Du Danube à l’Adriatique/05

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Du Danube à l’Adriatique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 98 (p. 837-873).
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DU
DANUBE A L’ADRIATIQUE

V.[1]
LA DALMATIE.


I

De grandes forêts silencieuses, où le tronc lisse du hêtre remplace le sapin rugueux, des rocs, puis encore des rocs, tout vibrans de chaleur sous un soleil de plomb, des rocs taillés en murailles, en bastions, en courtines, avec des crêtes menaçantes et des aplombs invraisemblables ; et, par-dessus cette forteresse, déjà faite à la mesure d’un Titan, une autre, puis une autre encore, élevant jusque dans les nuages une tête orgueilleuse ; — en bas, l’écheveau des vallées, sillons étroits creusés dans le bleu intense d’un horizon de montagnes nues : trois cimes blanches qui semblent tourner sur elles-mêmes et vous suivre du regard : telle nous est apparue l’Herzégovine dans une course rapide. De pauvres villages musulmans dressent leur minaret au-dessus d’un tas de masures sordides, des marmots en guenille aux cheveux en broussaille, à la peau tannée, tendent la main devant les auberges, et la province entière, par leur voix, semble crier famine. Puis ce sont des sourires fugitifs : un ombrage de noyers, un bout de prairie verte et fraîche, un village plus propre retranché dans une boucle de la rivière, sur un îlot de terre fertile. Un semblant de ville sommeille au bord d’un fleuve ; des officiers autrichiens, tout couverts de poussière, se reposent accoudés devant leur bière avec un geste las ; quelques beaux gaillards à la tête petite, aux épaules énormes, à la démarche souple et fière, brigands de la veille, dont on raconte encore les méfaits, domptés aujourd’hui, mais non point apprivoisés, jettent un regard de travers à l’étranger qui passe : ils se meuvent avec aisance sous leur ciel torride, tandis que le vainqueur lymphatique souffle et s’éponge le front. Plus loin, c’est une blanche théorie de filles se rendant à l’église, la taille emprisonnée dans la lourde dalmatique, le Iront chargé de voiles et de sequins. De l’autre côté du torrent, une gitana au jarret d’acier saute de roche en roche et traîne après elle sa maigre progéniture. Voici Mostar, avec ses casernes massives, ses murs grisâtres, ses minarets mélancoliques sur le flanc nu de la montagne, et, au milieu de cette pâleur maladive, la note violente de quelques toits rouges. Voici les figures de marchands graves accroupis dans leur boutique et faisant le commerce comme on célèbre un rite solennel et funèbre. Une foule d’employés européens, dépaysés dans cet Orient triste, errant du haut en bas de la grand’rue, semblent des dogues à l’attache qui se promènent devant leur niche. Puis dans l’ombre grandissante, ce sont des bouillonnemens de cascades invisibles, des masses noires où la roche et la maçonnerie se confondent, et, sur le soleil couchant, l’angle aigu du vieux pont de pierre, débris d’un autre âge, romain par la base, turc par son renflement pareil à la bosse d’un chameau, ébréché, mais solide encore et tellement abrupt que, pour le gravir, il faut se cramponner à une rampe de fer.

Vite, hâtons-nous, courons vers le sud, sortons de cette prison de granit : la Narenta qui roule à nos pieds nous montre la route et raconte à chaque circuit le drame de son évasion. Elle semblait murée à jamais dans ce pâté de montagnes. Longtemps, elle tourne au milieu d’un labyrinthe inextricable, heurtant à toutes les portes, brisant son flot d’écume sur toutes les arêtes, tantôt suppliante et tantôt impérieuse, ici baignant le pied de ses geôliers immobiles, enlaçant le roc jeté en travers de sa course, là se frayant un chemin de vive force, hurlant, bondissant dans les entonnoirs où tourbillonne le troupeau de ses petites vagues affolées, tandis que les rocs sombres, témoins de sa fuite, semblent ébaucher de grands gestes pour l’arrêter au passage ; victorieuse enfin et poussant joyeusement ses eaux bleues vers la mer, soit qu’elle ronge avec un sifflement continu le sable des rives, soit qu’elle remplisse de vapeur et de tumulte ces longs corridors dont le soleil n’atteint jamais le fond.

Tout près de nous, quel est ce martellement continu, ce bruit de pics et de pioches qui parfois couvre la voix de la rivière ? D’où partent ces explosions soudaines, pareilles à des coups de canon ? N’est-ce pas une autre évasion qui se prépare ? Ne dirait-on pas que la péninsule entière, avide d’air et d’espace, frappe à coups redoublés la muraille qui l’étouffé et lui barre le chemin de la mer ? Des grappes d’ouvriers sont accrochées aux flancs de la montagne : ils grattent, ils creusent, ils piochent, ils font sauter la mine. On dirait qu’ils se hâtent pour regagner le temps perdu. Derrière eux, une longue raie jaune coupe géométriquement les caprices du sol et, demain, un ruban de fer posé sur ce talus rejoindra Mostar, Metkovitch et la mer. Pauvre vieille montagne ! au moment où son empire s’écroule, on se sent pris de pitié pour elle. Depuis les Romains, elle dormait si tranquillement dans sa magnifique incurie ! Son vêtement de broussailles dorées lui allait si bien ! En s’éveillant un beau matin, elle a ressenti de terribles démangeaisons : toute une armée d’insectes rongeurs et grimpeurs, munis d’ongles de fer, fendant l’espace avec un bruit de ferraille et de sifflets, se terrant sous les tunnels ou suspendus au fil des viaducs, entamait son écorce vénérable. Toute la journée, c’est un vacarme à ne point s’entendre. Mais la nuit, l’oreille inquiète perçoit de grands soupirs dans les plaintes du vent et comme des lamentations de fantômes qui s’envolent : spectres, nains difformes, hallucinations, lambeaux de chants héroïques, rumeurs de guerre civile, tous les êtres fabuleux, tous les oiseaux de ténèbres, tous les souvenirs logés dans les creux de la montagne remontent à tire d’ailes vers les cimes. C’en est fait de l’antique Herzégovine aux flancs maigres, aux mœurs fières : un jour, on verra défiler ici, à la place des caravanes dépenaillées sur leurs tristes bidets, des wagons bondés de blé, des bœufs surpris de leur propre embonpoint, de jolis petits codions mouchetés de noir et comme truffés d’avance, des cargaisons, des avalanches de pruneaux. Vision pantagruélique ! Mais ce jour est encore loin. Pour le moment, ce qu’on emporte d’ici, c’est l’impression d’un enfantement laborieux ; c’est le combat douloureux du présent et du passé ; c’est l’effort gémissant des peuples vers la lumière et la lutte incessante contre la médiocrité, la pauvreté, quelquefois contre un sol rebelle. La lutte ! elle est partout, dans ce vieux réduit des mœurs farouches et de l’Islam : guerre entre les élémens, guerre obstinée du torrent contre le bloc stupide qui s’oppose à sa marche : guerre de races, encore toute chaude ; guerre des religions qui se côtoient et se tolèrent en frémissant ; guerre de la civilisation contre la barbarie ; combat perpétuel livré par l’esprit de l’Europe à cette force d’inertie mille fois plus pesante et plus difficile à entamer que le schiste ou le quartz sous le pic des ingénieurs. Dans ces montagnes, toutes les résistances se sont donné rendez-vous pour un conflit suprême. Toutes les contradictions se reflètent dans la structure de ce sol tourmenté. Voilà pourquoi le voyageur se sent l’âme oppressée : il croit traverser un cercle de l’enfer de Dante et précipite ses pas vers le point lumineux qui luit à l’horizon.

Mais aussi quelle détente quand il arrive à la mer et quel souvenir que celui de cette première journée passée sur le golfe Adriatique ! Tout est lumière, apaisement, quiétude. Les caps avec leurs airs de défi, les îles, pyramides tronquées, les montagnes à demi sous-marines, semblables à des monstres révoltés, tordant leur échine, toutes les colères de la terre se calment peu à peu sous la caresse de cette mer qui ondule au loin le long des rivages. Elle a des philtres, la nymphe aux yeux glauques, pour assoupir les géans foudroyés. Elle les embrasse et les berce d’une souple étreinte. Elle répand sur leurs crevasses béantes une vapeur impalpable. À son contact divin, les rochers stériles, les blocs sourds et muets deviennent beaux et nobles ; et leur profil, enveloppé d’azur, prend à distance des airs de palais enchantés. Ils planent, ils voguent à leur tour comme ces montagnes légères des tableaux du Lorrain, qui dressent leur courbe diaphane dans le rayonnement du soleil levant.

Nous aussi, cette grande force nous emporte, nous berce et nous apaise, soit que le bateau glisse sur le cristal limpide d’une petite baie, soit qu’il fende au large les lames courtes et brillantes, bleues dans les lointains, vertes et frangées d’écume dans le sillage du navire. La côte dalmate file devant nous ; et quelquefois de si près que nous distinguons, à travers le feuillage argenté des oliviers, tissu de gaze d’un vert pâle jeté sur les épaules de la montagne, des ruines à tournure noble qui se chauffent au soleil, des clochers, quelques pampres, quelques pins parasols, des recoins intimes où flotte une lumière douce, amortie par ces maigres ombrages. Terre pauvre, en somme, et qui n’a que la peau sur les os ; charmante encore dans sa décadence et sans cesse embellie par le reflet de la mer ; moins riche évidemment, moins capiteuse que l’Italie, sa voisine, mais gardant pour ses fidèles un parfum subtil de sauvageon, et la grâce des choses anciennes, un peu délaissées, que les pieds du vulgaire n’ont point encore profanées : tel un parc abandonné dont les parterres ont disparu sous les herbes folles et dont les charmilles incultes semblent garder encore des échos d’autrefois.

J’ai retrouvé cette impression où je ne la cherchais guère : dans le livre indigeste d’un professeur allemand, le très honorable Franz Petter, membre de plusieurs sociétés savantes. Non que cet auteur montre, pour la Dalmatie, une complaisance aveugle ; bien au contraire, il relève avec soin tous ses défauts. On y gèle en hiver, on y rôtit en été. On y meurt de soif, car la moitié des villages manque d’eau toute l’année, et l’autre moitié craint toujours d’en manquer : — « C’est vraiment le supplice de Tantale, dit M. Franz Petter, d’avoir sous les yeux une telle quantité d’eau (j’entends la mer) et de se sentir le gosier sec. Encore les rares sources que recèle la montagne ont-elles l’impertinence de se rendre à la mer par des conduits souterrains : de sorte que c’est du bien perdu. Parlez-nous des sources allemandes, qui coulent honnêtement à la surface du sol pour désaltérer les chrétiens. » — Vous avez raison, Franz Petter : la Dalmatie boit peu, se nourrit mal, se chauffe mal. Elle préfère aux bons poêles de Vienne l’incommode brasero ; je veux même croire que vous avez vu, de vos yeux, trois femmes carbonisées à cause de la mauvaise habitude qu’elles avaient de mettre ce réchaud sous leurs jupes et de s’endormir dessus. Il n’en est pas moins vrai, grave érudit, que vous passâtes quarante ans de votre vie dans ce pays fantasque et que vous l’aimiez tout en le maudissant. Vous aussi, nouvel Ulysse, vous fûtes le prisonnier de Calypso ; l’enchanteresse vous disputait à la poussière des bibliothèques et vous enivrait de son sourire au fond des grottes d’azur.

L’attrait de la Dalmatie n’est pas seulement un effet de palette. Il ne consiste pas uniquement dans le sentier de pourpre et d’or que le soleil couchant promène sur les flots nacrés, ni dans la lumière blonde qui s’étend le matin sur les montagnes lointaines : on en voit tout autant à Naples ou à Monte-Carlo. Ce qu’on trouve ici, c’est un moment de répit dans la lutte pour l’existence qui rend notre Europe si maussade. Autrefois, ces coins tranquilles abondaient : l’Italie en était pleine. Aujourd’hui, ses brillantes destinées ne lui permettent plus le far niente. Je le demande : où se réfugier de nos jours ? où goûter la douceur de vivre ? à Lisbonne ? Les affaires d’Afrique ne le permettraient pas. En Espagne ? Peut-être, au fond des sierras, dans quelques villages de contrebandiers. Mais en plaine, la politique envahit tout. Sur la côte où mûrît le raisin d’Alicante, on parle de suffrage universel. Quant à la pauvre péninsule balkanique, il y a longtemps qu’elle a perdu le sommeil. Je cherche en vain une pierre où reposer ma tête : partout l’humanité gémit, peine, imprime, disserte ou combat. C’est aujourd’hui que le poète peut dire :

À Gênes, sous les citronniers,
À Vevay, sous les verts pommiers,
........
Partout où j’ai touché la terre.
Sur ma route est venu s’asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère…

Et cet étranger, c’est le démon de la politique. Il a visité la Dalmatie, mais sans y séjourner. Tandis que le reste de la péninsule s’évertuait, pérorait et se canonnait pour le déplacement d’une borne, cette longue bande de terre semée d’oliviers demeurait assez paisible derrière son rempart de cimes décharnées. Demain peut-être, les souvenirs ne lui suffiront plus ; elle entrera dans le conflit des peuples. Mais aujourd’hui, elle se contente encore d’aspirations littéraires. Chaque habitant semble dire : « Voyez, hommes du siècle, hommes de fer et de sang : nous avons trouvé le secret du bonheur, et du haut de notre rivage nous contemplons votre agitation. Nous aussi, nous avons lutté, nous avons souffert et nous vous raconterons, si vous voulez, de belles histoires. Mais nous avons découvert enfin la beauté du ciel et de la mer, que nos querelles nous faisaient oublier. Le bruit léger de la vague qui murmure et meurt dans les roseaux d’une baie nous console de tout. Pendant que vous vous égosillez sur la place publique, nous chantons une barcarolle, et nous sommes heureux… »

Cette impression vous pénètre dès qu’on met le pied sur la terre dalmate : c’est, je crois, dans la jolie presqu’île de Sabioncello, qu’un isthme en miniature rattache à la terre ferme, comme un bijou de prix curieusement ciselé. Les habitans de ce coin de terre ont bravement combattu jadis. La double chaîne de murailles qui barrait l’isthme est encore debout, avec ses créneaux en or bruni. Deux jolis villages, qui se prenaient pour des villes, Stagno Piccolo, Stagno Grande, montent la garde sur les deux flancs de la montagne. Mais lorsque les dignes citoyens versaient charitablement de l’huile bouillante sur la tête de leurs semblables, leur sort était-il donc plus doux ? Les deux Stagno sommeillent maintenant comme des Suisses sur leur hallebarde. Les coulevrines inoffensives ont roulé dans le fossé plein d’herbe. Des abeilles butinent sur le chemin de ronde. Les remparts ne sentent plus la poudre, mais la fleur d’amandier ou la jeune vigne nouvelle. Ils sont renommés pour leurs espaliers. Par la brèche, on aperçoit un morceau de campagne resplendissant sous la lumière de midi, avec un bras de mer qui scintille à l’horizon. À mi-côte, la tour du guetteur, crânement campée, toute fière de ses larges cicatrices, se tient au frais dans un bouquet de verdure, et semble un invalide chargé de veiller sur un square.

Et quelle grâce répandue dans les îles ! Je ne parle pas seulement des plus grandes, ces princesses dépossédées, qui paient aujourd’hui la rançon de leur célébrité, Lésina, bien pauvre, et martiale encore sans son double château, Curzola, qu’on appelait autrefois Corcyre-la-Noire, à cause de ses bois, et qu’il faudrait appeler Corcyre-la-Chauve. Non, celles qui m’attirent, ce sont les plus petites : trop modestes pour tenter la convoitise des conquérans, elles ont mieux gardé, dans leur étroite enceinte, l’intime parfum de jadis, comme un flacon retient l’arôme de la liqueur qu’il a contenue. Voici, par exemple, Lacroma, devant Raguse : on aborde par un degré de marbre dont les lignes roses s’enfoncent en tremblant sous les vagues. Les pins se tiennent gravement assemblés sur la rive ; et tandis qu’ils chantent leur grand air monotone, le va-et-vient du flot sur la grève leur fait un accompagnement moqueur. Là, parmi les cactus et les roses, se dressent les murs peu sévères d’un couvent délabré. Les moines qui vécurent dans cette retraite ne devaient être ni chartreux ni trappistes. Cette mer un peu païenne arrête au passage le rêve mystique. On évoquerait plutôt, sur une telle plage, les entretiens d’un Socrato, c’est-à-dire un mélange d’enthousiasme et d’ironie, un essaim d’idées légères, ailées, vagabondes, sur un fond de grandes idées, simples comme l’horizon. Mieux vaut encore s’enfoncer en rêvant dans les sentiers que le pauvre archiduc Rodolphe a fait ouvrir ici, parmi les petits cyprès aux graines odorantes, les genévriers amers, et mille autres broussailles hérissées, luisantes, piquantes, d’une verdure rigide et forte, à l’épreuve du soleil et de la brise. Tout en suivant des yeux quelque voile blonde qui file dans les lointains, le promeneur se sent bientôt jeté en pleine féerie, transporté dans ces royaumes impossibles qu’enfantait l’imagination de Shakspeare. C’est ici qu’il faudrait placer la Tempête, ou Comme il vous plaira. Quand les rayons de la lune suspendent des gouttes de rosée sur les ronces et versent une suave clarté sur la blancheur des marbres, on ne serait nullement surpris de rencontrer Rosalinde marchant à petits pas dans l’ombre douteuse des allées, ou la divine Titania dirigeant les rondes des elfes. Et quand le vent du matin secoue les songes accrochés aux branches des arbres, dans cette solitude où rien ne marque le cours des heures, l’âme flotte indécise entre le rêve et la réalité.

Oui, quoi qu’on en pense à Zara, la vie est bonne et douce sur ces pauvres rochers que la mer découpe et polit avec amour, comme autant de piédestaux pour les temples et pour les acropoles… Un golfe s’ouvre : on ne voit d’abord que des points blancs au fond d’une rade ; puis la silhouette d’un château fort, perché sur une colline ; puis, au-dessus des toits, un dôme, une tour, le profil familier du beffroi qui fait battre le cœur du marin. La main sur ses yeux, il regarde la ville grandir peu à peu. Dans la foule qui remplit les quais, il cherche à distinguer les tresses noires de sa femme, les mines barbouillées de ses marmots. Parfois un mouchoir s’agite derrière un store. Les objets deviennent plus nets, les fenêtres s’emplissent de visages sourians, le port s’anime. C’est un fouillis d’agrès et de voiles séchant au soleil, tandis qu’on cuisine, on dort, on chante, on aime, sur l’eau comme sur terre…

Est-ce l’effet du printemps ? est-ce le privilège d’une civilisation aimable sur un sol embaumé ? Je l’ignore. Mais il y a dans l’air et dans les gens je ne sais quoi de tendre, de suave et d’engageant qui vous transporte, vous enveloppe et vous pénètre. Le soir, lorsque nous débarquons à Gravosa, cela nous saisit d’abord, en respirant les bouffées qui s’échappent des jardins épanouis dans la fraîcheur nocturne. Sous les grands tilleuls, devant les remparts de Raguse, des couples enlacés circulent lentement parmi les feux follets des lanternes. Nous franchissons la poterne de la vieille ville. Il est tard ; et cependant une foule compacte, à la fois joyeuse et tranquille, se promène sur un corso minuscule, au reflet rougeâtre de primitifs réverbères. Sous ce beau ciel tiède, c’est un roulement continu des pieds sur les dalles, un bourdonnement de ruche, le murmure sonore de toute une ville qui bavarde en sourdine. Des yeux noirs vous regardent à la dérobée, des tailles cambrées disparaissent dans l’ombre des ruelles, et des fusées de rires vous partent on ne sait d’où, comme des pois fulminans qu’on jetterait sous vos pas. Et quel rire ! Point méchant, point moqueur : frais et cristallin, tout pareil à la chanson de l’eau sur les marbres des fontaines. Nous entendrons souvent les éclats de cette gaîté ; le matin, sur la place, lorsque quelque brune villageoise, court-vêtue, leste et brusque, passe en se pavanant devant une demi-douzaine de bellâtres désœuvrés, en vestons courts et pantalons collans ; ou bien dans les rues de la ville haute où chaque vieille fenêtre aux noires saillies a, pour égayer ses rides, une fille et un pot de fleur. La jeunesse fourmille dans ces antiques murailles. Il n’en faut pas beaucoup pour faire sortir toutes les têtes de leur trou. Un de mes amis fait cette expérience, de lancer en l’air un baiser au hasard dans la ruelle la plus silencieuse. Immédiatement, à ce bruit connu, vingt frimousses paraissent à tous les balcons, et c’est une cascade de rires qui, d’étage en étage, retombe en pluie de perles sur nos têtes. Ou bien l’on se met en route pour les sources de l’Ombla sous la conduite de deux jeunes batelières qui rament comme des galériens, tout en vous riant au nez de toutes leurs dents blanches et de leurs yeux verts. Le sexe fort fait une piètre figure, quand il est remorqué par le sexe faible. Elles n’ont cependant rien de lourd ni de masculin, ces filles de la côte. Leur taille est souple ; leurs mains vigoureuses ont de fines attaches. Ce n’est point de la graine slave ; mais plutôt quelque beau brin de race italienne jeté là par hasard, ou peut-être, qui sait ? un rejeton de provenance plus lointaine encore : quelque retour des croisades oublié dans l’Adriatique. Et comme les villes dalmates mélangent toutes les races et tous les types, rien n’est plus amusant que de voir, un jour de marché, près de ces filles au fin corsage, les tailles épaisses des paysannes de l’intérieur, dans leurs longues chemises brodées. Rien n’est plus stupéfiant que de rencontrer ces dernières chez un bric-à-brac, en train de négocier leur pudique ceinture, une espèce de harnais de cheval incrusté de plaques de cuivre et d’agates grosses comme le poing. Qu’une femme puisse porter négligemment cette breloque et faire six lieues à pied, c’est ce qu’il faut voir pour le croire. Le fourmillement de ces marchés dalmates ferait la joie d’un peintre et le désespoir d’un ethnographe. Il perdrait son latin, cet honnête homme, à noter sur son carnet les particularités et physionomies d’une centaine de commères, piaillant sur une place dans trois ou quatre patois différens, bariolées de rouge, de bleu, de vert, vêtues d’une seule chemise ou de trente-six jupes superposées, portant des souliers plats ou de lourdes sandales, des coiffes blanches ou des chapeaux de paille. Le diable lui-même ne s’y retrouverait pas. Mais toutes les nuances disparaissent dans la gaîté générale. En terre dalmate, les races se sont de tout temps rapprochées sans se confondre ; et même aujourd’hui, les efforts méritoires des journaux pour attiser les passions ne peuvent leur apprendre à se haïr. Slaves, Italiens, Morlaques, même les farouches Monténégrins s’apprivoisent, dès qu’ils descendent sur cette côte aimée du soleil : la douce ironie du ciel les force à s’embrasser. Puis, si les bourgeois discutent, le bas peuple conserve son insouciance. Il ne perd ni ne gagne aux changemens de maître. Qu’il dépende de Venise, de Vienne ou d’Agram, il manie, comme autrefois, le poinçon ou la lime, en sifflant sa chanson dans l’ombre des auvens. Comme autrefois, les petits métiers font bruire partout leurs fuseaux, tandis que les matrones, assises devant les portes, épluchent la tignasse des futurs citoyens.

Humeur enjouée, vive et légère ! Gaîté que jadis on disait française ! bienfait des dieux ! ceinture de Vénus, écharpe d’Iris dont les couleurs changeantes consolaient de l’orage et faisaient le charme de la vie ! Qualités aimables, qu’êtes-vous devenues ? pourquoi faut-il vous chercher dans quelque coin perdu de l’Europe, que la fureur du siècle n’a point encore envahi ? Mais par quel miracle cette goutte d’ambroisie est-elle restée au bord de la péninsule, comme un peu de miel au bord d’une coupe amère et trouble ?… La nuit monte. Des lumières brillent au fond du golfe. D’autres feux s’allument là-haut dans la paix du firmament, clair et pur sur nos têtes, brumeux à l’horizon. Une buée de chaleur s’élève de terre, sous la fraîche étreinte de la nuit d’Orient, et noie les dernières étoiles dans une sorte de langueur. Notre navire dort sur ses ancres. De temps en temps, un souffle de brise nous apporte un parfum de fleurs ou de foin coupé. Nous percevons le balancement rythmé du flot sur la grève. Et je songe qu’à cette heure le même flot tiède baigne de sa longue caresse tous les replis de la péninsule fatiguée. J’entends ce bercement des vagues, se répétant de promontoire en promontoire et de rivage en rivage, jusqu’à Lépante, jusqu’au Ténare, jusqu’au Pirée, — dans le silence des journaux et le court sommeil de la tribune aux harangues, — le long des Dardanelles assoupies, délivrées pour un instant de leur pesante faction, — à Thérapia, sur le Bosphore, où le murmure insinuant des flots mêle des rêves affectueux au sommeil des ambassadeurs : partout cette mer divine amortit les tracas du jour et répare autant qu’elle peut les sottises des hommes. C’est elle qui répand le calme et la gaîté sur ses bords alors même qu’on souffre et qu’on gémit dans la plaine et sur le mont. C’est elle, ce sont ces petites lames, brillantes et folles dans les beaux jours d’été, pleines de soupirs dans les nuits de printemps, qui ont entretenu l’heureuse légèreté des Grecs ou des Dalmates. C’est elle qui enseignait aux anciens cette jolie navigation côtière, à deux pas du rivage : alors, on ne cueillait que la fleur de chaque chose ; on allait d’une île à l’autre ; on piquait, comme l’abeille, dans le calice harmonieux d’une jolie baie ; on faisait des pointes vers la haute mer, sans perdre longtemps de vue les montagnes bleuâtres dont le rideau se ferme ou s’entrouvre à l’horizon. C’est elle encore qui a rompu l’élan des hordes barbares et fait mollir la rudesse du sauvage. Imaginez les sensations de ce primitif, lorsque, sortant des plaines interminables, il contemplait pour la première fois le sourire de l’Archipel ou de l’Adriatique ; lorsqu’il échangeait son lourd chariot contre une barque agile ; lorsque la mer soulevait sa lourde enveloppe et mettait le bleu du ciel sous ses pieds. Je n’ai jamais vu partir un bateau sans penser à ce premier étonnement de l’homme porté par la vague, à cet essor de l’humanité rompant sa chaîne terrestre. Tenez, voici justement, dans ce petit port, une embarcation qui appareille : d’abord ce n’est qu’un bois grossier, peint de couleurs criardes, une voile jaune, rapiécée, grinçant sur des anneaux rouilles, un amas fourmillant de paniers, de légumes, d’hommes, de femmes et d’enfans. Puis, tout à coup, cette masse inerte s’ébranle et devient un grand oiseau qui glisse à demi penché dans l’azur, en appuyant contre la brise la courbe de son aile. Ainsi naquirent la grâce, le mouvement et la vie. Ainsi les dieux sombres qui vivaient dans les creux des montagnes, les dieux indécis des steppes, les dieux cruels des empires trop peuplés, les dieux pensifs des sanctuaires inaccessibles furent chassés par les dieux jeunes, élégans et mobiles des peuples maritimes. Ceux-ci ne restent point accroupis dans l’ombre des temples : ils marchent, ils courent, comme cette Victoire de Samothrace dont le vent soulève la tunique flottante.


II

Le dessin du monde antique était si beau, si simple ! Quel plaisir d’en retrouver la trace sur les rives de l’Adriatique ! Comme on s’aperçoit que notre Europe moderne a dévié dans sa marche, et qu’elle en souffre à présent ! Réfléchissez à la conformation bizarre de cette Europe, où se lit encore toute l’incohérence des invasions barbares : tandis que les Phéniciens, les Grecs et les Italiens avaient peuplé d’abord les côtes, les ports, et fondé des villes près de l’embouchure des fleuves, nos rudes ancêtres, Slaves, Germains, ou même Gaulois, s’engagent dans les vastes plaines et tournent le plus souvent le dos à la mer. Autrefois, la civilisation était amphibie. Le domaine naturel de l’homme civilisé, c’était un mélange de terre et d’eau salée. De même qu’en naviguant on serrait de près la côte, de même, une fois débarqué, on ne s’écartait qu’avec répugnance de ce littoral tutélaire autour duquel grandissaient les états. Rome elle-même ne semblait voir, dans les provinces continentales, que des greniers d’abondance, des casernes ou des remparts. Elle ne s’éloignait qu’à regret de la Méditerranée. Nous avons changé tout cela.

Il est fort heureux sans doute que nos pères, destinés à peupler ces grands espaces vides, n’aient point eu trop tôt la nostalgie des mers du sud. Mais leur effort immense, inégal, et souvent disproportionné, a singulièrement déformé le monde. Longtemps nos pesans états, sortis d’un château fort comme le chêne sort du gland, furent confinés dans l’intérieur des terres. Lorsque de baronie en baronie, de royaume en royaume, ils touchèrent enfin les rivages, rien, dans leur structure, ne les préparait à naviguer. On eût dit des mastodontes que la nature imprévoyante n’aurait pas pourvus de nageoires. Il fallut réparer cet oubli par de tardives évolutions. N’est-il pas frappant que l’Angleterre, dans son île, ait poursuivi pendant plusieurs siècles la chimère d’un empire continental et n’ait découvert ses aptitudes maritimes que vers le temps d’Elisabeth ? Et nous-mêmes, combien de fois n’avons-nous pas payé du sacrifice de nos colonies notre éphémère prépondérance sur le continent ! Que dire de la Russie, née dans les plaines sans borne et voyageant éternellement à la recherche d’un bras de mer qui ne soit point une impasse ? Le colosse tâtonne et s’étire dans tous les sens, comme s’il était en travail d’organes maritimes. Que dire de l’Allemagne si profondément enlisée dans les terres ? Pour la mettre à flot, n’a-t-il pas fallu lui adapter les organes des villes hanséatiques ?

Ainsi, ni le merveilleux essor de la navigation ni l’expansion des peuples, plus merveilleuse encore, ni les grandes découvertes, n’ont pu réparer tout à fait ce vice initial de conformation dont les états modernes portent la marque, comme des êtres dont l’enfance robuste aurait été mal dirigée. La suite de cette croissance capricieuse, c’est, pour beaucoup de peuples, une sensation d’étouffement dans un territoire mal découpé ; c’est la Méditerranée, de centre qu’elle était, devenue frontière ; c’est l’Afrique et l’Asie abandonnées à l’Islam ; c’est notre continent violemment séparé des autres par le contraste des mœurs et des religions ; c’est notre mer gauloise disputée aux pirates barbaresques jusqu’à la fin du XVIIe siècle, et l’Archipel abandonné aux corsaires jusqu’au milieu du nôtre ; c’est enfin l’Europe forcée de reconquérir péniblement les côtes qui formaient son ancien domaine, et réduite à déblayer les traces des légionnaires dans les sables de Libye. On peut le lui dire, au risque d’étonner son orgueil : avec ses sciences, ses arts, ses chemins de fer, ses canons, l’Europe sans doute est forte, habile, admirable si l’on veut, mais elle est médiocrement bâtie. Elle a trop négligé son lac intérieur. Elle boite du côté de la Turquie. Elle a perdu sa meilleure tête de pont, le Bosphore. Les peuples qu’elle a enfantés ressemblent à des géans longtemps prisonniers, qui, à force de s’arc-bouter contre les murs de leur geôle, ont fait éclater cette enceinte trop étroite pour se répandre en tumulte sur le monde, sans cesser d’ailleurs de se battre entre eux. Ils font penser aux esclaves de Michel-Ange, à leurs traits contractés, à leurs muscles tendus, aux bras nerveux qui secouent des chaînes, aux larges poitrines qui demandent de l’air. Ces créatures puissantes et tourmentées diffèrent autant d’un peuple antique qu’un chevalier du moyen âge diffère d’un soldat grec ou romain.

C’est qu’en effet le plan de Rome était tout autre. Avec les fragmens épars sur les bords de l’Adriatique, nous pouvons le reconstruire tout entier, comme Cuvier refaisait un animal sur la vue d’un seul ossement.

Nul terrain n’était plus difficile : sur la rive dalmate, une côte âpre, hérissée, vrai repaire de pirates, aussi mal famée que la Cilicie, menace perpétuelle pour l’Italie grasse et plate ; des populations sauvages, assez semblables à celles qui peuplent aujourd’hui les bouches de Cattaro, ne voyant dans le voisinage de la mer qu’une occasion de brigandage ; des chefs de clans qui tranchaient du roitelet dès qu’ils pouvaient traîner une centaine de coquins sur leurs talons ; çà et là, quelques villes grecques jetant des racines sur le sol barbare, cherchant la sécurité dans les îles, achetant des écumeurs de mer le droit de vivre et de trafiquer ; des coins inexplorés, légendaires, avec des forêts impénétrables : tel fut à peu près l’âge héroïque de cette contrée, canton dédaigné par Hercule lorsqu’il purgeait la terre de monstres, digne théâtre de la grande et moult merveilleuse aventure du prudent Ulysse, rentrant chez lui par le chemin des écoliers. Certainement, Homère avait dans la mémoire une île de l’Adriatique, lorsqu’il décrivait la grotte de la nymphe aux beaux cheveux. Tout près de ce lieu de délices, Mercure aperçut, dit-il, un bois d’aulnes et de cyprès dans lequel perchaient les éperviers, les chouettes, les goélands criards, et tous les oiseaux qui vivent de la mer. Rien n’empêche de considérer Circé ou Calypso comme des reines de flibustiers. Quelques siècles plus tard, Circé s’appelait Teuta ; elle avait une flotte dans l’Adriatique, et recevait les conseils d’Ulysse, qui, sous le nom de Démétrius, gouvernait avec perfidie la colonie grecque de Pharos.

Or, l’Hercule qui se chargea de nettoyer ce Palus-Méotide ne fut autre que le peuple romain. Selon sa coutume, il se rendit d’abord maître de la mer et relança les pirates jusque dans leurs cavernes, non sans peine : les rames se brisaient sur les rochers, les lourdes galères s’empêtraient dans les passes et souvent s’échouaient à l’embouchure des fleuves, comme des baleines harcelées par des centaines de barques. Mais la patience du géant ne se lassa point. Derrière les petits ports, trop disséminés, on vit s’étendre peu à peu le réseau continu des voies romaines ; et tandis que ces peuplades indisciplinées, pleines de confiance dans leurs montagnes, faisaient face à la mer, les légions, débouchant du nord, les prenaient à revers. Les tribuns militaires portaient dans leur cuirasse des cartes d’état-major que nous possédons encore. Les centurions marquaient les gîtes et mesuraient les distances. Avec les itinéraires, nous pouvons reconstituer la marche des troupes ; et l’indication des étapes est si juste, qu’elle permet aujourd’hui de retrouver la place des villes disparues. Ces puissans ouvriers politiques poursuivent avec une lenteur savante leur solide construction, exactement moulée sur la nature des choses ; ils soudent les territoires et coulent les matériaux épars dans un ciment indestructible. Les anciennes acropoles, les temples, les statues des dieux, même les nids de pirates, tout est pris, fixé à jamais dans cette forte maçonnerie, qui leur communique sa raideur et sa durée. En vain les populations illyriques se débattent une dernière fois sous l’étreinte ; une secousse formidable ébranle le sol depuis le Danube jusqu’à l’Adriatique et trouble les dernières années d’Auguste : quatre années d’une guerre sanglante et la froide valeur de Tibère terminent ce que les conquêtes de la république avaient commencé.

Du même coup s’achève le système qui gravite autour de la Méditerranée, avec Rome pour centre et les routes militaires pour rayons. Ce grand lac intérieur transporte les flottes, les matériaux, les hommes, d’un bouta l’autre de l’empire. Le vaisseau qui le traverse dans toute sa longueur suit précisément la corde de l’arc que les légions décrivent pour gagner l’Afrique ou l’Asie. Jamais empire n’eut une base d’opération plus étendue, plus rapide et plus sûre que cette mer, dont tous les points convergent dans la direction de la ville éternelle, et qui concentre les efforts au lieu de les disperser. Vingt mers différentes, baptisées d’après les rivages, mers gauloise, ibérique, africaine, punique, égyptienne, la mer Egée, le Pont-Euxin lui-même, ne sont que les rameaux de ce lac romain qui pénètre, baigne, alimente et réconforte les membres d’une immense fédération. Désormais l’empire a deux faces : l’une sombre, tournée vers l’inconnu des plaines sans limite et des nations sans frein : là veillent les sentinelles, « un doigt levé dans l’attitude du silence ; » là s’ouvrent des espaces indécis au fond desquels s’agitent les tribus inquiètes, travaillées par de sourds fermens. L’autre face est toute lumineuse : elle regarde les mers intérieures sillonnées de voiles, bordées de cités blanches, presque toujours encadrées de montagnes dont les pentes se couvrent de maisons de campagne, de jardins, de terrasses et de vignobles. Dans ce majestueux déversoir, les greniers d’Afrique et d’Asie jettent incessamment leur trop-plein. Les statues et les temples, répandus d’étage en étage, reçoivent chaque jour la première et la dernière caresse du soleil. À le considérer de haut et de loin, ce bassin maritime semble un ardent miroir d’où la vie et la chaleur rayonnent sur le globe, de la même manière que le soleil des Antilles, répercuté dans le golfe du Mexique, vient, à travers le gulf-stream, réchauffer les brumes de notre Europe. Ainsi la Méditerranée fut véritablement le régulateur de l’ancien monde.

Dans ce système, l’Adriatique accomplit, autour de Rome, sa révolution secondaire. Elle a désormais son cadre et son rôle bien définis. Elle tient, par Aquilée, l’une des clés de l’empire ; là sont réunis les vivres et les fourrages de l’armée ; là, les galères déchargent les blés d’Afrique ; là, trois grandes voies militaires s’enfoncent en éventail dans les trois provinces de l’Europe orientale : emplacement si bien choisi, qu’il a suffi plus tard de déplacer légèrement l’axe de l’Adriatique à gauche ou à droite, pour susciter la fière Venise ou l’opulente Trieste. Les villes qui s’élèvent sur la côte dalmate avec une étonnante rapidité ne sont pas moins heureusement situées. Zara, capitale moderne, est une colonie d’Auguste. D’autres, comme Narone et Salone, ont disparu. Mais Spalato, l’un des meilleurs ports de la côte, a poussé sur la première ; et, quant à la seconde, elle était si bien le débouché naturel de l’Herzégovine, que sans le savoir, les ingénieurs autrichiens ont logé, parmi les roseaux qui, la recouvrent, la tête de ligne du nouveau chemin de fer.

Ce que la Dalmatie devint sous la domination romaine, les monumens l’attestent à chaque pas. Partout, les trophées noircis des arcs de triomphe, l’élégante rotonde des temples, les chapiteaux à feuilles d’acanthe, les aqueducs mutilés, jetant dans la campagne leur grande ombre inutile, les fragmens de route égarés parmi les sentiers abrupts, les amphithéâtres découronnés, les inscriptions, les pierres tumulaires, les pauvres victoires aux ailes cassées qui moisissent dans des coins verdâtres le nez contre la muraille, tout ce passé porte un cachet de grandeur qu’on n’a pas revu depuis. La Dalmatie, plus tard, a connu des jours glorieux ; elle a célébré d’autres triomphes que ceux des proconsuls. Mais jamais elle ne devait retrouver une prospérité si égale ni un système si bien lié. Les débris romains, comparés aux créations plats récentes, ressemblent aux restes d’un être plus grand et plus fort, dont la charpente aurait été brisée en morceaux. C’est ainsi que j’interprète le vers de Virgile sur l’étonnement du laboureur quand il découvre les os des ancêtres : ce qu’il admire, ce n’est pas la stature de l’homme, toujours chétive ; c’est la portée de ses œuvres dont la grandeur accable sa faiblesse ; ce sont les ébauches de routes, dont il ne comprend même plus la direction ; ce sont les voûtes massives des aqueducs, aujourd’hui desséchés, auprès desquels son ignorance meurt de soif. Dans leur langage, ces campagnes disent clairement que rien, pas même Venise, ne leur a rendu la paix romaine. Lorsque je contemplais, à Pola, les génies des tombes antiques pleurant, une main sur les yeux, et tenant une torche renversée, ce banal emblème de la douleur prenait un sens profond. Toutes ces petites figures gracieuses, dégradées par le temps, me paraissaient verser de vraies larmes sur le naufrage du monde ancien. Je me rappelais une belle légende racontée par Plutarque, et que vous pouvez lire dans Rabelais. Un certain soir, le patron d’un vaisseau qui se rendait de Grèce en Italie, faisant son quart, entendit une voix surnaturelle qui lui commandait de publier partout que « Pan, le grand dieu, était mort. » Ainsi fit-il ; et, tout tremblant, dès qu’il aperçut la terre, il monta sur la proue, criant de toutes ses forces : « Pan, le grand dieu, est mort ! » Il n’avait, dit Rabelais, achevé le dernier mot, quand furent entendus grands soupirs, grandes lamentations et effrois en terre, non d’une personne seule, mais de plusieurs ensemble. — Oui, Pan est mort, et les petits génies des tombes ont raison de pleurer.

Parmi tous ces monumens, je cherche les plus significatifs, ceux qui représentent le mieux l’esprit de Rome, et je rencontre d’abord à Spalato le palais de Dioclétien. Au premier coup d’œil, on n’aperçoit qu’un amas confus de constructions parasites, relié de distance en distance par des restes de colonnes, criblé de petites fenêtres, avec des fleurs et des volets verts. On sait que toute une ville s’est incrustée dans ces vieux murs, quand les habitans de Salone fuyaient devant les barbares. Depuis lors, tous les oiseaux de passage ont abrité leurs nids de hasard sous la saillie des entablemens, bouché les grandes baies qui s’ouvraient sur la mer, empâté l’élégance des chapiteaux par de fragiles raccords, transformé les anciennes galeries impériales en basse-cour, et dormi, pondu, couvé dans la chambre à coucher de César. Au dedans, c’est un labyrinthe de ruelles sordides. Un ancien corridor du palais fait une rue tout entière, avec ses façades noires, ses portes basses, ses loques pendues en travers. Une sorte de moisissure suinte de ces vieilles pierres, derrière lesquelles fourmillent les générations nouvelles. Tout ce peuple chante et rit du matin au soir, car la ville a prospéré sur son fumier. Elle a même débordé hors de l’antique enceinte, comme d’un vase trop plein. Le long des quais, dans les cafés en plein vent, elle mène un train si joyeux, elle paraît si contente d’elle-même ; elle fait, le dimanche, un si beau tapage de fanfares et de processions, qu’on croirait entendre des volées de martinets se poursuivant, avec des cris aigus, jusqu’à l’heure où ils se dispersent et s’endorment, la tête sous l’aile, dans les fentes d’un mur lézardé. Mais le soir, lorsque les bruits s’apaisent et que chacun rentre dans son taudis, alors, derrière, l’écran des masures, plus haut que ce vain décor dont les couleurs vives s’effacent peu à peu, le profil auguste du palais se dresse dans son imposante majesté. Sous les lueurs mourantes du jour, son front chenu, ses yeux privés de lumière semblent se tourner vers la mer, comme à l’époque où le vieil empereur, accoudé sur sa terrasse, regardait l’empire d’Occident descendre avec le soleil et sombrer lentement devant lui, pour reparaître au levant, sur l’horizon de Constantinople. Puis, dans l’ombre croissante, à travers le fouillis des édifices, on distingue, à droite et à gauche, les lignes fuyantes de son couronnement, squelette vigoureux dont la charpente soutient encore toutes ces vies humaines, rectangle colossal dont la face opposée, tournée vers la campagne, est sévère et nue comme le glacis d’une forteresse. Dès lors, le passé vous a reconquis, vous pourrez retourner le lendemain dans ce dédale : le tumulte des vivans ne vous fera plus oublier les morts. Vous ne vous lasserez pas de contempler ces portiques, sauvés par miracle au cœur même de l’édifice, noircis, léchés par les flammes ou rongés par le temps, et mariant la gravité romaine avec la grâce attique ; et ce petit temple rond, chapelle païenne enchâssée dans ce dédale, où le demi-jour des tympans éclaire les combats simulés de jolis amours rebondis, tandis que, dans la pièce voisine, une chapelle catholique étale des oripeaux fanés. Quand vous posséderez à fond les détours de l’immense palais, il apparaîtra devant vous comme l’image même de l’empire, dressant ses bastions du côté du continent, mais ouvrant sur les mers intérieures un portique hospitalier.

La même forte impression, vous l’éprouverez devant l’amphithéâtre de Pola : ces larges assises, ces blocs énormes à peine entamés par le temps, ces gradins circulaires sur lesquels les siècles ont déployé leur tapis de verdure, cette construction logique et simple, ces arcades répétées d’étage en étage, et dont la monotonie même vous saisit de respect, comme la marque d’une inflexible volonté, c’est peut-être le symbole le plus parfait du génie de Rome : une grandeur massive reposant sur des aplombs inébranlables, une circonférence fermée profilant sur le ciel sa courbe définitive et contenant l’esprit, comme le regard, dans un cercle de Popilius. — Et comme ce style est partout semblable à lui-même par la gravité, la décision, la tenue et la suite dans les desseins, si vous n’avez pas le temps de venir à Pola, entrez au Louvre : vous lirez la même phrase écrite sur les traits d’un César, d’un Auguste, d’un Trajan, d’un Marc-Aurèle. Cette simplicité de vues, cette énergie passionnée, vous les trouverez même dans la physionomie des mauvais empereurs, d’un Tibère, par exemple, car les lèvres minces du tyran vont avec le front vaste du chef d’état. Chez les pires, cette haute raison, qui est la conscience de Rome, a encore des éclairs et domine par moment toutes les bassesses. Ainsi dit-on des mauvais papes, que, s’ils ont failli comme hommes, ils gardaient jusque dans leurs désordres le sentiment des intérêts de l’Église : héritiers, par là, de l’esprit romain. Telles apparaissent, dans les galeries, ces longues files de statues impassibles, législateurs, soldats et diplomates aux larges tempes, aux cheveux courts, au visage impérieux, avec leurs yeux blancs tournés vers l’idée fixe : on a beau les savoir chargés de crimes, l’ampleur de leur geste dépasse encore notre piétinement sur place.


III

Laissons tomber le rideau d’azur que les cieux et la mer étendent sur la scène changeante de l’histoire. Fermons un instant les yeux : quand nous les rouvrons, le drame a changé. L’unité roumaine est rompue ; la libre vie des cités grecques recommence en plein chaos féodal, avec une force, un éclat, une poussée de sève, qui rappellent les plus beaux jours de l’antiquité.

Les restes de cette floraison, nous les trouvons partout sur la côte : dans ces charmans petits palais aux arches trilobées, qui nous sourient de loin, et qui trop souvent, de près, n’ont plus ni portes ni fenêtres, de sorte que le sourire de leur bouche édentée devient le rictus d’un squelette ; — à travers les rues étroites de Spalato, de Sebenico, de Zara, sur les rinceaux délicats des ogives, à demi chrétiennes, à demi mauresques ; — sur les balcons de fer forgé à panses rebondies ; — sur ces grillages où le métal s’épanouit en guirlandes de fleurs, invention de mari jaloux qui dore la cage de sa belle et contourne en madrigal les barreaux d’une prison ; — sur les marteaux de portes curieusement travaillés, où de petites têtes de bronze, tantôt gracieuses, tantôt pensives, sont usées aux angles par la main des pages. Voici les écussons des portails, d’abord primitifs et comme taillés ; à la pointe de l’épée, plus tard détachés de la pierre, plus animés, plus prétentieux aussi, avec des emblèmes, des panaches, des volutes, d’une fantaisie somptueuse et lourde ; — les jolies tourelles à pans coupés, dans lesquelles on aperçoit, à la place des nobles dames, les bonnes femmes en camisole : tout cela si intime, si resserré, dans l’ombre fraîche des ruelles dont l’écheveau monte et descend sur le flanc des collines, — avec des familles de pêcheurs et d’ouvriers vivant à l’aise dans les palais en ruine, avec des arbustes poussant aux fentes des vieux murs, — qu’on n’a pas le loisir de s’attrister. Puis ce sont les édifices publics : la Loggia florentine, ou, comme on disait chez nous, le « Parlouër aux bourgeois ; » on y venait délibérer en regardant le port : aujourd’hui le gothique flamboyant de ces piliers protège quelque vulgaire café ; — la place si petite où l’on tenait des discours devant le peuple assemblé, bien commode aussi pour les séditions, car en un tour de main on cernait l’Hôtel de Ville et l’on enlevait tout « le Magistrat ; » — les puits vastes, sculptés, dont la margelle « st usée par les cordes : véritable institution publique, dans un pays toujours sec ; ils sont termes par de solides armatures de fer qu’on ouvre aux heures prescrites, et c’est alors un cliquetis de seaux, de cuivre, un ramage assourdissant de fillettes ; — les églises, à profusion, presque toutes rebâties, après quelque désastre, dans le style fâcheux du XVIIe siècle, et plus belles de loin que de près ; quelques-unes cependant gardant leur caractère : telle la cathédrale de Sebenico, édifice hardi, vigoureux et incorrect, qui reflète assez bien le génie dalmate. Les angles droits font saillie, la structure intérieure du monument s’accuse au dehors avec une franchise qui n’est pas sans grâce ; la voûte basse et bien arquée peut braver le vent de mer ; les larges fenêtres laissent entrer la lumière à flots. Évidemment cette communauté de marchands n’éprouve aucun tourment mystique ; elle ne subit pas davantage l’influence byzantine. Ses idées ne sont pas profondes, mais elles sont claires. Ses préférences sont pour l’Italie lumineuse, mais déjà plus banale, du XVIe siècle. Elle rêve, après fortune faite, la colonnade de Saint-Pierre. Elle admire les pompeux décors de Palladio. Voici du reste, sur le chevet du temple, la portraiture exacte de ces figures municipales. Ce sont des têtes en haut relief, sortant de la pierre jusqu’au cou, qui vous regardent comme ai travers autant de lucarnes : larges faces rasées de près, respirant l’amour de la vie, triples mentons de moines joyeux, profils de marchands rusés qui s’allongent comme des museaux de renards, figures plus fines et plus fouillées de nobles hommes, toutes les conditions s’y trouvent. Le ton général est une vigueur de bon aloi, un épanouissement de sève qui fait éclater les formes convenues, une verve un peu rabelaisienne, dans le goût de notre maison Jacques Cœur, à Bourges ; en somme, tous les signes d’une santé robuste fouettée par la vie maritime et par l’agitation républicaine.

Parmi les républiques de la côte, deux types se détachent avec un relief extraordinaire, deux cités d’une ampleur et d’une renommée fort inégale, mais d’une ténacité pareille, car elles ont vécu libres l’une et l’autre : environ mille ans, c’est-à-dire autant que Rome depuis sa fondation jusqu’aux Antonins : l’une et l’autre à peu près contemporaines dans la naissance et dans la mort, — je veux dire Venise et Raguse : toutes les deux filles de la mer et de l’antiquité, transformées par le voisinage des grands états républicaines et pourtant assez souples pour se prêter aux combinaisons les plus féodales, sans perdre, à l’intérieur, la beauté des créatures simples ; étouffées lentement à la longue par la marche implacable des nations, comme Herculanum et Pompéi sous les cendres du Vésuve, mais quelquefois supérieures, dans leur décadence, « à cet univers qui s’arme pour les écraser ; » — endormies plutôt, que mortes, car elles conservent, comme des plantes séchées sur place, leur port, leur grâce, et les moindres pétales de leur corolle ; — très semblables par la structure, et très différentes par la destinée, car Venise, mieux ramassée sur elle-même, plus indépendante, plus orgueilleuse, poussa plus loin sa fortune et donna au monde des leçons de grande politique, Mais Raguse à son tour eut sa physionomie propre et ses maximes de gouvernement : moins forte, elle fut souvent plus honnête ; on respectait moins ses murailles que la fidélité de sa parole ; elle avait l’empressement du courtier, mais aussi le point d’honneur du commerçant, qui, par état, doit inspirer confiance : brave d’ailleurs à l’occasion, et sachant pousser jusqu’à l’héroïsme la probité du négociant. Il vaut la peine de s’arrêter dans cette petite ville où bat encore le cœur de la Dalmatie. Les anciens voyageurs qui se rendaient par terre à Constantinople n’y manquaient jamais.

Du mont Saint-Serge qui domine Raguse, on aperçoit à ses pieds, sur une bande étroite de roc que la mer entaille profondément, un dédale de toits, de clochers, de terrasses, de ruelles, serrés les uns contre les autres, comprimés dans un rempart du XVe siècle. La montagne est tellement abrupte, que toute la ville semble étranglée, rejetée dans l’eau. Les bastions mordent sur les pentes, descendent en étages le long d’une jolie baie, disputent l’espace aux élémens, et projettent la saillie de leurs tours blanches sur le fond bleu de la mer. Ainsi la vieille enceinte, souvent réparée, marque d’un trait précis les bornes de la patrie. Dans cet étroit corset, sont logés tous les organes d’un petit état commerçant, belliqueux et dévot : de nombreuses églises, plusieurs couvens, des magasins, un port franc, des casernes, des hôpitaux, des fontaines, des palais, et des masures aussi, car il fallait tout défendre. Les édifices paraissent enchâssés les uns dans les autres. C’est un petit univers qui tiendrait dans un coquillage.

On entre dans la ville : la plus grande rue mesure trois enjambées ; la plus grande place n’a pas vingt mètres de largeur ; et sur cette place, on a pu faire tenir ensemble une cathédrale, le palais du Recteur, celui de l’évêque, les magasins de la douane, la tour du beffroi, plusieurs maisons de nobles, et cet éternel café qui, de nos jours, tient lieu de forum. Il semble d’abord qu’on se trouve en présence d’un décor savamment machiné, que des façades postiches ont été rapprochées par des trucs pour les besoins de la scène, et qu’au premier coup de sifflet tout va rentrer dans la coulisse. Les yeux cherchent involontairement le praticable sur lequel l’envoyé du Doge va descendre et chanter son grand air. L’illusion est d’autant plus forte que, derrière la cathédrale, quelques rues étroites et montantes, abritées par de sombres arcades, allongent artificiellement la perspective. On entrevoit là-bas des fenêtres sculptées, des écussons sur des portails enfumés. Du reste, le décor est fait de pièces rapportées : le côté gauche représente une ville du moyen âge, et l’on s’attend à voir paraître, sous les ogives du palais du Recteur, des chausses collantes, des aiguillettes, des pourpoints, des barrettes de soie, et des panaches flottans sous le gontalon de Saint-Blaise. Mais à droite, la face unie de la cathédrale, son œil-de-bœuf, ses volutes et ses guirlandes appellent des perruques, des talons rouges, et les gestes arrondis de quelques prélats poudrés. La toile de fond se lève, je veux dire : vous passez une porte, et la scène représente un joli port en miniature, avec un mur d’enceinte, comme à Gênes, un petit quai, une petite jetée, des petits bateaux, et des petits douaniers qui numérotent des petits tonneaux, tout cela grand comme la main, mais d’une perspective si juste que l’œil oublie bientôt les proportions. Maintenant, on peut frapper les trois coups ; le drame historique peut commencer : vous ne seriez qu’à demi surpris, si le brave amiral Mathias Giorgi, s’avançant sur la scène dans sa cuirasse de Milan, le bâton de commandement à la main, vous racontait qu’ici même, en 1378, une flotte imposante appareilla pour aller combattre les galères de la sérénissime république.

Et si vous préférez la comédie moderne, attendez un peu : justement, huit heures sonnent à la grosse horloge du beffroi. Le soleil, déjà haut, dore les clochers de la ville, et le vent de mer fait onduler les platanes sur la blancheur des remparts. Alors, les descendans des anciennes familles sortent un à un des vieux palais armoriés. On ne les voit pas ceindre l’épée, ni se rendre à l’église en litière, précédés d’une douzaine de laquais pour faire écarter la canaille. Ces nobles hommes, dont les ancêtres comptaient déjà plusieurs quartiers à l’époque de la première croisade, endossent une redingote usée, se coiffent d’un vulgaire couvre-chef, décrochent leur canne à bec de corbin et se rendent, avec beaucoup de dignité, jusqu’au café de la ville pour savourer les nouvelles en buvant leur chocolat. Je crois d’ailleurs qu’une tasse leur suffit pour tout un jour. Ils ont le teint blafard de gens qui vivent de souvenirs et d’eau claire plutôt que de beefsteak. En fait, une tranche de bœuf saignant ne s’est peut-être jamais vue à Raguse. Ce qu’on y mange est exécrable. On plane au-dessus des préoccupations matérielles. En revanche, on s’aborde avec de grands saluts, où brille un reflet de l’ancienne politesse. On s’assoit avec lenteur, car on a du temps devant soi ; puis on se raconte de très longues histoires. Peu à peu, le café s’emplit. Chaque nouveau-venu reçoit un accueil proportionné à la noblesse de sa race. Autour des tables de marbre, dans cet air d’estaminet qui sent le vieux cigare éteint, les voilà tous réunis, graves comme des sénateurs, un peu bouffis, un peu pâles, mais présentant fièrement des profils de famille aussi authentiques que leur blason.

Et pendant qu’ils causent entre eux du passé, de l’avenir peut-être, dans la tour à claire-voie qui surplombe la place, un lansquenet de bronze sonne les heures sur une vieille cloche. Combien d’heures différentes le petit homme a laissé tomber de son marteau de fer dans l’éternité ! Jadis, il frappait à tour de bras, joyeusement, lorsque les citoyens s’assemblaient sur la place publique pour écouter un édit du Recteur, un firman de la Sublime-Porte ou la dernière bulle du Pape. Un jour, de néfaste mémoire, on l’a vu s’agiter dans sa lucarne, brandir sa masse d’armes à tort et à travers, mêler les quarts et les demies, puis tout à coup culbuter sur sa cloche : ce fut dans le grand tremblement de terre de 1667. Il s’est relevé pourtant, bien meurtri, bien fatigué. Depuis ce temps-là, il n’a plus sonné que de longues heures monotones. En bas, au pied de la tour, les fils de l’antique Raguse continuaient leur promenade et leurs devis. Seulement, à chaque tournant de siècle, ils étaient plus pâles, plus désœuvrés, plus insoucians des minutes qui tombaient goutte à goutte sur leur tête. Le jour, découpé naguère en parcelles si précieuses, lorsqu’il s’agissait d’équiper une flotte, de combattre Venise ou d’aider le Turc, coulait maintenant sans intérêt, comme l’eau glisse entre les doigts ; et cependant le cours du temps leur paraissait rapide, comme il arrive aux vieillards dont la décadence paisible ne connaît plus les mois ni les années. Une dernière fois, le marteau du petit homme a précipité ses coups. C’était en 1854, au moment de la guerre de Crimée. « Allons ! disait-il, levez-vous ! Courez au port ! renflouez vos vieilles coques de navires ! Naviguez, transportez pour le compte de vos anciens amis, les Français et les Turcs ! » Puis, de nouveau, tout est rentré dans le calme, et rien n’a plus troublé le sommeil léger de la ville.

Que de souvenirs, pourtant, renfermés dans cette étroite enceinte ! Quel magnifique essor, pour une aussi faible envergure ! On est stupéfait quand on se remémore les dangers qui environnaient cette frêle république : les pirates, pullulant sur les ruines de l’empire et redoutables jusqu’au milieu du XVIe siècle ; les incendies, la peste presque périodique ; les tremblemens de terre, plus imprévus encore et plus funestes. Joignez à ces maux les risques politiques, les tracasseries des petits princes de l’intérieur, qui entraînent la cité dans de misérables querelles, au moment même où elle étend au loin son influence et traite de plain-pied avec les plus grands souverains. Ces procès de mur mitoyen sont le ver rongeur des petits états. Puis ce sont les embarras de la propagande religieuse, les ordres inexécutables qu’on lui envoie de Rome par des évêques remuans, dont l’ardeur fait bon marché des intérêts de l’état ; les conciles qui, sans mesurer les difficultés, interdisent le trafic avec les infidèles ou veulent entraîner Raguse dans la guerre contre les Turcs, ou bien encore lui donnent commission expresse de convertir les Serbes et les Bosniaques, c’est-à-dire d’achever, avec ses faibles moyens, ce que le roi de Hongrie, dans toute sa force, avait à peine commencé. Elle doit ensuite se défendre contre les Vénitiens, jaloux de cette sœur cadette : Venise lui fait une guerre acharnée, la soumet, l’enchaîne par des règlemens oppressifs, étouffe, autant qu’elle peut, son commerce, et ne peut cependant la détruire. Seule entre toutes les villes de la côte, Raguse tiendra tête à cette impérieuse voisine. Elle saura la combattre en l’admirant, devenir son émule et non pas son esclave. On entendra ces Slaves frottés d’Italien zézayer à la mode des lagunes. On verra les élégans de Raguse imiter l’air cavalier des patriciens de Venise, emprisonner leurs formes un peu épaisses dans des chausses étroites de couleurs écarlates, poser le bonnet à plume de coq sur une chevelure luxuriante, et, pareils à ces jeunes gens drus, fiers et délibérés des tableaux de Carpaccio, tenir d’une main leur livre et de l’autre la garde ciselée d’un poignard. Mais que la sérénissime république menace leurs privilèges : adieu le livre d’école et l’arme de luxe. Ils redeviennent Slaves et se défendent jusqu’à la mort. Après Venise, c’est le tour des grands états qui naissent, gagnent du terrain et bientôt vont toucher la mer. Les Louis d’Anjou, les Sigismond descendent en Dalmatie. Les Turcs, un peu plus tard, poussent devant eux la civilisation chrétienne. Si l’on pactise avec : l’infidèle, que dira le pape ? Que dira l’empereur ? Mais l’empereur est loin ; nulle part il n’atteint la Méditerranée ? Erreur ! Il se fait partout une conjuration des forts contre les faibles. Madrid conspire avec Vienne, et Charles-Quint venge les griefs, du roi de Hongrie. Encore une puissance à ménager. La pauvre barque, ragusaine doit se mettre à la remorque des galions ! espagnols, et, bon gré mal gré, payer les folies d’un Philippe II. Plus l’Europe se consolide, plus les forces rivales des grands états se rapprochent et menacent, de broyer au passage les cités de la côte, qui n’évitent Charybde que pour tomber dans Scylla.

Dans cette laborieuse carrière, Raguse se défend d’abord, par son esprit civique : au XIIIe siècle, un incendie ; détruit la moitié de la ville et tous les titres de propriété. Les citoyens se querellent, se noient dans des procès interminables et, finalement, parlent d’émigration. Mais le patricien Vukassovitch, dans une harangue digne de Thucydide, gourmande les cœurs faibles, relève les courages : soudain, les esprits populaires sont retournés. On se les représente, sur cette même petite place, devant leurs maisons fumantes, tombant dans les bras les uns des autres, pleurant d’attendrissement, jurant de s’entr’aider sans abandonner le rocher paternel. Éclairs de fraternité, sermens à l’antique, nuits du 4 août, dont nous connaissons les lendemains, mais qui sont peut-être les plus belles heures de l’histoire. Plus tard, à la suite d’une conspiration qui doit livrer à l’ennemi les portes de la ville, le père d’un des condamnés, nouveau Brutus, se montre sur la place en habits de fête, le jour même de l’exécution. De plus, les mœurs sont vigoureuses et même puritaines : édits contre le luxe déployé dans les mariages et les fiançailles, édits contre les baladins et faiseurs de tours. Le sénat demande à l’Italie des maîtres, mais il ne veut pas de ses bouffons. Cette race sérieuse et saine, naïve encore voisine de la montagne, comprend mal la plaisanterie et proscrit la licence. À Venise, on traitait les Ragusains de provinciaux. On entend d’ici les quolibets d’un beau fils à la démarche molle, de quelque effronté Zanetto, forcé, par décret, d’évacuer le territoire de la république et de rengainer ses rimes joyeuses. Quelles gorges chaudes il devait faire sur les longues figures slaves des sénateurs, sur leur allure pesante, sur leurs vêtemens noirs, sur leurs intérêts de clocher, sur leurs bicoques et sur les grossiers montagnards, leurs digues vassaux ! Cependant il se commettait, à Raguse, moins d’atrocités que dans la brillante Italie du XVe siècle.

De même, la foi religieuse y reste longtemps robuste : c’est quelquefois un embarras, mais c’est une force. On est touché de voir ces marchands sacrifier souvent leur intérêt à leur conscience et poursuivre l’hérésie aux dépens de leur clientèle. Au XIVe siècle, lorsqu’ils acquièrent la presqu’île de Sabioncello, ils remplacent tous les prêtres orthodoxes ou bogomiles par des franciscains. Dangereuse épuration, mais dont le premier effet, dans un petit état, est de laisser au mobile religieux tout son ressort. Plus méritoire encore est la ténacité qu’ils apportent dans l’exercice du droit d’asile. Aucune prérogative n’a soulevé autour d’eux plus de cris de colère et plus d’actions de grâces. Le barbare, voyant sa proie lui échapper derrière les murs de la vaillante petite ville, serrait les poings et grinçait des dents. Mais lorsque, poursuivi à son tour et traqué par un rival heureux, il trouvait un refuge à l’abri de ces mêmes murailles, il fondait une chapelle. Pas un traité dans lequel la république ne se réserve ce glorieux privilège ; pas une occasion où elle ait négligé de l’exercer, depuis le XIIIe siècle jusqu’aux temps modernes, soutenant un siège, au besoin, pour protéger la veuve fugitive du ban de Bosnie, malgré le délabrement de ses finances, qui la force à emprunter à Venise sur la garantie « d’une croix d’or contenant des reliques du Christ ; » — et plus tard, recueillant avec la même intrépidité les débris des chrétiens chassés par les Turcs.

Mais la fermeté de Raguse n’est pas du fanatisme. Elle sait, au besoin, composer et louvoyer. Au pape, qui la presse de combattre le Turc, elle répond, non sans éloquence : « Ne voyez-vous pas que je suis resserrée, entre chrétiens et musulmans, comme entre la mer et la montagne ? Voulez-vous donc que je meure, et avec moi tant de couvens, d’églises, de reliques ? Est-ce vous, très saint-Père, qui voulez m’étrangler par les mains du Sultan ? Trouvez-vous, par hasard, que Venise n’est pas assez puissante et qu’il faut la débarrasser de la seule rivale qu’elle ait dans l’Adriatique ? » — « Allez, mes enfans, répond le pape. Continuez votre petit commerce. Et même, si vous vendez aux mécréans de la poudre et des balles, nous fermerons les yeux. Nous ne sommes point forcés de savoir que ces engins diaboliques peuvent incommoder nos chers frères de Venise. » — Aussi, non seulement Raguse fut toujours exceptée de la défense de trafiquer avec les infidèles ; mais, au XVIe siècle, elle obtint en cour de Rome l’autorisation expresse de leur vendre même des armes.

Les rapports de Raguse avec Venise sont un chef-d’œuvre de diplomatie. Tant qu’elle peut, elle évite la rupture ouverte. Vassale pendant plus d’un siècle, elle patiente et se tait. Lorsqu’enfin la protection du roi de Hongrie lui permet de secouer le joug, n’allez pas croire qu’elle s’abandonne à de basses représailles, comme les autres villes de la côte. Elle reconduit poliment le comte vénitien Marco Superanzio ; puis elle envoie complimenter le Doge. Les Vénitiens ne sont pas en reste de courtoisie. On se sépare au milieu des fêtes ; on allume des lampions sur le grand canal, pour masquer cette mortification. Lorsque, cent ans plus tard, Venise reprit l’avantage, elle se garda bien d’humilier à l’excès la petite république. Elle se contenta, pour tout hommage, du don d’une coupe d’argent. Les fiers Ragusains ne payaient ce tribut qu’en frémissant ; mais le cérémonial était irréprochable. Tous les trois ans, le capitaine du golfe Adriatique, délégué pour recevoir ce tribut, se rendait au port Sainte-Croix. Il attendait l’envoyé de Raguse les rames hautes et la tente dressée. « Le sénateur de Saint-Blaise, dit Pouqueville, portant simarre noire, perruque tombant jusqu’à la ceinture, bonnet carré à la main, après avoir jeté salué de la voix et des instrumens, mais non du canon, était conduit à l’entrée du château de poupe, où il était reçu par l’amiral vénitien… »

On sent que ces antiques rivales se connaissent et s’estiment à leur juste valeur. En face des grands états continentaux, plus forts cependant, mais plus obtus, leur diplomatie montre à la fois moins d’orgueil et moins de ménagemens. La cité maritime, dans ses rapides évolutions, sent qu’elle domine le lourd suzerain féodal. Aussi ne fait-elle nulle difficulté de prêter tous les hommages qu’on lui demande et de brûler un peu d’encens sous les épaisses narines de ce maître d’un jour. « Penses-tu, pourrait-elle dire,

{{pom|… que ton titre de roi Me fasse peur ni me soucie ? Un bœuf est plus puissant que toi, Je le mène à ma fantaisie… »|m=2em


Souvent l’esprit délié du marin politique mène le gros baron où il ne se doutait guère. On connaît l’histoire de la quatrième croisade que Villehardouin aurait pu intituler : « Comme quoy li barons de Franche partirent du port de Venisse pour prendre la chité de Jérusalem et furent bien esbahis de conquerre Constantinople pour le proufict et convenenche de Henri Dandole, duc de Venisse. » Raguse en usa longtemps de même avec les Hongrois ou les Turcs. Très attentive aux démêlés des grandes puissances, on peut dire qu’elle spéculait à la hausse ou à la baisse, selon le succès de chacune. Mais comme les fonds d’état n’étaient pas encore inventés, les différences se soldaient en protestations de dévoûment ou même on espèces sonnantes, dont la ville payait son repos. Elle mesurait, jour par jour et suivant les nouvelles, la dose de ses regrets et l’importance de ses tributs : tant pour un ultimatum, tant pour une bataille indécise, tant pour une victoire complète. Les Ragusains, si dévots dans leurs murs, n’étaient pas plus scrupuleux sur le choix des alliances qu’un François Ierou qu’un Richelieu. Leur conscience leur commandait d’expulser les hérétiques, mais non de se brouiller avec les Turcs. On assure même que Raguse, « élevée, dit Pouqueville, au-dessus des flots de l’Adriatique, comme un poste destiné à observer les mouvemens qui ont lieu sur cette mer, » ne manquait pas de vendre deux fois ses informations à la Porte sur les projets des chrétiens, aux chrétiens sur ceux de la Porte. Il lui arriva, dans le courant du XVIe siècle, à la suite d’une expédition contre Tunis où ses propres galères figuraient dans la flotte espagnole, de féliciter en même temps l’empereur et le sultan sur leurs beaux faits d’armes. Cette politique nous paraît double : elle était nécessaire. Un homme qu’on serre à la gorge ne fait pas de tirade sur le point d’honneur. Il se défend comme il peut. De même un petit état que ses voisins empêchent de respirer librement : son premier devoir est de vivre. Il crie : « Messieurs, ami de tout le monde ! « Il se fait humble, il implore, il supplie. Mais lorsqu’un stupide vainqueur veut lui arracher la dernière goutte de son sang ou la dernière parcelle de son indépendance, il se redresse, et l’on découvre enfin ce fond d’héroïsme qui met la loi suprême dans le salut de la patrie. C’est ce qu’on vit en 1677, lorsque le vizir Kara-Mustapha, pour suffire à ses folles prodigalités, voulut saigner à blanc la république et la menaça des dernières rigueurs. Il y eut, ce jour-là, grand émoi dans le conseil. On était à bout d’expédiens. Le Turc se montrait inflexible. Alors partit pour Constantinople la plus singulière ambassade. Ces braves gens s’en allaient les mains vides, sachant d’avance quel sort les attendait, armés seulement de leur éloquence, mais décidés, à souffrir toutes les tortures pour conjurer la ruine de l’état. On les jette en prison, dans un cachot infect qui avait servi de charnier pour les pestiférés. On leur apprend que l’un d’eux, retenu par un pacha, vient de succomber sous les mauvais traitemens. Réduits à cette extrémité, on les somme d’écrire au sénat. Ils écrivent en effet, mais pour inviter leurs compatriotes à ne pas fléchir. Le vizir lui-même, frappé d’admiration, les relâcha.

Peu à peu cependant, comme il n’est corps si sain qui n’ait son germe de mort, l’esprit civique tourne en morgue aristocratique étroite. Dès le XVIIe siècle, après le grand tremblement de terre, il faut presque une révolution pour ajouter une douzaine de familles nobles à l’aristocratie décimée. Encore les anciennes familles tiennent-elles ces parvenus à distance : ils se distinguent les uns des autres par les sobriquets bizarres de « Salamanque » et de « Sorbonne. » C’est une grande question de savoir, quand on se rencontre dans la rue, lequel saluera le premier. Un siècle de mesquines querelles suffit à peine à les mettre sur un pied d’égalité. Faute de renouvellement, la sève municipale languit et s’étiole. D’autre part, le patriotisme de clocher est égoïste : il n’a point entamé les campagnes. Dans les malheurs de la république, on voit fondre sur elle les paysans, ses vassaux : les populations de la montagne étaient demeurées sauvages, et Raguse, qui avait des comptoirs jusque sur le Danube, n’avait rien fait pour civiliser la banlieue. Le consul français Prévôt écrivait en 1750 : « L’orgueil des nobles, qui fait tout plier sous son autorité, s’offense d’être obligé d’accorder la moindre distinction à qui n’est pas de leur caste… » Puis, sous l’influence des jésuites, la foi religieuse devient intolérance et bigotisme : en 1667, la ville, à moitié détruite, au lieu d’accueillir tous les cultes, repousse une colonie de 600 orthodoxes qui demandaient à s’établir sur son territoire. Plus tard, elle refuse au boyard serbe Vladislavitch l’innocente satisfaction de construire une église dans son jardin et s’attire ainsi l’animosité de la Russie. Il semble que les transformations de l’Europe, et même la découverte de l’Amérique, l’aient moins affaiblie que les vices intérieurs de son gouvernement, paralysé par des traditions immuables. En 1805, à l’époque où Pouqueville l’a dépeinte, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même : le portrait qu’il nous en trace est celui d’une vieille dévote endormie dans les pratiques ; elle règle avec une minutie ridicule le costume de ses magistrats, fait des anciennes dignités républicaines une mascarade, et n’a plus d’autre passe-temps que d’épousseter son musée historique. Lorsque le Recteur doit sortir, on crie dans les rues : « Sa Sérénité se rend aujourd’hui au dôme ! » et Sa Sérénité paraît, « vêtue d’une robe rouge réparée de mille pièces, précédée d’un valet portant un parasol à bâton tordu, sculpté et doré. » Derrière, marche le sénat « dans de longues simarres noires frappées de vétusté, » le tout accompagné d’un cor de chasse et d’un violon.

Telle est cependant la vitalité de ce glorieux petit état, que de nos jours, dépouillé de sa souveraineté matérielle, il s’est fait une place à part dans ce domaine de l’intelligence sur lequel les conquérans n’ont pas de prise. Il est devenu l’un des principaux foyers de la littérature slave ; et d’autant plus exigeant dans ce royaume idéal qu’il est plus pauvre sur terre, il caresse de vagues projets d’union avec tous les Slaves, ses frères.

À qui perd tout, Dieu reste encore,
Dieu là-haut, l’espoir ici-bas…


L’espoir qui ne compte ni les heures, ni les jours, et qui, d’un bond, s’élance dans l’avenir le plus lointain. Le temps n’a plus de mesure quand on espère : cent années paraissent à peine un instant, c’est une goutte d’eau dans l’océan des âges. On joint sans effort les deux bouts de la chaîne, les gloires de la veille et la renaissance du lendemain. Cela fait vivre et supporter légèrement la mauvaise nourriture, la nudité des pauvres logis démeublés, l’aspect des petits soldats autrichiens, roides comme des pieux. On se console de tout lorsque le piéton jette sur les tables du café un paquet de journaux slaves : alors les conversations cessent, et tous ces visages un peu jaunis disparaissent derrière les feuilles déployées. Non, ils n’auront pas perdu leur journée, puisqu’ils auront partagé, pendant quelques minutes, l’ivresse de la grande Idée.


IV

La Dalmatie tout entière est dominée par un autre souvenir : celui de l’absente dont la figure vous poursuit, la reine de l’Adriatique, Venise. Elle éclaire encore de son lointain rayon toutes ces modestes planètes qu’elle eut jadis pour satellites. Le génie vénitien jette des lueurs mourantes sur les palais en ruines. Il colore de son reflet les arabesques des façades noircies, les profils encore fiers des édifices municipaux qui tombent lentement en poussière. Oui, Venise était l’âme de ce monde. Amis ou ennemis se réchauffaient à sa flamme. Elle a laissé sa signature sur les tours des guetteurs, sur les murailles des forteresses, sur les monumens publics, sur les fontaines, sur les portails. Partout le lion de Saint-Marc, avec sa tête byzantine aux traits simplifiés, ses ailes de sphinx et sa crinière nimbée, vous regarde droit en face, une patte sur l’Évangile. Ce lion-là ne se confondra jamais avec un autre. Il est unique dans l’art héraldique. Il n’en est pas de plus sommaire ni de plus expressif. Sa tête petite, très orientale, très archaïque, se rapproche de celle du tigre. Il a volé l’auréole de son saint patron. Il enfonce solidement ses griffes dans l’Évangile. L’honnête saint qui prêchait la concorde passe au second plan. Ce qui reste, c’est l’apothéose de la force implacable, jouant avec le livre sacré comme le chat qui tient une souris dans ses pattes. L’idée chrétienne est subordonnée aux ambitions de cet animal souple, élégant et féroce.

Dans les villes dalmates, le lion symbolique revêt des physionomies très diverses. Soit maladresse du ciseau, soit intention, il prend une mine tantôt débonnaire, tantôt terrible. Tantôt il ferme les yeux comme un animal qui digère ; tantôt il montre les dents, et ses yeux tout ronds vous fixent avec une expression peu rassurante. Il fait quelquefois patte de velours. Ce qui ne varie jamais, c’est l’air d’autorité ; c’est la formidable griffe dont il assomme les Écritures. Il est beau surtout lorsqu’il trône seul sur le revers incliné des forteresses, à Sebenico par exemple. On ne peut oublier qu’il s’est cramponné fortement aux rocs de la Dalmatie, alors que l’Europe chrétienne fuyait jusqu’à Vienne devant le Croissant ; que, s’il n’a point eu l’esprit de croisade, car c’est un lion positif, il n’a pas perdu la tête devant l’épouvantail turc.

La protection du lion de Saint-Marc aux heures difficiles, un trafic limité, voilà les avantages les plus clairs que les villes de la côte ont tiré de la domination vénitienne. Encore, pour calmer cette maîtresse ombrageuse, ont-elles dû se faire toutes petites et renoncer aux grandes ambitions. Sa mémoire vit toujours, mais elle n’est point aimée, parmi les Dalmates. La domination vénitienne n’est pas de celles qu’on regrette longtemps. Les traces que Venise a laissées sur la côte sont presque toujours des monumens de guerre et de plaisir, mais non d’utilité publique. Elle n’a presque rien fait pour le bien-être des populations : ni déblayé les voies romaines, ni creusé les anciens ports, ni rétabli les communications avec l’intérieur. Au contraire, sa politique consiste à diviser pour régner. Elle entretient la mésintelligence entre les villes et les campagnes ; et grâce à cet isolement systématique, les montagnards, que Rome avait presque civilisés, retournent à la barbarie. Sa conquête est sans prévoyance comme sans pitié : les forêts dalmates se retrouveraient, dit-on, tout entières dans la forêt de pilotis qui peuple ses lagunes.

Certes, nul n’admire plus que moi le génie hautain de cette fameuse république. Pour démontrer la supériorité de l’esprit sur la matière, il fallait, au milieu du bouleversement féodal, l’exemple de ce splendide épanouissement d’un état presque affranchi des lois de la pesanteur. Il fallait ce rare assemblage des dons les plus divers : la fermeté, la vigueur, unies au sens le plus pénétrant ; la gravité d’un sénat romain avec tout le luxe de l’Orient ; un caractère ardent, passionné, grandiose, qui sait braver la mort et jouir de la vie, acier deux fois trempé par la guerre et par le commerce. Il fallait ce raisonnement froid, cette sensualité débordante, qui rend les hommes sans rivaux dans les affaires aussi bien que dans les plaisirs. Il fallait enfin qu’une cité naquît au point de rencontre de trois mondes, le païen, l’oriental et le chrétien, et portât la marque de cette triple origine dans l’or sombre de ses mosaïques, dans la nudité superbe de ses statues, dans la splendeur riante et mesurée de ses palais, dans les altières figures des grands tableaux de combat et des grands tableaux de fête.

Mais il s’en faut que ce magnifique génie ait été aussi fécond qu’il est imposant. Ses plus belles conceptions sont entachées de ruse et ses bienfaits de jalousie. Venise a fait renaître la cité antique, mais c’est la cité close et dédaigneuse, qui, en dehors de son enceinte, n’aperçoit que des barbares ; c’est la Rome aristocratique, avide et conquérante, où Verres coudoie Paul-Émile : ce n’est point la Rome agrandie, bienfaisante, humanisée des Antonins. Pendant que les dépouilles de l’Orient s’entassent à Venise, et que toute cette richesse coule le bronze, taille le marbre, couvre les murs d’un réseau d’or, les cités dalmates restent pauvres, les blessures des invasions ne se ferment pas, et les forêts s’en vont au fond de l’eau. C’est que les vertus civiques, à Venise, restent confinées dans une caste. Cette ville puissante, qui donnait la main à l’Afrique, à l’Asie, aux Grecs, aux Slaves, sut mélanger le sang des races et les plier à son service, mais elle ne put jamais fondre les classes. Les nobles, à la fois marchands et guerriers, ressemblent à l’Antonio de Shakspeare : grands, généreux, magnifiques, mais seulement avec leurs pairs. Leurs beaux sentimens ne les empêchent pas d’insulter les Shylock, juifs, esclavons ou plébéiens.

Sa politique extérieure porte le même vice originel. Sans doute, pour maintenir des possessions si précaires, il fallait être deux fois prudent. On ne pouvait se permettre les folios des peuples jeunes, qui dépensent au hasard le trop-plein de leur sève. Aussi Venise, la première, a jeté par-dessus bord l’idéal chevaleresque du moyen âge. Elle avait inventé le machiavélisme avant Machiavel. Les papiers secrets du fameux conseil ont été publiés : c’est une lecture édifiante, et qui montre quelles armes Venise employait contre les rois ses voisins, particulièrement ceux de Hongrie et de Croatie. L’assassinat, est l’expédient le plus ordinaire. On y discute le procédé, les conjonctures favorables, la qualité et la rapidité des poisons, dans un latin bien étudié, du même ton froid que l’on examine les affaires courantes. On fixe les primes d’encouragement pour les meurtriers ; et dans le cas où il leur arriverait malheur, on règle d’avance, avec un soin touchant, le sort de la veuve et des enfans. Ce n’est point l’acte désespéré d’un gouvernement aux abois : ces projets de meurtre et d’empoisonnement remplissent un gros volume de 7 ou 800 pages. Partout, la politique a fait commettre bien des crimes : mais jamais avec autant de méthode et de cynisme. N’en déplaise au grand Italien de la renaissance qui fit l’apologie de César Borgia, cette méthode est défectueuse : elle manque de portée. Pour grandir et pour durer, la raison d’état toute seule n’est pas suffisante : il faut, aux peuples les plus forts, une certaine dose de générosité qui leur gagne les cœurs des hommes. Autrement, l’esprit politique est un diamant qui taille, qui coupe, qui broie, qu’on entame avec peine, mais qui ne s’amalgame point.

L’exemple de Venise démontre à la fois les immenses ressources d’une civilisation maritime, et la vanité d’une prétendue sagesse qui ne travaille que pour elle-même.


V

De nouveau les siècles passent. Venise, dépossédée du commerce du monde, sommeille au fond du golfe Adriatique, et la Dalmatie dort auprès d’elle. L’avenir n’est plus aux petites confédérations maritimes. Il est aux grands états, dont les rivalités ébranlent le continent, avec un bruit de canon qui, de temps en temps, se répercute sur les bords de la Méditerranée. Venise est devenue l’auberge de Candide, où se rencontrent les rois détrônés, les blessés et les vaincus de la bataille européenne. Les vaisseaux qui sillonnent la mer intérieure battent pavillon d’Espagne, de France ou d’Angleterre. À mesure que les nations ; se consolident, l’horizon de l’Europe s’élargit. Que lui importent maintenant ce bras de mer et ces républiques, minuscules ! ne prend-elle pas possession du monde ? Ne couvre-t-elle pas de ses voiles les océans des deux hémisphères ? Aux vieilles maisons féodales qui se disputent l’Europe centrale, l’Adriatique paraît fort accessoire. Leur grande affaire est de s’annexer des plaines et des montagnes. L’empereur Charles VI, Marie-Thérèse, Joseph II, n’ont point d’autre souci.

Pour le littoral dalmate comme pour l’Italie, cette époque est une espèce de trêve, un des rares momens de l’histoire où le cours du temps paraît suspendu. Les vieilles haines municipales se sont assoupies ; les aspirations nationales ne sont point encore éveillées. Pendant plus de cent années, pourvu qu’on soit en règle avec la police, il semble qu’on n’ait plus à s’occuper de la chose publique. On appartient à la vie aimable, à la société. On ne prend rien au sérieux : le gouvernement moins que tout le reste. Le souverain, c’est Cassandre ; et l’opposition, c’est Polichinelle. Toutes ces anciennes et glorieuses cités glissent dans la comédie italienne. La question n’est plus de savoir qui régnera, mais si Arlequin épousera Colombine. C’est le temps où de bons vieillards en tricorne font retentir sur les dalles des petites villes leur canne à pomme d’or, tandis que d’entreprenans vauriens leur soufflent leurs pupilles. Une dévotion de boudoir a remplacé l’ancienne croyance âpre et batailleuse. En bas, on pratique sans réfléchir : dans la haute classe, on réfléchit beaucoup ; mais, si l’on pratique, c’est pour la forme : régime si commode pour les gouvernemens, que l’Autriche a employé toute son adresse à le prolonger jusqu’au milieu du XIXe siècle.

Nulle part, cet âge heureux n’a duré si longtemps qu’en Dalmatie. On en trouve la marque dans le style rococo de mainte chapelle, où des courtines de damas rouge se relèvent coquettement sur des œils-de-bœuf et des panneaux de bois doré ; — dans les vieux couvens rajeunis par une décoration Pompadour : cloîtres charmans, aux fines colonnettes, où des cadrans solaires sentencieux, parmi les rosiers en fleurs, vous avertissent vainement de la fuite du temps ; où l’on écarte soigneusement l’image de la mort ; où les bons pères vendent de jolies drogues dans des pharmacies pomponnées comme la boutique d’un confiseur ; où la bibliothèque, généralement déserte, vous convie au sommeil sur de grands fauteuils de tapisserie fanée, devant trois ou quatre portraits de théologiens ; à moins cependant qu’on ne rêve, dans cet asile, une vie d’étude, en perruque poudrée, en douillette et en mollets, sous la clarté douce qui filtre à travers les contrevens sculptés.

À chaque instant, tel coin de port, tel détail de la côte, rappelle ces tableaux de Vernet, calmes, sourians, un peu apprêtés, dans lesquels des navires contournent gracieusement leur château de poupe, déploient au soleil d’énormes étendards, et semblent mis là tout exprès pour le plaisir des yeux. On n’aurait qu’à rétablir les personnages : une marquise en manteau de soie, tâtant de son pied mignon la passerelle du canot, tandis qu’un beau jeune homme en cadenette lui tend la main ; sur la rive, une dame orientale aussi fantastique que les Égyptiennes de Molière, un gros Turc à côté d’un seigneur en habits de cour, et des pêcheurs à la ligne qui ne paraissent pas même étonnés de cette rencontre extraordinaire ; ou bien des élégantes se promenant au clair de la lune, et regardant tirer des filets, devant le profil d’une citadelle inoffensive. Ces rapprochemens ne choquaient pas, au XVIIIe siècle, dans l’assoupissement des fanatismes et des ambitions. De nos jours, les jolis seigneurs, les marquises, les odalisques, les turbans et les perruques se sont envolés : mais le fond du tableau reste encore et les pêcheurs n’ont pas cessé d’étendre leurs filets au soleil, avec la plus tranquille philosophie.

À la fin du siècle dernier, les Français tombèrent comme du ciel dans ce conservatoire des vieilles mœurs, et y firent un grand remue-ménage. Au milieu de la vieille comédie italienne, dont l’intérêt devenait languissant, leur entrée forme une péripétie d’une haute saveur. Ils durent faire dresser les cheveux sur la tête aux bons vieillards et même aux jeunes professeurs qui pâlissaient sur les chartes. J’ai trouvé l’expression de leur terreur et de leur colère dans une histoire de Raguse, imprimée à Vienne vers 1807. Songez donc ! jusque-là, dans l’Adriatique, on n’avait touché ni aux abus, ni aux privilèges. Pour tout l’or du monde, on n’aurait point arraché un brin d’herbe sur le sommet d’une ruine. On marchait sur la pointe du pied, comme dans la chambre d’un malade. Les Français se montrent, et sabrent tout. Ces révolutionnaires ne respectent rien : ni les droits féodaux, ni l’enchevêtrement des juridictions, ni la vénérable paresse des corporations. Ces contempteurs de l’histoire s’assoient carrément sur les fauteuils branlans, au risque de se rompre le cou, proclament l’égalité devant l’impôt, la justice pour tous. Ils font plus encore, les misérables : ils ouvrent des routes, réunissent les groupes, favorisent les complicités dangereuses, en un mot, renversent toutes les règles de la chimie politique, telle qu’on l’enseignait à l’école de Kaunitz. Et le plus curieux, c’est qu’après leur départ ces populations qu’ils ont secouées, taxées, passées au niveau, leur vouent une reconnaissance éternelle. Le branle est donné. Les marionnettes du siècle passé rentrent dans leur boîte. Ces hommes, qui se mouraient de mort lente et douce, se mettent sérieusement en quête de leurs archives et de leur nationalité. Vainement le régime Metternich leur administre des narcotiques à haute dose. Les fonctionnaires de Metternich eux-mêmes sont forcés d’emboîter le pas dans les traces du bon sens.

Sans doute, ces revendications nationales sont fort arbitraires. Dans le vaste amas des faits, chacun choisit ; ceux qui lui conviennent, néglige les autres, enjambe les siècles, et en réalité n’obéit qu’à la passion du jour. Mais qu’importe le prétexte dont on colore la volonté de vivre ? Qu’importe même le choix du drapeau ? Telle prétention historique qui n’était, à l’origine, qu’une illusion d’optique, devient à la longue une vérité parce qu’elle est un mobile d’action.

Le difficile, pour les Dalmates, c’est l’embarras du choix : faut-il ressusciter les légendes slaves de leur jeunesse ou les traditions italiennes de leur âge mûr ? Peuple amphibie, race ambiguë : longtemps l’italien fut la langue de la haute classe ; mais à deux pas de Raguse, les paysans ne comprennent que l’idiome serbe. Qui devait l’emporter, la forme ou la matière ? La culture latine qui assura jadis la suprématie religieuse, politique maritime des cités libres, ou la vieille parenté slave qui les rattache aux peuples de la péninsule ? Entre les deux sentiers, l’Hercule dalmate a beaucoup hésité. Réflexion faite, il s’est décidé pour le chemin slave, et voici par quels motifs.

Italienne, la Dalmatie devenait une annexe insignifiante du royaume voisin, qui possède des côtes et des ports plus favorisés. Elle restait satellite. Slave, elle prenait la tête du mouvement, grâce à une civilisation supérieure, et gardait à peu près le monopole de la navigation d’un grand empire. Elle n’était séparée de ses frères consanguins que par des limites arbitraires que le temps pouvait modifier.

Les Dalmates éprouvèrent d’abord un grand entraînement vers leurs frères de Croatie. On ne jurait, à Zara, que par le royaume tri-unitaire (Dalmatie, Croatie, Slavonie), cette création baroque du moyen âge, qui exerça si peu d’influence sur les destinées de l’Adriatique. À Vienne, on fit la sourde oreille, et je crois ; qu’on eut raison. Le gouvernement des Habsbourg agit avec ses peuples comme un sage père avec ses fils quand ; ils veulent faire, avant l’âge, des mariages d’inclination : « Repassez, dit-il, dans cinquante ans ! Cette union n’est pas de mon goût. Mais si votre mutuelle ardeur dure encore, nous verrons. » Je me demande ce que répondraient aujourd’hui les Dalmates à qui voudrait marier de force Agram avec Zara. Ils diraient peut-être que l’occupation de la Bosnie leur ouvre d’autres destinées, que cette contrée sauvage, mais presque vierge, leur était de tout temps réservée par la Providence, qu’avec elle ils tiendront les clés de la maison, qu’ils seront du moins les maîtres dans leur ménage. Il ne faudrait) pas les presser beaucoup pour leur faire avouer que leur grand désir de devenir Croates était un feu de jeunesse, et que quelquefois les païens ont la vue plus longue que les enfans.

Souder ensemble la Dalmatie et la Bosnie, rendre à la péninsule le libre accès de son littoral, c’est revenir au plan romain ; c’est restituer à l’Adriatique son cadre naturel, c’est abaisser les frontières de l’orient. Les conceptions des Romains ressemblent à leurs murailles : il n’en reste que les tronçons ; mais ces débris sont de force à soutenir plus d’une bâtisse moderne. Ce qu’on peut faire de mieux, partout où le travail des siècles n’a pas ensablé les ports, c’est de revenir à leur méthode, et de jeter des rails sur le tracé des anciennes voies militaires.

Depuis que la maison d’Autriche a dû faire le sacrifice de ses ambitions italiennes et allemandes, elle exploite avec beaucoup plus de conscience et de talent son propre domaine. On dirait qu’à la veille de perdre Venise elle a mieux compris l’importance de l’Adriatique. La fortune de Trieste est d’hier et l’arsenal de Pola n’a été fondé qu’au milieu du siècle. L’industrie, le commerce des provinces autrichiennes, longtemps gênés par les mœurs féodales, ont pris un magnifique essor. On s’est aperçu que ce bras de mer, qui s’avance en pointe au cœur de l’Europe centrale, n’était point à dédaigner. La Hongrie, les pays héréditaires, l’Allemagne elle-même, ont trouvé là leur soupape. Les progrès de la marine à vapeur, en permettant de traverser rapidement ce long golfe, le percement de l’isthme de Suez, en rouvrant au long cours des mers qui semblaient vouées au cabotage, tout contribue à réveiller l’Adriatique.

Seulement cette activité renaissante n’est pas toujours du goût des Dalmates. De même qu’un unique vapeur accumule dans ses flancs la charge de trente voiliers, de même Fiume et Trieste accaparent tout le mouvement. Les ports de la Dalmatie les regardent avec envie. C’est une faible consolation pour eux de recevoir la visite périodique des bâtimens du Lloyd. Ils voudraient faire comme les Grecs, vivre aux dépens des autres, devenir les rouliers de la mer. Ce n’est pourtant pas la faute des Habsbourg s’ils ont reçu de Venise un héritage mutilé, des montagnes déboisées, des villes privées de communication. Ils avaient tout à faire : ils ont déjà fait beaucoup. En attendant mieux, les deux grands ports de l’Adriatique offrent aux Dalmates de belles occasions de fortune. L’enrôlement sur les navires de l’état entretient leurs qualités maritimes, et les force à respirer des brises un peu plus salées que celles de leur golfe. C’est une vie d’emprunt si l’on veut, mais glorieuse encore, et digne d’une race intelligente. Trieste et Pola sont aux matelots dalmates ce que le Havre et Brest sont à nos Ponantais. Rêver un état slave indépendant, séparer Trieste de ce littoral qui est sa réserve et son soutien, ce serait revenir à la fâcheuse anarchie du moyen âge. On briserait encore une fois cette unité de l’Adriatique si laborieusement reconstruite, et si avantageuse pour le littoral tout entier, puisque la côte opposée, de Venise à Brindisi, n’offre que peu de ressources à la navigation.

Telles sont les réflexions qui se présentaient à mon esprit pendant que je visitais la résidence de Miramar. Ce château, bâti, comme on sait, par l’infortuné Maximilien sur un promontoire de la baie de Trieste, montre de loin ses tours blanches, d’un gothique peu féroce. L’Autriche ne renonce pas facilement au décor féodal : mais c’est une féodalité souriante, accessible, qui ne rappelle en rien les prisons de Silvio Pellico. Des bois de cyprès, de camélias et d’orangers descendent jusqu’à la mer. De la terrasse, on aperçoit Trieste au fond du golfe, les premiers ports de l’Istrie, puis, à droite, l’horizon fuyant du large. Quand on est fatigué de cette contemplation, les allées couvertes, où pendent des grappes de glycine, vous offrent un promenoir frais et odorant. Une mythologie un peu timide a semé les massifs de statues un peu maigres. Jusque dans ce caprice coûteux, — car il a fallu vaincre une nature ingrate, — on retrouve les traditions de prudence et de pudeur bourgeoise particulières à la maison d’Autriche, mais aussi le sens inné de la vie intime, si remarquable chez la grande Marie-Thérèse, et cette horreur du grandiose, ce goût du joli, que sa fille, Marie-Antoinette, apporta jadis en France. On voit aussi que ces princes, après avoir si longtemps négligé la mer, se sont pris pour elle d’un amour tardif. Ils ont voulu baigner leurs pieds dans les flots. Puis, se souvenant d’une autre grande passion qui, pendant tant de siècles, a poussé leurs ancêtres vers la brune Italie, ils ont accumulé le long des balustrades, autour des escaliers de marbre, tous les parfums, tous les souvenirs de l’infidèle ; mais en même temps, ils lui tournent résolument le dos. Le château regarde l’orient. Lorsque Maximilien le fit bâtir, il venait de perdre la vice-royauté de Lombardie. Ses yeux se fixaient sur Trieste, c’est-à-dire vers l’avenir. Plût à Dieu, pour son bonheur et pour le nôtre, qu’il se fût toujours contenté de cet horizon, sans aller chercher, par-delà des mers, la couronne sanglante du Mexique !

Je doute que les membres de la famille impériale viennent souvent s’asseoir sur la terrasse de Miramar : elle leur rappelle de trop tristes souvenirs. Cependant on serait bien, dans ce lieu tranquille, pour méditer sur les destinées de la maison de Habsbourg, cette famille si favorisée d’abord, puis si maltraitée par la fortune, qui, au faîte même de la puissance et de la gloire, n’a pu se maintenir que par une vigilance infatigable et des combats continuels ; et qui, au comble du malheur, sa capitale prise, ses provinces occupées ou menacées, a déployé la plus rare constance et la résignation la plus héroïque, enseignant aux peuples, et à nous particulièrement, ce que peuvent le courage et la ténacité, même dans les revers ; — famille unique, et sans parallèle parmi les maisons régnantes, car il est impossible de la remplacer par une autre. Elle est une institution, la plus originale peut-être de l’Europe moderne, la clé de voûte d’une grande fédération. Tel on voit Charles-Quint, sur la fameuse cheminée de Bruges, armé de pied en cap, dominer les blasons de cinquante provinces, et porter avec aisance cette pyramide d’états qui s’effondrerait si sa main venait à faiblir, tels ses lointains successeurs, dans le domaine plus étroit que l’histoire leur a laissé, maintiennent un faisceau de peuples qui tomberait en pièces s’ils relâchaient leur étreinte. Vingt fois, on a prédit la dissolution de cette monarchie : vingt fois elle a trompé tous les médecins et déjoué les calculs de ses héritiers. À plusieurs reprises dans le cours du siècle et dans les plus fortes crises, elle a modifié le pacte fédéral, c’est-à-dire changé de tactique en présence de l’ennemi, et présenté au monde étonné un nouveau front de bataille.

Or, les lieux où nous sommes rappellent son plus heureux changement de front. Ailleurs, à Prague, à Pesth, à Cracovie, la maison d’Autriche a éprouvé bien des traverses. Son nom a été tour à tour exécré ou béni. Mais Trieste lui doit tout. Nulle part ses bienfaits ne sont plus palpables. S’il était encore de mode, comme au temps de Louis XIV, de célébrer ses propres bienfaits par des inscriptions fastueuses, les Habsbourg auraient le droit de frapper une médaille avec ces mots : « l’Adriatique ressuscitée. — Tergeste relevée, vivifiée. — La montagne jointe à la mer. — L’Illyrie reconstituée. » On graverait au milieu la figure de Trieste, recevant du Doge le fameux anneau, symbole de son mariage avec la mer. Trieste doit devenir le centre de toutes les provinces qui convergent vers l’Adriatique ; et le nœud d’intérêts qu’elle tient entre ses mains est aussi solide que les affinités de langues et de races. Viribus unitis ! dit l’ancienne devise de la maison ; je la préfère au Félix Austrta nube, dont on saluait autrefois sa rapide ascension. Le drame de Queretaro, dont les murailles de Miramar nous parlent encore, a guéri pour jamais la maison d’Autriche des aventures et des coups de fortune. C’est par l’union des forces qu’elle doit régner dans l’avenir. C’est aussi par leur équilibre. Tout ami de la civilisation doit souhaiter qu’elle comprenne de mieux en mieux la beauté de ce rôle d’arbitre, et qu’elle tienne la balance égale entre les ambitions rivales de ses peuples.


  1. Voyez la Revue du 1er janvier.