Doutes et questions sur le calcul des probabilités

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Doutes et questions sur le calcul des probabilités
Œuvres complètes de D’AlembertBelinI (p. 451-462).

DOUTES ET QUESTIONS SUR LE CALCUL DES PROBABILITÉS[1].


On se plaint assez communément que les formules des mathématiciens, appliquées aux objets de la nature, ne se trouvent que trop en défaut. Personne néanmoins n’avait encore aperçu ou cru apercevoir cet inconvénient dans le calcul des probabilités. J’ai osé le premier proposer des doutes sur quelques principes qui servent de base à ce calcul. De grands géomètres ont jugé ces doutes dignes d’attention ; d’autres grands géomètres les ont trouvés absurdes ; car pourquoi adoucirais-je les termes dont ils se sont servis ? La question est de savoir s’ils ont eu tort de les employer, et en ce cas ils auraient doublement tort. Leur décision, qu’ils n’ont pas jugé à propos de motiver, a encouragé des mathématiciens médiocres, qui se sont hâtés d’écrire sur ce sujet, et de m’attaquer sans m’entendre. Je vais tâcher de m’expliquer si clairement, que presque tous mes lecteurs seront à portée de me juger.

Je remarquerai d’abord qu’il ne serait pas étonnant que des formules où on se propose de calculer l’incertitude même, pussent, à certains égards au moins, participer à cette incertitude, et laisser dans l’esprit quelques nuages sur la vérité rigoureuse du résultat qu’elles fournissent. Mais je n’insisterai point sur cette réflexion, trop vague pour qu’on puisse en rien conclure. Je ne m’arrêterai point non plus à faire voir que la théorie des probabilités , telle qu’elle est présentée dans les livres qui en traitent, n’est sur bien des points ni aussi lumineuse, ni aussi complète qu’on pourrait le croire ; ce détail ne pourrait être entendu que des mathématiciens ; et encore une fois je veux tâcher ici d’être entendu de tout le monde. J’adopte donc, ou plutôt j’admets pour bonne dans la rigueur mathématique, la théorie ordinaire des probabilités, et je vais seulement examiner si les résultats de cette théorie, quand ils seraient hors d’atteinte dans l’abstraction géométrique, ne sont pas susceptibles de restriction, lorsqu’on applique ces résultats à la nature.

Pour m’expliquer de la manière la plus précise, voici le point de la difficulté que je propose.

Le calcul des probabilités est appuyé sur cette supposition, que toutes les combinaisons différentes d’un même effet sont également possibles. Par exemple, si on jette une pièce en l’air cent fois de suite, on suppose qu’il est également possible que pile arrive cent fois de suite, ou que pile et croix soient mêlés, en suivant d’ailleurs entre eux telle succession particulière qu’on voudra ; par exemple, pile au premier coup, croix aux deux coups suivans, pile au quatrième, croix au cinquième, pile au sixième, au septième, etc.

Ces deux cas sont sans doute également possibles, mathématiquement parlant ; ce n’est pas là le point de la difficulté, et les mathématiciens médiocres dont je parlais tout à l’heure ont pris la peine fort inutile d’écrire de longues dissertations pour prouver cette égale possibilité. Mais il s’agit de savoir si ces deux cas, également possibles mathématiquement, le sont aussi physiquement et dans l’ordre des choses ; s’il est physiquement aussi possible que le même effet arrive cent fois de suite, qu’il l’est que ce même effet soit mêlé avec d’autres suivant cette loi qu’on voudra marquer. Avant que de faire là-dessus nos réflexions, nous proposerons la question suivante, très-connue des algébristes.

Pierre joue avec Paul à croix ou pile, avec cette condition que si Paul amène pile au premier coup, il donnera un écu à Pierre ; s’il n’amène pile qu’au second coup, deux écus ; s’il ne l’amène qu’au troisième, quatre écus ; au quatrième, huit écus ; au cinquième, seize ; et ainsi de suite jusqu’à ce que pile vienne ; on demande l’espérance de Paul, ou ce qui est la même chose, ce qu’il doit donner à Pierre avant que le jeu commence, pour jouer avec lui à jeu égal, ou, comme on s’exprime d’ordinaire, pour son enjeu.

Les formules connues du calcul des probabilités font voir aisément, et tous les mathématiciens en conviennent, que si Pierre et Paul ne jouent qu’en un coup, Paul doit donner à Pierre un demi-écu ; s’ils ne jouent qu’en deux coups, deux demi-écus, ou un écu ; s’ils ne jouent qu’eu trois coups, trois demi-écus ; en quatre coups, quatre demi-écus, etc. D’où il est évident que si le nombre des coups est indéfini, comme on le suppose ici, c’est-à-dire si le jeu ne doit cesser que quand pile viendra, ce qui peut mathématiquement parlant n’arriver jamais, Paul doit donner à Pierre une infinité de fois un demi-écu, c’est-à-dire une somme infinie. Aucun mathématicien ne conteste cette conséquence ; mais il n’en est aucun qui ne sente et n’avoue que le résultat en est absurde, et qu’il n’y a pas de joueur qui voulût à un pareil jeu risquer seulement cinquante écus, et même beaucoup moins.

Plusieurs grands mathématiciens se sont efforcés de résoudre ce cas singulier. Mais leurs solutions, qui ne s’accordent nullement, et qui sont tirées de circonstances étrangères à la question, prouvent seulement combien cette question est embarrassante[2]. Un d’entre eux croit l’avoir résolue en disant que Paul ne doit pas donner une somme infinie à Pierre, parce que le bien de Pierre n’est pas infini, et qu’il ne peut donner ni promettre plus qu’il n’a. Mais pour voir à quel point cette solution est illusoire, il suffit de considérer que, quelque énormes richesses qu’on suppose à Pierre, Paul, à moins d’être fou, ne lui donnerait seulement pas mille écus, quoiqu’il dût rattraper ces mille écus et au-delà si pile n’arrivait qu’au onzième coup ; plus de deux mille écus si pile n’arrivait qu’au douzième, quatre mille écus au treizième, et ainsi de suite.

Or qu’on demande à Paul pourquoi il ne donnerait pas ces mille écus ? c’est, répondra-t-il, parce qu’il n’est pas vraisemblable que pile n’arrive qu’au onzième coup. Mais, lui dira-t-on, si pile n’arrive qu’après le onzième coup, ce qui peut être, vous gagnerez bien au-delà de vos mille écus : j’avoue, répliquera Paul, qu’en ce cas je pourrais gagner considérablement ; mais il est si peu probable que pile n’arrive pas avant le onzième coup, que la grosse somme que je gagnerais par-delà ce onzième coup, n’est pas suffisante pour m’engager à courir ce risque.

Quand Paul s’en tiendrait à ce raisonnement, c’en serait déjà assez pour faire voir que les règles des probabilités sont en défaut lorsqu’elles proposent, pour trouver l’enjeu, de multiplier la somme espérée par la probabilité du cas qui doit faire gagner cette somme ; parce que, quelque énorme que soit la somme espérée, la probabilité de la gagner peut être si petite, qu’on serait insensé de jouer un pareil jeu. Par exemple, je suppose que sur deux mille billets de loterie, tous égaux, il doive y en avoir un qui porte un lot de vingt millions ; il faudrait, suivant les règles ordinaires, donner dix mille francs pour un billet ; et c’est assurément ce que personne n’oserait faire : s’il se trouvait des hommes assez riches ou assez fous pour cela, mettons le lot à deux mille millions, chaque billet alors sera d’un million, et je crois que pour le coup personne n’oserait en prendre.

Cependant il est bien sûr que quelqu’un gagnerait à cette loterie, et que par conséquent chacun des mettans en particulier a l’espérance d’y gagner ; au lieu que dans le cas proposé, ou Paul serait obligé de donner à Pierre une somme infinie, Pierre serait toujours sûr de gagner, quelque long-temps que le jeu durât ; en sorte que Pierre serait en droit de se plaindre, si n’ayant pas fixé le nombre des coups, et pile arrivant enfin à tel coup qu’on voudra, par exemple au vingtième, Paul se contentait pour son enjeu de donner une somme double ou triple, ou centuple de cinq cent vingt-quatre mille deux cent quatre-vingt-huit écus, somme que Pierre devrait de son côté donner à Paul.

En un mot, si le nombre de coups n’est pas fixé, et que Paul mette au jeu, avant qu’il commence, telle somme qu’il voudra, y mît-il tout l’or et l’argent qui est sur la terre, Pierre est en droit de lui dire qu’il ne met pas assez, si on s’en tient aux formules reçues.

Or je demande s’il faut aller chercher bien loin la raison de ce paradoxe, et s’il ne saute pas aux yeux que cette prétendue somme infinie due par Paul au commencement du jeu, n’est infinie, en apparence, que parce qu’elle est appuyée sur une supposition fausse, savoir sur la supposition que pile peut n’arriver jamais, et que le jeu peut durer éternellement ?

Il est pourtant vrai, et même évident, que cette supposition est possible dans la rigueur mathématique. Ce n’est donc que physiquement parlant qu’elle est fausse.

Il est donc faux, physiquement parlant, que pile puisse n’arriver jamais.

Il est donc impossible, physiquement parlant, que croix arrive une infinité de fois de suite.

Donc, physiquement parlant, croix ne peut arriver de suite qu’un nombre fini de fois.

Quel est ce nombre ? c’est ce que je n’entreprends point de déterminer. Mais je vais plus loin, et je demande par quelle raison croix ne saurait arriver une infinité de fois de suite, physiquement parlant ? On ne peut en donner que la raison suivante : c’est qu’il n’est pas dans la nature qu’un effet soit toujours et constamment le même, comme il n’est pas dans la nature que tous les hommes et tous les arbres se ressemblent.

Je demande ensuite s’il est plus possible, physiquement parlant, que le même effet arrive un très-grand nombre de fois de suite, dix mille fois, par exemple, qu’il ne l’est que cet effet arrive une infinité de fois de suite ? Par exemple, est-il possible, physiquement parlant, que si on jette une pièce en l’air dix mille fois de suite, il vienne de suite dix mille fois croix ou pile ? Sur cela j’en appelle à tous les joueurs. Que Pierre et Paul jouent ensemble à croix ou pile, que ce soit Pierre qui jette, et que croix arrive seulement dix fois de suite, ce serait déjà beaucoup, Paul se récriera infailliblement, au dixième coup, que la chose n’est pas naturelle, et que sûrement la pièce a été préparée de manière à amener toujours croix. Paul suppose donc qu’il n’est pas dans la nature qu’une pièce ordinaire, fabriquée et jetée en l’air sans supercherie, tombe dix fois de suite du même côté. Si on ne trouve pas assez de dix fois, mettons-en vingt ; il en résultera toujours qu’il n’y a point de joueur qui ne fasse tacitement cette supposition, qu’un même effet ne saurait arriver de suite un certain nombre de fois.

Il y a quelque temps qu’ayant eu occasion de raisonner sur cette matière avec un savant géomètre, les réflexions suivantes me vinrent encore, à l’appui de celles que j’ai déjà exposées. On sait que la longueur moyenne de la vie des hommes, à compter depuis le moment de la naissance, est d’environ 27 ans, c’est-à-dire que 100 enfans, par exemple, venus en même temps au monde, ne vivront qu’environ 27 ans l’un portant l’autre ; on a reconnu de même que la durée des générations successives pour le commun des hommes est d’environ 32 ans, c’est-à-dire que 20 générations successives plus ou moins, ne doivent donner qu’environ 20 fois 32 ans ; enfin on a prouvé par toutes les listes de la durée des règnes dans chaque partie de l’Europe, que la durée moyenne de chaque règne est d’environ 20 à 22 ans, en sorte que 15, 20, 30, 50 rois successifs et davantage, ne règnent qu’environ 20 à 22 ans l’un portant l’autre. On peut donc parier, non-seulement avec avantage, mais à jeu sûr, que 100 enfans nés en même temps ne vivront qu’environ 27 ans l’un portant l’autre ; que 20 générations ne dureront pas plus de 640 ans ou environ ; que 20 rois successifs ne régneront qu’environ 420 ans plus ou moins. Donc une combinaison qui ferait vivre les 100 enfans 60 ans l’un portant l’autre, qui ferait durer les 20 générations 80 ans chacune, qui ferait régner 70 ans l’un portant l’autre 20 rois successifs, serait illusoire, et hors des combinaisons physiquement possibles. Cependant, à s’en tenir à l’ordre mathématique, cette combinaison serait évidemment aussi possible qu’aucune autre. Car si deux rois de suite, par exemple, avaient régné 60 ans, il n’y aurait nulle raison mathématique pour que leur successeur ne régnât pas autant ; celui-ci mort, il n’y aurait non plus nulle raison mathématique pour que le suivant ne fût pas dans le même cas, et ainsi de suite. D’où il résulte qu’il y a des combinaisons qu’on doit exclure, quoique mathématiquement possibles, lorsque ces combinaisons sont contraires à l’ordre constant observé dans la nature. Or il est contraire à cet ordre constant que le même effet arrive 100 fois, 50 fois de suite. Donc la combinaison où l’on suppose que pile ou croix arrive 100 ou 50 fois de suite, est absolument à rejeter, quoique mathématiquement aussi possible que celles où croix et pile seront mêlés.

Autre réflexion ; car plus on pense à cette matière, plus elle en fournit. Il n’y a point de banquier de Pharaon qui ne s’enrichisse à ce métier-là ; pourquoi ? C’est que le banquier ayant de l’avantage à ce jeu, parce que le nombre des cas qui le font gagner est plus grand que le nombre des cas qui le font perdre, il arrive au bout d’un certain temps qu’il a plus de fois gagné que perdu. Donc au bout d’un certain temps il est arrivé plus de cas favorables au banquier que de cas défavorables. Donc puisqu’il y a, comme le calcul le prouve et comme on le suppose, plus de cas favorables au banquier que de cas défavorables, il est clair qu’au bout d’un certain temps, la suite des événemens a en effet amené plus souvent ce qui devait plus souvent arriver. Donc les combinaisons qui renferment plus de cas défavorables que de favorables, sont, au bout d’un certain temps, moins possibles physiquement que les autres, et peut-être même doivent être rejetées, quoique mathématiquement toutes les combinaisons soient également possibles. Donc, en général, plus le nombre des cas favorables est grand dans un jeu quelconque, plus au bout d’un certain temps le gain est sûr ; et on peut ajouter même que ce temps sera d’autant moins long que le nombre des cas favorables sera plus grand. Donc si Pierre et Paul sont supposés jouer à croix et pile durant un an, par exemple, celui qui pariera que pile ou croix n’arriveront pas consécutivement pendant toute l’année, pendant un mois même, sera, physiquement, c’est-à-dire, absolument sûr de gagner et de gagner beaucoup. Donc il faut rejeter toutes les combinaisons qui donneraient croix ou pile un trop grand nombre de fois de suite.

De là, et de ce que nous avons dit plus haut, il résulte encore une autre conséquence ; c’est que si on suppose le temps un peu long, les combinaisons de croix et de pile arriveront de manière qu’au bout de ce temps il y en aura à peu près autant des unes que des autres ; en sorte que si la pièce est marquée de 1 au côté de croix et de 2 au côté de pile, il arrivera au bout de 100 fois, ou davantage, que la somme des nombres qui seront venus sera à peu près égale à 50 fois 2 et 50 fois 1, c’est-à-dire à 150 ; nouvelle raison pour rejeter du nombre des combinaisons physiquement possibles, celles qui renferment le même cas un trop grand nombre de fois de suite.

Voici une autre question, qui est la suite de celle que nous venons d’agiter. Qu’un effet soit arrivé plusieurs fois de suite, par exemple, que pile arrive de suite trois fois, est-il également probable que croix ou pile arriveront au quatrième coup ? Il est certain que si on admet les réflexions précédentes, on doit parier pour croix, et c’est en effet ainsi que bien des joueurs en usent. La difficulté est de savoir combien il y a à parier que croix arrivera plutôt que pile ; et c’est sur quoi le calcul n’a pas de prise suffisante.

Ce qu’on vient de dire est fondé sur la supposition que pile ne soit pas arrivé de suite un très-grand nombre de fois : car il serait plus probable que c’est l’effet de quelque cause particulière dans la construction de la pièce, et pour lors il y aurait de l’avantage à parier que pile arriverait encore. Quoi qu’il en soit, j’imagine qu’il n’y a point de joueur sage qui ne doive dans ce cas être embarrassé pour savoir s’il pariera croix ou pile, tandis qu’au commencement du jeu, il dira, sans hésiter, croix ou pile indifféremment.

Je demande donc en conséquence :

1°. Si parmi les différentes combinaisons qu’un jeu peut admettre, on ne doit pas exclure celles où le même effet arriverait un grand nombre de fois de suite, au moins lorsqu’on voudra appliquer le calcul à la nature ?

2°. Supposons qu’on doive exclure les combinaisons où le même effet arrivera, par exemple, 20 fois de suite ; sur quel pied envisagera-t-on les combinaisons où le même effet arrivera 19 fois, 18 fois de suite, etc. ? Il me paraît peu conséquent de les regarder comme aussi possibles que celles où les effets seraient mêlés. Car s’il est aussi possible, par exemple, que croix arrive 19 fois de suite, qu’il l’est que pile arrive au premier coup, croix ensuite, ensuite pile deux fois si l’on veut, et ainsi du reste, en mêlant croix et pile ensemble sans les faire arriver long-temps de suite l’un ou l’autre ; je demande pourquoi on exclurait absolument, comme ne devant jamais arriver dans la nature, le cas où croix viendrait vingt fois de suite ? Comment se pourrait-il que pile pût arriver 19 fois de suite, aussi bien que tout autre coup, et que pile ne pût arriver 20 fois de suite ?

Pour moi, je ne vois à cela qu’une réponse raisonnable : c’est que la probabilité d’une combinaison où le même effet est supposé arriver plusieurs fois de suite, est d’autant plus petite, toutes choses d’ailleurs égales, que ce nombre de fois est plus grand, en sorte que quand il est très-grand, la probabilité est absolument nulle ou comme nulle, et que quand il est assez petit, la probabilité n’est que peu ou point diminuée par cette considération.

D’assigner la loi de cette diminution, c’est ce que ni moi, ni personne, je crois, ne peut faire : mais je pense en avoir assez dit pour convaincre mes lecteurs que les principes du calcul des probabilités pourraient bien avoir besoin de quelques restrictions lorsqu’on voudra les envisager physiquement.

Pour fortifier les réflexions précédentes, qu’on me permette d’y ajouter celles-ci.

Je suppose que mille caractères qu’on trouverait arrangés sur une table, formassent un discours et un sens ; je demande quel est l’homme qui ne pariera pas tout au monde que cet arrangement n’est pas l’effet du hasard ? Cependant il est de la dernière évidence que cet arrangement de mots qui donnent un sens, est tout aussi possible, mathématiquement parlant, qu’un autre arrangement de caractères, qui ne formerait point de sens. Pourquoi le premier nous paraît-il avoir incontestablement une cause, et non pas le second ? si ce n’est parce que nous supposons tacitement qu’il n’y a ni ordre, ni régularité dans les choses où le hasard seul préside ; ou du moins que quand nous apercevons dans quelque chose de l’ordre, de la régularité, une sorte de dessein et de projet, il y a beaucoup plus à parier que cette chose n’est pas l’effet du hasard, que si on n’y apercevait ni dessein ni régularité.

Pour développer mon idée avec encore plus de netteté et de précision, je suppose qu’on trouve sur une table des caractères d’imprimerie arrangés en cette sorte :

C o n s t a n t i n o p o l i t a n e n s i b u s,
ou a a b c e i i i l n n n n n o o o p s s s t t t u,
ou n b s a e p t o l n o i a u o s t n i s n i c t n,

ces trois arrangemens contiennent absolument les mêmes lettres : dans le premier arrangement elles forment un mot connu ; dans le second elles ne forment point de mot, mais les lettres y sont disposées suivant leur ordre alphabétique, et la même lettre s’y trouve autant de fois de suite qu’elle se trouve de fois dans les vingt-cinq caractères qui forment le mot Constantinopolitanensibus ; enfin, dans le troisième arrangement, les caractères sont pêle-mêle, sans ordre, et au hasard. Or il est d’abord certain que, mathématiquement parlant, ces trois arrangemens sont également possibles. Il ne l’est pas moins que tout homme sensé qui jettera un coup d’œil sur la table où ces trois arrangemens sont supposés se trouver, ne doutera pas, ou du moins pariera tout au monde que le premier n’est pas l’effet du hasard, et qu’il ne sera guère moins porté à parier que le second arrangement ne l’est pas non plus. Donc cet homme sensé ne regarde pas en quelque manière les trois arrangemens comme également possibles, physiquement parlant, quoique la possibilité mathématique soit égale et la même pour tous les trois.

On est étonné que la lune tourne autour de son axe dans un temps précisément égal à celui qu’elle met à tourner autour de la terre, et on cherche quelle en est la cause ? Si le rapport des deux temps était celui de deux nombres pris au hasard, par exemple de 21 à 33, on ne serait plus surpris, et on n’y chercherait pas de cause ; cependant le rapport d’égalité est évidemment aussi possible, mathématiquement parlant, que celui de 21 à 33 ; pourquoi donc chercher une cause au premier et non pas au second ?

Un grand géomètre, Daniel Bernoulli, nous a donné un savant mémoire où il cherche par quelle raison les orbites des planètes sont renfermées dans une très-petite zone parallèle à l’écliptique, et qui n’est que la dix-septième partie de la sphère ; il calcule combien il y a à parier que les cinq planètes, Saturne, Jupiter, Mars, Vénus et Mercure, jetées au hasard autour du soleil, s’écarteraient si peu du plan où tourne la sixième planète, qui est la Terre ; il trouve qu’il y a à parier plus de 1 400 000 contre un que la chose n’arriverait pas ainsi : d’où il conclut que cet effet n’est point dû au hasard, et en conséquence il en cherche et en détermine bien ou mal la cause. Or je dis que, mathématiquement parlant, il était également possible, ou que les cinq planètes s’écartassent aussi peu qu’elles le font du plan de l’écliptique, ou qu’elles prissent tout autre arrangement, qui les aurait beaucoup plus écartées, et dispersées comme les comètes sous tous les angles possibles avec l’écliptique ; cependant personne ne s’avise de demander pourquoi les comètes n’ont pas de limites dans leur inclinaison, et on demande pourquoi les planètes en ont ? Quelle peut en être la raison ? sinon encore une fois parce qu’on regarde comme très-vraisemblable, et presque comme évident qu’une combinaison où il paraît de la régularité et une espèce de dessein, n’est pas l’effet du hasard, quoique, mathématiquement parlant, elle soit aussi possible que toute autre combinaison où l’on ne verrait aucun ordre ni aucune singularité, et à laquelle, par cette raison, on ne penserait pas à chercher une cause.

Si on jetait cinq fois de suite un dé à dix-sept faces, et que toutes ces cinq fois il arrivât sonnez, Bernoulli pourrait prouver qu’il y avait précisément le même pari à faire que dans le cas des planètes, que sonnez n’arriverait pas ainsi. Or, je lui demande s’il chercherait une cause à cet événement, ou s’il n’en chercherait pas ? S’il n’en cherche point, et qu’il le regarde comme un effet du hasard, pourquoi cherche-t-îl une cause à l’arrangement des planètes, qui est précisément dans le même cas ? Et s’il cherche une cause à ce coup de dé, comme il le doit faire pour être conséquent, pourquoi ne chercherait-il pas une cause à toute autre combinaison particulière, où le dé à dix-sept faces, jeté cinq fois de suite, produirait des nombres différens, sans ordre et sans suite, par exemple 3 au premier coup, 7 au second, 1 au troisième, etc. ? Cependant il y aurait autant à parier que cette combinaison n’arriverait pas, qu’il y aurait à parier que sonnez n’arriverait pas cinq fois de suite dans un dé à dix-sept faces. Donc Bernoulli regarderait tacitement cette dernière combinaison de sonnez cinq fois de suite, comme étant moins possible que l’autre. Il supposerait donc qu’il n’est pas dans la nature que le même effet arrive dix-sept fois de suite, surtout lorsque la combinaison totale des effets montre que le nombre des cas possibles est égal à 17 multiplié quatre fois de suite par lui-même ?

Allons plus loin, toujours d’après les calculs de Bernoulli. Si les planètes étaient toutes dans le même plan, et qu’on appliquât à ce cas-là les raisonnemens de l’auteur, on trouverait qu’il y a l’infini à parier contre un, que cet arrangement ne devrait pas arriver, et on conclurait avec lui qu’il y a l’infini à parier que cet arrangement est produit par une cause particulière et non fortuite ; c’est-à-dire, qu’il est impossible que cet arrangement soit l’effet du hasard ; car parier l’infini qu’une chose n’est pas, c’est assurer qu’elle est impossible. Cependant tout autre arrangement particulier et arbitraire qu’on voudra imaginer (par exemple Mercure à 20 degrés d’inclinaison, Vénus à 15, Mars à 52, Jupiter à 40, Saturne à 83) est unique, comme celui de l’arrangement des planètes dans le même plan ; il y a de même l’infini contre un à parier que ce cas n’arrivera pas ; pourquoi donc Bernoulli cherche-t-il une cause dans le premier cas, lorsqu’il n’en chercherait point dans le second, si ce n’est par la raison que nous avons dite ?

Ce qu’il y a de singulier, c’est que ce grand géomètre dont je parle, a trouvé ridicules, du moins à ce qu’on m’assure, mes raisonnemens sur le calcul des probabilités. Pour toute réponse, je le prie seulement de s’accorder avec lui-même, et de nous faire entendre bien clairement pourquoi il ne chercherait pas une cause à certaines combinaisons, tandis qu’il en cherche à d’autres, qui, mathématiquement parlant, sont également possibles ?

J’ajouterai encore une réflexion qui me paraît à l’avantage de la thèse que je soutiens : c’est qu’il était peut-être plus possible, physiquement parlant, que les planètes se trouvassent toutes dans un même plan, qu’il ne l’est qu’un même effet arrive cent fois de suite ; parce qu’il est peut-être plus possible qu’un seul jet, une seule impulsion produise à la fois sur différens corps un effet qui soit le même, qu’il ne l’est qu’un corps, lancé successivement au hasard cent fois de suite, prenne en retombant la même situation : ainsi le raisonnement que Bernoulli tire de ses calculs pourrait être faux, que peut-être le nôtre serait encore juste. Ceci pourrait me conduire à d’autres réflexions sur certains cas qu’on regarde comme semblables dans le calcul des probabilités, et qui, physiquement parlant, pourrait bien ne l’être pas ; mais je terminerai ici ces doutes, en avertissant que si je suis bien éloigné de les donner pour des démonstrations, je ne cesserai pas non plus de les croire fondés, tant qu’on n’y opposera que des considérations purement mathématiques, ou des réponses que je savais avant qu’on me les eût faites ; en un mot, tant qu’on ne résoudra pas d’une manière nette et précise la question que j’ai proposée sur le jeu de croix et pile, et qu’on se croira en droit de chercher une cause aux effets symétriques et réguliers.

Peut-être me dira-t-on, pour dernière ressource, que si on cherche une cause aux effets symétriques et réguliers, ce n’est pas qu’absolument parlant, ils ne puissent pas être l’effet du hasard, mais seulement parce que cela n’est pas vraisemblable. Voilà tout ce que je veux qu’on m’accorde. J’en conclurai d’abord que si les effets réguliers dus au hasard ne sont pas absolument impossibles, physiquement parlant, ils sont du moins beaucoup plus vraisemblablement l’effet d’une cause intelligente et régulière, que les effets non symétriques et irréguliers ; j’en conclurai, en second lieu, que s’il n’y a à la rigueur, et même physiquement parlant, aucune combinaison qui ne soit possible, la possibilité physique de toutes ces combinaisons, tant qu’on les supposera le pur effet du hasard, ne sera pas égale, quoique leur possibilité mathématique soit absolument la même. Cela suffira pour répondre à toutes les difficultés proposées ci-dessus, et entre autres pour résoudre la question proposée sur le jeu de croix et pile. Car dès qu’on supposera que toutes ces combinaisons ne sont pas également possibles, sans même en regarder aucune comme rigoureusement impossible dans la nature, on trouvera que Paul peut n’être pas obligé de donner à Pierre une somme infinie. C’est ce qu’il serait très-aisé de prouver mathématiquement ; c’est même de quoi un calculateur médiocre pourra facilement s’assurer. Mais ce calcul serait difficile à faire entendre au commun de nos lecteurs. Je le supprimerai donc comme ne pouvant souffrir aucune objection, et j’attendrai que des géomètres, qui méritent que je les lise ou que je leur réponde, combattent ou appuient les nouvelles vues que je propose sur le calcul des probabilités.

P.S. En finissant cet écrite je tombe par hasard sur l’article Fatalité du dictionnaire Encyclopédique, article qu’on reconnaîtra aisément pour l’ouvrage d’un homme d’esprit et d’un philosophe ; et voici ce que j’y trouve, à propos du prétendu bonheur ou malheur dans le jeu. « Ou il faut avoir égard aux coups passés pour estimer le coup prochain, ou il faut considérer le coup prochain, indépendamment des coups déjà joués ; ces deux opinions ont leurs partisans. Dans le premier cas, l’analyse des hasards me conduit à penser que si les coups précédens m’ont été favorables, le coup prochain me sera contraire ; que si j’ai gagné tant de coups, il y a tant à parier que je perdrai celui que je vais jouer, et vice versâ. Je ne pourrai donc jamais dire : je suis en malheur, et je ne risquerai pas ce coup-là ; car je ne pourrais le dire que d’après les coups passés qui m’ont été contraires ; mais ces coups passés doivent plutôt me faire espérer que le coup suivant me sera favorable. Dans le second cas, c’est-à-dire, si on regarde le coup prochain comme tout-à-fait isolé des coups précédens, on n’a point de raison d’estimer que le coup prochain sera favorable plutôt que contraire, ou contraire plutôt que favorable ; ainsi on ne peut pas régler sa conduite au jeu, d’après l’opinion du destin, du bonheur, ou du malheur. »

De ce passage je tire deux conséquences. La première, que, suivant l’auteur de cet excellent article, on peut se partager sur la question, s’il est également probable qu’un effet arrive ou n’arrive pas, lorsqu’il est déjà arrivé plusieurs fois de suite. Or il me suffit que cela soit regardé comme douteux, pour m’autoriser à croire que l’objet de l’écrit précédent n’est pas aussi étrange que d’habiles mathématiciens l’ont imaginé. La seconde conséquence, c’est que l’analyse des hasards, telle que la conçoit l’auteur de l’article, donne moins de probabilité aux combinaisons qui renferment la répétition successive du même effet, qu’aux combinaisons ou cet effet est mêlé avec d’autres. Or cela ne se peut dire que de l’analyse des hasards considérée physiquement ; car à l’envisager du seul côté mathématique, toutes les combinaisons, comme nous l’avons dit, sont également possibles. Je crois donc pouvoir regarder l’auteur de l’article Fatalité comme partisan de l’opinion que j’ai tâché d’établir ; et un partisan de ce mérite me persuade de nouveau que cette opinion n’est pas une absurdité.

  1. Je ne sais si ces doutes sur certains principes généralement reçus dans le calcul des probabilités sont aussi fondes qu’ils me le paraissent ; mais je crois du moins avoir prouvé que de très-habiles mathématiciens ont supposé tacitement et sans s’en apercevoir, dans plusieurs savantes recherches, des principes semblables à ceux que je tâche d’établir.
  2. On peut voir ces solutions dans le cinquième tome des Mémoires de l’académie de Pétersbourg, dans le recueil des Mémoires de M. Fontaine, etc.