Drames de famille/Le luxe des autres/1

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Plon (p. 83-97).

LE LUXE DES AUTRES UN MÉNAGE PARISIEN : — LE MARI[modifier]

Si vous lisez plusieurs journaux, — et qui n’a cette funeste habitude, maintenant, de perdre une heure de sa matinée et une autre heure de sa soirée à retrouver, dans une demi-douzaine de gazettes, les mêmes renseignements inexacts, les mêmes sophismes passionnés, les mêmes iniques partialités ? — c’est cent, c’est mille fois que vous avez rencontré les noms de M. et Mme Hector Le Prieux. Ils figurent l’un et l’autre, à juste titre, au premier rang de ce que l’on est convenu d’appeler les « notabilités parisiennes » : lui, comme un des vétérans de la chronique boulevardière et du feuilleton théâtral ; elle, quoique épouse d’un simple journaliste, comme une femme à la mode qui donne de grands dîners cités dans les feuilles, et qui ne manque ni une première représentation, ni une ouverture d’exposition, aucune des cérémonies, en un mot, où défile ce Tout-Paris indéfinissable et spécial dont rêvent les provinciaux et les étrangers. Ce Tout-Paris n’est pas le Monde ; les éléments en sont trop composites pour que cette mixture hétérogène représente jamais de près ou de loin la Société. C’est un monde pourtant, et qui a ses exclusions, ses mœurs, sa hiérarchie. La « belle Mme Le Prieux », comme elle est encore qualifiée, malgré ses quarante ans très-passés, en serait certes une des reines, si cette royauté se décernait d’après la fréquence des mentions dans les comptes rendus de cette parade quasi quotidienne. Mais être très célèbre, a-t-on dit, c’est être méconnu de plus de gens. Cet apparent paradoxe est vrai de cette bizarre célébrité parisienne comme de toutes les autres. Vous donnez-vous la peine quelquefois de penser au ménage que peuvent bien faire deux êtres aussi lancés dans le tourbillon que les Le Prieux, quand vous lisez, quasi chaque jour, le nom de la femme dans une note des « Mondanités », et celui du mari au bas d’un article ? Si oui, je gage que les visions suivantes s’évoquent devant vous. Lui, vous l’imaginez d’après le type légendaire du boulevardier : mari de fidélité médiocre, plus ou moins viveur, joueur, duelliste, toujours attardé dans les coulisses des petits théâtres ou dans les tripots. Elle, vous l’apercevez, d’après le type non moins légendaire de la Parisienne des romans élégants, évaporée jusqu’au mauvais ton, sinon coquette jusqu’à la galanterie. Vous croirez tout d’eux, excepté que le bohémianisme brillant d’un pareil couple puisse légitimement s’associer à l’idée d’un foyer et d’une famille. Pensant de la sorte, vous avez — c’est le lot de presque tous les jugements qui procèdent par vastes classes — raison et tort à la fois. Vous vous méprenez sur les personnes, car Hector Le Prieux, tout journaliste qu’il soit, représente bien le meilleur des maris que jamais bourgeois inquiets aient souhaité pour leur « demoiselle », et Mme Le Prieux est, au point de vue de l’honneur, la plus irréprochable des femmes. Vous êtes dans le vrai sur le principe, sur le peu de chances de bonheur sérieux et solide qu’offre la vie conjugale, pratiquée dans de telles conditions et dans un tel milieu. Le ménage des Le Prieux repose, en effet, sur une anomalie qu’il faut expliquer pour rendre intelligible le petit drame sentimental dont ces premières réflexions, et celles qui vont suivre, forment le long, mais nécessaire préambule. D’ailleurs, raconter l’histoire de ce couple, c’est donner, à ce récit d’une simple anecdote, sa pleine valeur d’enseignement social. La situation réciproque de Mme Le Prieux et de son mari ne tient pas à la profession un peu excentrique de ce dernier. Supposez-le gagnant à la Bourse, dans le commerce ou dans l’industrie, les soixante ou soixante-dix mille francs par an, que lui procurent ses accablantes besognes de journaliste arrivé, la singularité de ses rapports avec sa femme serait exactement la même. Cet étrange ménage, dont la plaie dévorante, on le verra, est cette maladie toute contemporaine, le maladif, le passionné souci du luxe des autres, n’est une exception que par les circonstances. Ce désir de briller jusqu’à l’extrémité de ses moyens, ce besoin de quitter sa classe, d’égaler sans cesse et à tout prix dans leurs façons de vivre, dans leurs décors, dans leurs plaisirs, ceux qui nous dépassent immédiatement, qu’est-ce autre chose qu’un cas particulier de la grande dégénérescence démocratique ? On éprouve quelque scrupule à employer de si graves formules, alors qu’il s’agit d’une aventure assez terre à terre, et de gens qui se croient eux-mêmes tout simples, tout naturels. Mais, quand on y réfléchit, les larges mouvements de mœurs que l’histoire enregistre ne sont que cela : une addition indéfiniment multipliée de minuscules habitudes individuelles, comme une immense marée n’est que la poussée en avant de plusieurs milliards de minuscules vagues. Au moment où commence le drame, sans grands événements et pourtant tragique, auquel je viens de faire allusion, c’est-à-dire au mois de janvier 1897, ce ménage Le Prieux avait déjà vingt-trois ans de date : Hector — en ces temps-là Leprieux en un seul mot, c’était l’orthographe d’avant les « Mondanités » — ayant épousé Mlle Mathilde Duret en 1874. Ce mariage s’était célébré dans des conditions très modestes et qui n’annonçaient guère les futures élégances de la « belle Mme Le Prieux, » — en deux mots. — A peine si chacune des deux feuilles auxquelles l’écrivain collaborait alors mentionna la cérémonie. Cette discrétion avait été demandée par Hector lui-même, désireux d’éviter toute allusion au désastre encore récent où avait sombré le père de sa fiancée. Tant d’aventures de ce genre se sont succédé depuis lors ! Personne, assurément, ne se rappelle aujourd’hui cet audacieux Armand Duret, qui, à la veille et au lendemain de la chute de l’Empire, brassa de si vastes et de si hasardeuses affaires, fonda si bruyamment le Crédit Départemental, étala un luxe si insolent, commandita tant de journaux et finit sinistrement dans un horrible scandale, par la ruine et le suicide. La veuve et la fille de ce spéculateur déchu avaient, à grand’peine, réalisé après sa mort 4,000 francs de rente, juste de quoi ne pas mourir de faim parmi les quelques meubles échappés au marteau du commissaire-priseur. De son côté, la double collaboration dont j’ai parlé assurait à Hector 5,000 francs par an. Comptez : dans un de ses deux journaux, il tenait l’emploi de chroniqueur judiciaire, soit 2,400 francs ; à l’autre, il donnait, sous un pseudonyme, un courrier de Paris bi-hebdomadaire, soit, à 25 francs l’article, 2,600 francs. Trois fermes louées en métayage, qu’il avait la sagesse de garder dans le Bourbonnais, son pays d’origine, représentaient la partie la moins aléatoire de son revenu, mais la plus maigre : elles lui valaient, bon an mal an, 900 francs. Ces chiffres suffisent à expliquer pourquoi il fut décidé aussitôt que le jeune ménage habiterait avec la mère. Les deux femmes démontrèrent à l’écrivain, profondément ignorant des choses de la vie matérielle, qu’il y avait, dans cette combinaison familiale, une certitude d’économie. Mme veuve Duret insista, par-dessus tout, sur la nécessité d’épargner l’achat d’un mobilier nouveau. Jusqu’à son mariage, Hector avait habité une chambre garnie dans un hôtel de la rue des Martyrs, à proximité de ses deux bureaux de rédaction. — « Maman est si bonne ! Elle me cédera son salon pour mon jour…- » avait dit Mathilde, avec une reconnaissance qui attendrit l’amoureux jusqu’aux larmes, tandis qu’il aurait pu apercevoir, dans cette simple phrase, quelle conception de leur commun avenir avait déjà sa fiancée. Mais où le jeune homme, qui ne savait le prix vrai de rien, aurait-il appris l’entente, plus difficile encore, des caractères ? Orphelin lui-même de père et de mère, il n’avait personne pour lui dessiner à l’avance la courbe de son avenir conjugal, et lui indiquer quelles grandes conséquences auraient les petites fautes de tactique, commises au début de son mariage. Tout contribuait à faire de lui l’époux-esclave qu’il devait rester sa vie durant, sans même s’en apercevoir : cette solitude d’abord, puis son éducation, son tour d’esprit et de sensibilité, tout, jusqu’à sa race, jusqu’à ces premières données héréditaires du tempérament, d’autant plus fortes en nous que nous en prenons à peine conscience… J’ai dit que Le Prieux — maintenons-lui, une fois pour toutes, le demi-anoblissement de ce Le détaché — est originaire du Bourbonnais. Le nom seul révélerait cette province. Dans le patois du centre de la France, on appelle, encore aujourd’hui, un prieux ou un semoneux, le paysan beau parleur, qui se charge d’aller, de hameau en hameau, porter les invitations pour les noces. Ce rôle de messager de campagne fut-il tenu par un des rustiques ancêtres d’Hector avec une verve particulière ? Les modestes archives de Chevagnes, le village natal du journaliste, n’en disent rien. Elles attestent, en revanche, que les Le Prieux sont connus à Chevagnes, depuis plusieurs générations, sous ce sobriquet, devenu patronymique. Ils doivent avoir résidé là depuis toujours, car, avec sa tête plus large que longue, sa face presque plate et que termine un menton rond, avec ses cheveux lisses et qui restent châtains dans leur grisonnement, ses yeux bruns, son cou puissant, ses épaules horizontales, son torse épais, sa taille courte, toute sa personne ramassée et trapue, leur descendant présente un type accompli de ce paysan celte, qui occupait cette partie de la France à l’époque où César y parut. C’est une race autochtone, et dont les traits moraux demeurent étonnamment les mêmes à travers l’histoire : une intelligence avisée sans forte imagination créatrice, une volonté patiente, mais sans initiative, ce que les savants d’aujourd’hui appellent l’esprit grégaire, le goût de ne pas agir seul et comme un besoin d’être dirigé. Certes, de telles caractéristiques sont d’une généralisation hasardeuse. Pourtant, les annales de l’Auvergne et du Bourbonnais semblent bien démontrer la justesse de celles-ci. Quant à cette dernière province, puisque c’est d’elle qu’il s’agit à propos d’un de ses plus humbles enfants, la prédominance de l’élément celtique imprime une évidente unité à son histoire. Qu’en est-il sorti, pendant la longue durée du moyen âge et de l’ancien régime, alors que l’indépendance locale permettait un plus libre épanouissement des originalités ? Presque pas ou peu de grands hommes de guerre, presque pas ou peu de grands artistes, comme si la race répugnait à ce que de tels héros comportent d’excessif. Par contre, les génies prudents, les hommes de loi et les hommes d’Église y ont pullulé. Quand on est de son pays, au degré où Hector Le Prieux est du sien, les qualités et les défauts de ce pays reparaissent toujours, même si l’on fréquente un milieu et si l’on exerce un métier les plus opposés, croirait-on, à cette influence du sol ancestral. Relisez l’un de ses feuilletons dramatiques maintenant, ou l’une de ses causeries parisiennes : vous y retrouverez de la prudence d’esprit et du terre à terre, de la judiciaire et de la timidité, de l’exactitude sans éclat et une sagesse un peu pauvre. C’est un talent qui, de trop bonne heure, a cessé d’oser, et c’est un caractère qui, de trop bonne heure, s’est soumis. Si une passivité d’âme, tout héréditaire chez Hector, explique qu’en effet la direction de son ménage ait dû aussitôt appartenir à sa femme, une énigme s’impose, que l’on doit résoudre, avant de montrer cette mainmise de Mme Le Prieux sur les faits et gestes de son mari : pourquoi celui-ci, avec ce manque inné d’esprit d’entreprise, a-t-il, entre tant de carrières officielles et sûres, avec traitement fixe et retraite, qui s’offrent au Français moutonnier de notre temps, choisi la plus aventureuse, la plus féconde en imprévu, la moins conforme aux prudences bourgeoises ? Encore ici, alors qu’il paraissait faire preuve d’audace et d’originalité, le jeune homme avait simplement prouvé sa docilité aux influences, et son peu de confiance en ses propres forces. Voici comment. Le plus inattendu des hasards voulut que le père d’Hector, établi à Chevagnes en qualité de médecin, renouvelât connaissance, aux eaux de Bourbon-Lancy, toutes voisines, avec un de ses anciens camarades d’hôpital, établi lui-même près de Nohant, et qui soignait Mme Sand. Invité à venir à Chevagnes, le docteur berrichon causa beaucoup de son illustre cliente devant Hector, qui achevait alors sa rhétorique au lycée de Moulins, et, comme tous les collégiens de son âge, composait secrètement de mauvais vers. Admirateur passionné de Lélia et dIndiana, l’adolescent eut, à la suite de cette conversation, la première hardiesse de sa vie. Le présent récit racontera la seconde. Il osa écrire à la bonne dame de Nohant une épître, où il lui demandait des conseils sur la direction de ses idées religieuses ! Avec cette admirable générosité de plume, qu’elle garda jusqu’à la fin, malgré la surcharge de ses travaux, George Sand répondit à l’écolier. Elle ne se doutait pas que les quatre pages de sa lettre, tracées de la grande écriture ronde et un peu renversée de ses dernières années, exerceraient sur l’avenir de son correspondant improvisé la plus funeste influence. Il lui répondit, et, plus hardi cette fois, lui envoya des vers. L’ancienne amie d’Alfred de Musset s’entendait en poésie, à peu près autant qu’en politique. En revanche, elle excellait à construire des romans. Elle en bâtit un à propos du jeune rimeur bourbonnais, uniquement parce qu’il avait mis en médiocres stances une pittoresque légende locale. Elle le vit inaugurant en France cette poésie rustique et provinciale dont elle a toujours caressé la chimère. Elle l’encouragea par des éloges, — ces imprudents et dangereux éloges dont les artistes glorieux ne sont pas assez avares ! Ils n’en mesurent pas la portée sur l’imagination des débutants. Un séjour à Nohant, où il fut reçu avec la plus cordiale bonhomie, acheva de tourner la tête à Hector, qui crut à son avenir de poète. Le résultat fut qu’au lieu de commencer, au sortir du collège, ses études médicales, comme le désirait son père, il demanda qu’on lui laissât faire son droit. Il y voyait une occasion de travaux moins précis et qui se conciliaient mieux avec ses secrets désirs. Puis, ce père étant mort presque aussitôt, l’orphelin, libre de sa fortune, — il avait perdu sa mère en bas âge, — réalisa au plus vite le modeste capital que lui laissait le praticien de Chevagnes. Dans cette première ferveur d’espérance, les trois fermes qui devaient, plus tard, constituer la portion solide de sa dot, ne furent épargnées qu’à cause de la difficulté à résilier les baux. Les études de droit, inaugurées à Dijon, par économie, furent abandonnées, et l’élève de Mme Sand s’établit à Paris, pour y mener la vie de candidat à la gloire littéraire. Cet événement, — car l’exode du gars Le Prieux vers Paris fit sensation dans le canton de Chevagnes, où feu le docteur comptait autant de prétendus cousins, c’est-à-dire de clients presque gratuits, que cette Sologne bourbonnaise compte de hameaux, — cet événement, donc, avait eu lieu en 1865. L’issue en fut ce que vous pressentez : une fois de plus Icare brûla au feu de la réalité la cire de ses imprudentes ailes. En 1870, à l’époque de la guerre, pendant laquelle il fit bravement et simplement son devoir, Hector avait publié à ses frais deux volumes de vers : les Genêts des Brandes et les Rondes Bourbonnaises, plus un roman : le Rossigneu, — c’est le nom patois des bœufs de couleur rousse, — le tout composé dans ce parti pris de couleur rustique et provinciale, sorte de convention particulière aux écrivains venus à Paris pour y être de leur pays ! L’un dans l’autre, les trois ouvrages s’étaient bien vendus à cent cinquante exemplaires. Dans l’entre-deux, l’auteur avait appris à ses dépens ce que cachent de positivisme brutal, de vanité implacable, d’ignoble calcul, les déclamations pompeuses ou les paradoxes fantaisistes de la bohème artistique. Passant pour riche, — et riche en effet par comparaison, — dans les cénacles du quartier Latin, puis de Montmartre, où ses aspirations littéraires le conduisirent naturellement, le provincial avait aussitôt connu les nombreuses variétés de systématique exploitation, que l’argot des brasseries déguise du nom goguenard et familier de tape. Il avait été le camarade complaisant qui ne peut pas entrer dans un café sans que cinq ou six des assistants se mettent à sa table, pour se lever après de longs propos de haute esthétique en lui laissant à régler d’innombrables consommations dont les soucoupes s’empilent en monumentales colonnes ; — puis quand l’amphitryon de la veille ouvre, le lendemain, la porte du café, il entend les délicats esthètes exécuter son œuvre et sa personne d’un « ça n’existe pas », qui s’enfonce comme une lame froide au plus saignant de son amour-propre. Le Prieux avait encore été le « gogo » qui prend pour vingt-cinq louis d’actions d’une Revue destinée à « défendre les Jeunes » ; — puis il y rencontre quelque article, à cruelle allusion, où il se reconnaît, avec la rancœur d’avoir payé son propre éreintement, comme d’autres paient leur propre éloge. Il avait été aussi, non pas une fois, mais vingt, mais cinquante, le Mécène d’abord ému, ensuite intimidé, qui commence par ouvrir sa bourse aux mendiants de lettres professionnels ; puis il subit, au premier refus, les outrages des drôles dont il ne veut plus nourrir la superbe et impuissante fainéantise… Mais à quoi bon énumérer des misères si communes qu’elles en sont banales ? Ce qui l’est moins, c’est que le jeune homme qui les traverse n’y pervertisse pas la justesse de son sens social. Par bonheur, tandis qu’Hector s’efforçait d’exprimer, dans une prose et dans des vers systématiquement et laborieusement naïfs, cette poésie du terroir natal qu’il avait eu la folie de quitter, ce terroir travaillait en lui à son insu. La prudence avisée de ses aïeux paysans interpréterait ces étranges expériences. Il en dégageait, par un obscur et irrésistible instinct de conservation, une vue nette des conditions où il lui fallait vivre, et il devinait le plus sûr moyen de s’y accommoder. Il fit, pendant cette cruelle campagne de 1870, sous la tente, puis en Allemagne, où il fut prisonnier, de sérieuses réflexions. Se voyant arrivé, sans aucun résultat, presque au terme de son petit capital, il comprit que son rêve de gloire immédiat était une chimère. Il se jugea comme poète et comme romancier, et, tout en conservant in petto une secrète complaisance pour ses essais de jeunesse, il essaya de reculer la réalisation de son Idéal. Il s’apercevait, à vingt-cinq ans, sans titres, sans protections, sans carrière entreprise. Il se dit qu’il fallait faire deux parts dans sa vie : celle de l’art et celle du métier. Or, métier pour métier, il comprit que la littérature en valait bien un autre, du moment qu’elle était pratiquée avec les vertus de labeur assidu et de ponctualité, qui sont nécessaires dans toutes les professions. Ce fut là le coup de bon sens de son hérédité paysanne. Il se dit qu’un grand journal n’est, après tout, qu’un vaste atelier commercial, et qui suppose une certaine quantité de besogne positive, exécutée régulièrement. Il résolut d’être un des bons ouvriers d’un de ces ateliers, et il se tint parole, avec une patience de procédés et une méthode non moins dignes des cultivateurs dont la lente et sagace énergie se retrouvait en lui sous la forme la plus inattendue. Son premier soin fut de profiter de la dispersion forcée des groupes littéraires, dont il avait plus ou moins fait partie, pour s’isoler de presque tous ses anciens compagnons. Puis, se souvenant d’avoir passé quelques examens de droit, il eut le courage de les compléter, afin de pouvoir s’inscrire au barreau, et, de là, postuler dans une feuille du boulevard une place de chroniqueur judiciaire. Il l’obtint, grâce à l’un de ces camarades de brasserie, entré, lui aussi, raisonnablement, dans la presse. L’exactitude avec laquelle Hector apportait sa copie, la précision et la clarté de ses comptes rendus sérieusement travaillés, l’aménité de son caractère, le firent bien vite apprécier dans ce premier journal. Le rédacteur en chef parla de lui en termes élogieux au propriétaire dudit journal, lequel n’était autre que Duret. Celui-ci ambitionnait de se recruter des outils humains, de bons et sûrs secrétaires qui lui fussent d’intelligents collaborateurs, dans la fortune politique qu’il comptait édifier sur sa fortune financière. Il voulut connaître Le Prieux. C’est ainsi qu’Hector entra, tout petit gazetier à peine appointé, et par l’escalier de service, dans l’hôtel princier que Duret possédait alors avenue de Friedland. Il plut tout de suite au spéculateur, qui, frappé de sa lucidité d’esprit, projetait d’en faire un confident d’affaires. Les tragiques circonstances qu’on sait et l’effondrement du Crédit Départemental, en interrompant brusquement la fortune de Duret et l’acculant au suicide, semblaient devoir mettre fin à tout rapport de Le Prieux avec les survivantes de ce désastre. Il n’en fut rien. Il se mit tout entier au service de la pauvre veuve, qui fut trop heureuse de trouver, parmi les effroyables désarrois de cette ruine, le dévouement du modeste collaborateur judiciaire. Le jeune homme prodigua ses services, avec la ferveur d’une admiration ardente pour la belle et malheureuse Mathilde. Le reste se devine : et l’intimité grandissante, et la passion d’Hector, d’abord intimidé jusqu’à ne pas oser même espérer de jamais plaire, la reconnaissance attendrie des deux femmes, le ravissement presque épouvanté de l’amoureux devant les perspectives soudain découvertes d’une union possible, et la suite : innocente et délicieuse idylle dont le souvenir faisait battre le cœur de l’écrivain vieilli, après un quart de siècle, comme s’il était encore le modeste articlier de vingt-neuf ans, qui surveillait le transport de ses hardes et de ses livres dans l’appartement de sa belle-mère, — un bien mélancolique appartement pourtant, sur une cour, en haut de la rue du Rocher, — sans oser trop croire à la réalité de son bonheur.