Dostoïevsky (Gide)/Dostoïevsky d’après sa correspondance

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Plon (p. 1-46).

DOSTOÏEVSKY
D’APRÈS SA CORRESPONDANCE
(1908)

À Pierre-Dominique Dupouey.

La masse énorme de Tolstoï encombre encore l’horizon ; mais — ainsi qu’il advient en pays de montagnes où l’on voit, à mesure que l’on s’en éloigne, par-dessus la plus proche cime, la plus haute, que la plus voisine cachait, reparaître — quelques esprits avant-coureurs peut-être remarquent-ils déjà, derrière le géant Tolstoï, reparaître et grandir Dostoïevsky. C’est lui, la cime encore à demi cachée, le nœud mystérieux de la chaîne ; quelques-uns des plus généreux fleuves y prennent source, où les nouvelles soifs de l’Europe se peuvent abreuver aujourd’hui. C’est lui, non point Tolstoï qu’il faut nommer à côté d’Ibsen et de Nietzsche ; aussi grand qu’eux, et peut-être le plus important des trois.

Il y a quelque quinze ans, M. de Vogüé, qui fit le noble geste d’apporter à la France sur le plateau d’argent de son éloquence les clefs de fer de la littérature russe, s’excusait, lorsqu’il en vint à Dostoïevsky, de l’incivilité de son auteur ; et, tout en lui reconnaissant une manière de génie, avec des réticences de bon ton, gêné par tant d’énormité, il en demandait pardon au lecteur, avouait que « le désespoir le prenait d’essayer de faire comprendre ce monde au nôtre ». Après s’être allongé quelque temps sur les premiers livres qui lui semblaient les plus susceptibles, sinon de plaire, du moins d’être supportés, il s’arrêtait à Crime et châtiment, avertissait le lecteur, bien forcé de l’en croire sur parole puisque à peu près rien d’autre n’était alors traduit, que, « avec ce livre, le talent de Dostoïevsky avait fini de monter » ; qu’il « donnerait bien encore de grands coups d’ailes, mais en tournant dans un cercle de brouillard, dans un ciel toujours plus troublé » ; puis, après une présentation débonnaire du caractère de l’Idiot, parlait des Possédés comme d’un « livre confus, mal bâti, ridicule souvent et encombré de théories apocalyptiques », du Journal d’un écrivain comme d’ « hymnes obscurs échappant à l’analyse comme à la controverse » ; ne parlait ni de l’Éternel Mari[1] ni de l’Esprit souterrain, écrivait : « Je n’ai pas parlé d’un roman intitulé Croissance, fort inférieur à ses aînés », et plus désinvoltement encore : « Je ne m’arrêterai pas davantage aux Frères Karamazov ; de l’aveu commun, très peu de Russes ont eu le courage de lire jusqu’au bout cette interminable histoire. » Enfin il concluait : « Ma tâche devait se borner à appeler l’attention sur l’écrivain, célèbre là-bas, presque inconnu ici, à signaler dans son œuvre les trois parties (?) qui montrent le mieux les divers aspects de son talent : ce sont les Pauvres Gens, les Souvenirs de la maison des morts, Crime et châtiment. »

De sorte qu’on ne sait trop ce qui doit l’emporter ici, de la reconnaissance, car enfin il fut le premier à nous avertir, — ou de l’irritation, car il nous présente, comme à contre-cœur semble-t-il, à travers son évident bon vouloir, une image déplorablement réduite, incomplète et par cela même faussée de cet extraordinaire génie ; et l’on doute si l’auteur du Roman russe a plus servi Dostoïevsky en attirant vers lui l’attention, qu’il ne l’a desservi en limitant cette attention à trois de ses livres, admirables certes, déjà, mais non des plus significatifs et au delà desquels seulement notre admiration pleinement s’étendra. Peut-être au demeurant Dostoïevsky, pour une intelligence salonnière, n’était-il pas commode à saisir ou pénétrer du premier coup… « Il ne délasse pas : il fatigue, comme les chevaux de sang toujours en action ; ajoutez-y la nécessité de se reconnaître… il en résulte pour le lecteur un effort d’attention… une courbature morale…, etc. » ; les gens du monde, il y a trente ans, ne parlaient pas très différemment des derniers quatuors de Beethoven (« Ce qui est compris trop rapidement n’est pas de longue durée », dit Dostoïevsky dans une de ses lettres.)

Ces jugements dépréciatifs purent retarder, il est vrai, la traduction, la publication et la diffusion de Dostoïevsky, décourager d’avance bien des lecteurs, autoriser M. Charles Morice à ne nous servir d’abord, des Karamazov, qu’une version procustement mutilée[2], ils ne purent faire, heureusement, que l’œuvre entière, lentement, chez divers éditeurs, volume après volume, ne parût[3].

Si pourtant, à présent encore, Dostoïevsky ne recrute que lentement ses lecteurs et parmi une élite assez spéciale ; s’il rebute non seulement le gros public à demi cultivé, à demi sérieux, à demi bienveillant, que n’atteignent guère plus, il est vrai, les drames d’Ibsen, mais qui sait goûter Anna Karénine et même la Guerre et la Paix, — ou cet autre public moins aimable qui se pâme devant Zarathustra, — il serait peu sérieux d’en faire M. de Vogüé responsable ; je vois à cela des causes assez subtiles que l’étude de la correspondance nous permettra d’atteindre pour la plupart. Aussi bien n’est-ce point de l’œuvre entière de Dostoïevsky que je prétends parler aujourd’hui, mais simplement de ce dernier livre qui parut au Mercure de France en février 1908 (la Correspondance).

I

On s’attend à trouver un dieu ; on touche un homme — malade, pauvre, peinant sans cesse et singulièrement dépourvu de cette pseudo-qualité qu’il reprochait tant au Français : l’éloquence. Pour parler d’un livre aussi nu, je tâcherai d’écarter de moi-même tout autre souci que celui de la probité. S’il en est qui espèrent trouver ici art, littérature ou quelque amusement d’esprit, je leur dis aussitôt qu’ils feront mieux d’abandonner cette lecture.

Le texte de ces lettres est souvent confus, maladroit, incorrect, et nous savons gré à M. Bienstock, résignant tout souci d’élégance factice, de n’avoir point cherché à remédier à cette gaucherie si caractéristique[4].

Oui, le premier abord rebute. Hoffmann, le biographe allemand de Dostoïevsky, laisse entendre que le choix des lettres livrées par les éditeurs russes eût pu être mieux fait[5] ; il ne me convainc point que la tonalité en aurait été différente. Tel que voici, le volume est épais, étouffant[6], non point en raison du nombre des lettres, mais de l’énorme informité de chacune d’elles. Peut-être n’avions-nous pas exemple encore de lettres de littérateur si mal écrites, j’entends : avec si peu d’apprêt. Lui, si habile à « parler autrui », lorsqu’il s’agit de parler en son propre nom, s’embarrasse ; il semble que les idées, sous sa plume, ne viennent pas successives mais simultanées, ou que, pareilles à ces « fardeaux branchus » dont parlait Renan, il ne les puisse tirer au jour qu’en s’écorchant et en accrochant tout au passage ; de là, ce foisonnement confus, qui, maîtrisé, servira dans la composition de ses romans, à leur complexité puissante. Lui, si dur, si âpre au travail, qui corrige, détruit, reprend inlassablement chacun de ses récits, page après page, jusqu’à faire rendre à chacun d’eux l’âme profonde qu’il contient — écrit ici tout comme il peut ; sans rien biffer sans doute, mais se reprenant constamment ; le plus vite possible, c’est-à-dire interminablement. Et rien ne laisse mesurer mieux la distance de l’œuvre à l’ouvrier qui la produit. Inspiration ! ô flatteuse invention romantique ! Muses faciles ! où êtes-vous ? — « Une longue patience » ; si jamais l’humble mot de Buffon fut à sa place, c’est ici.

« Quelle théorie est donc la tienne, mon ami, — écrit-il à son frère, presque au début de sa carrière, — qu’un tableau doit être peint en une fois ? — Quand as-tu été persuadé de cela ? Crois-moi ; il faut partout du travail et un travail énorme. Crois-moi qu’une pièce de vers de Pouchkine, légère et élégante, de quelques lignes, paraît justement écrite en une fois parce qu’elle a été longtemps arrangée et reprise par Pouchkine… Rien de ce qui a été écrit de chic n’est mûr. On ne trouve pas de ratures dans les manuscrits de Shakespeare, dit-on. C’est pour cela qu’on y trouve tant de difformités et de manque de goût ; s’il eût travaillé, c’eût été encore mieux… »

Voilà le ton de la correspondance entière. Le meilleur de son temps, de son humeur, Dostoïevsky le donne au travail. Aucune de ses lettres n’est écrite par plaisir. Constamment il revient sur son « dégoût terrible, invincible, inimaginable, d’écrire des lettres ». — « Les lettres, dit-il, sont des choses stupides ; on ne peut pas du tout s’y épancher. » Et mieux : « Je vous écris tout et je vois que du principal de ma vie morale, spirituelle, je ne vous ai rien dit ; je ne vous en ai même pas donné une idée. Ce sera ainsi tant que nous resterons en correspondance. Je ne sais pas écrire les lettres ; je ne sais pas écrire de moi, m’écrire avec mesure. » Il déclare par ailleurs : « On ne peut jamais rien écrire dans une lettre. Voilà pourquoi je n’ai jamais pu souffrir Mme de Sévigné : elle écrivait ses lettres trop bien. » Ou encore, humoristiquement : « Si je vais en enfer, je serai certainement condamné pour mes péchés à écrire une dizaine de lettres par jour » — et c’est bien, je crois, l’unique plaisanterie qu’on puisse relever au cours de ce sombre livre.

Il n’écrira donc que pressé par la nécessité la plus dure. Chacune de ses lettres (si toutefois l’on en excepte celles des dix dernières années de sa vie, d’un ton tout autre, et sur lesquelles je reviendrai spécialement), chacune de ses lettres est un cri : il n’a plus rien ; il est à bout ; il demande. Que dis-je : un cri… c’est un interminable et monotone gémissement de détresse ; il demande sans habileté, sans fierté, sans ironie ; il demande et il ne sait pas demander. Il implore ; il presse ; il y revient, insiste, détaille ses besoins… Il me fait souvenir de cet ange qui, sous les traits d’un errant voyageur, ainsi que les Fioretti de saint François nous le racontent, vint au Val-de-Spolete heurter l’huis de la naissante confrérie. Il frappait si précipitamment, est-il dit, si longuement, si fort, que les frati s’en indignèrent et que frate Masseo (M. de Vogüé, je suppose), qui enfin lui ouvrit la porte, lui dit : « D’où viens-tu donc pour frapper si peu décemment ? » — Et l’ange lui ayant demandé : « Comment faut-il frapper ? » Masseo répondit : « On frappe trois coups espacés, puis on attend. Il faut laisser à celui qui vient ouvrir le temps de dire son patenôtre ; ce temps passé, s’il ne vient pas, on recommence… » — « C’est que j’ai si grand’hâte », reprend l’ange…

« Je suis dans une telle gêne que me voici prêt à me pendre », écrit Dostoïevsky. — « Je ne puis ni payer mes dettes, ni partir, faute d’argent pour le voyage et je suis complètement au désespoir. » — « Que deviendrai-je d’ici la fin de l’an ? Je ne sais pas. Ma tête se brise. Je n’ai plus à qui emprunter. » — (« Comprenez-vous ce que cela veut dire n’avoir plus où aller ? » disait un de ses héros.) — « J’ai écrit à un parent pour lui demander six cents roubles. S’il ne les envoie pas, je suis perdu. » De ces plaintes ou de semblables, cette correspondance est si pleine que je cueille tout au hasard… Parfois cette insistance encore, qui revient naïvement tous les six mois : « L’argent ne peut être aussi nécessaire qu’une seule fois dans la vie. »

Dans les derniers temps, comme ivre de cette humilité dont il savait griser ses héros, de cette étrange humilité russe, qui peut bien être chrétienne aussi, mais qui, affirme Hoffmann, se retrouve au fond de chaque âme russe, même de celle où la foi chrétienne fait défaut, et que ne pourra jamais parfaitement comprendre, dit-il, l’Occidental qui fait de dignité vertu : « Pourquoi me refuseraient-ils ? D’autant plus que je n’exige pas, mais je prie humblement. »

Mais peut-être cette correspondance nous trompe-t-elle en nous montrant toujours désespéré celui qui n’écrivait qu’en cas de désespoir… Non : aucun afflux d’argent qui ne fût aussitôt absorbé par les dettes ; de sorte qu’il pouvait écrire, à cinquante ans : « Toute ma vie j’ai travaillé pour de l’argent et toute ma vie j’ai été constamment dans le besoin ; à présent plus que jamais. » Les dettes… ou le jeu, le désordre, et cette générosité instinctive, immesurée, qui faisait dire à Riesenkampf, le compagnon de sa vingtième année : « Dostoïevsky est un de ces gens auprès desquels il fait pour tous très bon vivre, mais qui lui-même restera toute sa vie dans le besoin. »

À l’âge de cinquante ans il écrit : « Ce futur roman (il s’agit ici des Frères Karamazov, qu’il n’écrira que neuf ans plus tard), ce futur roman me tourmente déjà depuis plus de trois ans ; mais je ne le commence pas, car je voudrais l’écrire sans me presser, comme écrivent les Tolstoï, les Tourgueniev, les Gontcharov. Qu’il existe donc au moins une de mes œuvres qui soit libre et non écrite pour une époque déterminée. » — Mais c’est en vain qu’il dira : « Je ne comprends pas le travail fait à la hâte, pour de l’argent » ; cette question d’argent interviendra toujours dans son travail, et la crainte de ne pouvoir livrer ce travail à temps : « J’ai peur de ne pas être prêt, d’être en retard. Je n’aurais pas voulu gâter les choses par ma hâte. Il est vrai, le plan est bien conçu et étudié ; mais on peut tout gâter avec trop de hâte. »

Un surmenage effroyable en résulte, car s’il met son honneur dans cette ardue fidélité, il crèverait à la peine plutôt que de livrer de l’ouvrage imparfait ; et vers la fin de sa vie, il pourra dire : « Pendant toute ma carrière littéraire, j’ai toujours rempli exactement mes engagements ; je n’y ai jamais manqué une fois ; de plus, je n’ai jamais écrit uniquement pour de l’argent afin de me débarrasser de l’engagement pris » ; et peu avant, dans la même lettre : « Je n’ai jamais imaginé un sujet pour de l’argent, pour satisfaire à l’obligation une fois acceptée d’écrire pour un terme fixé d’avance. Je me suis toujours engagé — et vendu à l’avance — quand j’avais déjà mon sujet en tête, que je voulais réellement écrire et que je trouvais nécessaire d’écrire. » De sorte que si, dans une de ses premières lettres, écrite à vingt-quatre ans, il s’écrie : « Quoi qu’il en soit j’ai fait le serment : même parvenu aux dernières limites de la privation, je tiendrai bon et n’écrirai pas sur commande. La commande tue ; la commande perd tout. Je veux que chacune de mes œuvres, par elle-même, soit bien », — l’on peut dire sans trop de subtilité que, malgré tout, il s’est tenu parole.

Mais il garde toute sa vie la conviction douloureuse qu’avec plus de temps, de liberté, il eût pu mener à mieux sa pensée : « Ce qui me tourmente beaucoup, c’est que, si j’écrivais le roman à l’avance durant une année, et puis deux ou trois mois pour copier et corriger, ce serait autre chose, j’en réponds. » Illusion, peut-être ? Qui peut le dire ? Grâce à plus de loisir, qu’eût-il pu obtenir ? Que cherchait-il encore ? — Une plus grande simplicité, sans doute ; une plus parfaite subordination des détails… Tels qu’ils sont, ses meilleurs ouvrages atteignent, en presque chaque partie, un point de précision et d’évidence qu’on imagine difficilement dépassé.

Pour en arriver là, que d’efforts ! « Il n’y a que les endroits d’inspiration qui viennent tout d’un coup, à la fois, mais le reste est un travail très pénible. » À son frère qui sans doute lui avait reproché de ne pas écrire « assez simplement », croyant dire ainsi : assez vite, et de ne pas « se laisser aller à l’inspiration », il répondait, encore jeune : « Tu confonds évidemment l’inspiration, c’est-à-dire la création première, instantanée du tableau ou le mouvement de l’âme (ce qui arrive souvent), avec le travail. Ainsi, par exemple, j’inscris une scène aussitôt, telle qu’elle m’est apparue, et j’en suis enchanté ; ensuite, pendant des mois, pendant un an, je la travaille… et crois-moi, le résultat est bien meilleur. Pourvu que l’inspiration vienne. Naturellement, sans inspiration, rien ne peut se faire. » — Dois-je m’excuser de tant citer — ou ne me saura-t-on gré bien plutôt de céder la parole à Dostoïevsky le plus souvent possible ? « Au commencement, c’est-à-dire vers la fin de l’année dernière (la lettre est d’octobre 70), je considérais cette chose comme étudiée, composée, et je la regardais avec hauteur. (Il s’agit ici des Possédés.) Ensuite m’est venue la véritable inspiration — et soudain je l’ai aimée, cette œuvre, je l’ai saisie des deux mains, et je me suis mis à biffer ce qui était déjà écrit. » — « Toute l’année, dit-il encore (1870), je n’ai fait que déchirer et changer… J’ai changé mon plan au moins dix fois, et j’ai écrit de nouveau toute la première partie. Il y a deux ou trois mois, j’étais au désespoir. Enfin tout s’est constitué à la fois et ne peut-être changé. » Et toujours cette obsession : « Si j’avais eu le temps d’écrire sans me presser, sans terme fixe, il est possible qu’il en serait résulté quelque chose de bien. »

Cette angoisse, ces mécontentements de lui-même, il les a connus pour chaque livre :

« Le roman est long ; il a six parties (Crime et châtiment). À la fin de novembre, il y en avait déjà un grand morceau d’écrit, tout prêt ; j’ai tout brûlé ! Maintenant, je peux l’avouer, ça ne me plaisait pas. Une nouvelle forme, un nouveau plan m’entraînaient ; j’ai recommencé. Je travaille jour et nuit, et cependant j’avance peu. » — « Je travaille et, rien ne se fait, dit-il ailleurs ; je ne fais que déchirer. Je suis affreusement découragé. » Et ailleurs encore : « J’ai tant travaillé que j’en suis devenu stupide, et ma tête est toute étourdie. » Et ailleurs encore : « Je travaille ici (Staraia Roussa) comme un forçat, malgré les beaux jours dont il faudrait profiter ; je suis jour et nuit à l’ouvrage. »

Parfois un simple article lui donne autant de mal qu’un livre, car la rigueur de sa conscience reste aussi entière devant les petites choses que devant les grandes :

« Je l’ai traîné jusqu’à présent (un article de souvenirs sur Bielensky, qui n’a pu être retrouvé) et enfin je l’ai terminé en grinçant des dents… Dix feuilles de romans sont plus faciles à écrire que ces deux feuilles ! Il en est résulté que j’ai écrit ce maudit article, en comptant tout, au moins cinq fois, et puis je barrais tout et je modifiais ce que j’avais écrit. Enfin, j’ai achevé mon article tant bien que mal ; mais il est si mauvais que cela me tourne le cœur. » Car s’il garde la conviction profonde de la valeur de ses idées, il reste même pour ses meilleurs écrits, exigeant le travail, insatisfait après :

« Il m’est rarement arrivé d’avoir quelque chose de plus neuf, de plus complet, de plus original (Karamazov). Je puis parler ainsi sans être accusé d’orgueil, parce que je ne parle que du sujet, que de l’idée qui s’est implantée dans ma tête, non pas de l’exécution, quant à l’exécution, elle dépend de Dieu ; je puis la gâcher, ce qui m’est arrivé souvent… »

« Si vilain, si abominable que soit ce que j’ai écrit, dit-il ailleurs, l’idée du roman, et le travail que je lui consacre, me sont à moi malheureux, à moi l’auteur, ce qu’il y a de plus précieux au monde. »

« Je suis mécontent de mon roman jusqu’au dégoût, écrit-il lorsqu’il travaille à l’Idiot. Je me suis terriblement efforcé de travailler, mais je n’ai pas pu : j’ai le cœur malade. À présent, je fais un dernier effort pour la troisième partie. Si je parviens à arranger le roman, je me remettrai ; sinon je suis perdu. »

Ayant écrit déjà non seulement les trois livres que M. de Vogüé considère comme ses chefs-d’œuvre, mais encore l’Esprit souterrain, l’Idiot, l’Éternel Mari, il s’écrie, s’acharnant sur un nouveau sujet (les Possédés) : « Il est temps enfin d’écrire quelque chose de sérieux. »

Et l’année de sa mort, encore, à Mlle N…, à qui il écrit pour la première fois : « Je sais que moi, comme écrivain, j’ai beaucoup de défauts, parce que je suis le premier, bien mécontent de moi-même. Vous pouvez vous figurer que dans certaines minutes d’examen personnel, je constate souvent avec peine que je n’ai pas exprimé, littéralement, la vingtième partie de ce que j’aurais voulu, et peut-être même pu exprimer. Ce qui me sauve, c’est l’espoir habituel qu’un jour Dieu m’enverra tant de force et d’inspiration, que je m’exprimerai plus complètement, bref, que je pourrai exposer tout ce que je renferme dans mon cœur et dans ma fantaisie. »

Que nous sommes loin de Balzac, de son assurance et de son imperfection généreuse ! Flaubert même connut-il si âpre exigence de soi, si dures luttes, si forcenés excès de labeur ? Je ne crois pas. Son exigence est plus uniquement littéraire, si le récit de son labeur s’étale au premier plan dans ses lettres, c’est aussi qu’il s’éprend de ce labeur même, et que, sans précisément s’en vanter, du moins s’en énorgueillit-il ; c’est aussi qu’il a supprimé tout le reste, considérant la vie comme « une chose tellement hideuse que le seul moyen de la supporter, c’est de l’éviter », et se comparant aux « amazones qui se brûlaient le sein pour tirer de l’arc ». Dostoïevsky, lui, n’a rien supprimé ; il a femme et enfants, il les aime ; il ne méprise point la vie ; il écrit au sortir du bagne : « Au moins j’ai vécu ; j’ai souffert, mais quand même j’ai vécu. » Son abnégation devant son art, pour être moins arrogante, moins consciente et moins préméditée, n’en est que plus tragique et plus belle. Il cite volontiers le mot de Térence et n’admet pas que rien d’humain lui demeure étranger : « L’homme n’a pas le droit de se détourner et d’ignorer ce qui se passe sur la terre, et il existe pour cela des raisons morales supérieures : Homo sum, et nihil humanum… et ainsi de suite. » Il ne se détourne pas de ses douleurs, mais les assume dans leur plénitude. Lorsqu’il perd, à quelques mois d’intervalle, sa première femme et son frère Mikhaïl, il écrit : « Voilà que tout d’un coup je me suis trouvé seul ; et j’ai ressenti de la peur. C’est devenu terrible ! Ma vie est brisée en deux. D’un côté le passé avec tout ce pour quoi j’avais vécu, de l’autre l’inconnu sans un seul cœur pour me remplacer les deux disparus. Littéralement il ne me restait pas de raison de vivre. Se créer de nouveaux liens, inventer une nouvelle vie ? Cette pensée seule me fait horreur. Alors pour la première fois j’ai senti que je n’avais pas de quoi les remplacer, que je n’aimais qu’eux seuls au monde, et qu’un nouvel amour non seulement ne serait pas mais ne devait pas être. » Mais quinze jours après, il écrit : « De toutes les réserves de force et d’énergie, dans mon âme est resté quelque chose de trouble et de vague, quelque chose voisin du désespoir. Le trouble, l’amertume, l’état le plus anormal pour moi… Et de plus je suis seul !… Cependant il me semble toujours que je me prépare à vivre. C’est ridicule, n’est-ce pas ? La vitalité du chat ! » — Il a quarante-quatre ans alors ; et moins d’un an après, il se remarie.

À vingt-huit ans déjà, enfermé dans la forteresse préventive, en attendant la Sibérie, il s’écriait : « Je vois maintenant que j’ai une si grande provision de vie en moi, qu’il est difficile de l’épuiser. » Et (en 56) de Sibérie encore, mais ayant fini son temps de bagne et venant d’épouser la veuve Marie Dmitrievna Issaiev : « Maintenant, ce n’est plus comme autrefois ; il y a tant de réflexion, tant d’effort et tant d’énergie dans mon travail… Est-il possible qu’ayant eu pendant six ans tant d’énergie et de courage pour la lutte, avec des souffrances inouïes, je ne sois pas capable de me procurer assez d’argent pour me nourrir et nourrir ma femme ? Allons donc ! Car surtout personne ne connaît ni la valeur de mes forces, ni le degré de mon talent et c’est surtout là-dessus que je compte ! »

Mais, hélas ! ce n’est pas seulement contre la misère qu’il lui faut lutter !

« Je travaille presque toujours nerveusement, avec peine et souci. Quand je travaille trop, je deviens même physiquement malade. » « Ces derniers temps j’ai travaillé littéralement jour et nuit, malgré les crises. » Et ailleurs : « Cependant les crises m’achèvent, et après chacune je ne peux remettre mes idées d’aplomb avant quatre jours. »

Dostoïevsky ne s’est jamais caché de sa maladie ; ses attaques de « mal sacré » étaient du reste trop fréquentes, hélas ! pour que plusieurs amis des indifférents n’en eussent été parfois témoins. Strakhov nous raconte dans ses Souvenirs un de ces accès, n’ayant pas, plus que Dostoïevsky lui-même, compris qu’il pût y avoir quelque honte à être épileptique, ou même quelque « infériorité » morale ou intellectuelle autre que celle résultant d’une grande difficulté de travail. Même à des correspondantes inconnues à qui Dostoïevsky écrit pour la première fois, regrettant d’avoir fait attendre sa lettre, tout naïvement et simplement il dira : « Je viens de supporter trois accès de mon épilepsie — ce qui ne m’était pas arrivé de cette force et si souvent. Mais, après les accès, pendant deux ou trois jours, je ne puis ni travailler, ni écrire, ni même lire, parce que je suis brisé de corps et d’âme. Voilà pourquoi à présent que vous le savez, je vous prie de m’excuser d’être resté si longtemps avant de vous répondre. »

Ce mal dont il souffrait déjà avant la Sibérie s’aggrave au bagne, se calme à peine durant quelque séjour à l’étranger, reprend en empirant. Les crises parfois sont plus espacées, mais d’autant plus fortes. « Quand les crises ne sont pas fréquentes et qu’il en éclate une soudain, il m’arrive des humeurs noires extraordinaires. Je suis au désespoir. Autrefois (écrit-il à l’âge de cinquante ans) cette humeur durait trois jours après la crise, maintenant sept, huit jours. »

Malgré ses crises, il essaie de se cramponner au travail, il s’efforce, pressé par des engagements : « On a annoncé que dans la livraison d’avril (du Roussky Viestnik) va paraître la suite (de l’Idiot), et moi je n’ai rien de prêt, excepté un chapitre sans importance. Que vais-je envoyer ? Je n’en sais rien ! Avant hier, j’ai eu une crise des plus violentes. Mais, hier, j’ai écrit quand même, dans un état proche de la folie. »

Tant qu’il n’en résulte que gêne et douleur, passe encore : « Mais, hélas ! Je remarque avec désespoir que je ne suis plus en état de travailler aussi vite que dernièrement encore et qu’autrefois. » À maintes reprises, il se plaint que sa mémoire et son imagination s’affaiblissent et à cinquante-huit ans, deux ans avant sa mort : « J’ai remarqué depuis longtemps que plus je vais, plus mon travail me devient difficile. Alors, par conséquent, des pensées toujours impossibles à être consolées, des pensées sombres… » Cependant il écrit les Karamazov.

Lors de la publication des lettres de Baudelaire, l’an passé, M. Mendès s’effaroucha, protesta, non sans emphase, par des « pudenda moraux » de l’artiste, etc. Je songe, en lisant cette correspondance de Dostoïevsky, à la parole admirable, attribuée au Christ lui-même, et remise au jour depuis peu : « Le royaume de Dieu sera quand vous irez de nouveau nus et que vous n’en aurez point de honte. »

Sans doute, il restera toujours des lettrés délicats, aux pudeurs faciles, pour préférer ne voir des grands hommes que le buste — qui s’insurgent contre la publication des papiers intimes, des correspondances privées ; ils semblent ne considérer dans ces écrits que le plaisir flatteur que les médiocres esprits peuvent prendre à voir soumis aux mêmes infirmités qu’eux les héros. Ils parlent alors d’indiscrétion, et, quand ils ont la plume romantique, de « violation de sépultures », tout au moins de curiosité malsaine ; ils disent : « Laissons l’homme ; l’œuvre seule importe ! » — Évidemment ! mais l’admirable, ce qui reste pour moi d’un enseignement inépuisable, c’est qu’il l’ait écrite malgré cela.

N’écrivant pas une biographie de Dostoïevsky, mais traçant un portrait et simplement avec les éléments que m’offre sa correspondance, je n’ai parlé que d’empêchements constitutionnels, parmi lesquels je pense pouvoir ranger cette misère continue, si intimement dépendante de lui et qu’il semble que sa nature réclamât secrètement… Mais tout s’acharne contre lui : dès le début de sa carrière, malgré son enfance maladive, il est reconnu bon pour le service tandis que son frère Mikhaïl, plus robuste, est réformé. Fourvoyé dans un groupe de suspects, il est pris et condamné à mort, puis par grâce, envoyé en Sibérie pour y purger sa peine. Il y reste dix ans ; quatre ans au bagne et six à Semipalatinsk, dans l’armée. Là-bas, sans grand amour peut-être[7], au sens où nous entendons ce mot généralement, mais avec une sorte de miséricorde enflammée, par pitié, par tendresse, besoin de dévouement et par une propension naturelle à assumer toujours et ne se dérober devant rien, il épouse la veuve du forçat Issaiev, mère déjà d’un grand enfant fainéant ou impropre qui restera dès lors à sa charge. « Si vous me questionnez sur moi, que vous dirais-je : je me suis chargé de soucis de famille et je les traîne. Mais je crois que ma vie n’est pas encore terminée et je ne veux pas mourir. » À sa charge également la famille de son frère Mikhaïl, après la mort de celui-ci. À sa charge, journaux, revues qu’il fonde, soutient, dirige[8], dès qu’il a quelque argent de reste, partant quelque possible loisir : « Il fallait prendre des mesures énergiques. J’ai commencé à publier à la fois dans trois typographies ; je n’ai marchandé ni l’argent, ni la santé, ni les efforts. Moi seul menais tout. Je lisais les épreuves ; j’étais en relation avec les auteurs, avec la censure ; je corrigeais les articles ; je cherchais de l’argent ; je restais debout jusqu’à six heures du matin et ne dormais que cinq heures. J’ai enfin réussi à mettre de l’ordre dans la revue, mais il est trop tard. » La revue, en effet, n’échappe pas à la faillite. « Mais le pire, ajoute-t-il, c’est qu’avec ce travail de galérien, je ne pouvais rien écrire pour la revue ; pas une ligne de moi. Le public ne rencontrait pas mon nom, et non seulement en province, mais même à Pétersbourg, il ne savait pas que c’était moi qui dirigeais la revue. »

N’importe ! il reprend, s’obstine, recommence ; rien ne le décourage, ni ne l’abat. Dans la dernière année de sa vie, pourtant, il en est encore à lutter, sinon contre l’opinion populaire qu’il a définitivement conquise, mais contre l’opposition des journaux : « Pour ce que j’ai dit à Moscou (discours sur Pouchkine), voyez donc comme j’ai été traité presque partout dans notre presse : comme si j’avais volé où escroqué dans quelque banque. Ukhantsev (célèbre escroc de cette époque) lui-même ne reçoit pas tant d’ordures que moi. »

Mais ce n’est pas une récompense qu’il cherche, non plus que ce n’est l’amour-propre ou la vanité d’écrivain qui le fait agir. Rien de plus significatif à ce sujet que la façon dont il accueille son éclatant succès du début : « Voilà trois ans que je fais de la littérature, écrit-il, et je suis tout étourdi. Je ne vis pas, je n’ai pas le temps de réfléchir… On m’a créé une renommée douteuse et je ne sais pas jusqu’à quand durera cet enfer. »

Il est si convaincu de la valeur de son idée que sa valeur d’homme s’y confond et y disparaît. « Que vous ai-je donc fait, écrit-il au baron Vrangel, son ami, pour que vous me témoigniez tant d’amour ? » — et, vers la fin de sa vie, à une correspondante inconnue : « Croyez-vous donc que je sois de ceux qui sauvent les cœurs, qui délivrent les âmes et qui chassent la douleur ! Beaucoup de personnes me l’écrivent, mais je suis sûr que je suis bien plus capable d’inspirer le désenchantement et le dégoût. Je ne suis guère habile à bercer, quoique je m’en sois chargé quelquefois. » Quelle tendresse pourtant, dans cette âme si douloureuse ! « Je rêve de toi toutes les nuits, écrit-il de Sibérie à son frère, — et je m’inquiète terriblement. Je ne veux pas que tu meures ; je veux te voir et t’embrasser encore une fois dans ma vie, mon chéri. Tranquillise-moi, pour l’amour du Christ, si tu te portes bien, laisse toutes tes affaires et tous tes tracas et écris-moi tout de suite, à l’instant, car autrement je perdrais la raison. »

Va-t-il du moins ici, trouver quelque soutien ? — « Écrivez-moi avec détails et au plus vite comment vous avez trouvé mon frère (lettre au baron Vrangel, de Semipalatinsk. 23 mars 1856). Que pense-t-il de moi ? Autrefois il m’aimait ardemment ! Il pleurait en me faisant ses adieux. Ne s’est-il pas refroidi envers moi ! Son caractère a-t-il changé ? Comme cela me paraîtrait triste !… A-t-il oublié tout le passé ? Je ne saurais le croire. Mais aussi : comment expliquer qu’il reste des sept ou huit mois sans écrire[9] ?… Et puis je vois en lui si peu de cordialité, qui me rappellerait le vieux temps ! Je n’oublierai jamais ce qu’il a dit à K…, qui lui remettait ma demande de s’occuper de moi : Il ferait mieux de rester en Sibérie. » Il écrivit cela, il est vrai, mais, cette parole atroce, il ne demande au contraire qu’à l’oublier ; la tendre lettre à Mikhaïl, dont je citais tout à l’heure un passage, est postérieure à celle-ci ; peu après il écrivait à Vrangel : « Dites à mon frère que je le serre dans mes bras, que je lui demande pardon de toutes les peines que je lui ai causées ; je me mets à genoux devant lui. » Enfin à son frère même il écrit le 21 août 1885 (lettre non donnée par Bienstock) : « Cher ami, lorsque dans ma lettre d’octobre de l’an dernier je te faisais entendre les mêmes plaintes (au sujet de ton silence), tu m’as répondu qu’il t’avait été très pénible, très dur de les lire. Ô Micha ! pour l’amour de Dieu, ne m’en veuille pas ; songe que je suis seul et comme un caillou rejeté, — mon caractère a toujours été sombre, maladif, susceptible ; songe à tout cela et pardonne-moi si mes plaintes ont été injustes et mes suppositions absurdes. Je suis bien convaincu moi-même que j’ai eu tort. »

Sans doute Hoffmann avait raison, et le lecteur occidental protestera devant si humble contrition ; notre littérature, trop souvent teintée d’espagnolisme, nous enseigne si bien à voir une noblesse de caractère dans le non-oubli de l’injure !…

— Que dira-t-il donc, ce « lecteur occidental », lorsqu’il lira : « Vous écrivez que tout le monde aime le tsar. Moi, je l’adore » ? Et Dostoïevsky est encore en Sibérie quand il écrit cela. Serait-ce de l’ironie ? Non. De lettre en lettre, il y revient : « L’empereur est infiniment bon et généreux » ; et quand, après dix ans d’exil, il sollicite tout à la fois la permission de rentrer à Saint-Pétersbourg et l’admission de son beau-fils Paul au Gymnase : « J’ai réfléchi que, si on me refuse une demande, peut-être ne pourra-t-on pas me refuser l’autre, et si l’empereur ne daigne pas m’accorder de vivre à Pétersbourg, peut-être acceptera-t-il de placer Paul, pour ne pas refuser tout à fait. »

Décidemment tant de soumission déconcerte. Nihilistes, anarchistes, socialistes même ne vont pouvoir tirer aucun parti de cela. Quoi ! pas le moindre cri de révolte ? sinon contre le tsar peut-être, qu’il est prudent de respecter, du moins contre la société, et contre ce cachot dont il sort vieilli ? — Écoutez donc comme il en parle : « Ce qu’il est advenu de mon âme et de mes croyances, de mon esprit et de mon cœur durant ces quatre ans, je ne te le dirai pas ce serait trop long. La constante méditation où je fuyais l’amère réalité n’aura pas été inutile. J’ai maintenant des désirs, des espérances qu’auparavant je ne prévoyais même pas[10]. » Et ailleurs : « Je te prie de ne pas te figurer que je suis aussi mélancolique et aussi soupçonneux que je l’étais à Pétersbourg les dernières années. Tout est complètement passé. D’ailleurs, c’est Dieu qui nous guide. » Et enfin, longtemps après, dans une lettre de 1872 à S. D. Janovsky, cet extraordinaire aveu (où les mots en italiques sont soulignés par Dostoïevsky) : « Vous m’aimiez et vous vous occupiez de moi, de moi malade mentalement (car je le reconnais à présent), avant mon voyage en Sibérie, où je me suis guéri. »

Ainsi, pas une protestation ! De la reconnaissance au contraire ! Comme Job que la main de l’Éternel broie sans obtenir de son cœur un blasphème… Ce martyr est décourageant. Pour quelle foi vit-il ? Quelles convictions le soutiennent ? — Peut-être, examinant ses opinions, autant de moins que dans cette correspondance elles apparaissent, comprendrons-nous les causes secrètes, que déjà nous commençons d’entrevoir, de cet insuccès, près du grand nombre, de cette non-faveur, de ce purgatoire de la gloire où s’attarde encore Dostoïevsky.

II

Homme d’aucun parti, craignant l’esprit de faction qui divise, il écrivait : « La pensée qui m’occupe le plus, c’est en quoi consiste notre communion d’idées, quels sont les points sur lesquels nous pourrions nous rencontrer, tous, de n’importe quelle tendance. Profondément convaincu que, « en la pensée russe, se concilient les antagonismes » de l’Europe, lui, « vieil Européen russe », comme il se nommait, il travaillait de toutes les forces de son âme à cette unité russe, où dans un grand amour du pays et de l’humanité devaient se fondre tous les partis. « Oui, je partage votre opinion, que la Russie achèvera l’Europe, de par sa mission même. Cela m’est évident depuis longtemps », écrit-il de Sibérie. Ailleurs, il parle des Russes comme d’une « nation vacante, capable de se mettre à la tête des intérêts communs de l’humanité entière ». Et si, par une conviction, peut-être seulement prématurée, il s’illusionnait sur l’importance du peuple russe (ce qui n’est nullement ma pensée), ce n’était point par infatuation chauvine mais par l’intuition et l’intelligence profonde qu’il avait lui-même, en tant que Russe, croyait-il, des raisons et des passions diverses des partis qui divisent l’Europe. Parlant de Pouchkine, il se loue de sa « faculté de sympathie universelle », puis ajoute : Cette aptitude-là, il la partage précisément avec notre peuple, et c’est par là surtout qu’il est national. » Il considère l’âme russe comme « un terrain de conciliation de toutes les tendances européennes », et va jusqu’à s’écrier : « Quel est le vrai Russe qui ne pense pas avant tout à l’Europe ! » jusqu’à prononcer cette étonnante parole : « Le vagabond russe a besoin du bonheur universel pour s’apaiser. »

Convaincu que « le caractère de la future avidité russe doit être au plus haut degré panhumain, que l’idée russe sera peut-être la synthèse de toutes les idées que l’Europe développe avec tant de persévérance et de courage dans ses diverses nationalités », il tourne constamment vers l’étranger ses regards ; ses jugements politiques et sociaux sur la France et sur l’Allemagne sont pour nous les plus intéressants passages de cette correspondance. Il voyage, s’attarde en Italie, en Suisse, en Allemagne, attiré par le désir de connaître d’abord, retenu des mois durant par la continuelle question pécuniaire, soit qu’il n’ait pas assez d’argent pour continuer son voyage, payer les dettes nouvelles, soit qu’il craigne de retrouver en Russie d’anciennes dettes et de regoûter de la prison… « Avec ma santé, dit-il à quarante-neuf ans, je ne supporterais pas même six mois dans un lieu d’emprisonnement, et, surtout, je ne pourrais travailler. »

Mais, à l’étranger, l’air de la Russie, le contact avec le peuple russe, tout aussitôt lui manquent : il n’est pour lui ni de Sparte, ni de Tolède, ni de Venise ; il ne peut s’acclimater, se plaire même un instant nulle part. « Ah ! Nicolas Nicolaïevitch, écrit-il à Strakhov, comme il m’est insupportable de vivre à l’étranger, je ne saurais vous l’exprimer ! » Pas une lettre d’exil qui ne contienne la même plainte : il faut que j’aille en Russie : ici, l’ennui m’écrase.… » Et comme s’il puisait à même, là-bas, l’aliment secret de ses œuvres, comme si la sève, sitôt arraché de son sol, lui manquait : « Je n’ai pas de goût à écrire, Nicolas Nicolaïevitch, ou bien j’écris avec une grande souffrance. Qu’est-ce que cela veut dire, je ne saurais le comprendre. Je pense seulement que c’est le besoin de la Russie. Il faut revenir coûte que coûte. » Et ailleurs : « J’ai besoin de la Russie, pour mon travail et pour mes œuvres… J’ai senti avec trop de netteté que n’importe où que nous vivions, ce serait indifférent, à Dresde ou ailleurs, je serai partout dans un pays étranger, détaché de ma patrie. » Et encore : » Si vous saviez jusqu’à quel point je me sens tout à fait inutile et étranger !… Je deviens stupide et borné et je perds l’habitude de la Russie. Pas d’air russe, ni de personnes russes. Enfin, je ne comprends pas du tout les émigrants russes. Ce sont des fous. »

C’est pourtant à Genève, à Vevey qu’il écrit l’Idiot, l’Éternel Mari, les Possédés ; n’importe ! « Vous dites des paroles d’or à propos de mon travail ici ; en effet, je resterai en arrière, non pas au point de vue du siècle, mais au point de vue de la connaissance de ce qui se passe chez nous (je le sais certainement mieux que vous, car journellement ! je lis trois journaux russes jusqu’à la dernière ligne et je reçois deux revues), mais je me déshabituerai du cours vivant de l’existence ; non pas de son idée, mais de son essence même ; et comme cela agit sur le travail artistique ! »

De sorte que cette « sympathie universelle » s’accompagne, se fortifie d’un nationalisme ardent qui, dans l’esprit de Dostoïevsky, en est le complément indispensable. Il proteste, sans lassitude, sans trêve contre ceux qu’on appelait alors là-bas les « progressistes », c’est-à-dire (j’emprunte cette définition à Strakhov), « cette race de politiciens qui attendaient les progrès de la culture russe, non point d’un développement organique du fonds national, mais d’une assimilation précipitée de l’enseignement occidental ».

— « Le Français est avant tout Français, et l’Anglais Anglais, et leur but suprême est de rester eux-mêmes. C’est là qu’est leur force. » Il s’insurge « contre ces hommes qui déracinent les Russes », et n’attend pas Barrès pour mettre en garde l’étudiant qui, en « s’arrachant à la société et en l’abandonnant, ne va pas au peuple, mais quelque part, à l’étranger, dans l’européisme, dans le règne absolu de l’homme universel qui n’a jamais existé et, de cette façon, rompt avec le peuple, le méprise et le méconnaît. » Tout comme Barrès à propos du « kantisme malsain », il écrit, dans la préface de la revue qu’il dirige[11] : « Quelque fertile que soit une idée importée de l’étranger, elle ne pourra prendre racine chez nous, s’acclimater et nous être réellement utile que si notre vie nationale, sans aucune inspiration et poussée du dehors, faisait surgir d’elle-même cette idée naturellement, pratiquement, par suite de sa nécessité, de son besoin reconnu pratiquement par tous… Aucune nation du monde, aucune société plus ou moins stable ne s’est formée sur un programme de commande, importé du dehors… » Et je ne connais pas dans Barrès déclaration plus catégorique ni plus pressante.

Mais tout à côté voici ce que je regrette de ne point trouver chez Barrès : La capacité de s’arracher pour un moment de son sol afin de se regarder sans parti pris est l’indice d’une très forte personnalité, en même temps que la capacité de regarder l’étranger avec bienveillance est un des dons les plus grands et les plus nobles de la nature. Et d’ailleurs Dostoïevsky ne semblait-il pas prévoir l’aveuglement jusqu’où devait nous entraîner cette doctrine : « Il est impossible de détromper le Français et de l’empêcher de se croire le premier homme de l’univers. D’ailleurs, il ne sait que très peu de l’univers… De plus il ne tient pas à savoir. C’est un trait commun à toute la nation et très caractéristique. »

Il se sépare plus nettement, plus heureusement encore, de Barrès, par son individualisme. Et, en regard de Nietzsche, il nous devient un admirable exemple pour montrer de combien peu d’infatuation, de suffisance, s’accompagne parfois de cette croyance en la valeur du moi. Il écrit : « Le plus difficile dans ce monde, c’est de rester soi-même » ; « et, « il ne faut gâcher sa vie pour aucun but » ; car pour lui, non plus que sans patriotisme, sans individualisme il n’est nul moyen de servir l’humanité. Si quelques barrésistes lui étaient acquis par les déclarations que je citais tout à l’heure, quel barrésiste les déclarations que voici ne lui alièneraient-elles pas ?

De même, en lisant ces paroles : « Dans l’humanité nouvelle, l’idée esthétique est troublée. La base morale de la société, prise dans le positivisme, non seulement ne donne pas de résultats, mais ne peut pas se définir elle-même, s’embrouille dans les désirs et dans les idéals. Se trouve-t-il donc encore trop peu de faits pour prouver que la société ne se fonde pas ainsi, que ce ne sont pas ces chemins qui conduisent au bonheur et que le bonheur ne provient pas de là comme on le croyait jusqu’à présent ? Mais alors d’où provient-il ? On écrit tant de livres et on perd de vue le principal : à l’occident on a perdu le Christ… et l’occident tombe à cause de cela, uniquement à cause de cela. » Quel catholique français n’applaudirait… s’il ne se heurtait point devant l’incidente, que d’abord j’omettais : « On a perdu le Christ, — par la faute du catholicisme. » Quel catholique français dès lors oserait se laisser émouvoir par les larmes de piété dont cette correspondance ruisselle ? En vain Dostoïevsky voudra-t-il « révéler au monde un Christ russe, inconnu à l’univers et dont le principe est contenu dans notre orthodoxie », — le catholique français, de par son orthodoxie à lui, se refusera d’écouter, — et c’est en vain, pour aujourd’hui du moins, que Dostoïevsky ajoutera : « À mon avis, c’est là que se trouve le principe de notre future puissance civilisatrice et de la résurrection par nous de toute l’Europe, et toute l’essence de notre future force. »

De même encore si Dostoïevsky peut offrir à M. de Vogüé de quoi voir en lui « de l’acharnement contre la pensée, contre la plénitude de la vie, » une « sanctification de l’idiot, du neutre, de l’inactif », etc., nous lisons d’autre part dans la lettre à son frère, non donnée par Bienstok : « Ce sont des gens simples, me dira-t-on. Mais un homme simple est bien plus à craindre qu’un homme compliqué. » — À une jeune fille qui désirait « se rendre utile » et lui avait exprimé sa volonté de devenir infirmière ou sage-femme : « … en s’occupant régulièrement de son instruction on se prépare à une activité cent fois plus utile… », écrit-il ; et plus loin : « ne serait-il pas mieux de s’occuper de votre instruction supérieure ?… La plupart de nos spécialistes sont des gens profondément peu instruits… et la plupart de nos étudiants et étudiantes sont tout à fait sans aucune instruction. Quel bien peuvent-ils faire à l’humanité ! » Et certes je n’avais pas besoin de ces paroles pour comprendre que M. de Vogüé se trompait, mais tout de même on pouvait se méprendre.

Dostoïevsky ne se laisse pas plus facilement enrôler pour ou contre le socialisme ; car, si Hoffmann est en droit de dire : « Socialiste, dans le sens le plus humain du mot, Dostoïevsky n’a jamais cessé de l’être », ne lisons-nous pas dans la correspondance ; « Déjà le socialisme a rongé l’Europe ; si on tarde trop, il démolira tout. »

Conservateur, mais non traditionaliste ; tsariste, mais démocrate ; chrétien, mais non catholique romain ; libéral, mais non « progressiste », Dostoïevsky reste celui dont on ne sait comment se servir. On trouve en lui de quoi mécontenter chaque parti. Car il ne se persuada jamais qu’il eût trop de toute son intelligence pour le rôle qu’il assumait — ou qu’en vue de fins immédiates, il eût le droit d’incliner, de fausser cet instrument infiniment délicat. « À propos de toutes ces tendances possibles, écrit-il, — et les mots sont soulignés par lui, — qui se sont confondues en un souhait de bienvenue pour moi (9 avril 1876), j’aurais voulu écrire un article sur l’impression causée par ces lettres… Mais, ayant réfléchi à cet article, je me suis soudain aperçu qu’il était impossible de l’écrire en toute sincérité ; alors, s’il n’y a pas de sincérité, est-ce que cela vaut la peine de l’écrire ? » Que veut-il dire ? Sans doute ceci : que pour écrire cet article opportun d’une manière qui plaise à tous et en assure le succès, il lui faudrait forcer sa pensée, la simplifier outre mesure, pousser enfin ses convictions au delà de leur naturel. C’est là ce qu’il ne peut consentir.

Par un individualisme sans dureté et qui se confond avec la simple probité de pensée, il ne consent à présenter cette pensée qu’en son intégrité complexe. Et son insuccès parmi nous n’a pas de plus forte ni de plus secrète raison.

Et je ne prétends pas insinuer que les grandes convictions emportent d’ordinaire avec elles une certaine improbité de raisonnement ; mais elles se passent volontiers d’intelligence ; et tout de même M. Barrès est trop intelligent pour n’avoir pas vite compris que ce n’est pas en éclairant équitablement une idée sur toutes ses faces qu’on lui fait faire un rapide chemin dans le monde — mais en la poussant résolument d’un seul côté.

Pour faire réussir une idée, il faut ne mettre en avant qu’elle seule, ou, si l’on préfère : pour réussir, il faut ne mettre en avant qu’une idée. Trouver une bonne formule ne suffit pas ; il s’agit de n’en plus sortir. Le public, devant chaque nom, veut savoir à quoi s’en tenir et ne supporte pas ce qui lui encombrerait le cerveau. Quand il entend nommer : Pasteur, il aime à pouvoir penser aussitôt : oui, la rage ; Nietzsche ? le surhomme ; Curie ? le radium ; Barrès ? la terre et les morts ; Quinton ? le plasma ; tout comme on disait : Bornibus ? sa moutarde. Et Parmentier, si tant est qu’il ait « inventé » la pomme de terre, est plus connu, grâce à ce seul légume, que si nous lui devions tout notre potager.

Dostoïevsky faillit connaître en France le succès, lorsque M. de Vogüé inventa de nommer « religion de la souffrance » et de clicher ainsi en une formule portative la doctrine qu’il trouvait incluse dans les derniers chapitres de Crime et châtiment. Qu’elle y soit, je le veux croire, et que la formule en soit heureusement trouvée… Par malheur, elle ne contenait pas son homme ; il débordait de toutes parts. Car s’il était pourtant de ceux pour qui « une seule chose est nécessaire : connaître Dieu », du moins, cette connaissance de Dieu, voulait-il la répandre à travers son œuvre dans son humaine et anxieuse complexité

Ibsen non plus n’était pas facile à réduire ; non plus qu’aucun de ceux dont l’œuvre demeure plus interrogative qu’affirmative. Le succès relatif des deux drames : Maison de poupée et l’Ennemi du peuple, n’est point dû à leur précellence, mais cela vient de ce qu’Ibsen y livre un semblant de conclusion. Le public est mal satisfait par l’auteur qui n’aboutit pas à quelque solution bien saillante ; c’est pécher par incertitude, croit-il, paresse de pensée ou faiblesse de conviction ; et le plus souvent, goûtant fort peu l’intelligence, cette conviction il ne la jauge qu’à la violence, la persistance et l’uniformité de l’affirmation.

Désireux de ne point élargir encore un sujet déjà si vaste, je ne chercherai pas aujourd’hui à préciser sa doctrine ; je voulais seulement indiquer ce qu’elle renferme de contradictions pour l’esprit occidental, peu accoutumé à ce désir de conciliation des extrêmes. Dostoïevsky reste convaincu que ces contradictions ne sont qu’apparentes entre le nationalisme et l’européisme, entre l’individualisme et l’abnégation ; il pense que, pour ne comprendre qu’une des faces de cette question vitale, les partis opposés restent également distants de la vérité. Qu’on me permette encore une citation ; elle éclairera sans doute mieux la position de Dostoïevsky qu’un commentaire ne pourrait faire[12] : « Faut-il donc être impersonnel pour être heureux ? Le salut est-il dans l’effacement ? Bien au contraire, dis-je, non seulement il ne faudrait pas s’effacer, mais il faudrait encore devenir une personnalité, même à un degré supérieur qu’on ne le devient dans l’Occident. Comprenez-moi : le sacrifice volontaire, en pleine conscience et libre de toute contrainte, le sacrifice de soi-même au profit de tous, est selon moi l’indice du plus grand développement de la personnalité, de sa supériorité, d’une possession parfaite de soi-même, du plus grand libre arbitre… Une personnalité fortement développée, tout à fait convaincue de son droit d’être une personnalité, ne craignant plus pour elle-même, ne peut rien faire d’elle-même, c’est-à-dire ne peut servir à aucun autre usage que de se sacrifier aux autres, afin que tous les autres deviennent exactement de pareilles personnalités arbitraires et heureuses. C’est la loi de la nature : l’homme normal tend à l’atteindre. »

Cette solution, le Christ la lui enseigne ; « Qui veut sauver sa vie la perdra ; qui donnera sa vie pour l’amour de moi la rendra vraiment vivante. »

Rentré à Pétersbourg dans l’hiver de 71-72, à cinquante ans, il écrit à Ianovsky : « Il faut l’avouer, la vieillesse arrive ; et cependant on n’y songe pas, on se dispose encore à écrire de nouveau (il préparait les Karamazov), à publier quelque chose qui puisse contenter enfin ; on attend encore quelque chose de la vie et cependant il est possible qu’on ait tout reçu. Je vous parle de moi ; eh bien ! je suis parfaitement heureux. » C’est ce bonheur, cette joie par delà la douleur, qu’on sent latente dans toute la vie et l’œuvre de Dostoïevsky, joie qu’avait parfaitement bien flairée Nietzsche, et que je reproche en toutes choses à M. de Vogüé de n’avoir absolument pas distinguée.

Le ton des lettres de cette époque change brusquement. Ses correspondants habituels habitant avec lui Pétersbourg, ce n’est plus à eux qu’il écrit, mais à des inconnus, des correspondants de fortune qui s’adressent à lui pour être édifiés, consolés, guidés. Il faudrait presque tout citer ; mieux vaut renvoyer au livre ; je n’écris cet article que pour y amener mon lecteur.

Enfin, délivré de ses horribles soucis d’argent, il s’emploie de nouveau, durant les dernières années de sa vie, à diriger le Journal d’un homme de lettres, qui ne parut que de manière intermittente. « Je vous avoue, écrit-il au célèbre Aksakov, en novembre 1880, c’est-à-dire trois mois avant sa mort — je vous avoue, en ami, qu’ayant l’intention d’entreprendre dès l’année prochaine l’édition du Journal, j’ai souvent et longuement prié Dieu, à genoux, pour qu’il me donne un cœur pur, une parole pure, sans péché, sans envie, et incapable d’irriter. »

Dans ce JournalM. de Vogüé ne savait voir que des « hymnes obscurs, échappant à l’analyse comme à la controverse », le peuple russe heureusement distinguait autre chose et Dostoïevsky put, autour de son œuvre, sentir se réaliser à peu près ce rêve d’unité des esprits, sans unification arbitraire.

À la nouvelle de sa mort, cette communion et confusion des esprits se manifesta de manière éclatante, et si d’abord « les éléments subversifs projetèrent d’accaparer son cadavre », on vit bientôt, « par une de ces fusions inattendues dont la Russie a le secret, quand une idée nationale l’échauffe, tous les partis, tous les adversaires, tous les lambeaux disjoints de l’empire rattachés par ce mort dans une communion d’enthousiasme ». La phrase est de M. de Vogüé, et je suis heureux, après toutes les réserves que j’ai faites sur son étude, de pouvoir citer ces nobles paroles. « Comme on disait des anciens tsars qu’ils « rassemblaient » la terre russe, écrit-il plus loin, ce roi de l’esprit avait rassemblé là le cœur russe. »

C’est ce même ralliement d’énergies qu’il opère à présent à travers l’Europe, lentement, mystérieusement presque, — en Allemagne surtout où les éditions de ses œuvres se multiplient, en France enfin où la génération qui s’élève reconnaît et goûte, mieux que celle de M. de Vogüé, sa vertu. Les secrètes raisons qui différèrent son succès seront celles mêmes qui l’assureront plus durable.


  1. Que le fin lettré Marcel Schwob tenait pour le chef-d’œuvre de Dostoïevsky.
  2. Une version soi-disant complète des Frères Karamazov a été donnée depuis (1906) à la librairie Charpentier, par les soins de MM. Bienstock et Torquet.
  3. Du moins, il ne resterait plus à traduire que quelques nouvelles sans importance. Peut-être nous saura-t-on gré de donner ici le catalogue des traductions ; les voici, par ordre chronologique de production :

    Les Pauvres Gens (1844). Trad. Victor Derély. Plon et Nourrit, 1888. — Le Double (1846). Trad. Bienstock et Werth. Mercure, 1906. — La Femme d’un autre (1848) (et quelques nouvelles). Trad. Halpérine-Kaminsky et Ch. Morice. Plon, 1888. — Les Étapes de la Folie (Un cœur faible, 1848). Trad. Halp.-Kaminsky. Perrin, 1891. — Le Voleur honnête (1848). Trad. 1892. — Nétotschka Neswanowa (1848). Trad. Halpérine-Kaminsky, Lafitte, 1914. — Âme d’enfant (1849). Trad. Halp.-Kaminsky. Flammarion, 1890 — Carnet d’un inconnu (Stepanchikovo, 1858). Trad. Bienstock et Torquet. Mercure, 1905. — Le Rêve de l’oncle (1859). Trad. Halpérine-Kaminsky. Plon, 1895. — Souvenirs de la maison des morts (1859-1862). Trad. Neyroud, Plon, 1886. — Humiliés et offensés (1861). Trad. Humbert. Plon, 1884. — L’Esprit souterrain (1864). Trad. Halp.-Kaminsky et Ch. Morice. Plon, 1886. — Le Joueur et les Nuits blanches (1848-1867). Trad. Halp.-Kaminsky, Plon, (1887). — Crime et châtiment (1866). Trad. Victor Derély, Plon, 1884. — L’Idiot (1868). Trad. Victor Derély. Plon, 1887. — L’Éternel Mari (1869). Trad. Mme Halpérine-Kaminsky. Plon, 1896. — Les Possédés (1870-1872). Trad. Victor Derély. Plon, 1886. — Le Journal d’un écrivain (1876-1877). Trad. Bienstock et J.-A. Nau. Charpentier-Fasquelle, 1904. — L’Adolescent (1875). Trad. Bienstock et Fénéon. Revue blanche (Fasquelle), 1902. — Noël russe (1876). Trad. Crzyrowki. Prudhomme, à Châteaudun, 1894. — Les Frères Kamarazov (1870-1880). ITrad. Halpérine-Kaminsky et Ch. Morice. Plon, 1888 ; IITrad. Bienstock et Torquet. Charpentier, 1906.

    Ont paru à part : « Les Précoces », extrait des Frères Karamazov. Trad. Halpérine-Kaminsky. Havard, 1889 ; Flammarion, 1897. — « Krotkaia », extrait du Journal d’un écrivain. Trad. Halp.-Kaminsky. Plon, 1886. [Liste arrêtée en 1908.]

  4. C’est pourquoi nous nous conformerons, dans toutes nos citations, au texte de M. Bienstock, espérant que gaucheries, incorrections même — assez gênantes parfois — imitent de leur mieux celles du texte russe. Cela soit dit d’ailleurs sous toutes réserves.
  5. Il peut nous paraître (dit celui-ci) et surtout après un regard jeté sur la correspondance intime de Dostoïevsky, qu’Anna Grigorievna, veuve du poète, et André Dostoïevsky, frère cadet du poète, aient été mal conseillés dans le choix des lettres qu’ils ont livrées à la publicité, et que, sans nuire en rien à la discrétion, ils eussent avantageusement remplacé par quelques lettres plus intimes maintes lettres qui ne traitent que de la question d’argent. — Il n’existe pas moins de quatre cent soixante-quatre lettres de Dostoïevsky a Anna Grigorievna, sa seconde femme, dont aucune n’a été encore livrée au public.
  6. Pour épais que soit ce volume, il eût pu l’être, il eût dû l’être davantage. Nous déplorons que M. Bienstock n’ait pas pris soin de réunir aux lettres offertes d’abord au public celles parues depuis dans diverses revues. Pourquoi, par exemple, ne donne-t-il que la première des trois lettres parues dans la Niva (avril 1898) ? Pourquoi pas la lettre du 1er  décembre 1856 à Vrangel — du moins les fragments qui en ont été donnés, où Dostoïevsky raconte son mariage et manifeste l’espoir d’être guéri de son hypocondrie par le bouleversement heureux de sa vie ? Pourquoi pas surtout l’admirable lettre du 22 février 1854, importante entre toutes, parue dans la Rousskaia Starina et dont la traduction (Halpérine et Ch. Morice) a paru dans la Vogue du 12 juillet 1886 ? Et si nous le félicitons de nous avoir donné en supplément de ce volume la Requête à l’empereur, les trois préfaces de la revue Vremia, cet indigeste Voyage à l’étranger, où se lisent quelques passages intéressant particulièrement la France, et le très remarquable Essai sur la bourgeoisie, — pourquoi n’y a-t-il pas joint le pathétique plaidoyer : Ma défense, écrit lors de l’affaire Petrachevsky, paru en Russie il y a huit ans, et dont la traduction française (Fréd. Rosenberg) a été donnée par la Revue de Paris ? Peut-être, enfin, quelques notes explicatives, de-ci de-là, eussent-elles aidé la lecture, et peut-être quelques divisions expliquant d’époque en époque, parfois, les longs intervalles de silence.
  7. « Oh ! mon ami ! Elle m’aimait infiniment et je l’aimais de même ; cependant nous ne vivions pas heureux ensemble. Je vous raconterai tout cela quand je vous verrai ; sachez seulement que, bien que très malheureux ensemble (à cause de son caractère étrange, hypocondriaque et maladivement fantasque), nous ne pouvions cesser de nous aimer. Même plus nous étions malheureux, plus nous nous attachions l’un à l’autre. Quelque étrange que cela paraisse, c’est ainsi. » (lettre à Vrangel après la mort de sa femme.)
  8. « Pour défendre les idées qu’il croyait avoir », dit M. de Vogué
  9. Durant ses quatre années de bagne, Dostoïevsky était resté sans nouvelles des siens ; — le 22 février 1854, dix jours avant son élargissement, il écrivait à son frère la première des lettres de Sibérie dont nous avons connaissance, cette lettre admirable que je regrette de ne pas trouver dans le recueil de M. Bienstock : « Je puis enfin causer avec toi plus longuement, plus sûrement aussi, il me semble… Mais avant tout, laisse-moi te demander, au nom de Dieu, pourquoi tu ne m’as pas encore écrit une seule ligne. Je n’aurais jamais cru cela ! Combien de fois, dans ma prison, dans ma solitude, ai-je senti venir le véritable désespoir en pensant que, peut-être, tu n’existais plus ; et je réfléchissais durant des nuits entières au sort de tes enfants, et je maudissais la destinée qui ne me permettait pas de leur venir en aide… Se pourrait-il qu’on t’eût défendu de m’écrire ? Mais cela est permis ! Tous les condamnés politiques reçoivent ici plusieurs lettres par an… Mais je crois avoir deviné la véritable cause de ton silence : c’est ton apathie naturelle… »
  10. Lettre à Mikhaïl, du 22 février 1854, non donnée par Bienstock.
  11. Préface à la revue l’Époque, donnée par Bienstock en supplément à la correspondance.
  12. Je l’extrais d’un « Essai sur la bourgeoisie, chapitre d’un Voyage à l’étranger, que M. Bienstock a fort bien fait de publier avec la traduction de cette correspondance.