe, dussé-je tenir bon contre elle, le ciel me soit témoin que je ne me serai pas vanté.
Tout ce qui est mort et négation dans les philosophes, Dostoïevski l’a surpassé ; mais telle est sa grandeur, qu’il monte d’un degré encore. Il porte à la rédemption l’accablement de nos fatalités. Si je l’ai peint comme il est, je ne sais ; mais jamais, il me semble, on ne mesura mieux la distance qui sépare la mortelle théorie de l’œuvre vivante, et le penseur sans amour du véritable artiste.
Encore un pas.
Je dirai de Nietzsche et des Anciens qu’ils peuvent suffire au monde de l’intelligence. Mais ils ne pénètrent pas d’un pouce dans le monde du cœur. Ils restent sur le seuil. Et plus ils s’imaginent de faire la loi à l’intérieur de la maison, plus ils l’ignorent. De là, sans doute, la misérable jactance de Nietzsche, qui excède tout ce qu’on peut permettre à l’orgueil de l’esprit ; car c’est l’esprit même qui y entre en décadence, et qui marque les degrés de sa chute par des cris. Il ne faut pas que l’orgueil de l’esprit sente la paralysie générale. L’intelligence qui se vante ne trouvera pas d’excuse dans l’abaissement de la folie ; mais au contraire, la fin de cette intelligence porte jugement sur toutes les œuvres de sa croissance ; et, quoi qu’on fasse, plus elle a tout réduit à elle seule, plus elle subit la condamnation de son propre dédain.
Ce que Schopenhauer est à Spinosa, les grands témoins de la vie le seront toujours à Nietzsche. Et ce sont les grands artistes : les confidents de l’amour. J’en sais plus d’un. Mais Dostoïevski est le premier de tous, dans le temps : il a prévenu toutes les insolences de Nietzsche. Wagner aussi était là. Il n’y a pas si loin de l’Idiot à Parsifal sublime.
Toute philosophie, d’ailleurs, qui n’est pas un simple jeu de la logique, prend forme dans une œuvre d’art. Il faut sortir de la cage à l’écureuil. Une pensée vivante sur la vie n’a pas d’autre expression qu’un chef-d’œuvre. Les livres de Nietzsche sont des essais au chef-d’œuvre ; mais cet Apollon est toujours dans la cage ; il fait le dieu, en vrai Phébus d’Université, à bésicles d’or ; tout de même, son char est une chaire, et son Pégase une rosse allemande harnachée de lexiques in-folio.
Nietzsche peut servir de guide à l’Enfant Prodigue dans ses routes de jeune homme. Nietzsche est une bonne méthode pour la rébellion. Et, comme à la façon des docteurs, il est ivre de ses principes et tout aveugle sur la vie, il despotise. Par là, il apprend la discipline à ceux qui n’ont point de règle intérieure. De même il satisfait l’instinct de l’art dans les demi-artistes.
Wagner vieillard, qui avait passé par toute négation, ne pouvait que lever les épaules, aux jours de Parsifal, devant ce corybante infatué qui, impuissant à toute création et incapable même de plaisir, lançait contre le monde de l’amour ses vieilles idoles de pierre, son Bacchus, son Apollon et son trépied. Il nous faut de nouveaux dieux pour posséder la vie. Mais les dieux morts ne ressuscitent pas. Wagner savait que Parsifal est vivant ; et si, pour l’offrir au monde, il fallait tourner le dos à un professeur d’orgie logique, il tournait le dos à Nietzsche.
Dostoïevski en eût fait autant, avec le même droit. Dostoïevski est l’homme de la vie, mais non pas seulement dans les livres. Parce qu’il est l’homme de la vie, son monde est le monde de la force, uniquement. Encore les Anciens sont-ils les maîtres de l’action, tandis que Nietzsche est insupportablement l’homme du cabinet et des livres. Par lui-même, il ne sait rien de la vie, rien de l’action, rien des passions ; et il donne des lois aux passions et à la vie. Je ne m’étonne pas qu’il soit le prophète des professeurs et le dieu des femmes sourdes qui tranchent de la bonne ou de la mauvaise musique. Les plus rebelles, et qui se flattent de l’être, sont, la plupart, des esprits nés disciples.
Que Nietzsche tienne donc lieu des Anciens et de la vie héroïque aux gens qui ne savent pas lire. Et s’ils n’ont pas compris les Grecs, ni les Italiens du Moyen Âge, ni Pascal, ni Stendhal, ni la Révolution, qu’ils lisent Nietzsche, lequel leur fait, de toute cette grandeur, un manuel avec toute la commodité grossière que ce format comporte.
On doit s’arrêter à Nietzsche. Mais on n’est que la moitié d’un homme, si l’on s’y fixe. Il n’est bon qu’aux femmes de lettres et aux jeunes gens.
Raskolnikov et tous les jeunes héros de Dostoïevski savent par eux-mêmes tout ce que Nietzsche pourrait leur apprendre. Mais Dostoïevski ne les déifie pas dans cette demi-connaissance. Il ne veut pas qu’ils se tiennent à cet étage grossier de l’énergie. Il les porte à l’étage supérieur, qui est le palier proprement humain de la charité. Quant au surhumain, c’est un bon mot pour les amateurs d’éloquence. À mes oreilles, il a le son répugnant de l’emphase. Il n’y a rien de plus humain que d’être homme. L’homme est rare sur le marché de Jupiter. Et rien de surhumain n’a de sens qu’à la mesure de l’homme. Sois pleinement homme, si tu veux passer l’homme. Telle est la grande, l’unique vérité.
L’intuition est le lieu de toutes les intelligences.
Il n’est rien dans Nietzsche, qui ne soit dans Dostoïevski. Mais tandis que tout est négation, dans Nietzsche, même ce qu’il affirme, — et lui, d’abord, le malheureux, — toutes les négations, que la douleur de vivre arrache à Dostoïevski, se résolvent dans une affirmation invincible : de la douleur, l’amour conclut, en lui, à la beauté de la vie. Ce n’est pas le : Oui ! de la volonté ou de l’orgueil, ce oui glacé qui est le soleil polaire des stoïques ; mais l’amour qui, en portant la vie, l’affirme.
Un tel arbre donne les fruits de toute douceur. J’en ai ployé les branches, et je les veux réunir dans la rosée qui les trempe depuis l’offrande de l’aube jusqu’au sacrifice du crépuscule, et même dans l’ardeur de midi.
Dostoïevski pleure avec délices, et ses amis pleurent bien souvent comme lui. Je dirai, pour moi aussi, le mystère des larmes. Dostoïevski connaît la merveilleuse humilité des bonnes larmes. Et certes, il est en elle un grand secret.
Larmes de la tendresse, pluie qui espère et qui renouvelle la forêt humaine, vous êtes la source ouverte aux cœurs pleins d’amour. Et partout où l’on frappe ce tendre rocher, l’ondée s’épanche ; et elle n’est jamais tarie, cette eau amoureuse. Quel orgueil vient de plus haut ? Or, elle ne fond pas sur les feuilles : elle se donne et les pénètre. Et parce qu’elle se penche vers la prairie, on la dédaigne de s’abaisser. Mais tant elle a de pieuse complaisance, que nulle offense ne l’atteint, et qu’elle sourit au mépris même.
Baiser la terre avec transports, dans la joie ou dans la douleur, dans l’ivresse du bien ou dans l’aveu du crime, baiser la terre en pleurant, s’y renouer, y remplir au griffon du sang le cœur qui se vide et s’altère, voilà le culte où Dostoïevski convie ses enfants. Et ces pleurs sont riches d’un bonheur ineffable : ils ont la vie, qui est la seule joie et toute joie.
Adore la vie : ton baiser à la terre, d’où tu viens et où tu vas, et tes larmes confessent ton adoration. Prends patience du mal, à ce rite, et prends-y conscience de tout bien.
Ton cœur déborde. Il te quitte. Il va à toute cette vie qui l’appelle. Et où irait-on qu’à la vie ?
Ainsi tes pleurs ont la joie, toute celle que tu attends, en celle que tu donnes. Ils ont la joie excessive de toi-même qui te quittes. Ce n’est pas que tu te regrettes : c’est que tu te délivres. Jusqu’à ce baiser pleurant, quel abîme tu te fus à toi-même, et quel désert aux dunes de souffrance universelle, infinie, perpétuellement renouvelée, égale comme le vide. Et souffrir pour rien, il n’est pas d’autre damnation. L’enfer est la souffrance dans le vide. Couché contre la terre, tu es le mort béni de la mort volontaire, qui est toute vie : en te quittant, tu ressuscites. Ce départ sans retour est le véritable amour, chère âme.
Ce n’est pas cet amour de tête, qui crie : Vivre ! Vivre ! avec la bouche affreuse d’un mort. C’est la mélodie du cœur qui se retrouve, et qui répond à toute la nature : me voici ! me voici ! Il chante la vie, il en est l’éternelle modulation jusque dans la mort : parce qu’il l’a, parce qu’il la porte, parce qu’il la donne. Et que donnerait-on, réellement, qu’on ne prît de soi et sur soi ? Quel don ferai-je, si je ne me dépouille ? Voilà l’orgueil de l’amour, et son humilité sublime.
En vérité, l’orgueil qui se vante et qui s’estime, l’orgueil de l’esprit qui se compare est une espèce d’humilité un peu basse, à mon sens. Qui se compare, s’abaisse. Ainsi l’orgueil de l’esprit.
Mais l’amour qui s’humilie dans les dons innombrables qu’il sait faire, dans toutes les merveilles qu’il suffit à créer, en s’oubliant soi-même, en s’y mettant jusques à s’effacer, ce prodige d’humilité est une grandeur céleste. Et tout l’orgueil des esprits n’égalera jamais, à un infini près, cette humilité divine.
Celui qui se donne sans mesure, celui-là possède.
Celui-là qui est tout humble au cœur de toute vie, celui-là crée son objet ; et il ne se soucie pas de connaître sa gloire. La superbe est sèche. L’orgueil de l’esprit ne discerne que soi : comme un mort qui se tâte dans le sépulcre.
L’amour adore dans les larmes. Tel est le son de Dostoïevski. Voilà cette voix rauque et si douce, l’énergie de cette âme infatigable, et ses brûlantes langueurs, ses abandons si tendres. Infatigable à souffrir et à vouloir laver l’or des souffrances, pour en séparer le trésor de la joie : à la constance de cet orpailleur, à celle-ci, quelle énergie s’égale ?
Ô saintes, bonnes larmes, routes de l’effusion, sentes profondes de la tendresse, c’est vous, très douces larmes, qui parlez seules d’amour, et de cet amour qui fait vivre en créant. Et dans l’embrassement même des amants, ce sont les plus pures et les plus chaudes larmes du sang qui parlent pour la vie, qui la communiquent et la transmettent, venant de si loin ! Et souvent ils ne comprennent pas la parole qu’ils prononcent, et ils en sont ennoblis, même quand ils l’avilissent.
L’amant baise sa bien-aimée et pleure son sang en elle, comme l’homme enivré de Dieu baise la terre avec de grandes larmes. La terre reçoit ces pleurs ; et l’amante en garde avec jalousie l’offrande pécheresse ou la libation sans péché.
Si l’esprit s’abaisse, ici, ou si la chair est exaltée, qui le mesurera ? Servir avec amour est toujours un triomphe. L’humilité de la femme et de la terre doit s’offrir en exemple à tout service. Et je veux bien que la vie trouve son compte à l’humiliation de l’homme. Je ne parle jamais que pour la vie ; et je ne vois de bel orgueil qu’en tout ce qui l’augmente et la rehausse.
Amour de la vie, c’est mal dit encore. La vie n’est pas si grande ni si forte que l’amour. Elle en attend la parfaite beauté, dont notre désir s’est fait une promesse. Plus que l’amour de la vie, la vie d’amour : tel est le fond de Dostoïevski. À l’amour, de faire naître et de sauver la vie. Les meilleurs ne vivent que pour servir ce dessein. Et le plus pur amour est le plus amour.
Ô Fédor Mikhaïlovitch, si ardent, si aigu et si humble, vous êtes profond et vrai entre les grands. Vous allez au delà de tous autres, sans doute. Car enfin, où j’en suis venu, il n’est de vérité que dans la profondeur. Pour prendre toute notre hauteur, il nous est nécessaire de mouiller dans les abîmes. Tout est de manque, à défaut de la profondeur. Et, au total, il y a fausseté où il y a manque.
Voilà donc le point où la haine n’est plus rien qu’une racine torse entre toutes les autres ; et si elle a la forme du serpent ou du ver, ce n’est point pour faire horreur, ce n’est pas pour qu’on l’écrase, mais pour se confondre avec les veines nourricières. Voici le point où tout est idéal, à force d’être vrai ; où le rêve de l’âme absorbe toute la matière, comme une matrice seconde, mais de résurrection. Ici, la pensée est acte ; le fait est idée ; ici, l’acte et l’idée sont tout amour. Tout trempe dans la compassion de la vie pour elle-même, et dans la certitude du salut, que le cœur exige d’un amour créateur.
Où tout est amour, tout est vie ! Par delà le néant de tous les objets éphémères, c’est là-dessus enfin que notre foi ou notre espoir se fonde. Dostoïevski, si je ne me trompe, et moi-même à mon rang, nous sommes l’antidote de la tyrannie rationnelle, des philosophes, et de tout poison inhumain : Dostoïevski, le cœur le plus profond, la plus grande conscience du monde moderne.
- ↑ Triomphe de cet honneur chez les Anglo-Saxons. Là, pour un homme, la gloire est de vivre en masque. Ils se rendent maîtres de toutes leurs émotions, disent-ils. Mais, la plupart, ils n’en ont pas. Et celles qu’ils ont, ils les montrent fort bien : le mépris des autres, la dureté des cœurs, la hargne brutale de l’esprit puritain, la haine des mœurs libres ; et cette terre promise des gentilshommes étale ses grappes d’ivrognes : parce qu’en effet elle en a.
Ils se lavent avec soin, chaque jour, des pieds à la tête ; et, Bible en main, ils méprisent atrocement les pauvres. Ils ont tous le même savon ; ils sont bien vêtus, à la même mode. Pas une tache sur les habits ; pas un grain de poussière à la maison. Mais du foin dans la tête, et du galet sous le sein gauche. Ils disent toujours la vérité ; mais tout leur être ment, dès ce ventre de leur mère, qu’il est défendu de nommer. - ↑ Les Pauvres Gens, 1846 ; Le Double, Les Nuits blanches, etc., 1847 à 1849.
- ↑ Et moi aussi, j’ai mon enfer, le bagne des auteurs, des critiques et des faux artistes, où je purge, dans un coin d’ombre, la colère de ma solitude et le vieil amour de la gloire.