Drames de la vie réelle/Chapitre XVIII

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J. A. Chenevert (p. 56-59).

XVI

Les funérailles du pauvre Marcoux furent célébrées avec une triste solemnité. Les adversaires même des patriotes y assistèrent en grand nombre et paraissaient profondément émus.

La pauvre veuve retourna à son domicile avec Johnny, après s’être tous deux mis à genoux pour recevoir la bénédiction du vénérable Grand Vicaire. Elle vendit son mobilier et ne rendit avec son fils unique aux Trois-Rivières, où elle avait des parents. Et, histoire de la vie réelle, un an après, elle épousa un brave homme nommé Jean Beaudry, boulanger, comme l’était Marcoux, et vécut heureusement autant qu’on peut l’être en ce bas monde, avec son nouvel époux, qui n’avait pas d’enfants, et son fils qu’elle adorait. Il existe encore des vieillards à Trois-Rivières qui se souviennent de ce gros garçon jofflu, au teint rose, le bon Johnny, comme on l’appelait, le fils de Marcoux, qui, disait-on, serait monté à l’échafaud en 1837-88 s’il n’eût pas été lâchement assassiné, tant son patriotisme était ardent et tant il est vrai de dire qu’il y a eu ces temps d’ébullition pour la conquête de la liberté, des désignées au martyrologe.

Revenons à notre héroïne : son état n’était pas rassurant — une fièvre soudaine empourprait ses joues, puis son visage devenait pâle et immobile, marmoréen, et dans ses moments de répit l’attrayant sourire qui embellissait sa physionomie ne se dessinait plus sur ses lèvres, dont la belle teinte rosée avait disparu.

Cependant le médecin était revenu ; voyant son état, il résolut de l’interroger, mais prudemment et en présence du curé, car il avait remarqué ces mots mystérieux que le vieillard lui avait rapporté, lors de la syncope de Julie : “ Père…… je vous dirai tout…… ” Après en avoir conféré, le vieux médecin de l’âme et le jeune médecin du corps résolurent de résoudre l’énigme, non par une vaine curiosité, on le comprend, mais dans l’intérêt de la pauvre enfant.

On se rendit dans la chambre de Julie, et Mathilde, avec ce tact exquis dont certaines personnes sont douées, salua gracieusement les deux hommes, dit une bonne parole à Julie, étendue sur une chaise longue, et disparut, comme une ombre.

— Je reviens vous voir, Madame, dit le jeune médecin, pour la deuxième fois aujourd’hui, parce que ne pouvant retourner à Berthier ce jour, je ne puis pas, ajouta-t-il galamment, en souriant au curé, passer mon temps en plus agréable compagnie. Julie fut, disons-le, en charmante fille d’Eve, flattée du compliment, et elle remercia d’un sourire des plus gracieux, ce qui amena un bon gros rire du curé, qui dit : — Oh ! oh ! la corde sensible… et, du reste, ça n’est pas même un péché véniel ; d’aimer les compliments, quand ils sont si bien tournés et à si bonne adresse. Cette fois Julie dit : — Oh, père… père, toujours bon ; comme j’ai hâte d’être rétablie pour remplacer la tristesse inexplicable qui me domine et qui vous afflige, je le vois, par ma gaieté ordinaire, qui paraissait, vous réjouir, ce qui me faisait tant de bien à moi aussi.

— Mais, madame, se hâta de dire le jeune médecin, ce n’est qu’une question d’une journée ou deux ! et mon ordre est déjà donné, j’ai prescrit un bain du radieux soleil du printemps comme solution finale. Votre situation particulière, les émotions douloureuses de ces derniers jours, expliquent votre état nerveux. — Oui, dit le curé, c’est si vrai que tout ça date de cette nuit d’insomnie, suivant le meurtre de ce pauvre Marcoux, et alors j’ai compris que tu avais eu le cauchemar, et tu m’as dit, il me semble, que tu me raconterais cela, et c’est surtout en présence du médecin, qu’il faut toujours renseigner à l’égal du confesseur, que tu dois t’expliquer.

— Je vais le faire, père, dit Julie, retrouvant soudain toute son énergie, ce qui fit rayonner de joie l’intelligente physionomie du jeune médecin qui, grâce aux précautions oratoires allait, sans effort, et le plus naturellement du monde, tout savoir, il le prévoyait et s’en flattait, sur l’état moral de son intéressante malade. C’était là le diagnostic important.

— Eh bien ! reprit Julie, la nuit du malheur de la pauvre madame Marcoux, fut pour moi horrible. Je ne dormis pas à vrai dire, mais je sommeillai presque tout le temps. Un sommeil si lourd et si pénible que j’en frissonne encore, en songeant à ce que j’éprouvais.

— Je voyais mon mari malade bien malade et seul, à notre demeure… ! Il m’écrivait des choses affreuses incohérentes…… qu’il m’abandonnait… ne me verrait jamais… qu’il m’aimait et m’aimerait toujours, mais que nous ne nous reverrions plus jamais… jamais en ce bas monde, et puis à force d’efforts pour me débarrasser de ce terrible cauchemar, je m’éveillai, toute en transpiration ayant à la fois chaud et froid. Je songeai d’abord à me lever, mais l’idée de déranger qui que ce soit durant cette nuit néfaste me retint au lit… le lourd sommeil me revint, et ce que je vis cette fois, était mille fois plus horrible encore… Mon pauvre chéri m’appelait d’une voix lamentable… il était aux prises avec un assassin qui l’étranglait… il se débattait sous l’horrible étreinte après une lutte qui, dans mon rêve, me parut durer longtemps… longtemps…, si bien que ne pouvant réussir complètement à étrangler mon mari, le misérable assassin l’acheva d’un coup de pistolet…

Julie allait continuer son récit, mais s’apercevant qu’elle pâlissait affreusement, le bon père lui dit pour lui redonner, du nerf : « tu vois bien, ma chère Julie, que ce sont là des hallucinations qui résultant de la malheureuse affaire Marcoux… tu avais appris les coups de poing la veille ; tu avais entendu, comme moi, au dîner, le coup de feu ; tu as vu ensuite mon pauvre ami Marcoux ensanglanté ; tu as été assez bonne et courageuse pour éponger, avec Mathilde, la plaie saignant abondamment, et que tu voulais panser lorsque j’administrai le moribond… C’est la réalisation de ton rêve, car ton bon cœur te mettait à la place de la pauvre veuve Marcoux et notre saint autant que le clairvoyant ministre de Dieu allait continuer, lorsque Julie qui avait écouté attentivement le regard étincelant et fixé sur le curé, s’écria : — Ah ! mon père !… père… l’assassin de mon cher mari, était le Docteur…… Et elle s’évanouit, sans prononcer le nom.

Le jeune médecin qui avait tout suivi, s’identifiant pour ainsi dire avec sa de plus en plus intéressante malade, fut soudainement frappé d’une inspiration ; l’éclairant sur l’état moral de Julie ; mais sans dire un mot, il s’empressa de lui donner les premiers soins ; on manda Mathilde et Julie fut transportée dans son lit, déshabillée, et le médecin prescrivit un repos absolu jusqu’à nouvel ordre.

Le vieillard en entendant ce mot de Docteur… puis en voyant l’évanouissement répété de Julie à ce mot, devint on ne peut plus perplexe, mais fortement trempé au moral comme au physique, philosophe religieux, en même temps qu’esprit cultivé, sans ajouter trop de foi aux rêves, il croyait au rapport des esprits sur cette terre, mais il croyait davantage à l’union des âmes et aux communications entre elles, soit au moment où elles s’émancipent de leur enveloppe pour comparaître devant l’Éternel, soit lorsqu’elles ont subi leur dernière destinée en présence et sur l’ordre du maître absolu, et du juge supérieur de toutes choses en ce monde et en l’autre.

Cette croyance mystique est partagée par nombre de personnes, et nombre d’exemples sont cités à son appui.

Lady Dufferin, par exemple, raconte que lors de ses voyages au Nord-Ouest, une de ses filles de chambre, toute affolée, lui redit un matin, un affreux rêve de la nuit précédente. Elle avait vu son fiancé se noyant, et il était alors à une distance si éloignée, que la pauvre fille n’avait pu et ne pouvait communiquer avec lui qu’après plusieurs jours, n’y ayant aucune communication télégraphique ou par chemin de fer. Quel ne fût pas l’étonnement de Lady Dufferin et la douleur de la pauvre fille, lorsque, quelques jours après, parvint le récit, cette fois réel, de la triste fin du fiancé de cette dernière, qui avait péri absolument de la manière qu’elle l’avait vu dans son rêve et qu’elle l’avait raconté à sa maîtresse.

Fréchette, notre poète lauréat, a raconté il y a environ deux ans, dans les colonnes de La Patrie, une aventure analogue de son ami Leduc — et l’auteur de cette véridique histoire a alors fait à notre poète national le récit de ce qui lui était arrivé à lui-même, il y a près de trente ans.

Durant un court sommeil, après un déjeuner de noce, à Montréal, entre deux et trois heures de l’après-midi, il avait rêvé que deux de ses employés, Moisan et Laforge, s’étaient noyés à Sorel, et il raconta aussitôt l’affreux rêve aux membres de la famille, sans toutefois y attacher d’importance, sauf la douloureuse sensation qu’il en éprouvait. Quelle ne fut pas sa stupeur, lorsque, le lendemain matin, il rencontra à Montréal, un ami venant de Sorel, qui lui apprit l’affreux malheur révélé la veille, durant son sommeil !

Et quel est celui d’entre nous, qui n’a pas eu, par suite de la malice des hommes, des jours où le fardeau de la vie était si lourd qu’il était à peine supportable !… Et quand le passé a été rude, le présent difficile, et l’avenir incertain, à qui s’adresser ? où tourner ses regards avec espoir, sinon vers le ciel.

N’est-il pas naturel de croire qu’alors il puisse y avoir et qu’il y ait communication d’âmes par la volonté de Celui qui les a créées toutes pour vivre éternellement. Ainsi n’est-il pas naturel de croire que les âmes de ceux qui nous étaient si chères sur cette terre, envolées au ciel ; par une permission divine, peuvent communiquer avec les vivants ? À qui donc, ajoutons-le, n’est-il pas arrivé dans un temps de misère noire suivant une période de prospérité relative, ou au milieu d’autres dures épreuves, de revoir durant le sommeil l’image vivante d’un père, d’une mère, d’un protecteur, d’une épouse ou d’un époux, lui apparaître avec des paroles pleines de consolations et d’avis salutaires ! Eh, pourquoi ne pas attribuer cela à l’infinie bonté de Dieu ? Quelle autre explication pouvons-nons trouver à ces rapports des âmes et des esprits, à ces visions mystérieuses et qui se réalisent ?……

Quoi qu’il en soit de notre mysticisme, il n’en est pas moins vrai que l’affreuse vision de notre héroïne fut une réalité, ainsi que nous allons le raconter.