Drames de famille/Le luxe des autres/3
III UN MÉNAGE PARISIEN : — LA FILLE
[modifier]Que pensait cependant de cette « situation », l’ancien élève de George Sand, celui qu’elle appelait dans ses lettres « son petit Bourbonnichon », le poète des brandes solitaires et des étangs vaporeux, venu à Paris pour y conquérir la gloire d’un Mistral de l’Allier, et transformé, par la prudence héréditaire, puis par le mariage, en une vivante usine à copie ? Sa nature, sans fortes réactions et patiente jusqu’à en être docile, avait-elle subi, elle aussi, la contagion de la maladie de sa femme, de cette fièvre d’amour-propre mondain qui veut que l’on se compare sans cesse à plus riche que soi, et que l’on aille, outrant toujours ses dépenses, compliquant sa vie, sacrifiant follement, tragiquement parfois, l’être au paraître ? Restait-il, au contraire, au fond, tout au fond, le rustique et le simple d’autrefois, et assistait-il aux triomphes parisiens de sa Mathilde, en amoureux, qui s’immole avec délices aux goûts de celle qu’il adore, trop reconnaissant qu’elle daigne accepter cette immolation ? Ou bien, encore, avait-il jugé cette femme, et appartenait-il à cet immense troupeau des époux résignés, qui n’essaient pas de lutter contre la pression des circonstances, contre cet irrésistible engrenage où ils sont pris ? Bien fin qui eût déchiffré la réponse à ces questions, sur la physionomie de l’infatigable articlier. Le jeune provincial, timide et ouvert, de 1866, s’était, peu à peu, avec les années, changé en un homme à l’abord surveillé, aux manières distantes, peu causeur, sinon pour conter quelque anecdote de vie parisienne, sur un ton de moraliste désabusé, en rapport avec le personnage qu’il adoptait décidément dans ses chroniques, celui d’un Desgenais de la haute bourgeoisie. Un peu alourdi par l’âge, mais toujours vigoureux et trapu, l’habitude de parader au théâtre, sur le boulevard, dans d’innombrables dîners et de plus innombrables soirées, avait imprimé à tout son individu cet air important, cossu, presque officiel, que l’on pourrait appeler « l’air ancien préfet ». La trace de ses énormes et inutiles travaux se reconnaissait à son teint, plombé par l’abus des veilles, et à son front, tout barré de longues rides sous ses cheveux grisonnants et coupés militairement. Mais quelles pensées s’agitaient derrière ce faciès, d’une froideur tout administrative ? La bouche, volontiers ironique sous la moustache en brosse, ne l’a jamais dit, elle ne le dira jamais. Pour qui eût eu le goût et le temps de déchiffrer des visages, — mais qui a l’un et l’autre à Paris ? — Hector Le Prieux n’était pas la seule figure énigmatique de sa maison. Depuis deux années environ, à cette date de 1897, les habitués des premières représentations voyaient, de temps à autre, quand la pièce était de celles qui conviennent à une jeune fille, — une pièce à mariages, comme on dit, — la « belle Mme Le Prieux » amener avec elle, dans sa loge, une fine et jolie personne, mise presque exactement comme elle et lui ressemblant, de loin, comme une petite sœur cadette, un peu une Cendrillon. C’était sa fille, cette Reine dont la naissance avait failli lui coûter la vie. Comme la plupart des enfants nés d’une mère trop éprouvée par la grossesse, Reine avait en elle quelque chose de délicat, de presque gracile, qui contrastait avec l’opulente beauté de cette mère, dont la quarantième année étalait des majestés de Junon. Elle, à vingt et un ans, en paraissait à peine dix-huit. Elle était toute fraîche et frêle à la fois, avec des épaules et un buste minces, comme si quelque chose empêchait le plein épanouissement de son être physique, tandis que son regard, trop pensif dans son enfantin visage, avait une précocité d’expression inquiétante. Elle tenait, de sa mère, la longue forme de la tête, le profil droit, les traits réguliers ; mais ce beau type de pure race était chez elle comme effacé, comme atténué, et, sous ses sourcils nettement arqués, elle montrait, au lieu des noires prunelles méridionales et brillantes de Mme Le Prieux, les prunelles brunes et réfléchies de son père. De ce père elle avait aussi les cheveux châtains et la bouche aux lèvres doucement renflées, avec un pli de rêverie triste dans les coins. Jamais le mélange de deux sangs ne fut plus visible. Etait-ce aux hésitations intimes, aux contrastes secrets d’un atavisme par trop double, que Mlle Le Prieux devait la mélancolie singulière de son regard ? Avait-elle, si jeune encore, traversé quelque mystérieuse épreuve et subi une de ces déceptions sentimentales qui, pour être surtout imaginatives, n’en atteignent pas moins profondément une âme adolescente ? Etait-ce simplement la lassitude toute physique d’une enfant, déjà surmenée par l’abus de la vie mondaine ? Quand on parlait de Reine à sa mère, en lui demandant des nouvelles de sa santé avec quelque intérêt, celle-ci répondait : — « Elle est un peu pâlotte, n’est-ce pas ? Elle se développe lentement. Mais c’est sa nature comme ça. Elle n’a pas été malade deux jours depuis son enfance… » Et il lui arrivait, quand elle était en confiance, d’ajouter : — « Ce n’est pas parce que c’est ma fille, mais c’est la perfection sur la terre. Je n’ai jamais eu un mot à lui dire plus haut que l’autre depuis que je la connais. Je ne lui fais qu’un reproche : c’est d’avoir toujours été trop sage. Elle n’est pas jeune… Moi. à son âge, le bal me rendait folle de plaisir. Il m’amuse encore… Elle, elle y va comme elle faisait, toute petite, ses pages d’écriture. On dirait que c est par devoir. Son père était comme cela, autrefois. Je dois dire qu’il a bien changé… Reine changera aussi. Mais, pour le moment, rien ne l’amuse… C’est extraordinaire… » Et la « belle Mme Le Prieux » avait, dans les yeux, une espèce d’étonnement mêlé d’orgueil. On devinait, dans le redressement de son buste, impeccablement sanglé par un corset à la dernière mode, la conscience de l’épouse et de la mère qui maintient son mari et sa fille au rang social où elle les a hissés, sans y être aidée par eux. Si, par hasard, Le Prieux se trouvait là quand sa femme jugeait ainsi Reine, il ne manquait jamais de dire, en haussant les épaules, le : « Mais non, mais non, » indulgemment grondeur, du mari qui trouve que sa femme parle un peu trop, et il détournait la conversation sur un autre sujet, par une de ses anecdotes favorites. Comme tous les conteurs, il n’en avait qu’un nombre restreint, toujours les mêmes et qu’il filait, avec les mêmes temps, le même appui de sa voix sur certaines syllabes, les mêmes effets. Elles sont, hélas ! c’est sa seule faiblesse, dirigées trop souvent contre des confrères qui ont le tort d’avoir quitté la presse pour le livre, et de gagner en librairie ce qu’il doit continuer à demander au journal : — « Reine s’amuse silencieux, » disait-il, « comme moi, c’est vrai. Vous, vous amusez bruyant. Voilà toute la différence. Mais elle a trop d’esprit et de bon sens pour donner dans le travers des gens d’aujourd’hui qui jouent aux ennuyés dans des endroits de plaisir, après avoir tout fait pour y aller… J’ai vu naître ce chic. Je me rappelle encore, il y a bien longtemps de cela : Jacques Molan, le romancier, était venu chez moi, rue Viète, m’implorer pour que je lui fisse obtenir une invitation à la redoute de bêtes de la comtesse Komow. Je la lui obtiens après beaucoup de démarches. Mais la bonne comtesse nous aimait tant !… Le hasard veut que, vers onze heures, avant de me costumer moi-même, je passe au journal, et qui trouvé-je, au milieu des reporters ébahis ? Mon Jacques Molan, habillé en ours, le museau rabattu par-dessus sa tête, comme un capuchon, et il prenait son grand air ennuyé pour débiter aux pauvres petits camarades : « Il n’y a pas eu moyen de dire non à la comtesse, elle a trop insisté… Ah ! mes amis, quel dur métier que d’être un homme du monde !… » Ces deux formules : « Reine n’est pas assez jeune… Reine s’amuse silencieux… » résumaient, dans leur expression familière, des centaines de conversations que M. et Mme Le Prieux avaient eues sur leur enfant. Ces entretiens d’un ordre si délicat, si grave aussi, — puisqu’il s’agissait du caractère, et, par conséquent, des chances de bonheur ou de malheur promises à leur fille unique, — avaient lieu d’ordinaire dans le coupé qui les ramenait d’une « première », où ils n’avaient pu la conduire. C’étaient les seuls instants de tête-à-tête qu’eussent ces époux, très unis pourtant, du moins qui se croyaient très unis. Mais, entre les corvées du monde, pour la femme, et, pour le mari, les corvées de copie, à quelle heure auraient-ils pu causer longuement et intimement ? La nécessité où se trouvait le courriériste dramatique de rester sans cesse à son journal jusqu’à plus d’une heure du matin, pour y improviser son article ou pour l’achever, quand il l’avait commencé sur la répétition générale, les avait décidés à faire lit à part. Hector avait voulu pouvoir rentrer, sans troubler le sommeil de sa femme, lorsque celle-ci s’était couchée plus tôt, et, inversement, quand c’était elle qui s’attardait à un bal avec sa fille, elle ne réveillait pas Hector. Celui-ci ne suffisait à son énorme besogne qu’en préservant ses matinées. Assis à sa table sur le coup de neuf heures, exactement, sa porte condamnée, il ne s’en relevait qu’à midi, ayant mis à bas la plus grande partie de sa tâche quotidienne. Il fallait des circonstances exceptionnelles pour qu’il allât manger son œuf à la coque et boire son café noir auprès de sa femme. Il ne la voyait pour la première fois, d’habitude, qu’au déjeuner de midi, le temps de lui dire bonjour, et Reine était là. Reine était encore là aux dîners, les rares dîners qu’ils prenaient à la maison. Entre temps, il leur fallait vaquer, la mère à ses visites, le père à ses courses, au surplus de son travail, à son énorme courrier. Il s’était fait, à l’imitation d’un autre fécond journaliste, des collaborateurs de ses correspondants, en prenant sans cesse leurs lettres pour thèmes de ses articles. — Le soir appartenait au monde et au théâtre. Etonnez-vous maintenant, si les plus sérieuses causeries de ce ménage avaient lieu dans l’unique tête-à-tête que cette existence permît à ces deux victimes de Paris, au retour du spectacle, et c’est ainsi que la première scène du drame familial auquel j’arrive enfin se joua dans l’intérieur d’un coupé de louage, entre la porte d’un théâtre et celle d’un bureau de rédaction… Vous voyez ce tableautin d’ici : la nuit de janvier épaississant sur la ville un âcre brouillard que les becs de gaz trouent à peine, au long des trottoirs la marche rapide des passants glacés, la voiture roulant sans bruit sur ses roues caoutchoutées, le cocher retenant, de ses mains glacées sous les gros gants, sa bête fumante dont le grelot sonne et qui pressent l’écurie. Derrière les vitres embuées se dessinent les silhouettes de Mathilde et d’Hector : — elle, coiffée d’une délicieuse capote de théâtre aux nuances tendres, son profil de Junon émergeant de la blanche fourrure en chèvre du Thibet dont est doublée sa mante de velours rubis ; — lui, montrant sous la loutre de sa pelisse le plastron à boutons d’or guillochés et le gilet blanc d’un clubman. Vous diriez, à les voir, un couple d’oisifs, un homme du monde que sa femme va déposer à son cercle avant de rentrer elle-même, et c’est un gazetier qui se prépare à gagner ce coûteux à-peu-près de luxe, en peinant, à cette heure-ci, sur des épreuves à la brosse, humides encore de l’imprimerie. Quel symbole de toute leur vie que cette traversée de Paris à cette heure-là et dans ces conditions ! J’ai négligé de dire que la pièce à laquelle ils venaient d’assister avait été donnée à l’Odéon, et que le journal où Le Prieux fait les théâtres est installé dans un entresol de cette rue de la Grange-Batelière, qui partage, avec celle du Croissant, l’honneur d’avoir vu naître et mourir d’innombrables feuilles. Mme Le Prieux avait sans doute escompté la durée de ce voyage nocturne, pour avoir avec son mari la conversation qu’elle entama, aussitôt que le coupé, dégagé de l’encombrement de la place, eut commencé d’aller au plein trot de son cheval : — « Resterez-vous longtemps au journal, mon ami ?… » demanda-t-elle. — « Pas très longtemps, » répondit Hector. « J’ai écrit mon article ce matin, d’après le grand principe : ne remets jamais au lendemain ce que tu peux faire la veille… On n’a rien changé après la répétition générale. Quelques mots pour constater le succès, mes épreuves à revoir, — le tout me prendra une petite demi-heure. Mais pourquoi ?… » — « Parce que je voudrais vous parler en détail d’une chose tout à fait sérieuse, » dit Mathilde. Comme on voit, même dans l’intimité, elle était toujours la « belle Mme Le Prieux ». Le « tu » familier et bourgeois n’avait jamais cessé d’être de sa part une faveur, comme une dérogation à son rang de Déesse : « Si vous n’en avez que pour une demi-heure, je vous attendrai en bas dans la voiture… » — « M’attendre ?… » s’écria Le Prieux. « Alors je ne corrigerai pas l’épreuve, voilà tout. Ce brave Cartier s’en chargera pour moi. » Ce Cartier était le secrétaire de la rédaction, que l’obligeant Hector avait placé là et qu’il considérait comme lui étant tout dévoué. Après avoir hésité quelques secondes, il posa cette question, qui prouvait naïvement à quel point une certaine idée le préoccupait : « Une chose tout à fait sérieuse ? Est-ce qu’il s’agirait d’un mariage pour Reine ?… » — « Précisément, » fit Mme Le Prieux. Puis, avec un rien d’hésitation elle aussi, et comme une nuance d’inquiétude qu’Hector devait se rappeler plus tard : « Qui vous fait me demander cela ? On vous a donc pressenti de votre côté… ? » — « Moi ? » dit-il, « pas le moins du monde. Mais du moment que tu me parles sur un certain ton, de quoi pourrait-il s’agir, sinon du bonheur de Reine ? Tu l’aimes tant et tu as si raison de l’aimer. Elle te ressemble… » Et il lui serra la main avec la tendresse profonde que venaient de trahir et cet éloge et ce subit changement d’appellation. Mathilde n’avait pas besoin de ces petits signes d’émotion dans la tendresse pour savoir que cet homme, d’un cœur si fidèle, d’un dévouement si inlassable, était amoureux d’elle comme au premier jour. Fut-elle touchée de constater, une fois de plus, cette sensibilité de son mari ? Ou bien cet hommage, si spontané, aux hautes et précieuses qualités d’épouse et de mère qu’elle croyait posséder, chatouilla-t-il une place cachée de son amour-propre ? Ou bien encore voulait-elle, appréhendant des objections à l’idée qu’elle roulait depuis des mois dans son front étroit et dominateur, les détruire aussitôt ? Toujours est-il qu’elle rendit à Hector son serrement de main et qu’elle lui répondit, en condescendant, elle aussi, au tutoiement : — « Je n’ai qu’un mérite, celui de n’avoir jamais cessé d’être une femme de devoir. Tu m’en récompenses bien, je t’assure… Voici, » continua-t-elle : « Crucé était venu me parler de ce projet la semaine dernière. Je n’avais pas cru devoir t’en entretenir, avant que les choses ne fussent plus avancées, de peur de t’enlever cette liberté d’esprit qui t’est si nécessaire pour ton travail. Il est revenu aujourd’hui, et il m’a demandé, de la façon la plus positive cette fois, ce que nous penserions du mariage de Reine avec le jeune Faucherot… » — « Edgard Faucherot ? » s’écria Le Prieux : « Faucherot voudrait épouser Reine ?… » — « Et pourquoi pas ? » demanda Mathilde. « Qu’est-ce qui t’étonne tant, dans cette démarche ? Car les Faucherot font la première démarche, remarque-le bien. Crucé ne m’a pas caché que s’il n’était pas un ambassadeur officiel, il était à tout le moins un messager très officieux… » — « Ce qui m’étonne ?… » fit Hector. « Mais d’abord, Faucherot n’est pas libre. Tu as donc oublié que cet automne encore sa mère se plaignait à toi des folies qu’il faisait pour la petite Percy. Elle voulait que je m’emploie à la faire engager pour l’Amérique afin de la séparer de son fils, et comme Percy est toujours aux Variétés… » — « Cela prouve tout simplement qu’il s’est rendu libre. Il a rompu avec elle, » dit Mme Le Prieux, « et précisément parce qu’il aime Reine… Que cela ne t’inquiète pas, mon ami. J’ai pris mes renseignements, moi aussi. Mme Faucherot a exagéré les choses. Comme elle est veuve, et qu’elle n’a qu’un fils, c’était naturel qu’elle prît peur. Ce jeune homme a eu simplement la tête tournée par la vanité d’afficher une comédienne à la mode. Il ne s’agit pas là d’une de ces liaisons qui marquent dans la vie, et qui peuvent inquiéter les parents d’une jeune fille… » — « C’est égal, » fit Hector, « j’avais rêvé, je te l’avoue, pour celui auquel nous donnerons notre charmante Reine, d’autres souvenirs de jeunesse que des soupers avec la petite Percy… Et puis, il n’y a pas que la petite Percy, il y a la mère. Tu as mis des années, voyons, rappelle-toi, avant de recevoir Mme Faucherot ? Tu la vois maintenant par bonté, parce que c’est une brave femme, j’en conviens, et que toi tu en es une excellente… Mais si elle devient la belle-mère de Reine, ce sont des rapports de famille que tu devras avoir avec elle, toi qui as été élevée comme une grande dame. » (Il croyait cela, le chroniqueur parisien !) « Et elle ?… Qu’elle ait débuté comme vendeuse dans la maison Faucherot avant d’être promue au rang de patronne, je ne le lui reproche pas… Il y a des vendeuses qui sont des dames… Mais elle ?… J’ai bien le droit de dire qu’elle a gardé un fort parfum de boutique, et les millions de feu le père Faucherot n’y peuvent rien. Elle a pu faire enlever les grandes lettres d’or que je voyais resplendir, sur le devant de leur balcon, rue de la Banque, lorsque je passais par là en allant au journal, autrefois : Hardy, Faucherot successeur, Soie et Velours. Ces lettres, elle les porte partout avec elle, imprimées sur tout son être… Elle reste, ce qu’elle était derrière son comptoir, petite bourgeoise et commune à en pleurer. Elle le reste chez les grandes couturières où elle s’habille maintenant, au Bois, dans sa voiture, que traîne sa paire de chevaux de dix mille francs. Ah ! Elle ne nous en a pas laissé ignorer le prix, pas plus que celui des foies gras et des vins que l’on sert chez elle !… Et ces invitations qu’elle lançait par tout Paris, dans les premiers temps, à des grandes célébrités qu’elle ne connaissait pas, pour se faire un salon ? Et ses gaffes ? Elles sont célèbres. Toi, la femme du monde par excellence, comment les supporteras-tu ? Ma pauvre amie, même avec ton tact et ton doigté, qui est supérieur, tu n’arriveras pas à t’en tirer… » Mme Le Prieux avait laissé parler le journaliste, qui, on le voit, avait pris de son métier l’habitude de causer, un peu comme il écrivait, par morceaux et par tirades. S’il manquait totalement à Mathilde, je l’ai déjà dit, et toute sa vie le montre trop, cette intelligence du cœur d’autrui qui permet seule la vraie délicatesse, elle avait cette autre intelligence, si féminine qu’elle est la femme même, et qui consiste à savoir exactement ce que le plus délicat des grands poètes antiques appelait déjà « les abords faibles de l’homme et ses moments ». Elle avait eu son idée en ne coupant pas la « tartine » de Le Prieux. La grande objection à un mariage qu’elle avait, on le devine, préparé savamment n’était pas celle qui venait du plus ou moins de distinction de Mme Faucherot, de la maison Hardy, Faucherot successeur, soie et velours. En permettant à son mari de s’échauffer, elle comptait bien qu’il arriverait à montrer le fond de sa pensée, et c’est ce qu’il fit en concluant, après un silence, et comme elle ne répondait toujours pas : — « Et puis, je passerais sur le fils, tu passerais sur la mère. Il resterait à savoir ce que pense Reine… » — « Ah ! » fit la mère avec un accent singulier, tout mélangé d’ironie et de curiosité : « Tu sais ce que pense Reine ?… C’est vrai. Elle s’ouvre un peu avec toi. Que t’a-t-elle donc dit ? » Il y eut un nouveau silence. La dominatrice venait, par désir de savoir si une autre démarche avait été faite auprès d’Hector, de toucher à la place la plus sensible et la plus secrète, la plus douloureuse aussi de ce cœur d’époux et de père, une place presque inconnue de lui-même. Pareil sur ce point à tous les hommes chez lesquels la timidité résulte, non pas des circonstances, mais de leur personne, et dont c’est la façon même de sentir, Hector se trouvait absolument déconcerté devant les natures très renfermées comme était celle de Reine. Que de fois, dans le regard de sa fille fixé sur lui, il avait aperçu, deviné plutôt, un mystère, des pensées et des sentiments qu’il avait eu à la fois désir et peur de démêler, peut-être parce que ces sentiments et ces pensées correspondaient à des choses secrètes de son propre cœur qu’il ne consentait pas à s’avouer ! Oui. Il savait ce que Reine pensait, mais il ne voulait pas le savoir. Il savait que cette tristesse des yeux de cette charmante enfant venait d’une pitié profonde, infinie, pour lui, pour son existence de forçat littéraire, esclavage, — par quoi et par qui ? Répondre à cette question, c’eût été condamner quelqu’un, qu’il aimait avec cette tendresse passionnée, qui ne juge pas, fût-ce devant l’évidence ; et, ce qui achevait de lui rendre plus douloureux encore l’inconnu de ces pensées et de ces sentiments de sa fille, c’était précisément la crainte qu’il ne fût pas seul à en soupçonner la nature. C’est pour cela que cette phrase de sa femme l’avait fait tressaillir, et qu’il répondit avec un sourire contraint, en essayant de feindre une indifférence qui n’était pas dans son cœur : — « Ce qu’elle m’a dit ?… Mais absolument rien… Ne t’imagine pas qu’elle s’ouvre avec moi plus qu’avec toi. D’ailleurs à quel moment pourrait-elle me faire des confidences ? Je ne la vois quasi jamais seule… Mais à défaut de confidences j’ai… » — Une évidente gêne lui faisait chercher ses mots. Il répéta : « Oui, à défaut de confidences, j’ai des impressions, et, puisque nous sommes sur ce chapitre, j’avais cru remarquer que, si elle distinguait quelqu’un, ce n’était certes pas Faucherot… » — « Et qui serait-ce ?… » interrogea vivement la mère. — « Ce serait son cousin Huguenin, » répondit Le Prieux, et, comme se défendant du manque de confiance qu’impliquait sa discrétion sur un pareil secret : « Je te répète que c’est une hypothèse gratuite, que Reine ne m’en a jamais, jamais parlé, ni Charles non plus, d’ailleurs… Tu penses bien que je ne serais pas resté sans te prévenir aussitôt… »
— « En effet, » dit Mme Le Prieux, en haussant à demi ses belles épaules, « c’était une inclination à ne pas encourager… Tu sais comme je suis bonne parente, » insista-t-elle, « et comme j’ai accueilli Charles Huguenin, quoique après tout il ne soit qu’un cousin au second degré, et que je n’eusse pas vu son père depuis des années… Mais Charles a peu de fortune. Il n’a pas de position. Ce n’en est pas une d’avoir fini son droit et de s’être fait inscrire au barreau de Paris. S’il se mariait maintenant, il lui faudrait, pour pouvoir soutenir sa femme, aller s’établir en Provence, avec son père, et faire du vin, de l’huile et des vers à soie… Et franchement, vois-tu Reine, dans un mas de là-bas, surveillant les ouvriers, et plus de théâtre, plus de visites, plus de bals ?… Je sais. Je sais. Elle dit toujours qu’elle n’a pas le goût du monde. Maman aussi disait cela, du vivant de mon pauvre père, et puis, quand nous avons été ruinés, c’était moi qui devais la réconforter… Mais il ne s’agit pas de cela. Heureusement Charles ne pense pas plus à Reine que Reine ne pense à Charles. J’en reviens aux Faucherot. Que faudra-t-il répondre à Crucé ? .., Je dois tout de suite te dire que la question de la dot est réglée. Je n’ai rien caché à cet excellent ami, et cette brave Mme Faucherot — qui a ses ridicules, j’en conviens, moins qu’autrefois, elle se forme, — a toujours eu beaucoup de cœur. Elle a très bien compris. On ne peut pas tout faire dans la vie. Son mari et elle ont fait de l’argent, nous avons fait, nous, des relations. Ce n’est pas ta faute, si nous n’avons rien à donner à Reine, mon ami, c’est celle de ton métier. Je le savais quand je t’ai épousé, mais je me suis promis d’épargner à notre enfant, si c’était possible, tant de soucis que nous avons eus… Bon. Nous voici au journal. Ne te dépêche pas, corrige tes épreuves, j’attendrai tout le temps qu’il faudra… » Le coupé avait en effet tourné le coin de la rue Drouot, comme la généreuse Mathilde accordait ce magnanime pardon à son mari, et lui faisait, avec condescendance, cette offre d’une attente de trente minutes, dans une voiture très capitonnée et très chauffée. Pourquoi celui-ci, en descendant de cette voiture et en gravissant de ses bottines vernies les marches contaminées de l’escalier, se rappela-t-il soudain les yeux bruns de Reine et la tristesse de leur regard ? Quel rapport y avait-il donc entre ce regard et les paroles qu’avait prononcées sa mère ? Pourquoi aussi, tandis que le brave Cartier — comme il l’avait appelé, — lui tendait ses épreuves, le journaliste voyait-il distinctement, au lieu des feuillets maculés, sur lesquels sa plume machinale traçait les signes cabalistiques des corrections, oui, pourquoi voyait-il le paysage de Provence qu’il n’avait contemplé qu’une fois pendant douze heures, au mois de septembre, en passant, au retour d’un congrès de presse : le mas des Huguenin, abrité du mistral par le rideau noir de ses cyprès, les lignes des ceps, étalant leurs feuilles découpées et l’opulence de leurs lourdes grappes de raisins violets au-dessus de la terre rouge, un clos de rosiers en fleur, un bois d’oliviers argentés tout auprès, et les rochers qui séparent ce bois de la Méditerranée, toute bleue et blanche de voiles ?… Quel rapport cette vision avait-elle avec l’homme de lettres qui griffonnait maintenant les quelques lignes complémentaires de son article, d’une main soignée et fine où brillaient deux belles pierres ? Cette main n’avait jamais touché un outil rustique, sinon dans sa plus lointaine enfance. Etait-ce pourtant la nostalgie de la terre qui reprenait l’écrivain connu ? Etait-ce le provincial qui reparaissait après trente années et plus dans le Parisien ? Ou bien devinait-il que le bonheur de cette fille qui lui ressemblait d’âme comme elle lui ressemblait des yeux, était là-bas, loin, bien loin des millions du fils Faucherot, loin de Paris, — loin de quoi et de qui encore ?… Mais déjà la vision s’était effacée. Hector avait ramassé les feuillets corrigés de ses épreuves, il les avait donnés à Cartier, il avait boutonné sa pelisse, et, touchant de sa main le bord de son chapeau, froidement, dignement, comme il sied à l’un des princes de la critique vis-à-vis des simples reporters qui besognaient là tardivement, il avait quitté la salle de rédaction, sans entendre les propos que les petits journalistes, ainsi salués, échangeaient maintenant sur le compte de leur aîné. — « C’est encore un de nos jolis chapeaux vissés, le père Le Prieux, » faisait l’un. — « Et penser qu’à son âge tu seras peut-être aussi snob que lui, » faisait l’autre, et il ajouta en riant : « et aussi gâteux… » — « Le fait est qu’il est d’un nul ! Sa dernière chronique était-elle assez coco ? On se demande comment c’est arrivé, un gaillard comme celui-là. » — « Le nouveau moyen de parvenir, par Hector Le Prieux, I volume, 3 fr. 50, » fit le brave Cartier, en bouffonnant : « axiome : on épouse d’abord une très belle femme… » — « Qu’entendez-vous par là ? » demanda l’autre. — « Mais ce que vous entendez vous-même, » fit Cartier, qui avait pressé sur un timbre et qui s’interrompit de sa rosserie, pour dire au garçon de bureau, venu à l’ordre : « Avertissez la composition que Le Prieux fera une colonne trois quarts… Je revois l’épreuve. Vous l’aurez dans dix minutes… Nous, qui ne sommes pas de la haute, si nous en culottions une… » Et l’obligé d’Hector le snob, d’Hector le gâteux, d’Hector le mari arrivé par la beauté de sa femme, bourra soigneusement une pipe d’écume qu’il alluma, de son air narquois d’excellent garçon, en reprenant les feuillets que Le Prieux avait déjà corrigés, pour les nettoyer de leurs dernières coquilles… C’était sa manière de payer sa dette envers son protecteur. Le secrétaire de rédaction était sincère dans ses diffamations, et dans la complaisance qu’il mettait à rendre ce service au vieux journaliste. Il lui était reconnaissant et il l’enviait, non pas de sa position littéraire, mais de sa voiture au mois, mais de ses relations dans la Haute, — respectons son style, — mais enfin d’être le mari de la « belle Mme Le Prieux » !