Du Danube à l’Adriatique/06

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Du Danube à l’Adriatique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 123-145).
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DU
DANUBE A L’ADRIATIQUE

VI.[1]
LES NATIONS CHRÉTIENNES ET LA QUESTION D’ORIENT.

Par certains beaux jours, il est peu de villes plus brillantes et plus fringantes que la ville de Pesth ; peu d’avenues plus somptueuses, plus joyeuses et plus attrayantes que le cours Andrassy ; peu de palais plus rians, plus nobles, plus colorés, plus riches en cariatides et en galeries, plus découpés et dorés que ceux qui encadrent cette perspective jusqu’au point où elle se perd dans la verdure d’un parc. Il y a vraiment plaisir à suivre de l’œil le flot des piétons et des équipages, les croupes des chevaux, les éclairs des roues, les étincelles des harnais, roulant pêle-mêle, entre la double bordure des terrasses qui découpent leurs angles sur le ciel, ou bien à flâner le long des villas, dont les fenêtres à l’italienne, à demi cachées par les arbres, vous sourient derrière les stores bariolés.

Vous me direz qu’il n’est pas besoin d’aller si loin, que toute capitale qui se respecte possède son bois de Boulogne ou son Prater, ses Linden ou ses Champs-Elysées. Sans doute ; mais on respire ici je ne sais quoi de jeune et d’audacieux, une ardeur de vivre, une confiance qui manque aux vieilles capitales fatiguées. C’est presque une ville américaine, avec un vernis aristocratique que le Nouveau-Monde ne connaît pas. Un luxe tout frais et cependant archaïque laisse entrevoir la sève d’une croissance rapide et drue. Vous voyez, le matin, courir sur l’asphalte les pieds nus et les jambes rouges des laitières en jupe courte ; et cette paysannerie, qui sent déjà l’Orient, fait contraste avec le fastueux décor qui l’entoure. On pense à ces figures de la renaissance, d’une saine et forte nudité, dont la chevelure s’enroule autour d’un diadème finement ciselé. Telle la Hongrie, cette vigoureuse fille de la plaine, garde pour sa tête les séductions les plus subtiles et semble faire à sa capitale un diadème avec tous les joyaux de ses ancêtres.

Mais si le Parisien le plus blasé, sortant de son wagon-lit, est sensible à tant de grâce piquante, quelles doivent être les sensations d’un voyageur qui revient d’Orient ! Ce n’est plus seulement de la surprise, c’est de l’ivresse. Il vient de traverser des bourgades mal tenues, aux maisons basses et clairsemées, n’ayant d’autre parure que leurs minarets ou leurs clochers bulbeux. Voici donc une vraie cité ! Son pied, accoutumé aux soubresauts du sol péninsulaire, se repose avec délices sur un trottoir bien nivelé. Ses nerfs se détendent, que dis-je ? son âme s’épanouit dans l’enchantement du pavé de bois. Elle frémit délicieusement pendant que le corps, ce compagnon de route, se laisse entraîner par un fiacre impétueux. L’esprit s’éveille à son tour et comprend la grandeur du rôle de Pesth, émissaire de l’Europe, portique majestueux dressé sur le seuil du monde civilisé, en un mot, ville-prospectus, offerte à l’admiration des peuples nouveaux. Séduire est pour elle le premier des devoirs. « Entrez ! dit-elle aux Orientaux de toute race. Contemplez mes carrefours corrects, mes beaux gendarmes, immobiles sur leurs chevaux comme des statues ; mes squares verdoyans. Que désirez-vous ? Du moyen âge, de la renaissance, du moderne ? Voici des palais fortifiés où l’on boit de la bière, et des hôtels splendides où de jeunes polissons en habit noir manœuvrent sous les ordres d’un diplomate à favoris soyeux. À vous mes petits vapeurs haletans qui sillonnent incessamment le Danube ; à vous mon Opéra, mes orchestres et mes plaisirs ! Désirez-vous entendre rugir le lion parlementaire ? Je lui construis, en ce moment même, une cage modèle. Préférez-vous de la justice ? en voici le temple. Des sciences ? en voilà le sanctuaire. Hâtez-vous, policez-vous ! On vous a dit que la civilisation était compliquée : je vais vous démontrer qu’elle est charmante, facile, à la portée de tous. Vous n’avez qu’à vous baisser pour en prendre. Plus tard, vous ferez vos comptes et vous saurez ce qu’elle coûte. »

Pesth, enfin, tient en réserve un autre genre d’attrait plus sérieux. Pour le comprendre, laissez passer le bruit du jour et montez, vers le soir, sur le rocher de Bude. Là se pressent les maisons basses qui suffisaient aux fiers cavaliers d’autrefois. Là, le pied foule les murailles mêmes de l’ancienne forteresse turque. Là enfin, sous vos regards, plus loin que la ville, dont la masse confuse fait entendre en bas sa rumeur, se déploie le tapis d’une plaine immense, et rayonnent les trois ou quatre grandes routes de l’Orient. À votre droite, ce roc à pic sur le Danube a marqué la borne extrême de l’empire des Osmanlis : le flot musulman s’est retiré lentement devant lui, comme on voit la mer fuir en grondant les hautes falaises dont elle a rongé la base. La pensée, plus hardie dans son vol à mesure que l’horizon s’élève, suit ce reflux à travers l’espace et le temps, de ville en ville, de siècle en siècle, depuis le prince Eugène jusqu’à Skobélef et de Péterwardein à Plewna. Elle s’enfonce dans le lointain des âges, pendant que l’œil cherche à percer les brouillards de la plaine.

Est-il au monde un meilleur observatoire pour embrasser l’ensemble des affaires d’Orient ? Pesth est le point géométrique où se croisent les grandes voies de Constantinople, de Bucharest, de Bel- grade et de Serajevo. Rétrograder jusqu’ici pour mieux voir la péninsule, c’est imiter les peintres, qui se reculent afin de mieux saisir la perspective d’un tableau.


I.

Et d’abord, en face de ces plaines à moitié vides, sur cette Marche de l’est abandonnée pendant deux siècles au Croissant, comment oublier que l’Europe a son histoire collective, et que, bon gré mal gré, elle forme un corps politique dont les vicissitudes nous rendent solidaires les uns des autres ? Nous payons les fautes de nos pères à mille ans d’échéance. Nous apprenons, par exemple, à nos dépens ce qu’il en coûte de reconquérir les bords de la Méditerranée, délaissés après l’invasion des barbares. Ce n’est point impunément qu’on a rompu les liens vénérables qui rattachaient l’Europe à sa mère, l’Asie. Toute la question d’Orient est née de cette erreur, dont les contemporains des Comnène et des Paléologue n’avaient certainement pas conscience.

Il faut se rappeler les grands traits du drame qui se jouait par-dessus la tête des rois : l’Asie prenant, au VIIe siècle, sa première revanche contre la prépondérance de l’Europe ; celle-ci fuyant devant le cimeterre jusqu’à Poitiers, jusqu’à Rome ; — L’empire grec seul tenant bon sur les plateaux de l’Anatolie ; — puis, après ce mouvement de retraite, les barons refaisant la lente conquête de la terre espagnole, tandis qu’à l’Orient le torrent tumultueux des croisades couvrait un instant la rive asiatique. On aurait pu prévoir, dès lors, le fort et le faible de la nouvelle Europe : on l’aurait vue se consolider à l’ouest et remplir ses limites naturelles jusqu’à Gibraltar, mais après deux ou trois siècles d’efforts, échouer dans la conquête de la Méditerranée pour avoir négligé Constantinople.

L’empire grec était alors le gardien des détroits, comme l’est aujourd’hui l’empire ottoman. Il fallait le soutenir ou le remplacer. Notre moyen âge ne sut faire ni l’un ni l’autre. Il n’avait pas l’esprit large, et je me demande parfois si nos querelles de clocher ne nous aveuglent pas nous-mêmes. On crut, au XIIIe siècle, pendant ce fantôme d’empire latin grossièrement échafaudé à Byzance, et l’on s’imagine encore aujourd’hui qu’il est possible de donner à l’Europe le Bosphore pour limite. C’est ainsi que les géographes tracent en rouge ou en bleu les frontières d’un continent et pensent avoir élevé des bornes infranchissables. Or, entre Sestos et Abydos, l’Europe et l’Asie se regardent de plus près que les deux bords de la Seine entre Ronfleur et Harfleur. Qu’on prenne pour frontière européenne le moderne Gibraltar, les antiques colonnes d’Hercule, passe encore. Mais allez donc asseoir deux civilisations rivales face à face, aux Dardanelles ! Les Grecs du Bas-Empire l’avaient bien compris : l’Anatolie fut leur soutien, leur réserve, le refuge où, jusque dans leur déclin, ils trouvèrent des forces pour faire sur Constantinople un retour offensif. Ils furent, parmi les chrétiens, les derniers politiques de l’Orient. Après eux, la république chrétienne, par indifférence ou par jalousie mesquine, laissa prendre à l’ennemi les clés de la maison.

Telle est l’origine de ce vice de construction qui fait chanceler à l’est l’édifice européen. Qu’on me montre, soit dans le domaine idéal, soit sur la terre du bon Dieu, les bornes de cette Asie dont nous ne sommes qu’un rameau plus vivace et qui nous a donné les semences des générations, nos mœurs, notre grammaire, nos nombres, nos croyances : et je consens à dire que la question d’Orient est close. Mais tant que les deux régions seront séparées par un petit fossé plein d’eau ou par des plaines sans obstacle, tant qu’un courant magnétique circulera de Paris à Jérusalem, de Constantinople à la Mecque et de Pétersbourg à Wladiwostok, je dis que la conception d’une Europe fermée aux Orientaux, les tenant à longueur de bras, les cantonnant dans l’Asie-Mineure au moment même où l’on se dispute les bonnes grâces des Cochinchinois, est une idée digne des barbares, nos pères. C’est ainsi que, barricadés derrière leurs ponts-levis, ils s’endormaient dans une parfaite insouciance du sort de leurs voisins.

L’Europe du XVe siècle, moins prévoyante encore que celle du XIIIe ignorait presque tout de l’Orient. C’est pour cela qu’à l’époque où Boabdil quittait les murs de Grenade, les grands-ducs de Moscou payaient encore un tribut aux Tartares, et l’Islam, s’ouvrant un chemin jusqu’au cœur de l’Europe, allait faire flotter l’étendard du prophète sur les murs de Bude. Arrêtons-nous un instant : le moment est solennel, et les physionomies opposées du Turc et du Chrétien expliquent à la fois la marche foudroyante de la conquête musulmane et les revers qui lui ont succédé.

Voyez d’un côté ce peuple à demi nomade, sans passé, sans racines, léger de bagage et riche d’espérances : il entre en campagne à la manière de ces hordes qui ont fondé tous les grands empires asiatiques, sauf à s’énerver plus tard. Mais il a perfectionné le système. D’abord, il est dégagé de toute fumée mystique. Il ne discute pas. Il prend des Arabes une religion toute faite, sans rien ajouter ni retrancher. Son fanatisme est celui du soldat qui meurt pour son drapeau, et non celui du santon qui se torture pour conquérir le ciel. Cet héritier de l’Islam est peu soucieux de propagande : on compte à peine à son actif quelques conversions intéressées. Il lui plaît que les chiens de chrétiens gardent leur croyance : ils en seront plus faciles à gouverner. Dans tous les cas, on ne le verra pas s’embourber dans les marais de la controverse, qui recouvrent à cette époque les trois quarts de la chrétienté.

Ce n’est pas tout. Renchérissant sur sa mobilité native, il crée une milice qui n’aura de contact avec personne qu’avec le chef et dont les membres ne connaîtront même pas leur véritable nom. Ce sont les fameux janissaires, enlevés à des berceaux chrétiens, dépaysés, débaptisés : ils n’ont d’autre famille que le régiment, d’autre foyer que le bivouac, d’autre toit que la caserne, d’autre père que le sultan ; et bientôt ils n’auront d’autre règle que leur appétit, admirablement symbolisé par l’énorme gamelle autour de laquelle se rallient leurs cohortes.

Ainsi préparés, les Turcs se jettent sur l’Europe. Comme ces aigles façonnés pour la victoire, et que les conquérans prennent volontiers pour emblèmes, ils sont tout entiers becs et ongles, muscles et ressorts d’acier, ailes immenses : si bien qu’on se figure un Bajazet l’Éclair comme un de ces oiseaux gigantesques qui fondent sur leur proie, l’enlèvent et disparaissent dans la nuée. De là ce coup d’œil de politique et de guerrier qui enveloppe l’Asie, l’Archipel et la moitié de l’Europe. De là ce vol sûr et savant qui, d’abord, plane et décrit un cercle autour de Constantinople, fascine la ville grecque couchée sur son Bosphore, puis tombe sur elle comme une flèche et enfonce ses ongles dans la chair palpitante. Auprès de ce mouvement précis, élégant et rapide, les autres nations conquérantes semblent des tardigrades.

Ouvrez maintenant Villehardouin, et considérez ces chevaliers bardés de fer dont les derniers occupaient encore la Morée, lorsque les Turcs franchirent l’Hellespont. Ce sont de braves combattans, de sages législateurs. Dès qu’ils mettent pied à terre, ils construisent un castel et font un règlement. Mais comme leur conquête est hésitante ! Quelles délibérations interminables, que de vains scrupules ! Iront-ils ou n’iront-ils pas ? Byzance est bien séduisante, mais que de jours d’indulgence on gagnerait à Jérusalem ! Et puis que font leurs dames dans leurs manoirs délaissés ? Faut-il violer ses vœux, faut-il perdre Chimène ? Et vite, un parlement se tient en plein air, sous le chaud soleil d’Orient qui semble encore leur durcir la cervelle ; si bien que de palabre en palabre, ils arrivent à Constantinople réduits des deux tiers, et n’y seraient point arrivés du tout, sans les Vénitiens.

C’est que l’Europe alors n’avait point le loisir de faire de la grande politique. Elle enfantait laborieusement des États. Elle fixait des groupes. Elle cherchait à dompter l’humeur aventureuse des hommes, en les retenant à l’ombre des clochers et des beffrois. En un mot, elle fondait : ce qui est le moindre souci des Orientaux. L’apparition des Turcs jette un désordre effroyable dans ce jardin d’acclimatation morale ; ils renversent les clôtures encore frêles, chassent les gardiens épouvantés, détruisent en une heure le travail des siècles, et rappellent à la vie primitive les plus beaux et les plus fiers des êtres que l’Église avait lentement apprivoisés. Mais ils ne fondent rien. Volontairement isolés, ou même, suivant un mot célèbre, campés, ils seront les premières victimes de cette orgueilleuse solitude.

La première frayeur passée, l’Europe se remit au travail ; et ses hommes d’État, de moins en moins naïfs, ne virent, dans cet étrange voisin, qu’une pièce de plus sur l’échiquier : c’était une sorte de « cavalier, » dont les sauts brusques et imprévus déconcertaient l’adversaire. Ils ne voyaient point le dommage presque irréparable causé à leurs frères, les chrétiens d’Orient. Pour le mesurer, rappelons-nous la sourde fermentation des races entre l’Adriatique et la mer Egée, sur un sol difficile et tourmenté ; les débris du vieux monde. Grecs, Dalmates ou Valaques, pris à revers par des peuples nouveaux, et rejetés dans les montagnes ou vers la mer ; les relations entre la côte et l’intérieur de plus en plus pénibles ; des petites monarchies obscures, revêtues de titres pompeux et absorbées par d’obscures querelles : puis les influences rivales de Rome et de Byzance se disputant l’âme des peuples, l’une avec sa propagande fougueuse et son esprit de croisade qui arme le bras des Hongrois, l’autre formaliste, (cruelle à froid, par politique et non par entraînement, habile à dompter des sauvages par la cantilène uniforme de ses rites. Déjà les peuples se disciplinent. Déjà, le long des vallées populeuses, la croix grecque et la croix latine s’avancent parallèlement. Les églises de marbre ou de pierre dominent les cabanes en pisé. Les marchands grecs, les cabaretiers dal mates remontent les fleuves et s’établissent au croisement des routes. Derrière le prêtre et le négociant, voici le politique. Les jalousies de race et les querelles de sacristie gênent sa marche ; cependant on peut prévoir le temps où les dynasties locales iront se fondre dans le moule plus large d’un nouvel empire byzantin, rajeuni de sève barbare, et laisseront derrière elles un sillon moins profond que nos anciens royaumes de Provence ou d’Aquitaine. Or l’irruption des Turcs remet tout en question.

Comme on voit tourbillonner dans les plaines hongroises une trombe de poussière qui dérobe en quelques minutes la vue des arbres et des maisons, de même la grande ombre de l’Asie s’allonge et engloutit des morceaux entiers de territoire. Pendant deux, trois et quatre siècles, on ne les verra plus qu’à travers un nuage. C’est d’abord l’Anatolie, ce poste avancé de l’Europe, cette terre féconde, nourrice de deux ou trois civilisations, ancêtre des colonies grecques, pourvoyeuse de Rome et de Byzance, arbitre de la, foi, dont chaque ville, Antioche, Nicée, Nicomédie, est fameuse par quelque concile. Cette terre, classique entre toutes, recule dans un lointain nébuleux. Aujourd’hui même, elle nous est à peine mieux connue que le Congo. C’est ensuite la péninsule des Balkans, ce vieux sol légendaire dont la Grèce est le joyau, cette fertile Mésie, ces côtes si heureusement découpées, qui avaient vu l’aurore de l’ancien monde, et qui en vit les derniers reflets colorer l’éclosion tardive et magnifique de Constantinople : tout disparaît dans le nuage menaçant dont l’ombre, répandue sur la Hongrie, fait frissonner l’Europe jusqu’à Vienne. Toutes ces contrées qui, dans le bouillonnement du moyen âge, commençaient à prendre figure de nations, deviennent de simples boulevards stratégiques. L’Europe n’aperçoit plus la péninsule que de loin, à travers la fumée des batailles, comme un réduit formidable qui vomit sur elle le fer et le feu. C’est bien une citadelle, en effet, que ce vaste front bastionné, défendu par le large fossé du Danube, défilé par le feu convergent de ses forts en demi-cercle, flanqué des sombres arêtes de la Bosnie, hérissé de montagnes qui paraissent autant d’épis protecteurs, et prolongeant jusqu’au littoral, à travers les Alpes et le Pinde, ses courtines et ses chemins couverts. On la voit, pendant plus de cent ans, perdre et reprendre tour à tour sa demi-lune et ses ouvrages avancés, c’est-à-dire la Crète et la Morée. De rares voyageurs se risquent dans cette enceinte si bien défendue. De retour chez eux, ils rédigent des relations merveilleuses. On dirait qu’ils parlent de la Chine ou du Grand-Mogol : il s’agit de cette terre du soleil levant où les évêques de Rome sollicitaient jadis l’investiture impériale, et nos rois francs le titre de patrice !

Au milieu de l’ombre envahissante, la mer reste lumineuse, la mer bleue, seule capable de fondre dans son harmonie les contrastes des peuples. Dans l’espace que la retraite de l’Europe vers le Nord a laissé vide entre les barons, les pachas et les barbaresques, fourmille la population levantine, un mélange indescriptible de turbans, de fez, de torses bronzés, de robes fourrées, d’armures damasquinées, de riches négocians et de portefaix, de seigneurs et de faquins, de forbans et d’épiciers, tous plus ou moins métis et courtiers, qui s’entremettent entre l’Asie musulmane et l’Europe chrétienne, également prêts à trafiquer de leur accord ou de leur dissentiment. Toutes les langues de l’univers, toutes les races, depuis le nègre de Nubie jusqu’au pâle Circassien, du Grec remuant au Turc impassible, du Juif officieux à l’Espagnol hautain, toute l’écume, toute la fleur des civilisations rivales est poussée là par une nécessité, plus impérieuse que les querelles de politique ou de religion ; et, pour bien montrer quel admirable domaine l’Europe laisse échapper dans ses déchiremens intérieurs, on voit surgir, au-dessus de cette tourbe flottante, le fier profil des anciennes cités républicaines, sous les noms de Venise, de Raguse ou de Gênes : créatures charmantes, êtres ambigus et amphibies, vivant sur la terre et sur l’onde, et confondant, dans leur grâce de sirène, les traits de l’Europe et de l’Asie. Le vieux sol antique est si riche, le lac gréco-romain est un auxiliaire si puissant, que ces états décrivent une orbite hors de toute mesure avec leur faible assiette territoriale, jusqu’au jour où ils périssent faute d’aliment et victimes de la mésintelligence des deux mondes : car si la rive africaine et la rive asiatique avaient été conquises à l’Europe, on ne voit point de bornes à leurs destinées. Même en succombant, ils ont fait brèche dans l’Islam. Les Espagnols, puis les Français, se précipitent à leur suite sur le chemin maritime. Le commerce reprend ses anciennes routes. La politique tourne la citadelle ottomane, et, par les Dardanelles, relance le grand Seigneur dans son Divan. Marseille peut se croire un instant l’héritière de Venise ; et, pendant deux cents ans, les rois très chrétiens poussent la Turquie, comme un bélier, contre les murs de l’édifice incohérent bâti par Charles-Quint.


II.

Cependant, les belles régions du Bas-Danube, du Balkan et du Pinde semblaient perdues pour la civilisation. La brume qui les enveloppe ne commence à se déchirer que dans les premières années du XVIIIe siècle, après l’expédition du prince Eugène, lorsque la retraite des armées ottomanes mettait à nu les défenses immédiates de l’empire. Il est intéressant de suivre, dans les récits des voyageurs, cette lente résurrection d’un vieux continent, qui commence avec les lettres de lady Montagne et qui n’est point encore terminée. Des lambeaux de territoire reparaissent peu à peu. Ici c’est un cap, là le profil d’une montagne, plus loin le cours ignoré d’un fleuve, qui sortent des ténèbres. Voici l’ancienne Illyrie, avec ses ravins ombreux et ses larges vallées. Voici les plaines fertiles de la Dacie, où de timides moissons se répandent après chaque traité de paix. Voici la Macédoine, toute jaune de maïs entre ses montagnes, tantôt arides et tantôt couvertes de grands hêtres. Voici les forêts du Pinde, d’où l’on descend d’étage en étage jusqu’à la blanche Janina et jusqu’à la mer. Comme autrefois, le berger valaque y garde ses troupeaux. Voici la Grèce, dont le nom seul arrachait des larmes à nos pères ; l’Arcadie, ce Tyrol méridional, tout parfumé de lavande et de laurier-rose, et la grasse Messénie, où les rivières coulent sous des platanes au pied des coteaux chargés de vigne, et vont se perdre dans la mer étincelante, à travers le velours doré des promontoires. Voici enfin l’Acropole, vers laquelle nos philhellènes tendent les bras, car ils sont, par l’esprit, plus proches parens de Démosthène et de Phidias que des Champenois, ducs d’Athènes.

Mais combien cette péninsule est changée, depuis le jour où les Hunyade et les Ladislas y livraient leurs derniers combats ! Au début de ce siècle les voyageurs qui pénètrent par la brèche à la suite des armées russes ou allemandes ne cachent pas leur consternation. L’esprit asiatique atout envahi ou tout laissé périr. Les anciennes églises s’effondrent sous les ronces ; ou bien, si elles se dressent encore dans l’enceinte fortifiée des couvens, si elles abritent parfois les dernières étincelles de la liberté, le culte s’est endormi dans un rite enfantin, et le clergé a compromis sa dignité en acceptant l’aumône dédaigneuse du vainqueur[2].

Où est cette chevalerie bosniaque, indocile et vaillante, le tourment et l’espoir des Hongrois ? Tout entière passée à l’ennemi, avec armes et bagages. Longtemps elle a formé l’avant-garde de l’empire ottoman. On reconnaît encore ses descendans à leur démarche fière, à leur front têtu, à leur œil de faucon. Naguère, chaque printemps les ramenait, lestes et braves, dans les plaines de la Croatie, qu’ils tondaient à plaisir. Ou bien, à l’appel du héraut d’armes, ils allaient rejoindre, le long du Danube, les cavaliers d’Asie. C’étaient alors de belles chevauchées jusqu’à Temesvar, jusqu’à Bude, dans un fourmillement de casques, de cuirasses, de turbans et de burnous. Les croupes ramassées des petits chevaux bosniaques se serraient contre les flancs nerveux des chevaux arabes, et l’Europe musulmane, entraînée dans l’avalanche, rivalisait d’audace avec l’Asie conquérante. Ces beaux jours ne sont plus. À l’aurore du XIXe siècle, cette brillante cavalerie a reflué dans ses montagnes pour n’en plus sortir. Elle doit vivre sur ses maigres revenus, aux dépens du chrétien, qu’elle soupçonne de connivence avec l’ennemi. N’étant plus victorieuse, elle devient tyrannique, et déjà ces belles vallées, vides de cultivateurs, se transforment en désert verdoyant.

Au moins cette noblesse a survécu, grâce à son apostasie. Mais en Serbie, de tous les rudes compagnons qui combattaient à côté de leur prince dans les champs de Kossovo, rien ne surnage, pas une famille, pas un nom, à peine un souvenir jeté au vent du ciel dans le refrain d’une chanson. Il ne reste qu’un peuple de serfs et de pâtres, parmi lesquels les plus grands héros sont des marchands de porcs, parce que les porcs se contentent de glands et que dans le fond des forêts on peut vivre libre et oisif : deux privilèges inséparables aux yeux du chrétien d’Orient. La forêt a presque entièrement reconquis ce sol qui était un des greniers de Rome et dont la légende moderne fait un repaire de brigands. Débonnaire en temps de paix, mais hérissé de broussailles et facile à détendre en temps de guerre, ce pays ramène à la vie sauvage tout ce qui a du cœur. Le menu peuple reçoit les ordres d’un caporal Schlag, qui croit, en l’humiliant, remplir une mission céleste. Lady Montague nous montre ces infortunés tremblant sous le fouet du janissaire. Du fond de sa berline, elle n’a pas aperçu les éclairs de leurs yeux noirs où s’amassent de telles rancunes. Ils ont mis cent ans à couver leur colère ; mais comme les traces de ces malheurs s’effacent lentement ! Que de terres incultes, quels aspects mélancoliques, surtout aux environs des anciennes forteresses ! Là, il semble que tant de fortunes diverses, qui ont roulé les hommes ainsi que des galets sur une grève, aient émoussé le tranchant de leur énergie. Combien de fois, suivant au petit pas de mon cheval la crête encore visible des retranchemens de Laudon, j’ai contemplé, près de Belgrade, ces plaines magnifiques et ce réseau de fleuves, où nos pères ne voyaient que la lice d’un éternel tournoi ! Sur la scène vide aujourd’hui, que trouble à peine le chant d’un pâtre ou le cri d’un épervier, que de noms sonores, que de panaches, que de grands coups d’épée ! Qui pensait aux Serbes à cette époque ? Est-ce que le prince de Ligne, lorsqu’il datait de cette colline même, ses lettres charmantes, avait un regard pour les humbles villages perdus dans la vallée ? Ainsi ce peuple fut ébloui jadis, mais écrasé par le choc des deux mondes. De tant d’orages qui passaient au-dessus de sa tête, il ne recevait que la foudre et non les pluies bienfaisantes. Je le voyais, abandonné au milieu de ce vaste champ de bataille, panser lui-même ses blessures et chercher en tâtonnant le chemin de l’avenir.

Au siècle dernier, les Valaques et les Moldaves avaient conservé leurs nobles : mais il aurait mieux valu pour eux n’en point avoir, tant ces boyards, encouragés par les princes phanariotes, se montraient impitoyables aux pauvres gens. On sait que, depuis plus d’un siècle, ces provinces étaient mises à l’encan et vendues à des banquiers grecs. Voici, d’après Zallony, les conseils que le nouveau gouverneur recevait en quittant Constantinople : — « Altesse ! les ressources de votre principauté sont immenses, et les besoins de votre peuple limités. Si vous soumettez ces paresseux à de fortes taxes, vous protégerez l’agriculture et en même temps vous remplirez vos coffres. » — Il est doux de s’enrichir en faisant le bonheur de ses semblables. Le soi-disant prince faisait à Bucharest une entrée magnifique. Ce n’étaient que riches manteaux, kalpaks, aigrettes et bonnets de zibeline. Le clergé sortait des portes pendant que les cloches carillonnaient à toute volée. On voyait caracoler les boyards, revêtus de toutes les dignités du bas-empire, depuis le chancelier ou grammaticos jusqu’au grand-officier des bottes ou du narghilé. Le prince venait ensuite, essayant de se persuader qu’il était le successeur de Constantin dont l’image flottait dans les plis de son étendard. Mais derrière ce fantôme d’empereur grec on portait le sandjak impérial aux trois queues de cheval, symbole de sa vassalité. Quel triste gouvernement que celui d’un despote éphémère et toujours révocable ! La destinée de celui-ci ressemble à un rêve des Mille et une nuits, à moins que ce ne soit la vulgaire aventure d’un marquis de Mascarille, brusquement dépouillé de son costume d’emprunt. À chaque minute il pouvait voir surgir devant lui quelque Capudji-bachi l’invitant à rendre des comptes, ce qui signifiait le plus souvent rendre gorge, ou consacrer sa tête à l’ornement du sérail. La noblesse locale, autrefois si chevaleresque, faisait cause commune avec le gouverneur. Cette cavalerie chrétienne, errant sur la limite des deux civilisations, presque orientale dans ses mœurs, frappée souvent d’un double tribut par l’empereur et par le sultan, rachetant par des marques de servilité sa précaire indépendance, avait payé de sa fierté le maintien de quelques privilèges. Quant au paysan roumain, naturellement vif et gai, mais déformé sous un pareil joug, il en garda longtemps la courbature. Des récits presque contemporains nous le montrent doux et passif, mais silencieux et abruti, résigné, prêt à tout, indifférent aux bons comme aux mauvais traitemens, portant, avec sa pipe et son couteau, toute sa fortune à sa ceinture et vivant dans une sorte de tanière souterraine. Dans les premières années de ce siècle, la riche Valachie n’était encore qu’un désert à peine cultivé. On était stupéfait de rencontrer, au milieu de cette solitude, une capitale dont les deux cents églises brillaient au soleil, des palais, une société, des visites, des marchandes de modes et des équipages. Le pays cependant reprit haleine sous la protection des Russes, et se releva promptement de ses ruines. Dans ces plaines ouvertes, où subsistent les foyers de quelques grandes villes, la civilisation est contagieuse : elle s’éteint ou se rallume aussi soudainement que la flamme le long d’une rampe de gaz.

Au moins, les riverains du Danube et de la Save présentaient encore figure de peuples. Mais de cette vigoureuse nation bulgare qui balança jadis la fortune des empereurs, il ne restait, au début du siècle, que des débris informes. On savait à peine alors qu’il existât des Bulgares, encore moins qu’ils eussent une histoire. On aurait pu cependant reconnaître, par la différence des langages, la longue ligne d’investissement que leurs princes avaient tracée autour de Constantinople, du lac d’Ochride jusqu’à Varna. Mais personne, même parmi eux, ne se souciait de ce passé lointain. L’art de Byzance, et plus tard celui des Turcs, avait fait, de cette armée menaçante, une paisible ceinture de maraîchers et de laboureurs. La Bulgarie tout entière est, à cette époque, une énorme banlieue qui fournit à la capitale les trois objets essentiels en Orient, le pain, le tabac et les roses. Ses habitans acceptent si bien leur sort que les premières campagnes des Russes les trouvent fidèles à la Porte et soulevés contre l’envahisseur. Lorsque le sultan Mahmoud, secouant l’indolence du sérail, visite les cités bulgares, une foule émue et respectueuse se presse sur ses pas et parmi ces grappes humaines, qui couvrent les terrasses pour mieux le voir, on crie : « Vive le Basileus ! » Ainsi, ces pourvoyeurs de Constantinople n’apercevaient, dans le sultan, que l’héritier des empereurs ; et pourvu que leur blé se vendît, peu leur importait le nom du consommateur. Au surplus, il ne faudrait pas se représenter les Bulgares comme de bons fermiers vivant sous la protection des lois : « Heureux, dit le proverbe, les peuples qui n’ont pas d’histoire ! » Sagesse trompeuse, égoïsme à courte vue. Lorsque les hommes cessent d’avoir une destinée collective, incapables de s’aider les uns les autres, ils flottent à la merci des vents contraires. La différence d’un fleuve ou d’une montagne, un rayon de soleil, une tempête, une peste, une armée qui passe, décident de leur misère ou de leur prospérité. Les voyageurs qui ont traversé les environs de Widdin vers 1840 nous peignent des Bulgares maladifs et décharnés, vivant sous terre, comme les Valaques. De l’autre côté de la montagne, ils sont moins pauvres, mais sans défense devant tous les fléaux, minés par la fièvre près des marécages, décimés par la peste dans les endroits populeux. Un jour, nous sommes à Tirnovo et nous admirons, dans un site enchanteur, tous les signes de la prospérité. Un an plus tard, cette ville délicieuse n’est plus qu’un hôpital nauséabond. Que maintenant des voyageurs complaisans m’introduisent dans la cabane du paysan bulgare ; qu’ils louent la chasteté des femmes et la patience des hommes ; qu’ils décrivent minutieusement les broderies de leurs chemises et le rythme de leurs danses grossières, cela m’importe peu. Ce que je demande, ce ne sont pas des bergeries, ce sont des âmes de peuples. Longtemps encore après l’émancipation de ses frères, le peuple bulgare cherchera la sienne. Mais il la trouvera, malgré l’Europe et malgré ses divisions intestines.

Un œil exercé aurait pu dès lors discerner les traces d’un plan général dans la position des Bulgares, comme on reconnaît les assises d’un château féodal sous l’herbe qui les recouvre. Mais plus loin, en Macédoine, en Thessalie en Épire, les voyageurs n’apercevaient qu’un chaos de langues et de races vivant pêle-mêle sous l’autorité nonchalante ou tracassière des petits tyrans locaux. Ce n’est pas qu’on y fût nécessairement misérable : ces provinces, plus éloignées des frontières de l’empire, avaient moins pâti des maux de la guerre. La soldatesque, qui vivait à leurs dépens, s’y trouvait à l’aise, et ne les maltraitait pas trop. Elle buvait, mangeait, faisait ripaille, comme ces begs de Macédoine dont Pouqueville nous décrit les festins pantagruéliques. Il ne faut pas oublier qu’au début du siècle, la péninsule n’est qu’une citadelle en désarroi : sur tel point, on s’est battu, et le sol, piétiné par les chevaux, est encore couvert de sang ; à deux pas de là, des bosquets continuent de fleurir, et l’on mène assez joyeuse vie, en dépit du bruit du canon. Mais derrière ce campement, il n’y a que des tribus éparses qui se connaissent à peine entre elles, et qui souvent se combattent. L’homme n’est plus cet être prévoyant, vainqueur de la mort et de l’espace, qui fonde un état pour se survivre à lui-même et pour dépasser l’horizon de sa colline. C’est un animal éphémère, sans passé et sans avenir, esclave et non pas maître du sol qui le nourrit. Le hasard l’a-t-il jeté dans la plaine, il est assez honnête et creuse machinalement son sillon ; deux cents mètres plus haut, le voilà brigand : affaire d’altitude. Les vallées sont des tapis de verdure plus ou moins riches, sur lesquels un être instinctif, à la manière des abeilles et des fourmis, a dessiné l’arabesque des cultures et piqué les points rouges des villages. La politique peut tailler à sa guise cet habit d’Arlequin : elle n’y trouvera pas l’étoffe d’une nation.

Est-ce un peuple par exemple, ou n’est-ce point plutôt une bande de brigands, que cette Haute-Albanie, dans ses montagnes inaccessibles ? Ici, le vol à main armée prend des proportions épiques. Il est appuyé sur l’honneur, sur la bravoure et sur de glorieuses traditions. Ici, on honore côte à côte le Christ et Mahomet : la religion n’est qu’un voile léger sous lequel reparaît le sauvage. Ce primitif a la beauté, l’agilité, la grâce d’une créature parfaitement adaptée à son rôle. On le considère avec respect : c’est un fauve de la grande espèce. Lui seul, ou ses pareils, les chevaliers de grand chemin, vivent dans le désordre comme dans leur élément. Sa race foisonne sur les ruines, fait souche et se propage. On l’a vu descendre de ses montagnes, envahir le plateau de Novi-Bazar, pousser devant lui les familles serbes et les jeter dehors. Il a inondé l’Epire et franchi le golfe de Lépante. Il a saccagé la Morée pour le compte des Turcs, en attendant qu’il combattît les Turcs pour le compte des insurgés, car il sert également toutes les causes, pourvu qu’il y ait des coups à donner ou à recevoir. Ce condottiere de l’Orient n’opère pas seulement en Europe : il égrène sur toutes les routes d’Asie ces villages d’Arnautes, terreur des populations paisibles. Il va devant lui, sans autre mobile que le goût des aventures, tantôt se glissant parmi les phanariotes pour gouverner la Valachie, tantôt exterminant à son profit les tyrans inférieurs, comme Ali-Pacha de Janina, tantôt escaladant les marches d’un trône, comme Mehemet Ali : c’est la dernière apothéose du soldat de fortune, protecteur de l’ordre, instigateur du progrès, idole de l’Europe. Celle-ci aura la simplicité de croire qu’on fabrique un état moderne avec les procédés du moyen âge et prendra pour un souverain philosophe le rusé destructeur des mamelucks. Mais ces brillans Albanais, s’ils peuvent défrayer l’Afrique et l’Asie de politiques et de guerriers, n’ont, dans leurs montagnes, rien construit de durable ; et leur exemple ne servira qu’à perpétuer, au cœur de la péninsule, une forme de la civilisation que les habitans de Tombouctou ont déjà dépassée.

Il y a, de par le monde, des peuples qui ont un corps bien avant de posséder une âme : les Bulgares en sont la preuve. Il en est d’autres dont l’âme est si vive qu’elle a, en quelque sorte, précédé le corps : et c’est le cas des Grecs. À la veille de l’insurrection, ce grand nom de Grèce retentit partout. Il éveille les échos sonores de l’ancienne Hellade. La douce langue d’Homère enchante l’oreille du voyageur. Du Bosphore jusqu’à l’Eurotas, dans les rues de Constantinople, le long de la mer de Marmara, au sein des hautes vallées de la Thessalie, à Janina comme à Corinthe, on rencontre des essaims de ces abeilles qui volaient sur les lèvres de Platon. Mais quand on cherche un peuple, on ne trouve que des ruches dispersées, quelquefois le désert ; et l’écho seul répète ces beaux noms d’autrefois.

Dans le Péloponnèse, le voyageur est attristé par les débris fumans des maisons brûlées. Sur la route de Patras, voici un village chrétien réduit en cendres par les ordres du brigand chrétien Colocotroni. L’Épire tout entière est en feu, bourgade contre bourgade, château contre château. Pour faire deux lieues, il faut négocier avec les chefs de dix villages, comme aujourd’hui dans le centre de l’Afrique. En face de la Messénie, l’île de Prodano, rendez-vous des pirates, tient les paysans de la terre ferme dans un état d’alarme perpétuelle. Tous les murs sont percés de meurtrières. On laboure le fusil à la main, et sous la protection de vigies volontaires, qui, à la moindre alarme, appellent tout le monde au combat. De même, aux environs de Corinthe, des sentinelles, postées sur les hauteurs, signalent par des cris le passage des voyageurs et par des coups de fusil l’apparition des corsaires. Il suffit de quelques heures pour opérer la levée en masse des paysans préposés à la garde de l’isthme.

Les contrastes de mœurs ne sont pas moins frappans. À côté du marinier agile, à la tête petite, à l’œil brillant, on rencontre à l’intérieur des Slaves encore mal éveillés. Dans cette Morée grande comme la main, que les cailles d’Egypte traversent d’un seul vol, il y a des cantons fermés à tous les souffles du dehors. Ailleurs, dans le Magne, cet épi rocailleux qui s’avance en pointe jusqu’au cap Matapan, on tombe en plein moyen âge. Là se dressent de gothiques manoirs, habités par des flibustiers gentilshommes. Là, vous serez reçu par quelque Flora Mac-Gregor, reine de son clan, et vous contemplerez avec stupeur, au début du XIXe siècle, ces velours verts ou cramoisis, ces couronnes ducales, ces châles brodés d’or, tout l’appareil du roman ou de la féerie.

Pourtant, sur ce sol privilégié, le flambeau vacillant du souvenir n’a jamais été complètement éteint. Cette race ingénieuse et mobile ne subissait qu’à demi la tristesse, la misère et l’oppression. Et puis n’avait-elle pas la mer pour elle ? Flots bénis, dont les sillons se referment derrière la proue des navires, sans garder, comme la terre, les traces de la désolation ! Plaine ondoyante, toujours vierge et toujours jeune, qui, chaque matin, sollicite avec des grâces nouvelles l’activité des hommes ! Est-il possible de garder rancune à la nature, quand elle vous poursuit d’un éternel sourire ? Un peuple maritime peut-il devenir esclave de la glèbe et prisonnier de la montagne ? N’a-t-il pas, comme les oiseaux de mer, des retraites inaccessibles, des angles de roc pour abriter sa nichée ? Je me rappelle le récit d’un naufrage à Salamine, un de ces naufrages pour rire où l’on est toujours sauvé par quelque divinité favorable. C’est en 1804. Les voyageurs sont jetés parmi des rochers affreux ; ils vont périr : mais soudain une nymphe compatissante, je me trompe, un bon moine se trouve là juste à point pour leur montrer l’entrée d’une caverne. Ils débarquent, ils allument un grand feu qui sent la résine. De leur grotte enguirlandée de pampres, ils contemplent, d’un œil attendri, la mer violette et les petites crêtes blanches des flots courroucés. Puis on les mène au couvent, boire de l’eau-de-vie de miel. « Là, je vis bien, dit le héros de cette aventure, que, tout en criant misère, on était fort à son aise. » Il est difficile, en un tel pays, de prendre le despotisme au sérieux. Les maîtres, dont le joug paraissait si insupportable, devaient ressembler plus d’une fois à ce primat grec dont parle encore notre voyageur, qui se grisait consciencieusement avec ses hôtes, criait et chantait à tue-tête, et aurait mis volontiers le feu à sa propre maison pour y voir plus clair. Toutefois, les Grecs de la côte et des îles étaient assez riches pour oser se plaindre. Leurs moyens leur permettaient de se souvenir qu’ils étaient un peuple, et tous les Colocotroni de l’intérieur, qui étaient pauvres, ne demandaient pas mieux que de les y aider. Rien ne ressemble moins aux mouvemens de l’enthousiasme que les débuts de cette insurrection.

Mais il faut admirer la puissance de l’idée qui peut infuser une seule âme à tant d’êtres différens ou hostiles. Que restait-il de la Grèce antique ? À peine une traînée lumineuse, comme on dit que la lumière d’un astre éteint voyage encore à travers l’espace. Aurait-on cru que de pauvres pâtres, des matelots ignorans, des marchands avides, des voleurs de grand chemin iraient lever la tête et distinguer cette lueur dans le ciel de l’histoire ? Ils l’ont fait cependant. Telle est la grandeur de cette idée de patrie, qu’à travers l’espace et le temps, elle est descendue, comme un lointain rayon, sur les fronts de ces races pour leur communiquer la force de vaincre. Ici-bas, la Grèce antique est morte : on ne la ressuscitera pas. Mais il semble qu’elle revive dans les étoiles, comme ces héros fabuleux que, jadis, elle élevait au rang des astres, et qui, bienfaisans même au-delà du tombeau, servaient encore à guider les navires. De même, elle a versé de là-haut sa lumière sur ces lointains descendans, appesantis de sang barbare ; et cette lumière est si féconde, que, par sa seule vertu, elle a fait éclore une moisson d’espérances.


III.

Si j’ai tracé ce tableau, ce n’est pas pour le vain plaisir d’étaler des misères en partie oubliées ; encore moins pour diminuer le mérite des peuples qui ont conquis leur place au soleil. J’admire au contraire qu’ils aient pu, dans un si court espace de temps, convertir en citoyens des serfs naguère encore courbés sur la glèbe, ou de hardis partisans rebelles à toute espèce de frein. Mais, à quoi bon dissimuler les difficultés de cette glorieuse entreprise ? Pourquoi flatter un patriotisme, respectable à coup sûr, mais qui peut égarer ces peuples sur leurs propres ressources et sur l’importance de leur rôle ? S’ils étaient nés à l’écart, dans quelque canton reculé du globe, ou bien à l’époque où les communications étaient rares, ils auraient vidé entre eux leurs querelles, et parcouru lentement le cercle complet des métamorphoses où s’achèvent les êtres bien organisés. Mais ils ont grandi dans l’atmosphère surchauffée de l’Orient, sous les yeux des puissances attentives ou jalouses. Ils ont digéré à la hâte des alimens mal préparés. À peine dotés des organes les plus rudimentaires, on les a fait entrer de plain-pied dans les conseils de l’Europe. Grâce à leur position géographique, ils appellent sur eux l’attention de l’univers. Les voilà postés en sentinelles sur des remparts vermoulus qu’ils ont la charge de défendre contre des ambitions rivales. Il y a, certes, de quoi leur tourner la tête.

Quelle différence dans la destinée des autres nations civilisées ! Les plus jeunes en apparence sont bien vieilles par comparaison. Voyez la Belgique, dont l’acte de naissance est daté de 1830 ; l’Allemagne ou l’Italie, qui atteignent seulement leur grande majorité : avant de parvenir à la pleine conscience de leurs forces, ces peuples ont parcouru la plus longue et la plus éclatante carrière. Ils cultivaient les arts, les lettres, les sciences ; ils faisaient du commerce, de l’industrie, de l’administration, bien avant d’avoir trouvé la forme définitive des pouvoirs publics. Les communes de Flandre dressaient leurs beffrois, les riches corporations déployaient leurs étendards, les universités faisaient retentir les chaires, alors qu’on s’occupait à peine de savoir qui régnait à Bruxelles, à Vienne ou à Berlin. Et c’est le cas de presque tous les peuples d’Europe : leur enfance politique s’est prolongée tard. Longtemps on a disposé d’eux sans leur consentement. Mais pendant leur minorité, ils ont acquis le goût du travail, la cohésion, les qualités solides sans lesquelles l’État n’est qu’une forme vide. Ils ressemblent à des hommes qui achèvent leur éducation complète avant d’entrer dans la vie politique.

Il en est tout autrement de ces peuples, esclaves la veille, auxquels on remet sans transition la charge de leur destinée. Et quelle destinée ! Réparer les fautes séculaires de l’Europe, et combler le trou béant qu’elle a creusé à l’est ! Comment parler de constitution, de progrès, de service militaire, à des gens qui comprennent à peine l’obligation du travail et la légitimité de l’impôt ? De tous les mobiles qui dirigent les actions humaines, ils n’ont conservé que la passion de l’indépendance. Le travail, pour eux, c’est la servitude ; et le premier usage qu’ils font de la liberté reconquise, c’est d’échapper, s’ils le peuvent, à cette loi tyrannique.

De là des embarras intérieurs qui diminuent leur force de résistance ou d’expansion. Chez eux, l’individu, bien loin d’être en avance sur l’État, comme dans les vieilles civilisations, retarde au contraire la puissance publique, arrête son essor, et parfois lui refuse les moyens de vivre. C’est ainsi que le gouvernement serbe est contraint de livrer un combat perpétuel pour arracher aux contribuables des ressources pourtant bien modestes, et qu’il a dû recourir aux armes pour imposer le service obligatoire. Les paysans du Danube sont admirables dans une insurrection ; ils déclament avec éloquence contre le poids des impôts ; mais ils ne comprennent pas la nécessité de former une société compacte pour faire tête aux étrangers, ni de mettre une part des bénéfices en commun pour améliorer leur sort. Ils ne saisissent pas davantage l’utilité de travailler au-delà de leurs besoins, ni de faire produire au sol tout ce qu’il peut donner. Ce qui leur manque, c’est le feu sacré, c’est le grain d’ambition personnelle qu’ailleurs chacun apporte dans son métier, et qui produit l’aisance générale, en donnant aux particuliers le superflu, chose si nécessaire ! En pénétrant sous le toit de ces pauvres gens, très bien doués, naturellement bons, j’ai aperçu toute la fausseté de cette morale qui nous prêche la médiocrité. Grand philosophe, entrez ici ! Considérez cet homme qui, lorsqu’il a du pain, livre sa terre aux ronces et aux orties ! Le défaut d’ambition fait de son enclos un véritable cloaque, et la modération dans les désirs l’empêche de changer de linge. Si on le laissait faire, son idéal serait une anarchie tempérée par un vague sentiment fraternel, qui lui permettrait de vivre entre le pope et le staroste, à la condition d’écouter quelquefois, mais de rosser au besoin ces guides affectueux de ses affaires temporelles et spirituelles.

Il faut louer sans réserve les jeunes gouvernemens qui n’acceptent point un pareil état social, et qui luttent de leur mieux contre l’ignorance et l’inertie. Mais s’ils produisent des hommes politiques remarquables, ils comptent peu d’administrateurs. Ils ont quelquefois des ministres qui connaissent merveilleusement l’Europe et très mal leur propre pays. Ce sont des diplomates éminens, grâce à leurs qualités primesautières ; mais ils ont peu de goût pour les besognes terre à terre qui demandent moins de génie que de méthode et de persévérance. Ils se lamentent volontiers sur les défauts de leurs concitoyens, mais ils ne font rien, ou peu de chose, pour les guérir. La tâche ne serait pourtant point au-dessus de leurs forces : lorsque le duc de Richelieu entreprit de civiliser la Russie méridionale et de fonder Odessa, je doute que les Cosaques des steppes lussent beaucoup plus habiles cultivateurs que les habitans de la péninsule. Cependant, il fit de ce désert un des greniers de l’Europe.

Et puis, faut-il le dire ? Les formes parlementaires ne conviennent guère à ces peuples jeunes et rudes. Elles leur font perdre un temps précieux. Elles les accoutument à prendre les paroles pour les actes, à un âge et dans un pays où les actes importeraient plus que les paroles. Les plus beaux discours du monde ne feront pas pousser un brin d’herbe. S’il faut rallier les volontés éparses ; s’il est bon de faire délibérer les hommes en commun ; si enfin l’usage des assemblées s’est perpétué même à travers la conquête, je voudrais des conseils mieux appropriés aux besoins de ces peuples, plus simples, plus rares et en même temps plus solennels, faits pour contrôler ou pour ratifier sommairement les décrets d’un gouvernement vigoureux. On regrette le temps où le prince Milosch convoquait le peuple en plein air, et tenait ce langage devant dix mille citoyens groupés sur le penchant des collines : « j’ai voulu vous réunira la Saint-Georges ; mais le manque de fourrages pour une si grande quantité de chevaux m’a forcé d’attendre, et de réduire cette assemblée à peu de personnes. »

Passons rapidement sur des défauts de jeunesse, qui, après tout, n’attaquent pas les sources de la vie, et qui n’ont point empêché la Roumanie, la Grèce, la Serbie, de réaliser des progrès surprenans. Le voyageur qui les visite à vingt ans d’intervalle ne les reconnaît plus. Il parcourt mollement en chemin de fer ces routes sur lesquelles il avait été durement cahoté par des charrettes antédiluviennes. Il retrouve des villes naissantes, des hôtels et des trottoirs, où il avait laissé des bourgades, des taudis et des fondrières. C’est une affaire de temps. Mais ce que le temps ne peut pas leur donner, c’est le moyen de se fondre un jour dans quelque unité supérieure.

L’objet principal de ces études a été d’expliquer comment la nature et l’histoire les avaient désunis. Le noble sentiment d’indépendance, qu’ils ont poussé jusqu’à l’héroïsme, ne contribue point à les rapprocher. Ils ont offert le triste spectacle de peuples frères qui se déchirent le lendemain de leur émancipation. Sans doute, la France, l’Allemagne et l’Italie ont passé par des épreuves intérieures aussi graves. Mais ces peuples ne vivaient pas exclusivement de politique. La passion des foules, un instant soulevée par les querelles des princes, prenait bientôt un autre cours. Le lendemain, chacun retournait à ses affaires, qui lui tenaient au cœur plus que tout le reste ; et l’on pouvait remanier les territoires, redresser les frontières, souder les provinces sans provoquer des réclamations bien vives. Cette fusion est impossible entre des peuples que rien ne vient distraire d’une pensée unique dont ils sont enivrés jusqu’à l’obsession, à savoir de leur nationalité. La Serbie et la Bulgarie parlent à peu près la même langue : les associer sous le même sceptre paraîtrait à toutes les deux le plus grand des malheurs. La force seule pourrait opérer ce miracle, mais pour combien de temps ? Ce n’est pas tout de conquérir, il faut assimiler, c’est-à-dire prendre les hommes par leurs intérêts, leurs plaisirs ou leurs croyances. Par quelles considérations de bien-être ou de religion retiendrez-vous des peuples qui n’ont pas de besoins et dont la foi n’est qu’un drapeau ? Où trouver cet élément cosmopolite qui se plie à tous les régimes, et qui permit par exemple à Gênes, à Florence, à Milan de supporter la domination étrangère tout en faisant de l’art ou du commerce, et d’attendre avec patience l’heure du réveil national ?

Supposons que les passions s’apaisent avec le temps, et que les esprits, plus cultivés, embrassent un plus large horizon : il y aura toujours quatre ou cinq grandes zones de langue et d’origine. Grecs, Latins, Slaves, Albanais, sans parler des Turcs. Chacune des nations chrétiennes a été surprise et comme figée par la conquête dans la position la moins favorable pour préparer l’unité de la péninsule : les Grecs, répandus sur les côtes et voués à la vie maritime, à laquelle ils sont plus propres qu’à fonder des empires en terre ferme ; — les Roumains, cantonnés sur les bords du Danube, à la merci de toutes les armées de passage, séparés de leurs frères latins du Pinde et de la Dalmatie, coupés en deux par la frontière hongroise ; — Les Serbes, sans communication avec la mer, expulses de ce plateau central où ils avaient établi d’abord le siège de leur domination, affaiblis par la défection des musulmans de Bosnie, et, de nos jours, plus qu’à demi enclavés par les possessions autrichiennes. En considérant cette découpure bizarre, je comprends le mot mélancolique d’un patriote serbe : « Plutôt, disait-il, que de vivre à l’étroit, sans débouchés et sans avenir, il vaudrait mieux faire le sacrifice momentané de notre indépendance et rentrer dans la grande usine à fabriquer des nations. Lorsque la première coulée n’est pas bonne, on rejette la fonte dans le moule. Qu’une grande crise nous remette en forme, nous sortirons de ce temps d’épreuve avec des profils plus fermes et des frontières mieux assurées, peut-être avec un morceau de Bosnie ou de Macédoine soudé à nos flancs. »

Si la fusion complète est impossible, que penser d’une confédération des Balkans ? C’est une idée séduisante qui, de temps en temps, revient sous la plume des journalistes. On prétend même qu’elle sourit au génie des peuples slaves, bien que l’histoire ne mentionne aucune fédération slave qui n’ait été une épouvantable anarchie. Si l’on veut parler d’une société permanente où les états, mis sur un pied d’égalité, relèvent d’un pouvoir fédéral, à la manière de la Suisse ou des États-Unis, je n’hésite pas à dire que l’Europe orientale ne connaîtra jamais cette forme de gouvernement. Pour établir un pareil équilibre, il y a là-bas trop de jalousies, trop d’occasions de faire pencher la balance. Il faudrait d’abord supprimer l’empire ottoman, ce qui ne coûte rien à nos profonds politiques. Même alors, Constantinople, capitale fédérale, est une chimère qui mettrait en gaîté M. de Bismarck. On trouvera toujours des pommes de discorde en Orient : si ce n’est pas Constantinople, ce sera la possession de la rive asiatique, comme jadis au temps des Grecs. La jalousie fut le ver rongeur de cette ancienne société grecque, qui ne manquait certes pas de lumières. Lorsque Athènes essaya d’organiser une fédération qui servît de pont entre l’Europe et l’Asie, elle eut aussitôt contre elle toutes les cités rivales. Et cependant elles étaient de même race. Il fallut la main d’un conquérant pour imposer à la péninsule cette unité qui fut une décadence politique. Il y a des nœuds gordiens qu’on ne tranche qu’avec l’épée.

Cela ne veut pas dire que les états de la péninsule soient destinés à disparaître. Les mêmes causes qui les ont empêchés de s’unir les rendront, fort heureusement, d’une digestion très difficile à n’importe quel conquérant. Les vaincre une première fois n’est rien : leur faible étendue les met à la merci du plus fort. Mais les difficultés commenceront le lendemain de la victoire. N’ayant à peu près rien à perdre, car ils sont pauvres, les habitans de la péninsule orientale feraient ce qu’ont fait les Espagnols en 1809. Comme en Espagne, on verrait l’envahisseur entrer d’abord sans résistance, puis se débattre dans ce buisson d’épines et s’épuiser contre un insaisissable adversaire ; et ces mêmes peuples, qui ne sauraient former une confédération régulière dans les temps paisibles, se ligueraient immédiatement contre l’ennemi commun.

Du reste, il est moins facile qu’autrefois de supprimer en Europe le moindre état souverain. On ne partagerait pas aujourd’hui la Pologne avec autant de sans-façon qu’il y a cent ans. Cette nation chevaleresque n’a connu que dans le malheur l’unité morale, qui est la conscience des peuples. Il semble que son âme s’achevait dans le temps même qu’on taillait son corps en pièces. Aujourd’hui, Dieu merci, les peuples ne pèchent pas par ignorance d’eux-mêmes. On leur souffle dès leur naissance une vie artificielle. Le monde entier s’intéresse à leur santé. Si, par hasard, ils ont mal dormi, le télégraphe nous informe incontinent de la nature de leurs cauchemars. Aussi, bien loin d’attendre d’être écartelés pour se plaindre, ils crieraient volontiers avant qu’on ne les écorche.

Le plus vraisemblable, c’est que les états chrétiens des Balkans resteront libres. Je ne dis pas qu’ils conserveront exactement leur forme actuelle ; mais ils ne dépasseront guère, les uns cinq, les autres dix millions d’habitans, à moins de s’entre-dévorer. C’est assez pour tenir un rang fort honorable parmi les états de second ordre. Sans doute, ils mèneront une existence inquiète entre les puissances formidables qui les entourent et qui se disputent leur amitié. Mais il n’est pas nécessaire de monter un gros bâtiment pour bien naviguer sur une mer orageuse. De tout temps, on a vu de ces petits états se faufiler entre les grands, qu’ils servaient ou combattaient tour à tour ; user d’adresse pour sauvegarder leur indépendance, se ménager, se déclarer à l’heure propice, marchander l’appoint de leur flottille et passer sans vergogne d’un camp dans un autre, en n’écoutant que leur intérêt. Ainsi se comportaient jadis le Piémont, entre la France et l’Autriche ; les Pays-Bas, entre la France et l’Angleterre ; la Saxe, entre l’Autriche et la Prusse. Ce n’est peut-être pas très moral, mais c’est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour subsister dans le conflit des ambitions. Quand on connaît les appétits des gros états, cela rend indulgent pour les ruses familières aux seigneurs de moindre importance.

Il n’est pas rare, d’ailleurs, qu’un petit peuple rende de tels services à l’équilibre du monde, qu’il devienne indispensable. On estime alors que, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer. Les congrès le prennent sous leur protection, et, ce qui vaut mieux, ses voisins veillent eux-mêmes sur son intégrité, ils aiment mieux le voir libre que de le céder à un rival. Voyez, par exemple, la Belgique et la Suisse. On les nomme des états-tampons, parce qu’ils amortissent les chocs, et c’est merveille, en effet, comme on entend peu de bruit sur leurs frontières fortunées. Tout y est rembourré, commode et confortable. J’ose dire que le sort de ces peuples est digne d’envie ; mais la plupart d’entre eux n’atteignent qu’après de longs travaux cette honorable retraite. Avant de se reposer sur l’oreiller moelleux de la neutralité, ils ont vécu parmi les procès de bornage et les contestations de mur mitoyen. Tel un homme de loi, vieilli dans les disputes, obtient à l’ancienneté un siège de magistrat inamovible.

Les états des Balkans auront encore plus d’un écueil à franchir avant d’atteindre le port. Vainement la ligue de la paix plaiderait en leur faveur. Vainement des têtes graves se réuniraient autour d’un tapis vert pour les déclarer neutres. Il n’est, hélas ! de neutralité solide que celle qui s’impose par les armes et que le temps consacre. J’approuve fort, pour ma part, ces petites monarchies de ne remettre à personne le soin de leur sécurité, mais de s’armer du mieux qu’elles peuvent. Elles devront, comme les autres, peiner et travailler pour conquérir le droit, non-seulement de se reposer, mais de vivre. Toutefois, on peut affirmer, au déclin de ce siècle, qu’elles ont déjà fait leurs preuves, et que leur cause est gagnée devant l’opinion. De plus en plus, on les considère comme des pièces essentielles dans l’équilibre européen. Ce sont autant de tampons ou de freins destinés à ralentir, si ce n’est à enrayer ces locomotives chauffées à blanc, qui menacent de se culbuter sur la route de Constantinople. Susciter, entre les grandes nations rivales, des petits états intermédiaires et relativement paisibles, est encore la manière la plus sûre et la plus économique de prévenir ou d’ajourner les conflits.

Ce sont là, cependant, des demi-solutions, puisqu’aucun de ces états n’est de taille à devenir le Piémont d’une nouvelle Italie. Leur plus grand mérite est de faire avancer l’Europe de quelques pas, et de lui former une ceinture protectrice. Mais la vieille querelle avec l’Asie n’est pas vidée. Saint-Marc Girardin croyait qu’elle finirait d’elle-même, par l’émancipation graduelle et spontanée des populations chrétiennes. On n’aurait eu qu’à laisser faire. C’est ce qu’il appelait « les dénoûmens orientaux. » Il se trompait : on aurait beau démembrer l’empire turc, et, comme on dit, manger l’artichaut feuille à feuille, il resterait encore à savoir quelle puissance et quelle civilisation domineraient sur les deux rives du Bosphore.

Le centre de la question d’Orient sera toujours à Constantinople.


  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Voici les principaux ouvrages auxquels nous avons emprunté les traits de cette esquisse : Pouqueville, Voyage en Grèce, à Constantinople et en Albanie, 1805-1807 ; Chaumette des Fossés, Voyage en Bosnie, 1807-1808 ; John Galt, Voyages and Travels, 1809-1811 ; Adam Neale, Travels through Turkey, 1818 ; Francis Hervé, A résidence in Greece and Turkey, 1837 ; Moltke, Briefe uber Zustand nnd Begeben heiten in der Türkei, 1835-1841 ; Grisebach, Reise durch Rumelien und nach Brussa, 1839 ; Blanqui, Voyage en Bulgarie, 1841, etc.