Du Dandysme et de George Brummell/10

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (p. 42-62).
◄  IX
XI  ►

X


Q uoique Alcibiade ait été le plus joli des bons généraux, Georges Bryan Brummell n’avait pas l’esprit militaire. Il ne resta pas longtemps dans le 10e hussards. Il y était entré peut-être dans un but plus sérieux qu’on n’a cru, ― pour se rapprocher du prince de Galles et nouer les relations qui le mirent vite en relief. On a dit, avec assez de mépris, que l’uniforme dut exercer une fascination irrésistible sur la tête de Brummell. C’était expliquer le Dandy avec des sensations de sous-lieutenant. Un dandy qui marque tout de son cachet, qui n’existe pas en-dehors d’une certaine exquise originalité (lord Byron)[1], doit nécessairement haïr l’uniforme. Du reste, et pour des choses plus graves que cette question de costume, c’est dans la donnée des facultés de Brummell d’être mal jugé, son influence morte. Quand il vivait, les plus récalcitrants la subissaient ; mais, à présent, c’est de la psychologie difficile à faire, avec les préjugés dominants, que l’analyse d’un tel personnage. Les femmes ne lui pardonneront jamais d’avoir eu de la grâce comme elles ; les hommes, de n’en pas avoir comme lui.

On l’a déjà dit plus haut, mais on ne se lassera point de le répéter : ce qui fait le Dandy, c’est l’indépendance. Autrement, il y aurait une législation du Dandysme et il n’y en a pas[2]. Tout dandy est un oseur, mais un oseur qui a du tact, qui s’arrête à temps et qui trouve, entre l’originalité et l’excentricité, le fameux point d’intersection de Pascal. Voilà pourquoi Brummell ne put se plier aux contraintes de la règle militaire, qui est un uniforme aussi. Sous ce point de vue, il fut un détestable officier. M. Jesse, cet admirable chroniqueur qui n’oublie pas assez, raconte plusieurs anecdotes sur l’indiscipline de son héros. Il rompt les rangs dans les manœuvres, manque aux ordres de son colonel ; mais le colonel est sous le charme. Il ne sévit pas. En trois ans, Brummell devient capitaine. Tout à coup son régiment est commandé pour aller tenir garnison à Manchester, et, sur cela seul, le plus jeune capitaine du plus magnifique régiment de l’armée quitte le service. Il dit au prince de Galles qu’il ne voulait pas s’éloigner de lui. C’était plus aimable que de parler de Londres ; car c’était Londres surtout qui le retenait. Sa gloire était née là ; elle était autochtone de ces salons où la richesse, le loisir et le dernier degré de civilisation produisent ces affectations charmantes qui ont remplacé le naturel. La perle du dandysme tombée à Manchester, ville de manufacture, c’est aussi monstrueux que Rivarol à Hambourg !

Il sauva l’avenir de sa renommée : il resta à Londres. Il prit un logement dans Chesterfield Street, au no 4, en face de Georges Selwyn, ― un de ces astres de la mode qu’il avait fait pâlir. Sa fortune matérielle, assez considérable, n’était point au niveau de sa position. D’autres, et beaucoup, parmi ces fils de lords et de nababs, avaient un luxe qui eût écrasé le sien, si ce qui ne pense pas pouvait écraser ce qui pense. Le luxe de Brummell était plus intelligent qu’éclatant ; il était une preuve de plus de la sûreté de cet esprit qui laissait l’écarlate aux sauvages, et qui inventa plus tard ce grand axiome de la toilette : « Pour être bien mis, il ne faut pas être remarqué. » Bryan Brummell eut des chevaux de main, un excellent cuisinier et le home d’une femme qui serait poète. Il donnait des dîners délicieux où les convives étaient aussi choisis que les vins. Comme les hommes de son pays et surtout de son époque[3], il aimait à boire jusqu’à l’ivresse. Lymphatique et nerveux, dans l’ennui de cette existence oisive et anglaise, à laquelle le Dandysme n’échappe qu’à moitié, il recherchait l’émotion de cette autre vie que l’on trouve au fond des breuvages, qui bat plus fort, qui tinte et éblouit. Mais alors, même le pied engagé dans le tourbillonnant abîme de l’ivresse, il y restait maître de sa plaisanterie, de son élégance, comme Sheridan dont on parle toujours, parce qu’on le retrouve sans cesse au bout de toutes les supériorités.

C’est par là qu’il asservissait. Les prédicateurs méthodistes (et il n’y en a pas qu’en Angleterre), tous les myopes qui ont risqué leur mot sur Brummell, l’ont peint, et rien n’est plus faux, comme une espèce de poupée sans cerveau et sans entrailles, et, pour rapetisser l’homme encore davantage, ils ont rapetissé l’époque dans laquelle il vécut, en disant qu’elle avait sa folie. Tentative et peine inutiles ! Ils ont beau frapper sur ce temps glorieux pour la Grande-Bretagne, comme à Florence on frappa sur la boule d’or dans laquelle l’eau qu’on voulait comprimer était renfermée : l’élément rebelle traversa les parois plutôt que de plier, et eux ne réduiront pas la société anglaise de 1794 à 1816 jusqu’à n’être qu’une société en décadence. Il est des siècles incompressibles qui résistent à tout ce qu’on en dit. La grande époque des Pitt, des Fox, des Windham, des Byron, des Walter Scott, deviendrait tout à coup petite parce qu’elle eût été remplie du nom de Brummell ! Si une telle prétention est absurde, Brummell avait donc en lui quelque chose digne d’attirer et de captiver les regards d’une grande époque ; ― sorte de regards qui ne se prennent pas, comme les oisillons au miroir, seulement à l’appeau de vêtements gracieux ou splendides. Brummell, qui les a passionnés, attachait d’ailleurs beaucoup moins d’importance qu’on n’a cru à cet art de la toilette pratiqué par le grand Chatham[4]. Ses tailleurs Davidson et Meyer, dont on a voulu faire, avec toute la bêtise de l’insolence, les pères de sa gloire, n’ont point tenu dans sa vie la place qu’on leur donne. Écoutons Lister plutôt ; il peint ressemblant : « Il lui répugnait de penser que ses tailleurs étaient pour quoi que ce fût dans sa renommée, et il ne se fiait qu’au charme exquis d’une aisance noble et polie qu’il possédait à un très remarquable degré. » Lors de son début, il est vrai, et avec ses tendances extérieures, au moment où le démocratique Charles Fox introduisait (apparemment comme effet de toilette) le talon rouge sur les tapis de l’Angleterre, Brummell dut se préoccuper de la forme sous tous ses aspects. Il n’ignorait pas que le costume a une influence latente, mais positive, sur les hommes qui le dédaignent le plus du haut de la majesté de leur esprit immortel. Mais plus tard il se déprit, comme le dit Lister, de cette préoccupation de jeunesse, sans l’abolir pourtant dans ce qu’elle avait de conforme à l’expérience et à l’observation. Il resta mis d’une façon irréprochable ; mais il éteignit les couleurs de ses vêtements, en simplifia la coupe et les porta sans y penser[5]. Il arriva ainsi au comble de l’art qui donne la main au naturel. Seulement, ses moyens de faire effet étaient de plus haut parage, et c’est ce qu’on a trop, beaucoup trop oublié. On l’a considéré comme un être purement physique, et il était au contraire intellectuel jusque dans le genre de beauté qu’il possédait. En effet, il brillait bien moins par la correction des traits que par la physionomie. Il avait les cheveux presque roux, comme Alfieri, et une chute de cheval, dans une charge, avait altéré la ligne grecque de son profil. Son air de tête était plus beau que son visage, et sa contenance, ― physionomie du corps, ― l’emportait jusque sur la perfection de ses formes. Écoutons Lister : « Il n’était ni beau ni laid ; mais il y avait dans tout sa personne une expression de finesse et d’ironie concentrée, et dans ses yeux une incroyable pénétration. » Quelquefois ces yeux sagaces savaient se glacer d’indifférence sans mépris, comme il convient à un Dandy consommé, à un homme qui porte en lui quelque chose de supérieur au monde visible. Sa voix magnifique faisait la langue anglaise aussi belle à l’oreille qu’elle l’est aux yeux et à la pensée. « Il n’affectait pas d’avoir la vue courte ; mais il pouvait prendre, ― dit encore Lister, ― quand les personnes qui étaient là n’avaient pas l’importance que sa vanité eût désirée, ce regard calme, mais errant, qui parcourt quelqu’un sans le reconnaître, qui ne se fixe ni ne se laisse fixer, que rien n’occupe et que rien n’égare. » Tel était le beau Georges Bryan Brummell. Nous qui lui consacrons ces pages, nous l’avons vu dans sa vieillesse, et l’on reconnaissait ce qu’il avait été dans ses plus étincelantes années ; car l’expression n’est pas à la portée des rides, et un homme remarquable surtout par la physionomie est bien moins mortel qu’un autre homme.

Du reste, ce que promettait sa physionomie, son esprit le tenait et au delà. Ce n’était pas pour rien que le rayon divin se jouait autour de son enveloppe. Mais parce que son intelligence, d’une espèce infiniment rare, s’adonnait peu à ce qui maîtrise celle des autres hommes, serait-il juste de la lui nier ? Il était un grand artiste à sa manière ; seulement son art n’était pas spécial, ne s’exerçait pas dans un temps donné. C’était sa vie même, le scintillement éternel de facultés qui ne se reposent pas dans l’homme, créé pour vivre avec ses semblables. Il plaisait avec sa personne, comme d’autres plaisent avec leurs œuvres. C’était sur place qu’était sa valeur. Il tirait de sa torpeur[6], ― chose difficile, ― une société horriblement blasée, savante, en proie à toutes les fatigues, par l’émotion, des vieilles civilisations, ― et, pour cela, il ne sacrifiait pas une ligne de sa dignité personnelle. On respectait jusqu’à ses caprices. Ni Etherege, ni Cibber, ni Congreve, ni Vanburgh, ne pouvaient introduire un tel personnage dans leurs comédies, car le ridicule ne l’atteignait jamais. Il ne l’eût pas esquivé à force de tact, bravé à force d’aplomb, qu’il s’en fût garanti à force d’esprit, ― bouclier qui avait un dard à son centre et qui changeait la défense en agression. Ici on comprendra mieux peut-être. Les plus durs à sentir la grâce qui glisse sentent la force qui appuie, et l’empire de Brummell sur son époque paraîtra moins fabuleux, moins inexplicable, quand on saura ce qu’on ne sait pas assez, quelle force de raillerie il avait. L’Ironie est un génie qui dispense de tous les autres. Elle jette sur un homme l’air de sphinx qui préoccupe comme un mystère et qui inquiète comme un danger[7]. Or, Brummell la possédait et s’en servait de manière à transir tous les amours-propres, même en les caressant, et à redoubler les mille intérêts d’une conversation supérieure par la peur des vanités, qui ne donne pas d’esprit, mais qui l’anime dans ceux qui en ont et fait circuler plus vite le sang de ceux qui n’en ont pas. C’est le génie de l’Ironie qui le rendit le plus grand mystificateur que l’Angleterre ait jamais eu. « Il n’y avait pas, dit l’auteur de Granby, de gardien de ménagerie plus habile à montrer l’adresse d’un singe qu’il ne l’était à montrer le côté grotesque caché plus ou moins dans tout homme ; son talent était sans égal pour manier sa victime et pour lui faire exposer elle-même ses ridicules sous le meilleur point de vue possible. » Plaisir, si l’on veut, quelque peu féroce ; mais le Dandysme est le produit d’une société qui s’ennuie, et s’ennuyer ne rend pas bon.

C’est ce qu’il importe de ne pas perdre de vue quand on juge Brummell. Il était avant tout un Dandy, et il ne s’agit que de sa puissance. Singulière tyrannie qui ne révoltait pas ! ― Comme tous les Dandys, il aimait encore mieux étonner que plaire : préférence très humaine, mais qui mène loin les hommes ; car le plus beau des étonnements, c’est l’épouvante. Sur cette pente, où s’arrêter ? Brummell le savait seul. Il versait à doses parfaitement égales la terreur et la sympathie, et il en composait le philtre magique de son influence. Son indolence ne lui permettait pas d’avoir de la verve, parce qu’avoir de la verve, c’est se passionner ; se passionner, c’est tenir à quelque chose, et tenir à quelque chose, c’est se montrer inférieur ; mais de sang-froid il avait du trait, comme nous disons en France. Il était mordant dans sa conversation autant qu’Hazlitt dans ses écrits. Ses mots crucifiaient[8] ; seulement, son impertinence avait trop d’ampleur pour se condenser et tenir dans des épigrammes. Des mots spirituels qui l’exprimaient, il la faisait passer dans ses actes, dans son attitude, son geste et le son de sa voix. Enfin, il la pratiquait avec cette incontestable supériorité qu’elle exige entre gens comme il faut pour être subie ; car elle touche à la grossièreté comme le sublime touche au ridicule, et, si elle sort de la nuance, elle se perd. Génie toujours à moitié voilé, l’Impertinence n’a pas besoin du secours des mots pour apparaître ; sans appuyer, elle a une force bien autrement pénétrante que l’épigramme la plus brillamment rédigée. Quand elle existe, elle est le plus grand porte-respect qu’on puisse avoir contre la vanité des autres, si souvent hostile, comme elle est aussi le plus élégant manteau qui puisse cacher les infirmités qu’on sent en soi. À ceux qui l’ont, qu’est-il besoin d’autre chose ? N’a-t-elle pas plus fait pour la réputation de Talleyrand que cet esprit même ? Fille de la Légèreté et de l’Aplomb, ― deux qualités qui semblent s’exclure, ― elle est aussi la sœur de la Grâce, avec laquelle elle doit rester unie. Toutes deux s’embellissent de leur mutuel contraste. En effet, sans l’Impertinence, la Grâce ne ressemblerait-elle pas à une blonde trop fade, et sans la Grâce, l’Impertinence ne serait-elle pas une brune trop piquante ? Pour qu’elles soient bien ce qu’elles sont chacune, il convient de les entremêler.

Et voilà à quoi Georges Bryan Brummell réussissait mieux que personne. Cet homme, trop superficiellement jugé, fut une puissance si intellectuelle, qu’il régna encore plus par les airs que par les mots. Son action sur les autres était plus immédiate que celle qui s’exerce uniquement par le langage. Il la produisait par l’intonation, le regard, le geste, l’intention transparente, le silence même[9] ; et c’est une explication à donner du peu de mots qu’il a laissés. D’ailleurs, ces mots, à en juger par ceux que les Mémoires du temps ont rapportés, manquent pour nous de saveur ou en ont trop : ce qui est une manière d’en manquer encore. On y sent l’âpre influence du génie salin de ce peuple qui boxe et s’enivre et qui n’est pas grossier où nous, Français, cesserions d’être délicats. Qu’on y songe : ce que l’on appelle exclusivement esprit, dans les produits de la pensée, tenant essentiellement à la langue, aux mœurs, à la vie sociale, aux circonstances qui changent le plus de peuple à peuple, doit mourir dépaysé dans l’exil d’une traduction. Même les expressions qui le caractérisent pour chaque nation sont intraduisibles avec netteté dans la profondeur de sens qu’elles ont. Essayez, par exemple, de trouver des corrélatifs au wit, à l’humour, au fun, qui constituent l’esprit anglais dans son originale triplicité. Muable comme tout ce qui est individuel, l’esprit ne se transborde pas plus d’une langue dans une autre que la poésie qui, du moins, s’inspire de sentiments généraux. Comme de certains vins, qui ne savent pas voyager, il doit être bu sur son terroir. Il ne sait pas vieillir non plus ; il est de la nature des plus belles roses qui passent vite, et c’est peut-être le secret du plaisir qu’il cause. Dieu a souvent remplacé la durée par l’intensité de la vie, afin que le généreux amour des choses périssables ne se perdît pas dans nos cœurs.

On ne citera donc pas les mots de Brummell. Ils ne justifieraient pas sa renommée, et pourtant ils la lui méritèrent ; mais les circonstances dont ils ont jailli, et qui les avaient chargés d’électricité, pour ainsi dire, ne sont plus. Ne remuons pas, ne comptons pas ces grains de sable qui furent des étincelles et que le temps dispersa après les avoir éteints. Grâce à la diversité des vocations, il y a des gloires qui ne sont rien plus que du bruit dans un silence, et qui doivent à jamais alimenter la rêverie, en désespérant la pensée.

Seulement, comment n’être pas frappé de ce vague de gloire tombant sur un homme aussi positif que Brummell, qui l’était trois fois, puisqu’il était vaniteux, Anglais et Dandy ! Comme tous les gens positifs qui ne vivent pas loin d’eux-mêmes et qui n’ont de foi et de volonté que pour les jouissances immédiates, Brummell ne désira jamais que celles-là et il les eut à foison. Il fut payé par la destinée de la monnaie qu’il estimait le plus. La société lui donna tous les bonheurs dont elle dispose, et pour lui il n’y avait pas de plus grandes félicités[10] ; car il ne pensait pas comme Byron, ― tantôt renégat et tantôt relaps du Dandysme, ― que le monde ne vaut pas une seule des joies qu’il nous ôte. À cette vanité, éternellement enivrée, le monde n’en avait pas ôté. De 1799 jusque vers 1814, il n’y eut pas de rout à Londres, pas de fête où la présence du grand Dandy ne fût regardée comme un triomphe et son absence comme une catastrophe. Les journaux imprimaient son nom, à l’avance, en tête des plus illustres invités. Aux bals d’Almack, aux meetings d’Ascot, il pliait tout sous sa dictature. Il fut le chef du club Watier, dont lord Byron était membre, avec lord Alvanlay, Mildmay et Pierrepoint. Il était l’âme (est-ce l’âme qu’il faut dire ?) du fameux pavillon de Brighton, de Carlton-House, de Belvoir. Lié plus particulièrement avec Sheridan, la duchesse d’York, Erskine, lord Townshend et cette passionnée et singulière duchesse de Devonshire, poète en trois langues, et qui embrassait les bouchers de Londres, avec ses lèvres patriciennes, pour enlever des voix de plus à M. Fox, il s’imposait jusqu’à ceux qui pouvaient le juger, qui auraient pu trouver le creux sous le relief, si réellement il n’avait été que le favori du hasard. On a dit que madame de Staël fut presque affligée de ne pas lui avoir plu. Sa toute-puissante coquetterie d’esprit fut éternellement repoussée par l’âme froide et la plaisanterie éternelle du Dandy, de ce capricieux de neige qui avait d’excellentes raisons pour se moquer de l’enthousiasme. Corinne échoua sur Brummell comme sur Bonaparte : rapprochement qui rappelle le mot de lord Byron cité déjà. Enfin, succès plus original encore : une autre femme, lady Stanhope, l’amazone arabe qui sortit au galop de la civilisation européenne et des routines anglaises, ― ce vieux Cirque où l’on tourne en rond, ― pour ranimer ses sensations dans le péril et dans l’indépendance du désert, ne se rappelait, après bien des années d’absence, de tous les civilisés laissés derrière elle, que le plus civilisé peut-être, ― le Dandy Georges Brummell.

Certes, quand on fait le compte de ces impressions vivantes, ineffaçables, sur les premières têtes d’une époque, on est obligé de traiter celui qui les a produites, fût-ce un fat, avec le sérieux que l’on doit à tout ce qui prend en vainqueur les imaginations des hommes. Les poètes, par cela seul qu’ils réfléchissent leur temps, se sont imprégnés de Brummell. Moore l’a chanté ; mais qu’est-ce que Moore[11] ? Brummell fut peut-être une des muses de Don Juan, invisible au poète. Toujours est-il que ce poème étrange a le ton essentiellement dandy d’un bout à l’autre, et qu’il éclaire puissamment l’idée que nous pouvons concevoir des qualités et du genre d’esprit de Brummell. C’est par ses qualités évanouies qu’il monta sur l’horizon et s’y maintint. Il n’en descendit pas ; mais il en tomba, emportant avec lui, dans sa perfection, une chose qui, depuis lui, n’a plus reparu que dégradée. Le Turf hébétant a remplacé le dandysme. Il n’y a plus maintenant dans le High life que des jockeys et des fouetteurs de chiens[12].

  1. Il n’y a qu’un Anglais qui puisse se servir de ce mot-là. En France, l’originalité n’a point de patrie ; on lui interdit le feu et l’eau ; on la hait comme une distinction nobiliaire. Elle soulève les gens médiocres, toujours prêts, contre ceux qui sont autrement qu’eux, à une de ces morsures de gencives qui ne déchirent pas, mais qui salissent. Être comme tout le monde, est le principe équivalent, pour les hommes, au principe dont on bourre la tête des jeunes filles : sois considérée, il le faut, du Mariage de Figaro.
  2. S’il y en avait, on serait Dandy en observant la loi. Serait Dandy qui voudrait ; ce serait une prescription à suivre, voilà tout. Malheureusement pour les petits jeunes gens, il n’en est pas tout à fait ainsi. Il y a sans doute, en matière de Dandysme, quelques principes et quelques traditions ; mais tout cela est dominé par la fantaisie, et la fantaisie n’est permise qu’à ceux à qui elle sied et qui la consacrent, en l’exerçant.
  3. Tous buvaient, depuis les plus occupés jusqu’aux plus oisifs, depuis les lazzaroni de salon (les Dandys) jusqu’aux ministres d’État. Boire comme Pitt et Dundas est resté proverbe. Quand Pitt buvait, cette grande âme que l’amour de l’Angleterre remplissait, mais n’assouvissait pas, c’est de variété qu’il avait soif. Les hommes forts cherchent souvent à se donner le change ; mais, hélas ! la nature ne le prend pas toujours.
  4. Le seul homme historique qui soit grand sans être simple.
  5. Comme s’ils étaient impondérables ! Un Dandy peut mettre s’il veut dix heures à sa toilette, mais une fois faite, il l’oublie. Ce sont les autres qui doivent s’apercevoir qu’il est bien mis.
  6. Sans sortir de la sienne. Il y a dans l’amabilité, en effet, quelque chose de trop actif et de trop direct pour qu’un Dandy soit parfaitement aimable. Un Dandy n’a jamais la recherche et l’anxiété de quoi que ce soit. Si donc l’on a pu se risque à dire que Brummell fut aimable à certains soirs, c’est que la coquetterie des hommes puissants peut être très médiocre et paraître irrésistible. Ils sont comme les jolies femmes à qui l’on sait gré de tout (quand on est homme toutefois).
  7. « Vous êtes un palais dans un labyrinthe », écrivait une femme impatientée de regarder sans voir et de chercher sans découvrir. Elle ne se doutait pas qu’elle exprimait là un principe de Dandysme. À la vérité, n’est pas palais qui veut, mais on peut toujours être labyrinthe.
  8. Il ne les lançait pas, mais il les laissait tomber. L’esprit des Dandys ne frétille et ne pétille jamais. Il n’a point les mouvements de vif-argent et de flamme de celui d’un Casanova, par exemple, ou d’un Beaumarchais ; car, par rencontre, il trouverait les mêmes mots qu’il les prononcerait autrement. Les Dandys ont beau représenter le caprice d’une société classée et symétrique, ils n’en respirent pas moins, quelque bien organisés qu’ils soient, la contagion de l’affreux puritanisme. Ils vivent dans cette tour de la Peste, et une pareille habitation est malsaine. C’est pour cela qu’ils parlent tant de dignité. Ils croiraient peut-être en manquer s’ils s’abandonnaient à la frénésie de l’esprit. Ils vivent toujours sur l’idée de dignité comme sur un pal, — ce qui, ― si souple qu’on soit, ― gêne un peu la liberté des mouvements et fait tenir par trop droit.
  9. Il jouait trop bien de la conversation pour n’être pas souvent silencieux ; mais ce silence n’avait pas la profondeur du silence qui écrivait : « Ils me regardaient pour savoir si je comprenais leurs idées sur je ne sais quoi et leurs jugements sur je ne sais qui. Mais ils me prenaient probablement pour quelque médiocrité de salon, et moi je jouissais de l’opinion présumable qu’ils avaient de ma personne. J’ai pensé aux rois qui aiment à garder l’incognito. » Cette solitaire et orgueilleuse conscience de soi doit être inconnue aux Dandys. Le silence de Brummell était un moyen de plus de faire effet, la coquetterie taquine des êtres sûrs de plaire et qui savent par quel bout s’allume le désir.
  10. Les moralistes demanderont insolemment : Fut-il heureux de cet unique bonheur du monde, qui fait pitié ? Et pourquoi pas ?… La vanité satisfaite peut suffire à la vie aussi bien que l’amour satisfait. Mais l’ennui ?… Eh ! mon Dieu ! c’est la paille où se rompt l’acier le mieux trempé en fait de bonheur. C’est le fond de tout, et pour tous, à plus forte raison pour une âme de Dandy, pour un de ces hommes dont on a dit bien ingénieusement, mais bien tristement aussi : « Ils rassemblent autour d’eux tous les agréments de la vie, mais ainsi qu’une pierre qui attire la mousse, sans se laisser pénétrer par la fraîcheur qui la couvre. »
  11. Le sentiment irlandais à part, un poète de papier rose mâché.
  12. Il y a eu d’Orsay. Mais d’Orsay, ce lion dans le sens de la fashion, et qui n’en avait pas moins la beauté de ceux de l’Atlas, d’Orsay n’était pas un Dandy. On s’y est mépris. C’était une nature infiniment plus complexe, plus ample et plus humaine que cette chose anglaise. On l’a beaucoup dit, mais sans cesse il faut y revenir : la lymphe, cette espèce d’eau dormante qui n’écume que quand la Vanité la fouette, est la base physiologique du Dandy, et d’Orsay avait le sang rouge de France. C’était un nerveux sanguin aux larges épaules, à la poitrine François Ier, et à la beauté sympathique. Il avait une main superbe sans superbe, et une manière de la tendre qui prenait les cœurs et les enlevait ! Ce n’était pas là le shake-hand hautain du Dandysme. D’Orsay plaisait si naturellement et si passionnément à tout le monde, qu’il faisait porter son médaillon jusqu’à des hommes ! tandis que les Dandys ne font porter aux hommes que ce que vous savez, et plaisent aux femmes en leur déplaisant. (Ne jamais oublier cette nuance, lorsqu’il s’agit de les juger). D’Orsay était enfin un roi de bienveillance aimable ; or, la bienveillance est un sentiment entièrement inconnu aux Dandys. Comme eux, il est vrai, il avait l’art de la toilette, non éclatante, mais profonde, et c’est pour cette raison, sans doute, que les Superficiels l’ont regardé comme le successeur de Brummell ; mais le Dandysme n’est pas l’art brutal de mettre une cravate. Il y a même des Dandys qui n’en ont jamais porté. Exemple, lord Byron qui avait le cou si beau ! D’un autre côté, d’Orsay fut un artiste. De cette main qu’il donnait trop, ― car la coquetterie règne bien plus par ce qu’elle refuse que par ce qu’elle accorde, ― il sculptait, et non pas comme Brummell peignait ses éventails pour des visages faux et des têtes vides. Les marbres laissés par d’Orsay ont de la pensée. Ajoutez à ce talent de sculpteur qu’il avait bien failli être un écrivain, et qu’à vingt-trois ans il avait mérité cette fameuse lettre de Byron à Alfred D… qu’on trouve dans ces fameux Mémoires où la lâcheté de Moore a remplacé les noms par des astérisques et les anecdotes piquantes par des points… (Aimable homme que ce Moore !) Quoique fat, d’Orsay fut aimé par les femmes les plus fates de son temps. On ne parle pas des naturelles : il n’y en a jamais que deux ou trois dans un siècle ; à quoi bon en parler ? Il a même inspiré une passion qui dura et qui restera historique. Les Dandys, eux, ne sont aimés que par spasmes. Les femmes, qui les détestent, ne s’en donnent pas moins très bien à eux, et ils ont cette sensation qui vaut pour eux beaucoup de livres sterling, de presser des haines dans leurs bras… Quant à ce duel charmant de d’Orsay, jetant son assiette à la tête de l’officier qui parlait mal de la Sainte Vierge et se battant pour elle, parce qu’elle était femme et qu’il ne voulait pas qu’on manquât de respect à une femme devant lui, quoi de moins dandy et de plus français ?…