Drames de famille/Le luxe des autres/8
VIII LE PLAN D’HECTOR LE PRIEUX
[modifier]— « J’ai mon plan… » C’est sur ces mots, répétés pour la troisième fois, qu’Hector Le Prieux quitta l’amoureux de sa fille, muni de la lettre qu’il lui avait fait écrire, et aussi de la dépêche de Reine. — « Je vous la renverrai demain en vous tenant au courant, » avait-il dit encore. « Elle m’est nécessaire… » Il faut croire que ce billet touchait en lui une place infiniment profonde, car Charles Huguenin, qui s’était mis sur son balcon, pour le regarder s’en aller, put le voir qui s’enfonçait de nouveau sous les arbres dépouillés du Luxembourg, la petite feuille bleue à la main. Il marchait, épelant un par un les mots de cette chère écriture, abîmé dans les pensées que cette contemplation soulevait en lui, au point qu’il ne s’aperçut de l’endroit où il était qu’au moment où il franchissait la grille, en face de la rue Soufflot. Il avait traversé tout le ja rdin, comme en songe. Il reconnut le trottoir qu’il avait tant suivi, jadis, la station d’omnibus, les boutiques, celles-ci changées, celles-là non. Il avait l’habitude, lors de ses débuts littéraires, d’aller lire les journaux dans un des cafés qui avoisinent l’Odéon, et il s’y dirigea, sans bien s’en rendre compte, comme si, dans les minutes d’extrême désarroi intérieur, les mouvements s’accomplissaient en nous, presque tout seuls. Par hasard, l’endroit était demeuré le même. Décoré jadis par des peintres qui avaient ainsi payé des arriérés de petits verres et de demi-tasses, il montrait, dans ses profondeurs, quatre panneaux disparates représentant : l’un, une Vénus sortant des eaux ; l’autre, l’agonie d’un cerf dans un hallier ; un troisième. Pierrot regardant la lune ; un quatrième, une fille du quartier Latin. Le bohémianisme de cette taverne enfumée ne contrastait pas moins avec le délicat roman de Reine et de son cousin qu’avec les habitudes de haute tenue où la « belle madame Le Prieux » faisait vivre Hector. Mais, pour celui-ci, le rayonnement de sa propre jeunesse illuminait ce rendez-vous de rapins et d’étudiants. Il prit place à une table d’angle, libre en ce moment, sans même remarquer l’attention qu’excitait, parmi les habitués et habituées du lieu, tous et toutes passablement débraillés, la présence d’un homme de cinquante ans passés, vêtu comme un président de Conseil d’administration, le ruban de chevalier de la Légion d’honneur à la boutonnière, et qui demandait de quoi écrire. Il libella ainsi, d’une main rapide et délibérée, sur ce papier de rencontre, une lettre de deux pages, qu’il termina par une signature d’une décision presque agressive. C’était un billet pour Crucé, qu’il fit aussitôt porter par un commissionnaire. Est-il besoin de dire que ces quelques lignes coupaient court, par avance, en son nom et au nom de sa femme, à la démarche matrimoniale des Faucherot ? Cette besogne achevée, qui était la toute première mise en œuvre de son plan, il regarda sa montre. Il savait qu’en rentrant rue du Général-Foy, en ce moment, il n’y trouverait ni sa femme ni sa fille. Il songea, comme cela lui arrivait souvent, à passer au journal pour y prendre langue avec le rédacteur en chef, au sujet de sa chronique du lendemain. Puis^ la seule idée du plus léger contact avec sa vie quotidienne, avant d’avoir affronté les deux scènes auxquelles il se préparait, lui fut odieuse. Un ressouvenir de ses habitudes de jeunesse traversa de nouveau son esprit : — « Pourquoi ne travaillerais-je pas ici, comme autrefois ? » Il pria le garçon de lui donner un autre cahier de papier à lettres, une plume neuve, de remplir l’encrier, et, prenant une des gazettes souillées qui traînaient à même le marbre d’une table voisine, il chercha dans les faits divers s’il ne trouverait pas matière à son article. L’assez vulgaire aventure d’une demi-mondaine plaidant contre son couturier attira son regard, à cause des chiffres fantastiques auxquelles étaient tarifées les élégances de la demoiselle, 3,750 francs pour un costume ! Et il commença d’écrire, d’une main non moins délibérée que tout à l’heure, les réflexions que ce prix du luxe soulevait en lui. Six heures sonnaient qu’il était encore là, finissant de noircir sa douzième feuille. Sa chronique du lendemain était achevée. Il la relut, avec un mélange singulier de fierté et de mélancolie : pour la première fois, depuis des années peut-être, il venait de composer un morceau dont il n’était pas secrètement honteux. C’est qu’il l’avait écrit pour se plaire à lui-même et non par devoir, comme il avait rêvé jadis d’écrire et ses vers et ses romans, quand il venait causer ou griffonner dans ce modeste café, plus de trente ans auparavant. Cette impression, qui s’accordait si complètement au reste de sa journée, aurait encore renforcé Le Prieux dans son désir d’épargner à sa fille les chagrins d’une destinée manquée, si ses nerfs n’eussent été tendus à ce degré où l’être entier n’est que volonté et qu’énergie. C’était même cette surexcitation de toute sa personne qui lui avait rendu le temps insupportable et qu’il avait comme trompée en écrivant, — par un de ces phénomènes d’automatisme professionnel, qui sont de tous les métiers, et qui prouvent, entre parenthèses, combien notre gagne-pain devient réellement une seconde nature, l’instinct en nous d’une véritable espèce sociale. Cette diatribe contre le luxe et son esclavage n’avait pas eu que ce résultat de faire passer deux heures au journaliste. Elle allait agir sur lui de deux manières, — par autosuggestion d’abord, comme il arrive aux littérateurs, si aisément intoxiqués de leurs propres phrases, — ensuite, par le rappel des faits et des chiffres auxquels il venait de penser. — « Six heures, » se disait-il en franchissant le seuil du vieux café, « je vais trouver une voiture devant l’Odéon… A six heures vingt, je serai à la maison. Ce sera à peu près le moment où elles rentrent… J’aurai le temps de causer avec Reine avant le dîner. La grande affaire, c’est que la pauvre petite ne passe pas la nuit sur son chagrin. Va-t-elle être heureuse de cette lettre de Charles ? Fanny Perrin avait raison. Elle serait morte de l’autre mariage… Mais comment s’y était-elle décidée ? Voilà ce que je saurai enfin… » Il avait arrêté un fiacre vide, et il y était monté. La question à laquelle son esprit revenait sans cesse, depuis la veille, l’avait ressaisi : « Oui, » reprenait-il, « qu’est-ce que Mathilde lui a dit, pour vaincre sa résistance, et qu’elle n’a pas voulu répéter à son cousin ? Quelle est cette raison mystérieuse, et qui, évidemment, la terrorise ? Mais sa mère elle-même, pourquoi a-t-elle semblé tant tenir à ce mariage ? Ces Faucherot n’ont pour eux que leur argent… L’argent ! L’argent !… Non, Mathilde n’aime pas l’argent. Elle est si généreuse ! Mais c’est vrai que dans cette absurde vie que nous menons, il en faut tellement, presque autant que pour l’existence de cette malheureuse, sur laquelle je viens d’articler… Trois mille sept cents francs un costume !… Mathilde ne s’est certes jamais permis de ces folies, mais elle a beau être une admirable ménagère, et si entendue, les grands faiseurs sont les grands faiseurs, et, depuis que Reine va dans le monde, les frais sont doublés. » Le Prieux, pareil sur ce point à tous les chefs de famille, ne savait que par à peu près le détail des dépenses de toilette de sa femme et de sa fille. Par une invincible association d’idées, il se demanda soudain : « Quel peut bien être leur budget exact ? » Et tout d’un coup, voici qu’à travers ce calcul mental, une hypothèse inattendue apparut devant son esprit, qu’il essaya d’écarter, mais en vain : « Mon Dieu ! pourvu qu’elle n’ait pas été entraînée à faire des dettes, qu’elle n’aurait pas osé me dire ? Pourvu qu’elle n’ait pas d’obligations à Mme Faucherot ? Pourvu que ce ne soit pas là cette raison, et de son désir de ce mariage, et du consentement de Reine ?… Non, ce serait trop affreux… Mais ce n’est pas !… Ce n’est pas !… » On le voit, l’espèce de travail inconscient qui s’accomplit dans l’esprit sous l’influence des sentiments très intenses, et qui est leur vie secrète et profonde, avait conduit ce mari, de caractère bien peu inquisiteur, tout près de la vérité. Il « brûlait », comme disent si joliment les enfants qui jouent à cache-cache. Cette divination allait lui rendre plus douloureuse l’exécution du plan dont il avait parlé à Charles, et qui se réduisait à ceci : remettre la lettre du jeune homme à Reine, et arracher, à la première émotion de celle-ci, un aveu et un consentement. Il lui resterait à vaincre les objections de sa femme. C’était pour cela qu’il avait voulu garder la petite dépêche bleue de sa fille. Même après tant de signes accusateurs, il ne doutait pas, il ne voulait pas douter de Mathilde : en présence d’une preuve aussi indiscutable des inclinations de leur enfant, elle ne s’obstinerait pas dans un projet dont elle n’avait certainement pas soupçonné la férocité. La raison mystérieuse que Reine avait refusé de révéler se trouverait être un malentendu, comme il l’avait dit lui-même. Quoiqu’il s’enfonçât cette idée dans la pensée, avec toute la force de son amour pour sa femme, cet homme, perspicace malgré son cœur, n’arrivait pas à chasser l’autre idée, sortie, semblait-il, du plus fortuit rapprochement, et quand il introduisit dans la serrure de la porte de son appartement la petite clé de sûreté en or — un présent de sa femme, naturellement — qu’il portait à la chaîne de sa montre, comme un bibelot d’élégance, cette autre idée l’obsédait de nouveau, d’une façon singulièrement douloureuse. D’où lui serait venue sans cela, dans ces circonstances et à cette minute, l’image d’un des grands éditeurs de Paris, rencontré à une première représentation ces temps derniers, et qui lui avait dit : « Je fonde une revue. Le Prieux. Si vous écriviez pour moi vos souvenirs ? Vous me donneriez ensuite le volume. Nous ferions une affaire double, voulez-vous ?… » — « Mes souvenirs ? » avait répondu le journaliste, « mais je n’ai jamais eu le temps de vivre. Où aurais-je pris celui d’en avoir ?… » Pourquoi se rappelait-il cette conversation, sur le palier de son appartement, sinon parce qu’il cherchait déjà le moyen d’augmenter encore ses revenus de cette année ? Il entrevoyait la possibilité d’un nouvel engagement, après tant d’autres ! Quel arriéré pensait-il donc à combler ? Toutefois, sitôt entré dans l’antichambre, une rencontre inattendue vint détourner son esprit. Il vit le pardessus et la canne d’un visiteur, posés sur la table, et le groom, qui faisait les fonctions de valet de pied, répondit à sa demande que M. Crucé était dans le salon avec madame.
— « Et mademoiselle aussi ?… » demanda Le Prieux. — « Mademoiselle est chez elle, » répondit le petit domestique. « Elle n’est pas sortie de l’après-midi. Elle est souffrante… » Crucé là, à cette heure, — c’était, sans aucun doute, Mathilde avertie, dès maintenant, du coup d’État domestique, par lequel Hector avait substitué sa lettre de rupture à la lettre d’acquiescement qu’il s’était chargé de porter, et dans quelles conditions ! C’était aussi l’explication entre les deux époux rendue inévitable et tout de suite. Le Prieux n’hésita pas. Il fallait qu’il vît Reine d’abord, et qu’il eût, de ce côté, plein pouvoir d’agir. Il dit au petit domestique : « Ce n’est pas la peine de déranger madame. Ne la préviens pas que je suis rentré. » Et il alla frapper à la porte de la chambre de sa fille. Le « qui est là ? » prononcé d’une voix si faible qu’il l’entendit à peine, l’émut presque aux larmes, tant il y devina de lassitude, et plus encore l’obscurité totale où il se trouva, cette porte une fois ouverte. Sous le prétexte d’une névralgie commençante. Reine s’était couchée, les volets clos, les rideaux baissés, dans ces ténèbres volontaires où les femmes ont toutes l’instinct de se blottir, de s’ensevelir, quand elles souffrent d’une certaine sorte de souffrance, comme si même la lumière était alors pour elles une des brutalités de la vie. Et quand elle eut tourné la clé de la lampe électrique, sous cette dure clarté blanche qui fait plus crûment saillir les stigmates des visages, elle montra au père une physionomie si altérée de douleur qu’il eut peur, un instant, du sursaut de joie qu’elle allait recevoir. Mais déjà, elle s’était accoudée sur les oreillers brodés de son petit lit, comme à l’époque où, fillette de moins de dix ans, il venait la surprendre et l’embrasser, avant de partir pour le théâtre, et, avec une grâce enfantine et ce souci des autres, trait délicieux, geste inné de cette tendre et fine nature, elle disait : — « Il ne faut pas vous inquiéter de moi, mon cher Pée. J’ai eu un peu froid, en allant et revenant du cours… Avec la chaleur du lit, cela passera. Et demain matin, c’est le jour de votre grande chronique, je pourrai me lever, pour bien vous préparer toutes vos choses… » — « Tu pourras surtout te reposer, » répondit Hector. Et, tirant de sa poche les feuillets< griffonnés sur la table du café : « Ma chronique est faite. Votre Pée n’aura donc pas besoin de vous, mademoiselle Moigne, et, pour une fois, vous paresserez à votre aise… Et puis, » ajouta-t-il, après un silence et sur un ton qu’il essayait encore de rendre plaisant, mais le trouble intérieur palpitait dans sa gaieté feinte, « et puis, quelqu’un m’a remis une lettre pour vous… » Et il ouvrait son portefeuille maintenant, pour y prendre le billet de Charles. — « Quelqu’un ? », répondit Reine. Lorsqu’elle eut entre ses mains l’enveloppe et qu’elle eut reconnu l’écriture, un flot de sang empourpra son visage, et elle se mit à trembler, d’un mouvement presque convulsif qui la remuait tout entière, tandis que son père la réconfortait : — « Lis cette lettre, mon enfant adorée, et n’aie plus peur. Reprends confiance… Si je me suis chargé de ce message, tu dois comprendre que Charles m’a tout dit, et que j’approuve tout… Il faut que les malentendus se dissipent. Ma belle douce Moigne, lis ta lettre… Ne me parle pas avant de l’avoir lue… Je t’aime tant, ma fille, ma petite fille… » Et, de nouveau, avec cet effort de gaieté dans la gâterie qui veut épargner les excès de l’attendrissement à une sensibilité trop jeune et trop vive : « Si tu ne la lis pas, ta lettre, c’est moi qui te la prends, et qui te la lis tout haut… » Tandis que Le Prieux parlait, une nouvelle ondée de sang avait envahi le front et les joues de Reine, et coloré jusqu’à son cou, qui sortait si souple, si mince, de la batiste souple de sa chemise de nuit, avec l’enroulement autour de lui de sa longue natte défaite. Les larges manches flottantes à volant laissaient voir ses bras, un peu maigres et tout blancs, avec le réseau transparent de leurs veines joliment bleuâtres. A peine si la couverture de soie piquée était soulevée par son corps, qui se devinait si fin, si svelte, trop frêle presque pour son âge, et l’homme qui la regardait ouvrir l’enveloppe avec des mains frémissantes, se sentait plus ému encore par cette vision de la gracilité de son enfant. Il éprouvait devant elle cette espèce d’apitoiement sans analogue, qui fait d’un père et d’une mère les esclaves passionnés des moindres volontés d’une créature dont la délicatesse leur semble si exposée, si blessable ! Ils voudraient alors, au prix de leur propre vie, lui épargner la moindre souffrance, le moindre froissement. Le spectacle d’une peine infligée à cet organisme fragile leur est une douleur, presque physique, et qui les atteint eux-mêmes au point le plus intime. C’est ainsi qu’en voyant le visage de Reine se décomposer soudain et pâlir, à la lecture de la lettre où Charles lui demandait pardon, ses yeux se fermer, sa tête s’en aller sur l’oreiller, dans le demi-évanouissement d’une impression trop forte, Le Prieux fut saisi d’une épouvante qui le fit s’élancer et prendre sa fille dans ses bras, et il lui serrait les mains, et il lui baisait le front en lui disant : — « Reine, reviens à toi. Reine, Reine !… Maladroit et brutal que je suis !… Moi qui croyais que tu allais être heureuse, me sourire !… Ma fille ! Ma fille !… Souris-moi. La joie t’a fait mal… Ah ! tu ouvres les yeux, tu me souris… Merci… Mais comment as-tu pu garder ce secret sur ton pauvre cœur ? L’autre matin, quand ta mère t’a parlé, pourquoi ne nous as-tu pas dit : « J’aime Charles et Charles m’aime ? » Enfin, c’est passé… Souris-moi encore. Il demande ta main. Tu l’épouseras… Pourquoi secoues-tu la tête ainsi ?… » — « Parce que je ne l’épouserai pas », répondit Reine. Et même dans l’étouffement de sa voix, brisée par l’émotion présente, le père retrouva cet accent de fermeté singulière qui l’avait tant frappé, lorsqu’elle avait refusé le délai offert. — « Tu ne l’épouseras pas ? » répéta-t-il, « mais pourquoi ? » — « Parce que j’ai bien réfléchi », reprit Reine, d’un ton plus ferme encore, « et que je ne crois pas que nous serions heureux ensemble… » — « Non ! mon enfant », interrompit douloureusement Le Prieux, en lui mettant la main sur la bouche, « ne recommence pas à essayer de me tromper… Vois-tu, maintenant que je sais tout, ce n’est plus possible… Oui, je sais votre conversation au bal, et ce que ton cousin t’a dit et ce que tu lui as répondu… Aurais-tu parlé de la sorte si tu n’avais pas réfléchi alors, et si tu n’avais pas cru que tu serais heureuse par lui et que tu le rendrais heureux ?… Quand tu m’as embrassé, avant d’aller auprès de ta mère, hier matin, je sais ce que tu pensais. Veux-tu que je te le répète ? Tu pensais que ta mère allait te parler d’un projet de mariage avec Charles, et tu en étais bien, bien contente. Ne nie pas. Je l’ai lu dans tes yeux au moment même, mais je n’avais pas tout à fait compris. Je comprends à présent. Tu avais réfléchi à ce moment-là, pourtant ?… Et puis je sais encore que tu as écrit à ton cousin, hier, et que vous vous êtes vus ce matin. Ne rougis pas, mon amour, ne tremble pas. Si tu pouvais lire dans mon cœur, tu n’y trouverais que le remords de n’avoir pas deviné le tien… Mais ce cœur m’est transparent maintenant. La raison qui t’empêche de vouloir épouser celui que tu aimes, cette raison que Charles a implorée de toi et que tu n’as pas voulu lui avouer, je la sais aussi. C’est nous, cette raison, c’est notre situation… Tu t’es dit : « Si j’épouse Edgard Faucherot, je serai riche, et mon père travaillera moins… » Avoue que tu t’es dit cela ? Tu es comme ta mère. Tu t’inquiètes de me voir tant écrire. Mais c’est ma vie, à moi, d’écrire. Je suis un vieux cheval qui trottera jusqu’à la fin, et si je me reposais, je mourrais. Ce qu’il me faut, ce n’est pas de moins écrire, c’est de pouvoir me dire, assis à ma table : « Ma petite Moigne est heureuse… » Et quant à nos dettes… » Il épiait la physionomie de sa fille, en prononçant ces mots, pour lui terribles. Si Reine ne tressaillait pas, d’un sursaut de dénégation, c’est qu’ils avaient, en effet, des dettes et qu’elle le savait. Elle tressaillit bien, mais de surprise, et sans oser répondre non ; et le père continuait, imaginant, pour convaincre son enfant, une de ces ruses qui ne seront certes pas inscrites là-haut, au livre des péchés : « Quant à nos dettes, je n’aurai même pas besoin de travailler davantage pour les régler… On m’a demandé, ces temps derniers, d’acheter mes deux fermes de Chevagnes… » Elles étaient, depuis des années, aussi fortement hypothéquées que le permettait leur valeur ! « Je n’en aurai plus besoin », continua-t-il, « à présent que j’aurai une campagne où me retirer quand je serai vieux, près de toi, là-bas, en Provence. Car c’est oui. Tu vas me dire oui, et que tu épouseras ton cousin… Voyons, si je te le fais demander par ta mère ?… » — « Ah ! » gémit Reine, « jamais maman ne consentira à ce mariage. » — « Mais si elle y consent, je te répète, si elle te le demande elle-même ? Serait-ce oui alors, réponds ? » — « Ce serait oui », dit la jeune fille, si bas que cet aveu de son sentiment pour son cousin et de son renoncement à l’immense sacrifice s’échappa moins comme une parole que comme un soupir ; et, passant ses bras au cou de son père, elle cacha son visage rougissant, mais de pudeur et de joie tout ensemble cette fois, contre l’épaule de l’écrivain vieilli, — cette épaule devenue un peu plus haute que l’autre, à cause des innombrables séances devant la table de travail, la plume en main. Que cette étreinte ressemblait peu au froid baiser du matin, à celui qui avait scellé le consentement de Reine au mariage avec le jeune Faucherot, alors que le père n’était pas loin de croire au plus triste calcul de vanité chez sa fille, et la fille au plus triste aveuglement chez son père, sinon au plus égoïste abandon ! En ce moment, serrés contre le cœur l’un de l’autre, ils goûtaient cette communion absolue de deux âmes dans la tendresse heureuse, — cette absolue fusion que l’amour, avec ses jalousies et les troubles de ses sensualités, connaît si rarement, si rarement même l’amitié, et qui est comme la sainte poésie de la vie de famille, la rançon de ses pénibles et bourgeois devoirs, de ses déprimantes monotonies, de ses étroitesses et de ses médiocrités. Une apparition facile à prévoir, — mais comment Reine et son père y eussent-ils pensé ? — allait les arracher brusquement tous deux à l’ineffable douceur de cette parfaite entente, et réveiller, chez le père, une énergie et une présence d’esprit qu’il n’avait jamais eues auparavant, qu’il ne devait jamais avoir depuis, pour son propre compte. Mme Le Prieux venait d’entrer dans la chambre. Hector connaissait trop toutes les expressions de ce beau et altier visage qu’il avait tant aimé, qu’il aimait tant encore, pour s’y tromper une seconde, surtout sachant que Mathilde venait de recevoir la visite de Crucé. Elle arrivait, irritée jusqu’à l’indignation. Que son mari eût osé ce qu’il avait osé, qu’il eût intercepté sa lettre à elle, une lettre convenue entre eux, pour en substituer une autre, écrite par lui et dans des termes exactement contraires, c’était une action si exorbitante, qu’elle pouvait à peine y croire ! L’éclat de cette indignation était comme suspendu par la stupeur. Déjà, elle n’attribuait pas la responsabilité de cette audace à Hector. Le regard dont elle enveloppa aussitôt sa fille attestait que, dans sa pensée, elle considérait celle-ci comme la vraie coupable. Mais sa bouche impérieuse n’eut pas même le temps de questionner ses deux victimes, si muettes jusqu’alors, si complètement dociles à la dictature de son égoïsme. Elle n’avait pas fait deux pas dans la chambre que Le Prieux s’était élancé, avec une exaltation qu’elle n’avait jamais connue sur cette physionomie d’ordinaire si placide, et il lui disait, d’une voix tout ensemble affectueuse et dominatrice, où elle sentit, avec une surprise encore accrue, une autorité qui n’admettait pas la réplique : — « J’allais te chercher, Mathilde, pour t’amener auprès de cette grande fille qui n’a pas eu confiance en nous, qui n’a pas voulu comprendre que nous ne désirons que son bonheur, et que si nous lui avons parlé de ce projet de mariage avec le fils Faucherot, c’est que nous croyions que son cœur était libre… Et elle vient de m’avouer qu’il ne l’est pas, qu’elle aime son cousin Charles et qu’elle en est aimée !… Et cet autre grand enfant de Charles, qui n’avait pas osé venir nous parler, à toi et à moi, et nous dire : « J’aime Reine ! » — A-t-on une idée d’une sottise pareille ?… Si je n’avais pas vu Charles aujourd’hui, si je ne lui avais pas arraché cet aveu, à lui d’abord, à elle ensuite, nous n’aurions rien su. Comprends-tu qu’elle nous aurait fait cela, à toi et à moi, à toi, sa mère, et à moi, son père, de se marier contre son cœur ?… Allons, Reine, embrasse ta mère, et demande-nous pardon, à tous deux, d’avoir douté de nous, quand nous t’avons suppliée nous-mêmes, ce matin, de prendre quelques jours de plus pour réfléchir et nous répondre. Tu voyais bien que nous voulions te laisser libre, que tu étais la maîtresse absolue de ton choix… Est-ce vrai, pourtant, Mathilde ? » — « Reine a toujours été libre », répondit la mère, littéralement suffoquée de ce qu’elle entendait, « et si vraiment elle aime son cousin, je ne comprends pas… » — « Si elle l’aime ? », interrompit le père qui ajouta, avec une fermeté singulière, les yeux fixés sur les yeux de sa femme : « Oui. Elle l’aime et elle l’épousera… » Puis, comme il vit que Mathilde allait à son tour l’interrompre : « Heureusement, nous n’avons pas encore répondu à la cousine Huguenin… Car Reine ne sait pas qu’elle nous avait écrit pour nous sonder. La pauvre bonne dame est une provinciale. Elle avait cru devoir prendre tant de précautions que nous n’aurions jamais deviné qu’elle nous écrivait d’accord avec son fils. N’est-ce pas, Mathilde ? Nous avons cru qu’elle suivait une idée à elle… Ah ! Que tu avais raison d’insister pour en parler à Reine et que j’ai été sot de t’en empêcher ! Mais c’est réparé… » A cette mention de la lettre de la mère de Charles, le déconcertement de Mme Le Prieux avait été tel qu’elle ne trouva pas la force de répliquer. Hector savait l’existence de cette lettre et sa dissimulation ! Comment ? Et il lui pardonnait cette dissimulation ! Il faisait plus. Il essayait d’empêcher que leur fille ne pût jamais la deviner ! Et dans sa stupeur et sa confusion grandissante, Mme Le Prieux n’eut pas davantage de force pour résister à la main de son mari qui l’attirait vers le lit de Reine, et il continuait : — « Et sais-tu pourquoi », disait-il, « cette méchante fille nous cachait son sentiment ? C’est qu’elle croyait de son devoir d’être riche, pour moi, pour m’éviter des surcroîts de travail ? Et c’est ta faute, mon amie. Oui, c’est ta faute. Tu lui as donné l’exemple. Pourquoi as-tu craint toi-même de me dire ce que tu lui as dit à elle, que nous avions un petit arriéré ? Toi aussi, tu as eu peur que je n’aie quelques articles de plus à écrire… Avoue-le… Mais qu’est-ce que cela, à côté du chagrin de voir notre enfant malheureuse ?… Je ne me le serais jamais pardonné… » Pensait-il vraiment ce qu’il disait là, le pauvre manœuvre littéraire, ou bien était-ce un second mensonge plus généreux que le premier, pour achever de sauver aux yeux de sa fille, le prestige de la mère, tout en anéantissant l’objection la plus forte que celle-ci eût imaginée contre le mariage avec Charles ? L’amour a de ces aveuglements. Il a aussi de ces délicatesses dans la lucidité et de ces indulgences dans la certitude. Quel que fût le motif auquel obéissait Hector, ses paroles supposaient un extrême atteint dans la générosité qui eût touché aux larmes toute autre personne que Mathilde. Mais l’orgueil de cette femme était rendu plus implacable encore par l’étrange dépravation de conscience qui lui faisait croire qu’elle avait toujours, en toute circonstance, travaillé pour le mieux de l’intérêt de sa fille et de son mari. Ce qu’elle aperçut soudain, à travers les discours de celui-ci, c’est que Reine avait manqué à la parole donnée. Comment la femme, habituée à voir dans l’écrivain le plus crédule des époux et le plus débonnaire, eût-elle deviné le travail d’induction et de diplomatie qui lui avait fait découvrir la vérité ? Sa révolte de mère contre ce qu’elle croyait être la trahison de son enfant eut cette ingénuité dans la violence qui est la seule excuse de ces âmes de proie. L’excès de leur personnalité serait trop inhumain, s’il n’était pas, jusqu’à un certain point, naïf et irresponsable. Et puis la « belle Mme Le Prieux » éprouvait une affreuse humiliation à se voir prise en flagrant délit d’imposture par un homme qu’elle avait toujours connu hypnotisé d’idolâtrie devant elle. Il y avait un soulagement à cette pénible impression dans l’attitude de hauteur indignée qu’elle avait le droit de prendre vis-à-vis d’une autre, mais devant lui. Son instinct de féroce amour-propre s’empara aussitôt de cette revanche. A peine Hector avait-il cessé de parler qu’elle avait, elle, dégagé sa main, et s’écartant du lit de sa fille, elle disait : — « Et moi, je ne pardonnerai jamais à Reine de t’avoir révélé ce que je voulais te cacher… Hé bien ! oui », continua-t-elle, « c’est vrai. Je voulais te cacher certains embarras de notre situation. J’en avais bien le droit, mieux que le droit, le devoir… C’est vrai que j’avais vu, que je vois encore », et elle insista sur cette affirmation, « dans ce mariage avec Edgard Faucherot l’établissement le plus sage, le plus conforme à sa position et à la nôtre… Pourtant, si elle m’avait parlé comme elle t’a parlé », et la secrète jalousie qu’elle avait toujours eue de la préférence accordée par Reine à son père frémissait dans ces quelques mots, « je l’aurais laissée se décider d’après ce qu’elle croit être son sentiment… Il n’était pas besoin pour cela de cette duplicité… » — « Maman ! » supplia Reine en joignant ses mains. — « Elle n’a pas mérité que tu lui parles ainsi », fit le père à son tour. « Elle ne m’a rien dit. C’est moi qui ai tout deviné… » — « Elle s’est arrangée pour te laisser tout deviner », reprit la mère, « et c’est pire… Je te répète que je ne lui pardonnerai pas… D’ailleurs », conclut-elle avec une amertume concentrée, « tu es son père et le chef de la famille. Tu veux qu’elle épouse son cousin. Elle l’épousera. Elle ira vivre en province, loin de Paris, petitement, bourgeoisement, au ban du monde. C’est alors qu’elle sera vraiment malheureuse, et la seule chose que j’aie le droit d’exiger d’elle et de toi, c’est que l’on ne vienne jamais se plaindre à moi de ce malheur… J’aurai tout fait pour l’empêcher… » Elle se dirigea vers la porte, en jetant à sa fille et à son mari cette malédiction prononcée au nom de ce struggle for high life devenu pour elle une espèce de dogme, une religion. Elle ne tourna même pas la tête pour répondre à un second appel de Reine qui l’implorait de nouveau : — « Maman, ne vous en allez pas ainsi… Laissez-moi vous expliquer… » Et quand Mme Le Prieux eut refermé la porte, la jeune fille se jeta dans les bras de son père en gémissant : « Ah ! maman ne m’aime pas !… Elle ne m’aime pas !… » — « Ne dis jamais cela, mon enfant », s’écria Le Prieux avec un accent de véritable détresse, « ne le dis jamais, ne le pense jamais… C’est parce que ta mère t’aime beaucoup, au contraire, qu’elle vient d’avoir au sujet de ton mariage ce mouvement passionné… Il passera. Je la verrai tout à l’heure. Je lui expliquerai. Elle comprendra. Et si elle ne comprend pas tout à fait, tu dois te dire que c’est ta faute… Mais oui ! Tu me ressembles, ma pauvre Reine, tu ne sais pas te montrer. Tout ce que ta mère a fait dans cette circonstance, comme toujours, elle l’a fait pour ce qu’elle croit être notre bien, à toi et à moi. Elle a eu pour nous l’ambition qu’elle aurait voulu qu’on eût pour elle. On peut tout demander à quelqu’un, vois-tu, excepté de changer sa façon de sentir la vie. Elle était née une grande dame, et nous autres nous sommes, au fond, tout au fond, des paysans. Nous ne sommes pas des gens d’ici. Elle ne peut pas savoir cela… Et surtout, ne lui en veux jamais à cause de moi, comme je t’ai vue quelquefois tentée de le faire, mon enfant. Je t’ai dit la vérité tout à l’heure. Quelques articles de plus ou de moins à écrire, qu’est-ce que cela me fait ?… Je sais. Tu rêves toujours que je publie des livres, que je me remette à composer des vers, un roman… C’est trop tard, trop tard. Je serais libre, j’aurais tout mon temps à moi, que je ne pourrais plus… Je t’ai trop laissé voir que cela me rendait triste. C’est vrai. J’ai été souvent triste ces dernières années. J’ai eu l’air d’un homme qui a manqué sa vie. Tu m’as trop cru, ma douce Reine, quand je proférais des plaintes qui signifiaient cela. Et tu as été tentée d’en reporter la faute à ta mère. Ne dis pas non… Mais, regarde-moi. » Et, prenant les deux mains de sa fille, il la força de le regarder, en effet, fixement, les prunelles dans les prunelles, et toutes les fiertés d’une âme généreuse, en qui s’exalte la conscience de ce qu’elle a voulu, éclairèrent soudain le visage de ce grand amoureux : « Tu peux me lire jusqu’au fond du cœur, mon enfant. Je suis sincère avec toi, comme je le serais devant la mort. Non, je n’ai pas manqué ma vie. Quand, à vingt ans, j’ai souhaité d’être un poète, qu’est-ce que j’ai entendu par là ? D’avoir de beaux rêves et de les réaliser. Hé bien ! j’ai eu le plus beau des rêves, et je l’ai réalisé, puisque j’ai épousé la femme que j’aimais, qu’elle a été heureuse par moi, et que je t’ai, ma fille… Le bonheur de ta mère, voilà mon œuvre… » Puis, comme s’il eût eu peur de sa propre émotion et des choses qu’il avait commencé de dire sur lui-même, il hocha la tête, et, avec un sourire tremblant, il ajouta, sur un ton familier d’ironie professionnelle : « Pas toute mon œuvre.. Ce n’en est que le premier volume. Il y a le second : ton bonheur à toi… Aide-moi à donner le bon à imprimer… Et puis connais-tu, dans toutes les littératures, beaucoup de livres qui vaillent ces deux-là ?… »