Du Gouvernement représentatif. À propos d’un livre de M. Stuart Mill

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Du Gouvernement représentatif. À propos d’un livre de M. Stuart Mill
Revue des Deux Mondes2e période, tome 36 (p. 187-211).
DU
GOUVERNEMENT REPRESENTATIF
A PROPOS D'UN LIVRE
DE M. STUART MILL


I

Qui a jamais lu un traité sur le gouvernement représentatif ? L’exemple ou l’étiquette de la chose est partout, la théorie nulle part. Ce n’est pas que les aperçus et même les doctrines fassent défaut en ce sujet : on a dit les choses les plus piquantes sur la souveraineté de la raison et le gouvernement de la bourgeoisie, tout a été occasion aux chefs de partis pour commenter ou professer le régime sous lequel ils vivaient. Malgré tout, on ne peut pas dire que ce régime ait suggéré à tant d’habiles interprètes une œuvre méthodique et magistrale, quelque chose comme celle de Montesquieu sur l’Esprit des Lois, d’Adam Smith sur la Richesse des Nations, de Tocqueville sur la Démocratie américaine ; il manque ici le poids d’un livre, et ce n’est pas peu de chose que cette lacune.

C’est fort bien fait à une institution d’être historique, immémoriale, et de remonter aux brumes du moyen âge, sans offrir nulle part le moindre vestige de raison théorique. Peut-être faut-il la classer pour cela parmi ces idées innées comme en ont quelquefois les peuples, parmi ces choses nécessaires et vitales qu’une providence judicieuse ne confiera jamais à la sagesse humaine ; mais ce qui n’a pas commencé par la science doit au moins finir par là. Quand on a été trouvé dans les bois, ce qui est l’origine assignée par Montesquieu au système représentatif, ce n’est pas une raison pour vivre éternellement d’instinct : se connaître soi-même est la sagesse des lois qui ne sont pas uniquement pour des castors et des abeilles. Cela revient à dire qu’il faut savoir ce que l’on fait, ne fût-ce que pour le mieux faire, que l’âge de la réflexion arrive pour les peuples comme pour les individus, et qu’une nation doit posséder une théorie de ses lois aussi bien que de son langage et de sa production.

On peut trouver étrange que ce pays, avec tant de traités sur les participes et sur le libre échange, n’en ait pas un sur le gouvernement représentatif ; mais après tout ce n’est pas la France qui pouvait faire cela, tandis qu’elle était à l’œuvre pour créer chez elle ce gouvernement, pour prendre possession politique d’elle-même, à travers tant d’émotions et de conflits. « Quand on est sous l’influence des passions, dit lord Byron dans une de ses lettres, on ne fait que sentir et agir : on ne peut pas décrire, pas plus qu’en agissant vous ne pouvez vous tourner vers votre voisin et lui conter l’aventure. »

Parmi les Anglais, l’aventure est à terme : ils ont franchi les angoisses et les défilés de cet enfantement depuis qu’ils ont eu pour roi George III, un fou, dont le règne a été sans contredit le plus brillant de leur histoire. Permis aux précurseurs de se faire apôtres : il leur appartient d’annoncer cette bonne nouvelle d’un peuple décidément libre, de raconter leur expérience, et d’exposer comment ils administrent, comment ils vont améliorer le bien qui leur est acquis. C’est dans cette idée que M. Mill vient de prendre la parole[1], un esprit presque aussi connu de l’Europe que M. de Humboldt, dont on suit les opérations avec un rare plaisir, parce qu’il est exempt de lieux-communs, ce qui est peut-être la garantie des plus saines qualités aussi bien que des plus hautes. Vous ne lui voyez de déclamation nulle part pour tenir lieu de faits observés à nouveau, de nuances saisies, d’opinions indépendantes et réfléchies. Rien ne lui arrache des phrases : ni la liberté, parce qu’il la possède d’une antique possession, comme un patrimoine, ni les maux qui semblent inhérens à l’essor et à l’avenir de la liberté, parce que cette menace est purement logique, et qu’il est d’un esprit comme d’un pays trop sages pour être conséquens. Tant de calme en pareil sujet me semble digne d’admiration et d’envie.

Il est naturel en effet de se porter tout d’abord avec élan et sympathie vers une forme de gouvernement qui est la forme et le nom de la liberté parmi les nations modernes. Pour ma part, cette acclamation me fait l’effet d’une solution. Ce qui fait battre les cœurs porte en soi un mérite moral ; gagner ainsi, sans autrement d’explication, les parties lucides et élevées de notre nature, c’est un trait et une partie de la vérité. Tout ce qui est grand et nécessaire est article de foi, affaire d’instinct, nous pénètre et nous gouverne, quoi que nous en ayons. La liberté aussi bien que la religion peut revendiquer ces jugemens du cœur, comme dit Pascal. Où en serait l’espèce humaine, inculte et irréfléchie comme elle l’est, si ce dont elle a besoin lui devait venir par voie de syllogisme seulement, si elle n’était pourvue de certains dons spontanés, de quelque intuition pour découvrir ses fins, sa discipline, et surtout ses droits ? Tous les préjugés n’ont pas tort : ils sont en nous et ne sont pas de nous, une révélation peut-être… On peut les suivre jusqu’à un certain point, les consulter au moins, par la même raison que les Orientaux honorent les fous, conduits par Dieu, puisqu’ils ne se conduisent pas eux-mêmes.

Toutefois il y a en nous d’autres principes de conviction et de conduite que le sentiment, quand ce ne serait que la raison. Nul sentiment n’est dispensé de parler à la raison, — soit en lui montrant des faits dont l’ensemble constitue une loi, — soit en prenant au plus haut de nous-mêmes quelque principe, quelque axiome qui à lui seul fait règle et autorité. Cela fait deux jugemens de la raison, deux manières d’observer et de conclure. Or, pour prendre tout d’abord une haute idée du gouvernement représentatif, il faut le considérer dans ses produits historiques plutôt que dans ses sources logiques. Il est plus sûr de le juger au point de vue des faits et des résultats qu’en théorie pure. Cela peut sembler étrange ; mais la voie synthétique, l’allure a priori, n’est pas celle où l’on comprend le mieux tout ce qu’il vaut. En revanche, ses mérites éclatent pour peu qu’on y applique l’analyse et qu’on le regarde pour ainsi dire avec les yeux de la tête.

Où se trouvent les plus riches efflorescences de bien-être universel, de richesse concentrée, de territoire, de puissance au loin, de forces productives ? C’est à l’ombre de ce régime. Ce jugement est infaillible. Que l’on compare entre elles deux nations ou deux époques de la même nation : la plus forte en œuvres, c’est la plus représentée, la plus libre, si vous aimez mieux. Remontez seulement au siècle dernier et regardez ces deux peuples qui bordent la Manche : l’un laissant déchoir ses armes, dépérir ses manufactures, échapper ses colonies, payant de la Bastille ou de l’échafaud ses plus hardis proconsuls, sans voix et sans compensation au partage de la Pologne, dégénérant en marine secondaire, congédiant le dernier des Stuarts, réduit pour toute alliance à l’Espagne, l’impuissante Espagne, la première alliée du comité de salut public !… tandis que l’autre prend le Canada, les Indes, les mers, créant le droit maritime que bon lui semble, imposant aux neutres sa manière d’entendre le droit de visite, le blocus, la contrebande, et cela sans se détourner un instant des affaires de l’Europe, mêlé à tout ce qui s’y passe bien moins par le Hanovre que par la plus vigilante ambition, y choisissant ses alliances du droit qu’on a quand on paie ses alliés, dépensant trois milliards dans la guerre de la succession d’Autriche et quatre milliards dans la guerre de sept ans, laissant dire ses économistes, qui se mettent jusqu’à vingt-deux (sir John Sinclair en a fait le compte dans son Histoire de l’Impôt, pour lui prédire la banqueroute, descendant à tout propos sur le continent, non-seulement sous forme de subsides, mais avec le poids de Marlborough, de Cumberland, de Wellington !… Ces destinées si diverses ont une explication bien simple : c’est qu’en France le gouvernement se faisait absolu et irresponsable, tandis que parmi les Anglais il passait à la nation, de plus en plus libre, maîtresse d’elle-même, représentée enfin.

Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, tout s’était balancé entre les deux pays, richesses, colonies, manufactures, grandeur militaire et navale : on peut même dire qu’à ce dernier égard l’avantage était du côté de la France ; mais à partir de cette époque, la fortune des deux peuples fut comme leur liberté. La Grande-Bretagne, purgée des Stuarts, ne cesse de grandir ; la France, visiblement maléficiée, semble perdue de langueur et d’épuisement. Tandis que la Grande-Bretagne, restituée à elle-même, se redressait dans ses proportions naturelles, la France, identifiée à ses rois, n’eut désormais que leur taille, celle de Louis XIV sur sa fin, du régent, de Louis XV. Laissons là leurs vices, qui leur ont été reprochés de reste. Ce n’est pas que leur cynisme, outre leur immoralité, ne soit infiniment répréhensible : il me semble qu’ils auraient bien pu faire quelques façons avec les apparences, qui veulent être sauvées, avec le monde, qui veut être trompé, comme dit le cardinal de Retz. Après tout, un polygame tel que Salomon, un veuf comme Henri VIII peuvent être de grands rois, bâtir des temples, changer la religion, laisser un renom de sagesse et non moins de proverbes que Michel Cervantes. Tout autres furent les souverains auxquels on faisait allusion d’abord : de vrais Mérovingiens, de purs Orientaux pour la fainéantise et le fatalisme, de telle façon qu’au lieu du titan qui eût été nécessaire pour porter le poids de la monarchie alors qu’elle se faisait absolue, la France eut simplement un reste de grand roi et la fin des Bourbons, aussi défaillans, aussi propres à tout perdre que l’étaient les Valois deux siècles auparavant.

La France, douée comme on sait, est le dernier pays qui devrait abdiquer au profit d’un monarque. Comment pourrait-elle trouver l’équivalent d’elle-même dans un homme, ne l’ayant pas trouvé dans une classe, je veux dire dans la noblesse, subie à bon droit partout ailleurs comme classe gouvernante ? L’instinct démocratique n’est pas pure envie : il tient aux supériorités naturelles répandues chez un peuple qui par cela même supporte mal les supériorités factices établies par la loi. Tel fut l’instinct.de l’Italie au moyen âge : on sait ce qu’elle fit de la noblesse. Par là, une démocratie comme la France doit être encore plus hostile à la monarchie absolue qu’à l’aristocratie, car un grand monarque, cet accident heureux, comme disait un tsar, est encore plus accidentel dans une famille que le génie de gouvernement dans une classe.

Nous avons parlé de traditions interrompues en ce pays par le despotisme qu’y établit Louis XIV. C’est beaucoup dire, et ce langage n’est pas sans jactance. Il y a eu chez nous des apparitions plutôt que des traditions de liberté, et l’on sait qu’en 88 il fallut faire appel aux érudits pour retrouver une loi électorale. Le fait est que notre histoire ne nous enseignait nullement la liberté. Le jour où la France voulut être libre, elle eut tout à créer, tout à inventer dans cet ordre de faits, ce qui est une situation violente dans un monde où la loi de continuité n’est pas moins certaine que la loi de progrès. Cependant il faut marcher, l’avenir appelle les peuples. Quand on n’a point pour cela l’impulsion du passé, il faut bien se confier à la raison, à moins de marquer le pas éternellement, ce qui est une solution maussade et non moins chimérique que le pur essor dans les espaces de la théorie.

Il vaut mieux échouer à l’œuvre de progrès que d’en désespérer, car l’effort est un précédent, l’insuccès lui-même est un premier pas. Ce que tout un peuple a voulu, l’eût-il voulu trop tôt, est un bien qui mûrira pour lui, qui récompensera un jour ses grandes et dispendieuses aspirations. Telle fut en 89 l’audace de la France. Il y avait en ce temps-là une croyance universelle aux droits humains, une confiance non moins universelle dans la raison comme capable de les conquérir et de les rédiger. « Les droits des hommes réunis en société, disait Turgot. ne sont pas fondés sur leur histoire, mais sur leur nature. »

Jamais il ne fut tant question de la nature et de la raison qu’au XVIIIe siècle. C’était ce qui manquait le plus : l’avantage de la société sur ses gouvernails fut d’être la première à sentir par où elle péchait, et de le proclamer par tous ses tribuns. Écoutez Mirabeau : « Il n’y a d’immuable que la raison,… elle finira par dompter ou, ce qui vaut mieux, par modérer l’espèce humaine et gouverner tous les gouvernemens de la terre : Mars est le tyran, mais la raison est le souverain dumonde… » Et quand la Bretagne redemande ses états, comme il lui fait la leçon ! « Ce n’est pas dans de vieilles chartes qu’il faut chercher les droits de la nation, c’est dans la raison : ses droits sont anciens comme le temps et sacrés comme la nature. » à la longue, cela devient insoutenable. Quand on tient la vérité, il ne faut pas lui faire l’injure de la déclamer ; quand on n’en tient que la moitié, il ne faut pas lui faire cet honneur. Il n’y a pas jusqu’au roi qui, dans la séance royale du II février 1790, ne félicite au nom de la raison les départemens substitués aux provinces !

Encore quelques années, et ce peuple élèvera des autels à cette déesse. Pour le moment, il a cent coudées, il touche aux nues, cherchant un nouveau monde, comme Christophe Colomb, sur la foi d’une idée, et cela, je vous prie bien de le remarquer, sans que l’idée nuise au reste. Si l’Europe n’est pas contente, vous verrez ces idéologues mettre pied à terre et s’expliquer avec les coalitions.

C’est là qu’est le gallicisme… La postérité le dira quelque jour : le grand courant de l’esprit humain a passé par la France. De Grèce et de Judée, le verbe est venu en ce pays, où l’attiraient les éclairs d’une langue et d’une épée incomparables : il s’est fait nation, drapeau, victoire, et l’on peut placer ici une des foudres de Bossuet : « Glaive du Seigneur, quel coup vous venez de frapper ! Toute la terre en est émue. »

Parmi ces idées triomphantes dont elle tient école, la France eut tout d’abord l’idée d’être libre : elle l’eut en 89, avant les orages, et quand elle avait encore la sérénité de son jugement. Qui donc a voulu nous persuader que pour toute passion politique nous avions celle de l’égalité ? Hérésie, sophisme d’antichambre ! On calomnie la France en la comprenant ainsi : ces interprètes ne voient pas plus haut qu’eux-mêmes. Là-dessus nous savons désormais à quoi nous en tenir : on y a regardé, on est remonté aux cahiers de 89, et l’on y a trouvé (dernier éclat, dernier service d’un penseur éminent) que la France tout entière, bourgeoise, sacerdotale, nobiliaire, avait donné mandat à ses députés de fonder le gouvernement représentatif. Non, sur l’âme et l’honneur de nos pères, il ne s’agissait pas seulement alors d’abaisser des privilèges, de dégrader des supériorités : ce que voulait la France, c’était de se constituer et de s’élever tout entière, de se niveler dans l’exaltation de tous, et non autrement. S’il faut un passé aux choses, une tradition aux idées, un précédent aux institutions, ce titre ne manque pas aux aspirations libérales de la France ; il est écrit dans le mandat unanime et impératif émané d’elle en 89. Que la France et la liberté soient faites l’une pour l’autre, c’est le jugement de tous à certaines heures clairvoyantes comme la mort ou l’adversité.

On a vu tel souverain revenir de l’île d’Elbe, telle dynastie rappelée de l’exil, telle coalition, à force de défaites, entrer dans Paris. Ce qu’ils avaient appris les uns et les autres à travers tant de fortunes, c’est le droit de la France sur elle-même. « A l’île d’Elbe, disait Napoléon, j’ai entendu comme dans un tombeau la voix de la postérité. » Ce fut alors une effusion d’actes additionnels, de chartes octroyées, de constitutions sénatoriales, un retour et un empressement de tous vers la liberté. Remarquez, s’il vous plaît, que tous en leur temps l’avaient, ou détruite, ou sacrifiée, ou combattue ; mais il n’y eut personne à ce moment lucide qui ne l’appelât comme le salut commun, comme le seul régime où la France pût vivre en paix avec elle-même et avec l’Europe. L’acclamation fut universelle : nul n’y manqua, ni les vieux conventionnels fortement déguisés qui remplissaient le sénat, ni les intérêts et les opinions qui siégeaient à l’Hôtel-de-Ville, ni cet intelligent émigré qui revenait d’Hartwell et datait du XVIIIe siècle, ni l’autocrate illuminé de toutes les Russies, ni la froide raison des représentons de la Grande-Bretagne, ni l’évêque d’Autun et ses amis, dont l’expérience ramassée à tant de sources, dont la tolérance fameuse devint croyance à ce moment, une croyance où se fixa leur vie et leur fidélité. Grand spectacle devant lequel on peut bien s’arrêter ! Il y a apparence que ces chefs d’armée ou de légation, que tous ces souverains, tant vainqueurs que vaincus ou restaurés, savaient les affaires, l’histoire, l’esprit et le poids de la France. Ils avaient été à terrible école ! Plus on était grand, plus on avait tremblé. Eh bien ! c’est à ces hauteurs, peu hantées par l’utopie et la démagogie, qu’on fut unanime à vouloir cette conclusion, cette clôture des batailles et des catastrophes : le gouvernement de la France par elle-même.

On voit comment est née chez nous la liberté : hier ou avant-hier, toujours en bon lieu, — sans tradition de longue date, mais non sans combinaison et sans providence. Jamais peut-être on ne vit au berceau d’une institution cette maturité de conseils, tant de sagesse délibérée, tant de raison, y compris la raison d’état. Le traité de Westphalie n’est qu’une convention postale, comparé à ces négociations sans bornes qui s’exerçaient sur la mappemonde, sur le sort des dynasties, qui touchaient même aux droits intimes et pour ainsi dire à l’âme de la France.

Le fait est que l’Europe, après vingt-cinq ans d’épreuves, prononçait sur le gouvernement de la France tout comme la France l’avait fait elle-même en 89, au début des épreuves, et les deux choses réunies ne sont peut-être pas dépourvues de sens, d’autorité.


II

Personne ne se trompait en voulant la France libre ; il faut dire aussi que la liberté ne trompa personne.

Je vais tout d’abord à son plus grand titre, au progrès moral qu’elle répandit soit dans le public, soit dans le gouvernement, sous forme de droiture, d’humanité, de modération, de sentiment des convenances et de l’honneur. Les rapports entre gouvernans et gouvernés devinrent alors ce qu’ils n’avaient jamais été, — l’état cessa d’être le faux monnayeur, le banqueroutier, le Dracon qu’il était si volontiers autrefois. Il fit cet effort de payer toutes ses dettes. Il tempéra la terreur qu’il avait mise dans ses codes à l’article des complots, et même un peu partout. Les cruautés disparurent, et la peine de mort, qui n’en est pas une, devint elle-même plus rare dans nos lois, plus rare même dans la pratique ; il serait malséant de ne pas rappeler ici que le droit de grâce s’exerça quelquefois d’une manière magnanime, héroïque. La justice soupçonna qu’un accusé n’est pas nécessairement un coupable, et ses arrêts comme ses procédés s’en ressentirent. La police même et la prison eurent leurs accommodemens, leur douceur.

On serait désolé de faire des phrases. Cependant il faut bien dire qu’on se fit alors une idée assez haute du traitement qui convient aux hommes en cette simple qualité, fussent-ils nègres, malfaiteurs, insolvables, écoliers, soldats, mendians, fous à lier. Je ne sais quoi d’humain et de sensé pénétra partout. On abolit la traite des noirs, les loteries, les maisons de jeu, on établit de toutes parts des écoles primaires et des caisses d’épargne ; mais surtout on inventa, on pratiqua même jusqu’à un certain point une vertu nouvelle, c’est-à-dire l’honneur politique, la fidélité des hommes et des partis à leurs engagemens, à leur passé et même à leurs erreurs. C’est qu’en effet le respect de nos erreurs fait partie du respect de nous-mêmes : une expiation quelquefois. Si vous changez de conduite politique (je ne parle pas du changement d’idées, sommes-nous maîtres de nos idées ?) sous prétexte de la lumière qui s’est faite en vous, de l’ancienne erreur qui vous a quitté, vous tenez le langage des acrobates, je vous préviens de cela, et il vous reste à prouver que vous n’en avez pas les sentimens.

Enfin ce pays, qui n’avait encore eu, comme dit M. Thiers, que l’éducation peu morale du despotisme et des révolutions, prit des mœurs nouvelles en s’adonnant aux pratiques viriles de la liberté. Il parut, il s’établit parmi nous, grâce aux institutions parlementaires, un adoucissement et une élévation générales qui leur ont survécu, s’imposant et profitant à tout ce qui les a suivies. Je supprime les détails ; je rappelle seulement que telles révolutions éclatèrent sans échafaud ni banqueroute, que tel intérim de tous les pouvoirs publics dont nous avons été témoins de nos jours ne fut pas le déchaînement de tous les méfaits. C’est que la liberté est un cours permanent de morale publique. Comme l’égoïsme des castes et des dynasties a cessé d’être un droit et n’oserait s’avouer, comme les partis se perdraient à penser tout haut, on ne peut user de la faculté de tout dire que pour professer le bien public ; ce qui est d’une certaine conséquence. Il reste toujours des motifs bas, des passions cupides au fond des cœurs ; mais il n’en peut sortir qu’un exposé de prétextes éminemment propre à cultiver le sens moral des peuples, à fortifier les principes patens de la constitution, à lier les conduites par le langage et peut-être même la conscience de l’hypocrite par ses propres déclamations.

En même temps qu’elle était l’école des mœurs, la liberté fut une explosion des capacités politiques répandues dans le pays, jusque-là inertes et peut-être ignorées d’elles-mêmes. À l’appel des élections, aux épreuves de la tribune et du gouvernement, on vit sous un aspect nouveau ce que c’est que la France et ce que vaut la liberté. D’où venaient-ils donc ces ministres, ces orateurs, cette assemblée qui durait encore en 1820, et dont l’éloquence était le moindre mérite ? D’où tombaient-ils ces inconnus, étrangers jusque-là aux affaires publiques, et qui parurent tout à coup avec tant d’éclat et de services ? Il est certain que la France eût beaucoup perdu à laisser dans l’ombre cette partie d’elle-même, et l’on peut douter qu’ un monarque absolu eût été découvrir et mettre en lumière ces précieux serviteurs dont l’un osa bien dire qu’il fallait planter le drapeau royal au milieu du pays, forte parole que l’on n’eut garde de comprendre.

Outre l’occasion politique offerte aux esprits, la liberté portait en elle un principe de vie qui éclata dans la renaissance des arts et des lettres. En quel abîme était tombée la France ! L’école de David, les romans de Pigault-Lebrun, d’infiniment petites comédies étaient toute la joie de nos pères. Au sortir de cette indigence, nous eûmes des poètes d’une lyre inouïe, des érudits à sens pittoresque, des critiques faits comme des historiens, tandis que les historiens eux-mêmes touchaient à l’art et à la philosophie. Chaque genre s’élevait au-dessus de lui-même, manié par des esprits puissans et créateurs. Nous eûmes surtout des philosophes de l’histoire, sans préjudice des psychologues qui empruntèrent à l’Ecosse son imagination, à l’Allemagne sa lumière. Il n’est pas besoin de dire que ces grands esprits firent école et rallumèrent tout ce qui s’éteignait, les études, les goûts, les œuvres, on peut être bref là-dessus, jamais génération n’ayant fait son propre éloge comme celle à laquelle on a l’honneur d’appartenir.

En revanche on pourrait être prolixe sur les bienfaits économiques de la liberté ; mais cela est sujet à certaines distinctions.

Il n’est pas clair que tout ici appartienne uniquement et nécessairement à la liberté. Quelquefois un peuple se rue en fabrique et se livre éperdument à ses facultés productives, parce qu’il a longtemps pâti et qu’il rencontre après mainte angoisse une liberté et une sécurité relatives. Telle fut la France, soit sous Henri IV, soit sous la régence, et l’on pourrait attribuer à la même cause cette reprise, cette ferveur des affaires qui se montra dès les premières années de la restauration. Pour peu qu’une nation respire, tout d’abord elle se met à vivre, cela est si naturel ! et elle y porte ce besoin de réfection qui succède à l’épuisement des longs efforts, une ardeur et une vitalité de convalescent. — Toutefois dans le progrès économique de la France deux choses tiennent visiblement à la liberté : je veux parler du crédit public et des développemens de la Banque de France.

Payer toutes les dettes de l’état, même les dettes contractées par le prédécesseur, par l’usurpateur, c’est ce que fit le gouvernement de la restauration, et cela sent tout d’abord un gouvernement responsable. Le bénéfice en fut immédiat ; on revit des emprunts, ce que la France avait eu le temps d’oublier depuis Necker. Je trouve dans un écrit de l’abbé de Pradt un fait peu connu, je crois, l’histoire d’une tentative d’emprunt sous l’empire, la seule qu’on ait vue à cette époque. Il s’agissait de 12 millions demandés par le roi de Saxe à la place de Paris, à 10 pour 100, avec l’hypothèque des mines de sel de Viczica, avec la garantie du gouvernement français : or 7 millions seulement s’offrirent sur toutes ces sûretés, et encore la bonne moitié en était faite par l’empereur. Tel était à cette époque l’état du crédit. Grâce à la liberté, la France envahie put emprunter, faire honneur à tous ses engagemens et fermer non pas précisément l’abîme des révolutions, mais celui des banqueroutes. Qui osera faire désormais ce qui ne se fit pas après vingt-cinq ans de guerre, dans l’épuisement des défaites et de l’invasion ?

Quant à la Banque de France, elle prit le caractère d’un établissement privé, indépendant, surveillé sans doute par l’état pour le bien du public, mais non exploité par l’état pour son propre bien, au gré de ses besoins. Notez que ce caractère est le seul où cet établissement puisse servir le public et l’état, surtout l’état. Est-il dans la dépendance du trésor, il passe pour manufacture d’assignats, et tout est perdu : il ne faut plus compter du moins sur ces avances de banque qui sont le salut des états modernes quand l’aggravation de l’impôt est impossible, et que les emprunts sont à bout : avances qui s’élevèrent en deux années, après la révolution de 1830, à 550 millions. Une banque d’état n’avance en pareil cas qu’un papier suspect, décrié, qui représente les besoins de l’état et rien de plus, tandis que le papier d’une banque privée représente les produits industriels dont il est la contre-valeur, et le prêt, l’avance de ce papier, signifie la confiance inspirée par l’état aux classes productives dont la banque est l’organe et le foyer. Seulement pour créer une banque à caractère privé, pour la fonder avec des garanties contre l’assignat capables d’inspirer confiance, il faut un ensemble d’institutions où tous les droits privés aient leurs garanties publiques, où personne ne puisse être violenté dans son industrie sous aucun prétexte, même quand cette industrie est d’émettre du papier au porteur, même quand le prétexte serait une raison, celle des besoins de l’état. C’est ainsi que la Banque de France a connu ses plus hautes prospérités, a rendu ses plus éminens services : presque tout le bien qu’elle a fait dans nos crises est imputable à cette base de droit et de liberté qu’elle acquit sous le régime constitutionnel.

Voilà ce que devint la France une fois maîtresse d’elle-même par ses institutions. L’ascension fut rapide : on la revit tout à coup, avec le poids qui lui appartient, dans les équilibres européens et dans le mouvement des affaires ou des esprits.

S’il y a des ombres à ce tableau, et il y en a, on ne veut pas les dire : on ne laisse pas que d’être dans le vrai, ayant montré les aspects lumineux qui remplissent presque tout ; mais en attribuant tout cela à la liberté, aurait-on commis par hasard le sophisme : cum hoc, ergo propter hoc ? Aurait-on pris pour l’effet de certaines institutions une grandeur qui n’était que leur contemporaine ? Je ne crois pas. Dire que les nations sont grandes parce que les hommes sont grands, parce qu’ils ont des droits et des garanties, c’est-à-dire de l’orgueil et de la sécurité, il me semble que c’est rapporter l’effet à sa cause.

Vous me direz qu’un pays peut être grand dans l’obéissance, s’il croit aux dynasties ou aux castes qui le gouvernent sans qu’il s’en mêle. Cela est vrai ; mais ce peuple ne saurait monter aussi haut que celui qui croit en lui-même, qui se gouverne lui-même, où l’esprit, qui est la force humaine pour conduire les affaires de ce monde, ne se borne pas proprio motu et ne se refuse nulle occasion, nulle gymnastique.


III.

Ainsi le gouvernement représentatif a pour lui le témoignage imposant de l’expérience la plus décisive : expérience nationale, expérience voisine, partout couronnée d’ordre, de richesse et de tous les succès où peut prétendre un peuple. Bien lui en prend d’être aussi solidement assis dans les faits et de pouvoir montrer ce qu’il sait faire d’une nation, car au point de vue théorique, envisagé a priori, il ne fait pas grande figure : c’est du moins une des notions qui ont le plus besoin d’être expliquées, et qui comportent le plus de cas réservés à des temps meilleurs, ou même exceptés absolument. On ne voit pas qu’il réponde tout d’abord à quelque grand idéal, ou de liberté, ou de vertu, ou d’universalité.

En premier lieu, la plus haute manière d’être libre, ce n’est pas d’être représenté ; c’est d’être souverain en personne sur la place publique, c’est d’exécuter directement à ciel ouvert (quand le ciel le permet, comme en Grèce) ces grands exercices politiques qui consistent à légiférer, à juger, à élire les magistrats, à décréter la paix ou la guerre.

En second lieu, on peut dire, comme a fait Montesquieu, que le principe de la république est la vertu : mais à l’égard du représentatif en est-il de même ? Ici tout dépend de ce qui sera représenté. Ainsi on ne peut pas dire que représentation soit le nom d’une chose essentiellement bonne et désirable, comme la tolérance religieuse, l’impôt proportionnel, la publicité judiciaire, etc., la chose ne vaut que par une infinité de conditions qui ne tiennent pas dans son nom, et qu’il faut ajouter à son essence.

En troisième lieu, il est clair que ce gouvernement n’est pas applicable partout. Exceptons d’abord les peuples ou les tribus qui ne supportent aucun gouvernement, tels que les sauvages de l’Amérique du Nord : ils ont avant tout quelque chose à apprendre, une façon, une contrainte à opérer sur eux-mêmes, qui est de savoir obéir. Cela ne vient pas aux hommes aussi facilement que nous pourrions le croire, et pour peu qu’on y pense, on s’aperçoit que ce progrès est peut-être moralement supérieur à celui par lequel ils veulent être libres. Comprendre le droit des autres est encore mieux que de comprendre son droit.

Telle est la difficulté de ce progrès, qu’il n’y en a guère d’exemples. Tel est l’attrait de la sauvagerie, qu’on la voit plutôt conquérir des civilisés que se convertir en civilisation. Il est fort imaginaire de dire avec Condorcet que les hommes commencent par composer simplement des tribus de chasseurs, qu’ils s’élèvent ensuite à l’état nomade, pour se fixer enfin dans des champs ou dans des fabriques. Cet itinéraire du progrès est de pure fantaisie, et le progrès lui-même n’est pas, partout. Les nomades par exemple tiennent prodigieusement à leur manière d’être, et les Tartares, les Arabes, mènent encore la vie d’Abraham. Le degré inférieur à cette civilisation, la sauvagerie pure, est peut-être plus maniable, plus susceptible d’avancement. Quelques récits du moins le donneraient à croire.

Un voyageur croit avoir vu une armée de quarante mille Cafres sous un roi dont le bon plaisir est de se faire apporter tout vifs des éléphans sauvages par ses sujets vêtus et armés seulement de javelots. Voilà un peuple qui est arrivé à la phase d’obéissance, qui pourrait être Européen, continental, représenté. Ce peuple porte en lui un principe de cohésion et de centralisation. S’il existe, il me semble promis au plus bel avenir, et pourra incommoder les Anglais du Cap.

Classons encore comme incapables de représentation ces nomades dont nous parlions tout à l’heure, cette population errante des steppes, attachée à des troupeaux, une. civilisation où suffisent l’herbe et la famille patriarcale. Ce n’est pas que ces pasteurs aient l’aversion de tout gouvernement ; mais à cet égard leurs besoins sont bornés : ils en ont assez avec cette loi tartare, observée par un missionnaire, laquelle prépose chacun à la garde du voisin et rend chacun responsable du bétail volé. Quand on a l’espace, on a l’ordre et la paix. L’espace manque-t-il aux nomades, le pâturage trop étroit est-il disputé : ils ne s’en gouvernent pas plus. Il arrive seulement que les plus faibles émigrent comme une avalanche, se répandent, débordent sur l’Europe, sur l’Inde, sur la Chine, font en passant la fortune de quelque Attila, de quelque Gengiskan, et finissent, faute d’esprit (lequel ne se cultive guère à la suite des troupeaux), par s’assimiler à leurs vaincus, Latins, Hindous ou même simplement Chinois, qui ont l’avantage d’une éducation plus avancée.

Il est telle espèce de civilisés, supérieure aux nomades, qui ne se prête pas mieux au gouvernement représentatif : je veux parler de certains peuples orientaux, lesquels s’adonnent à la théocratie et-vivent de religion. Comme toutes choses au monde leur semblent réglées par un décret d’en haut, par une préordination divine, ils n’auraient garde d’y toucher. Pourquoi nommeraient-ils des représentai, des législateurs ? Leur loi est toute faite, c’est le dogme, et les prêtres sont leurs représentans tout trouvés.

En avons-nous fini avec ces exclusions, ces incapacités ? Pas encore : il nous reste à noter un cas éclatant entre tous, je dirais presque une supériorité. Il s’agit de ces fortes races qui ont la révolte dans le sang, où circulent la sève et le feu de l’individualisme, où chaque homme s’érige en souverain. Ce ne sont pas elles qui vont déléguer leurs pouvoirs et régner par procureur. D’ailleurs ces races ignorent l’unité de la loi parmi des populations nombreuses et sur des territoires étendus, ce grand accord pour obéir qui fait les nations et les troupeaux. À ce compte, elles n’ont que faire d’être représentées pour être libres ; leur mode de liberté est individuel, leur gouvernement est direct. Vous les voyez se camper çà et là, en petits groupes indépendans, comme les cités de la Grèce antique, comme les républiques d’Italie au moyen âge. — Ne les jugez pas au nombre et à l’espace. Il n’y a rien de si grand sous le soleil qu’un homme libre, et ces petits peuples, dans la folie de la liberté, ont fait et ont dit, des choses dont nous vivons encore. Bref, ils sont trop grands, trop fiers pour être représentés : l’humanité perdrait à ce qu’ils ne fussent pas souverains eux-mêmes.

Par ce qui lui manque de ce côté, par ce qu’elle possède d’ailleurs, l’Europe convient, de tout point au gouvernement représentatif. Un grand fonds d’obéissance, nulle obsession de l’idée religieuse, des espaces et des nombres qui ne peuvent songer au gouvernement direct, voilà nos titres, quelques-uns très négatifs, pour nous gouverner par voie de représentans ; mais encore que l’Europe soit au point voulu pour ce degré de liberté, n’en voulant pas moins et n’en pouvant pas plus, il s’en faut de tout que le gouvernement représentatif y soit compris partout de la même façon. « Beaucoup prennent le thyrse, mais peu sont inspirés du dieu, » disait Orphée. Il y a plus d’une race, plus d’un courant, d’esprit à travers l’Europe, et cette diversité paraît dans la chose que tous appellent du même nom et croient peut-être pratiquer à l’unisson.

Il n’est pas bien surprenant qu’il y ait plusieurs manières d’entendre la politique, puisqu’il y en a plusieurs d’entendre la métaphysique et la morale, c’est-à-dire l’esprit et le devoir humain. Quand il y a diverses notions de l’homme, de l’individu, comment n’y en aurait-il qu’une du gouvernement des sociétés humaines, surtout si nous cherchons ce gouvernement en elles-mêmes, et non plus à l’extérieur en quelque sorte, au hasard, à genoux, parmi des dynasties ou des théocraties absolues ? « Le gouvernement, s’écriait un jour M. Guizot, le plus grand emploi des facultés humaines ! » Oui, à coup sûr ; mais quelles facultés avons-nous au juste ? Il me semble que cela est à compter dans le problème du meilleur gouvernement.

Y a-t-il en nous une faculté (la raison, je suppose) pour saisir spontanément la vérité absolue ? Cette vérité n’a-t-elle pas un rayon qui s’appelle la justice, et qui s’impose à notre volonté comme règle, comme discipline, comme devoir enfin ? Ce devoir n’est-il pas pour les gouvernemens comme pour les individus ? À toutes ces questions, si vous répondez oui, vous conclurez d’abord au gouvernement de la nation par elle-même, vu que rien ne garantit une corrélation intime entre ce qui naît sur le trône et ce grand devoir de justice, — puis au gouvernement de la nation par les meilleurs, toujours en vue de la justice, qui n’est pas plus le fait de tous que du premier-né d’une reine, — enfin à des procédés pour reconnaître et instituer cette élite politique, cette souveraineté des meilleurs. Cela veut dire, mis en œuvre et traduit en lois, que certains auront le droit, en vertu de leur mérite présumé, d’élire le législateur ou même d’être élus législateurs. Il faut bien que la garantie des choix se rencontre quelque part : il est même spécieux de dire qu’elle doit être partout, c’est-à-dire chez le mandataire comme chez le mandant. En deux mots, suffrage restreint, cens électoral, cens d’éligibilité, tel est le mécanisme qui découle théoriquement des principes qu’on vient d’exposer. Ceci ne représente pas moins que le gouvernement et les élections que nous avons vus fonctionner en France de 1814 à 1848.

On va me dire que j’oublie la royauté en parlant du mécanisme électoral comme si tout le gouvernement sortait de là. Oui, je fais volontiers abstraction de la royauté ; mais les pays libres font de même, obligeant la couronne à user de ses droits comme l’entendent les représentant de la nation, par exemple en ce qui touche le choix des ministres et des chambellans, la politique extérieure, le droit de grâce, etc. Cela ne s’écrit pas, mais cela se fait, de telle façon qu’on n’est pas coupable d’oublier le fond des choses à parler des électeurs et des élus comme décernant ou exerçant le pouvoir souverain.

Peut-être rejetez-vous les données qu’on exposait tout à l’heure : raison, idées absolues, justice, devoir ; vous arrivez alors, par une métaphysique et par une morale toutes différentes, à une manière non moins différente de comprendre le représentatif.

Si vous réduisez l’homme aux sensations, voici son programme et ses limites : il aura, comme être sensible, des impressions de peine et de plaisir ; il aura, comme être intelligent, l’idée qu’il faut fuir l’une et chercher l’autre ; il aura enfin, comme être moral et actif, le mobile contenu dans cette idée, l’impulsion des intérêts. N’ayant pas autre chose dans toute sa substance individuelle, il ne saurait fournir une autre base aux constructions politiques et sociales.

Je sais tous les efforts, toutes les contorsions de Y utile pour s’élever et se raffiner… « Il y a des peines et des plaisirs de l’ordre moral ; il y a des intérêts comme celui de la patrie, celui du salut ; il y a une rencontre, une fusion incessante de l’utile avec le juste. » Tout cela ne me rassure pas sur la politique qui peut naître de ce principe, quand je vois Hobbes, un esprit fameux pour sa droiture et sa rigueur logique, dont on n’a jamais que je sache critiqué les déductions, tirer de l’utile le pouvoir absolu d’un seul. Supposé qu’on en tirât aussi bien le règne du nombre, l’alternative est médiocre, si le pouvoir absolu persiste. Il y a-cela de certain, que la justice est absente de ces solutions. Au fait, comment y serait-elle, quand il n’y en a pas le premier mot dans leurs élémens, ni dans la sensation, ni dans les idées d’origine sensible, ni dans l’impulsion qui sort de ces idées ?

Vous allez me dire que les mœurs sont là, dont le propre est de borner les principes dans l’excès de leur développement rectiligne et de faire entendre raison à la logique. — Peut-être ; mais en tout cas j’ai une bien autre objection contre le principe de l’utile, une objection prise justement de ce qu’en certaines occurrences il choque les mœurs elles-mêmes, le sens national, l’histoire. Il nous semble que fonder la loi politique de certaines sociétés sur le principe des intérêts, c’est mettre en oubli celui qui se montre à leur formation, et qu’on leur donne là pour vivre un autre élément que celui dont elles sont nées. En général, les nations ne se forment et ne prennent de cohésion que par les idées morales, un fondant qui groupe, qui cimente les individus : quant aux intérêts, ils auraient plutôt une puissance d’isolement et de dissolution.

Si l’intérêt était l’âme des nations, si chaque intérêt constituait un droit, est-ce qu’on verrait abdiqués et fondus sous la même loi des intérêts naturellement ennemis, comme le nord et le midi, l’élément foncier et l’élément capitaliste, l’intérieur des terres et le littoral,… le spectacle enfin que nous avons en France ? Par cela même que de grands états se composent d’intérêts divergens et antipathiques, ils expriment ou plutôt ils impliquent le sacrifice de ces intérêts à quelque idée, à quelque besoin de l’ordre moral : indépendance, grandeur collective, religion, langue, équité des lois.

Une objection est toute prête : — « ces diversités d’intérêts n’ont pas été consultées sur l’opération qui les a groupées en un seul peuple ; c’est la force qui a tout fait, et cette violence ne prouve rien. » — Mais depuis quand est-il donné à la force toute seule de faire œuvre qui dure, de prévaloir et de s’établir contre les conditions naturelles, où le vœu des peuples est bien quelque chose ? Avons-nous gardé la Navarre ? L’Espagne a-t-elle gardé le Roussillon ? M. Augustin Thierry nous apprend que la Guyenne trouvait son compte à la domination des Anglais, à ces vaisseaux qui venaient chaque année emporter les vins du pays, que cependant elle prêta fortement les mains à l’expulsion des Anglais. Il faut bien croire ici à quelque attrait, à quelque convenance morale plus écoutés qu’un besoin de commerce, qu’un intérêt. De là on peut conclure que la représentation politique d’un peuple doit être arrangée de façon à satisfaire les besoins moraux qui le constituent plutôt que les intérêts qui le divisent, et qui le dissoudraient, s’ils étaient puissans comme ils sont égoïstes.

Cependant nous ne pouvons nous en tenir à la conjecture émise plus haut sur les effets politiques que doit produire en général le principe de l’utile, ni même à l’autorité de Hobbes. Il faut préciser et borner la question. — Étant donné un peuple où l’appétit de l’utile est l’impulsion capitale, où l’idée de l’utile est la philosophie dominante, que va-t-il sortir politiquement de ces mœurs et de ces doctrines ? Comment par exemple vont-elles marquer leur présence dans l’appareil représentatif ? La réponse n’est pas douteuse. Si les intérêts sont des droits, tous les intérêts doivent être représentés. M. Mill n’y résiste nullement. « Oui, dit-il, la souveraineté appartient à l’agrégation tout entière… La raison en est que chacun est le meilleur gardien de ses droits et de ses intérêts. » Soit ; mais il y a des esprits chagrins et ombrageux : ils vont vous dire que ceci est le règne du nombre, c’est-à-dire la souveraineté du pauvre et finalement la spoliation du riche. — Voilà, pensez-vous, une prévision bien outrée, bien violente ! Je n’en sais trop rien : il me semble qu’il y a une attraction invincible entre ces deux termes : souveraineté et propriété. Je ne sais pourquoi ce vers de Corneille me revient à l’esprit :


Il est des nœuds secrets, de douces sympathies…


N’y a-t-il pas quelque chose comme cela pour entraîner le pouvoir vers la richesse ? Cette annexion semble écrite. Ce qu’on voit en général dans l’histoire, c’est le riche, le propriétaire se faisant souverain : Thucydide nous apprend qu’Agamemnon était le plus riche des Grecs ; mais ce qu’on pourrait aussi bien voir, c’est le souverain se faisant propriétaire. Le peuple, le nombre, pour en venir là, n’a besoin que de deux choses : 1o de n’être pas propriétaire, 2o d’être le plus fort en vertu des institutions, comme il l’est déjà physiquement. Cela fait, l’événement n’est pas douteux : on peut s’en rapporter à ce double et énorme pouvoir mis en mouvement par l’acquisivité, une protubérance des plus saillantes et des plus répandues, à ce que racontent les phrénologistes. On ne voit pas clairement quels obstacles pourraient arrêter ce pouvoir. Ce n’est pas l’opinion, puisqu’il la fait, ni la conscience, puisqu’il peut toujours lui montrer à l’appui de ce qu’il fait les formes et les apparences sacrées du juste, c’est-à-dire une loi.

L’instinct divin, le guide immortel, c’est ainsi que Rousseau appelle la conscience, est capable de s’y tromper. Une majorité maîtresse des lois va peut-être croire avec une certaine candeur qu’elle l’est du droit. L’illusion, il faut en convenir, est facile non moins que séduisante et profitable, puisqu’en certains cas bien connus, celui par exemple de l’expropriation ou celui du régime protecteur, l’intérêt du plus grand nombre est admis à prévaloir sur tout autre intérêt, et de l’aveu de tous constitue un droit. Vous me direz que ces cas sont exceptionnels, et que faire de l’exception la règle, c’est faire acte de bouleversement, violer le droit… Allez donc dire cela au plus fort, qui porte en lui, comme législateur, l’organe du droit, comme nombre, un commencement de droit !

Les masses, dans leur idée de progrès, pourraient en concevoir un qui serait un simple déplacement de l’oppression, infligée désormais aux minorités, tandis qu’elle l’était autrefois aux majorités : chose nouvelle assurément et même d’apparence progressive, mais c’est la justice que nous cherchons. Le nombre a cela de terrible qu’il peut se prendre, avec une certaine bonne foi, pour la justice même, ce qui est une dépravation inconnue au règne des anciennes monarchies et oligarchies. Tel bon plaisir tenait lieu de loi, mais après tout n’en était pas une : on brûlait Rome sans ériger l’incendie en droit impérial, ce qui importe au salut de la conscience humaine et lui épargne non-seulement un outrage, mais une ruine.

Je conviens qu’aux États-Unis le nombre est seigneur et maître sans avoir commis de spoliation ; mais attendons la Un. On croit avoir donné déjà quelque explication de ce phénomène. « Il y a des peuples que la nature a magnifiquement traités, les répandant sur une patrie immense et fertile, où les individus naissent en quelque sorte propriétaires. Suumn cuique, leur dit la nature : voilà une équité qui dispose merveilleusement les hommes à être libres et justes… La propriété, diffuse comme elle l’est aux États-Unis, y tranche péremptoirement certaines grandes difficultés qui troublent le continent. Elle y est entre toutes les mains aussi bien que le droit politique, et cela est inestimable, car souveraineté et propriété sont faites l’une pour l’autre. Le souverain devient propriétaire, quand le propriétaire n’est pas le souverain : cette attraction est le fond de toutes les discordes sociales. Aux États-Unis, où le souverain, c’est-à-dire le peuple, le nombre, est propriétaire par la force et la faveur des circonstances, il est clair qu’il n’ira pas abuser de la loi pour conquérir la propriété. Cette république a l’une des bases que Platon voulait pour la sienne, l’universalité, si ce n’est la communauté de biens. Les abeilles vivent en société, et cette société est une paix inaltérable, — la raison en est simple : il y a des fleurs pour toutes. »

Un historien illustre, tout en tenant compte de ces raisons, ne leur attribue qu’une valeur transitoire. Aux yeux de Macaulay, ce qui fait la modération et le salut de la démocratie américaine est un pur accident, qui va s’évanouir au premier jour, laissant paraître et agir dans toute sa crudité, dans toute sa terreur, le principe démocratique. Il prédit certaines catastrophes aux Mats-Unis, telles que la ruine de leur liberté ou de leur civilisation, peut-être même de l’une et de l’autre, et dans une lettre au sujet de Jefferson, adressée à un citoyen de ce pays, il s’en explique avec une véritable franchise[2].


« Votre destinée est écrite, quoique conjurée pour le moment par des causes toutes physiques. Tant que vous aurez une immense étendue de terre fertile et inoccupée, vos travailleurs seront infiniment plus à l’aisé que ceux du vieux monde, — et, sous l’empire de cette circonstance, la politique de Jefferson sera peut-être sans désastre ; mais le temps viendra où la nouvelle Angleterre sera aussi drument peuplée que la vieille Angleterre. Chez vous, le salaire baissera, et prendra les mêmes fluctuations, la même précarité que chez nous. Vous aurez vos Manchester et vos Birmingham, où les ouvriers par centaines de mille auront assurément leurs jours de chômage. Alors se lèvera pour vos institutions le grand jour de l’épreuve. La détresse rend partout le travailleur mécontent et mutin, elle en fait la proie naturelle de l’agitateur, qui lui représente combien est injuste cette répartition où l’un possède des millions de dollars, tandis que l’autre est en peine de son repas. Chez nous, dans les mauvaises années, il y a beaucoup de murmures, et même quelque émeute ; mais chez nous peu importe, car la classe souffrante n’est pas la classe gouvernante. Ce suprême pouvoir est dans les mains d’une classe nombreuse, il est vrai, mais choisie, cultivée d’esprit, qui est et s’estime profondément intéressée au maintien de l’ordre, à la garde des propriétés. Il s’ensuit que les mécontens sont réprimés avec mesure, mais avec fermeté, et l’on franchit les temps désastreux sans voler le riche pour assister le pauvre, et les sources de la prospérité nationale ne tardent pas à se rouvrir : l’ouvrage est abondant, les salaires s’élèvent, tout devient tranquillité et allégresse. J’ai vu trois ou quatre fois l’Angleterre traverser de ces épreuves, et les États-Unis auront à en affronter de toutes pareilles dans le courant du siècle prochain, peut-être même dans le siècle où nous vivons. Comment vous en tirerez-vous ? Je vous souhaite de tout cœur une heureuse délivrance ; mais ma raison et mes souhaits ont peine à s’entendre, et je ne puis m’empêcher de prévoir ce qu’il y a de pire. Il est clair comme le jour que votre gouvernement ne sera jamais capable de contenir une majorité souffrante et irritée, car chez vous la majorité est le gouvernement, et les riches, qui sont en minorité, sont absolument à sa merci. Un jour viendra dans l’état de New-York où la multitude, entre une moitié de déjeuner et la perspective d’une moitié de dîner, nommera les législateurs. Est-il possible de concevoir un doute. sur le genre de législateurs qui sera nommé ? D’un côté, un homme d’état prêchant la patience, le respect des droits acquis, l’observance de la foi publique ; — d’un autre côté, un démagogue déclamant contre la tyrannie des capitalistes et des usuriers, et se demandant pourquoi les uns boivent du vin de Champagne et se promènent en voiture, tandis que tant d’honnêtes gens manquent du nécessaire : lequel de ces candidats, pensez-vous, aura la préférence de l’ouvrier qui vient d’entendre ses enfans lui demander plus de pain ? J’en ai bien peur : vous ferez alors de ces choses après lesquelles la prospérité ne peut reparaître. Alors, — ou quelque César, quelque Napoléon prendra d’une main puissante les rênes du gouvernement, — ou votre république sera aussi affreusement pillée et ravagée au XXe siècle que l’a été l’empire romain par les Barbares du Ve siècle, avec cette différence que les dévastateurs de l’empire romain, les Huns et les Vandales, venaient du dehors, tandis que vos Barbares seront les enfans de votre pays et l’œuvre de vos institutions. Avec cette manière de voir, je ne puis véritablement regarder Jefferson comme un des bienfaiteurs de l’humanité… »


M. Mill a fortement prévu ce péril, cette infirmité du gouvernement représentatif : ce sont les expressions dont il se sert tout le premier. Il y met ordre 1° en excluant du suffrage quiconque ne sait ni lire, ni écrire, ni compter, 2° en accordant plusieurs suffrages à certaines catégories de personnes, pour leur intelligence présumée, de telle façon que l’équilibre se trouve rétabli à ses yeux entre les intérêts du nombre et les intérêts de la propriété. C’est le suffrage universel, mais inégal. Il y a des exemples de cette inégalité dans les élections paroissiales de la Grande-Bretagne, où la même personne peut voter jusqu’à six fois.

Ce que vaudrait ce système dans la région politique, s’il s’abstiendrait de porter le débat aux racines mêmes de la société et de conclure à une nouvelle répartition des richesses, si des intérêts ennemis et armés pour la lutte aimeraient mieux une transaction (ce qui pourrait bien être une pure hypothèse) qu’un conflit à outrance, que des lois exclusives et passionnées au profit du plus fort (il faut bien qu’il y en ait un), nul ne peut le prédire. Je vois bien que dans ce système on fait grand état de l’esprit pour tenir le nombre en échec, et j’avoue que l’esprit est une force qui peut être morale et résister aux immoralités, aux violences du nombre ; mais pourquoi n’en serait-il pas complice ? L’esprit n’implique pas nécessairement le sens moral, n’exclut pas nécessairement la passion. L’homme le plus intelligent peut trouver son compte d’argent ou de vanité à servir les masses, ou plutôt à les mener partout où elles tendent. Il peut même s’y porter de toute sa conscience, soit que les masses aient la justice pour elles, soit qu’elles en fassent l’illusion à un esprit droit et perçant, mais emmanché d’indignations, de sympathies furieuses.

J’avoue encore que les classes admises au droit politique y prendront un développement marqué d’intelligence et d’expérience : cet avantage est capital, pas moins qu’une création ; mais aussi bien il y a là une carrière ouverte aux sentimens les plus variés. Des gens qu’on y appelle au nom de leur intérêt pourraient bien y faire acte d’égoïsme, acte constant et systématique. On peut soupçonner que ce qu’ils apprendront le plus vite, c’est le profit à tirer de la souveraineté dont ils sont investis. Vous me dites bien comment l’esprit vient aux peuples ; mais d’où leur viendront l’empire sur soi-même, la mesure dans le triomphe ?

À d’autres égards encore on pourrait douter de ce que vaut l’utile comme principe politique : voyez plutôt les excès où il mène le plus logiquement du monde. Il veut le gouvernement direct comme la plus haute certitude que puissent avoir les intérêts de se faire compter selon leur taille et leur nombre : il vous dira que la représentation est une trahison. À défaut de gouvernement direct, il veut au moins le fédéralisme, où les intérêts gardent tout près d’eux la juridiction, la fiscalité, les lois civiles et criminelles, les travaux publics. Il veut enfin, à défaut de fédéralisme, le mandat impératif, sans quoi les intérêts du représenté pourraient être omis, interceptés par le représentant.

Ces objections s’adressent au principe de l’utile, et non à l’auteur des Considérations sur le gouvernement représentatif, qui est Anglais, partisan de la doctrine des intérêts, fort imbu des idées de Bentham, mais qui est surtout lui-même, et qui dans ce livre n’a nulle part professé ce principe. Il y incline visiblement, il y adhère-plus d’une fois ; mais il ne s’y livre jamais tout entier, ni dans ses déclarations théoriques, ni dans le choix de ses expédiens, de ses procédés. M. Mill n’est pas homme à s’incommoder en pareil sujet d’un principe absolu. L’idée naturelle d’un esprit supérieur tout comme la première leçon de la science et de la vie, c’est que nul principe, si grand qu’il soit, ne peut contenir et résoudre à lui seul une question politique, je dirais volontiers une question humaine. M. Mill croit à d’autres forces, à d’autres légitimités que les intérêts ; seulement c’est par là qu’il espère l’heureuse issue du duel représentatif entre riches et pauvres, c’est-à-dire par l’intervention et par le poids des meilleurs qui se trouvent dans toutes les classes et au-dessus de tous les intérêts de classe : un petit nombre sans doute, une minorité partout, mais capable peut-être de tout décider en se réunissant aux fractions dont l’intérêt se rencontre avec la justice.


IV

Ici quelque hésitation est permise. On peut se demander s’il ne vaudrait pas mieux, dans l’organisation d’une société libre, aller tout d’abord à ce petit nombre, et lui confier le gouvernement au lieu de ce rôle hasardeux d’appoint et de renfort. C’est ainsi qu’étaient conçues et intentionnées les, lois électorales qui fonctionnaient avant 1848 ; mais d’un autre côté que d’objections contre la théorie française, doctrinaire au moins, de la souveraineté de la raison, qui est le fond plus ou moins reconnaissable de ces lois !

Ah ! vous tenez la raison pour souveraine ! mais il lui faut des organes, des interprètes apparemment. Il va sans dire que les meilleurs seront appelés à cet office : c’est de l’aristocratie, mais passons sur le mot ; la chose, prise étymologiquement, est saine et irrécusable. Seulement voici où la difficulté commence : le moyen, s’il vous plaît, de reconnaître les meilleurs ? Les supériorités d’esprit, de naissance, de fortune, sont les unes fort apparentes, les autres visibles jusqu’à un certain point ; mais nous cherchons les supériorités de vertu… Trouvez donc ce qui se cache, fiez-vous donc à ce qui se montre ! Quand les hypocrites sont en peine du meilleur masque, vous pensez, vous, simple législateur, trouver un signalement exact, complet, infaillible !

Convenons d’une chose : le plus solennel des utilitaires pourrait se moquer fort agréablement de notre principe et de nos règles pour le mettre en œuvre. D’ailleurs ces règles ne sont pas plus fantasques que tout autre règlement où il s’agit soit de peser un homme en sa capacité, soit de parquer un droit dans la limite d’un délai. D’où vient que je suis majeur et la proie légitime des usuriers aujourd’hui qu’a sonné ma vingt et unième année, tandis que je ne l’étais pas hier ? Que s’est-il donc passé en moi depuis vingt-quatre heures pour m’élever à cette dignité ? On ne peut s’enrôler avant dix-huit ans révolus, ni tester avant seize ans révolus, ni se marier de son seul aveu avant vingt-cinq ans révolus. Êtes-vous donc sûr que la valeur et le discernement aient attendu cet âge précis, et que leur saison commence à jour fixe ? — Et les délais ! c’est chose indispensable pour en finir avec les droits auxquels il plaît de s’oublier, de sommeiller, et qui éclateraient comme une perturbation le jour où il leur plairait de reparaître. Les délais, dis-je, sont nécessaires ; mais qui pourrait donner une raison nécessaire des limites où l’on se tiendra ? Pourquoi la prescription s’obtient-elle par trente ans plutôt que par vingt-neuf ou par trente et un ? Il n’est pas plus déraisonnable, dans l’assiette des droits politiques, d’user d’approximation pour apprécier la valeur morale des hommes. Le fait est qu’il faut des règles, en certains cas, et leur vice inévitable vaut mieux que leur absence.

Ces explications sont plausibles ; mais il reste à savoir si le suffrage restreint n’a pas un travers odieux, qui est de laisser au dépourvu les intérêts populaires, en les tenant à l’écart du droit électoral. Les lois, étant faites par les élus du petit nombre, ne seront-elles pas uniquement à son profit, non pas peut-être avec un oubli volontaire, mais avec une insouciance toute naturelle des classes les plus nombreuses, de ces existences précaires, de ces humbles destinées qui font les frais et qui portent les ombres de la prospérité publique ? Toute loi devrait être un allégement de leur condition. Le. socialisme est une vérité quand il signifie application spéciale de la politique au bien des masses ; or jamais la politique n’aura cette vertu, jamais le législateur ne prendra cette tutelle, si le mandat populaire ne leur en fait une nécessité.

Cette conclusion est excessive, diront les partisans du suffrage restreint. N’oubliez pas que nous attribuons le droit politique à l’élite du pays d’après des règles qui ne sont pas infaillibles, mais qui produiront toujours quelques défenseurs et même quelques triomphes de l’intérêt populaire. La garantie ne semble pas riche ni assurée ; cependant quelques indices feraient croire qu’elle est efficace. L’abolition des lois sur les céréales a été votée en Angleterre par les pouvoirs, par les classes qui avaient le plus d’intérêt à les maintenir. Le même pays fait à ses pauvres, encore qu’ils ne soient pas souverains, une liste civile de 200 millions. En France, quelques faits sont à noter, de moindre importance, mais de même nature : telles sont les écoles primaires et les caisses d’épargne, où l’état s’est fait, particulièrement depuis 1830 surtout, l’instituteur et le banquier des masses, à grands frais et à grands risques, instituteur presque toujours gratuit, banquier comme on n’en voit pas, restituant à toute réquisition les dépôts dont il sert les intérêts au cours légal.

Ainsi une garantie de bien public et même de bien populaire peut se rencontrer dans certaines lois constitutives d’une élite politique, d’un pays légal, comme on disait il y a vingt ans. Est-ce que M. de Maistre aurait raison de dire qu’il peut y avoir des représentons qui ne soient pas des mandataires ? Peut-être bien que oui, mais en tout cas à une condition qu’il néglige : la liberté de la presse. Dans des pays où la publicité se lève tous les matins comme le soleil, où l’opinion est une puissance, où les raisons de bien public sont les seules qui puissent s’avouer, il n’y a pas d’intérêt qui, soit pour sa propre valeur, soit pour la force qu’il prête à ses partisans, n’obtienne un jour ou l’autre audience et justice.

En faisant cette part à l’opinion, nous ne faisons que répéter le dire de M. Mill, qui a traité d’une façon méthodique et complète toute cette matière du gouvernement représentatif. Il fait mieux encore que d’embrasser le sujet, il le domine. Cet esprit est d’une autorité souveraine, d’un calme inaltérable ; dans ce livre comme dans celui de La Liberté, il juge tout sans pitié et sans colère, — les assemblées, qui ne doivent pas toucher de leurs mains brouillonnes les projets de lois élaborés par des mains fortes et savantes, — les religions, sans en excepter le christianisme, qui élèvent le monde, mais eu le fixant au point où elles l’ont élevé, — les masses populaires ou bourgeoises, qu’il traite de médiocrités d’où ne sortira jamais qu’un gouvernement médiocre.

On voit que M. Mill est un excentrique : on le voit à l’indépendance de ses idées comme « à la manière dont il parle des excentriques, les appelant quelque part le sel de la terre. Toute sa complaisance, toute son admiration est pour eux. Qui voudrait l’en blâmer ? Oui, parlez-nous de ces hommes nés debout, que rien ne courbe, ni amis ni ennemis, qui osent être eux-mêmes, qui excellent à dire non, qui regarderaient le soleil en face, qui ont retenu cette fameuse devise d’autrefois, etiam si omnes ego non, des monstres d’orgueil, mais la plus haute taille où parvienne l’humanité. Rare en est l’espèce, si rare qu’elle touche à l’idéal, et que la plus belle note des lyriques, c’est l’apothéose des obstinés. Justum et tenacem, chantait Horace. Quant au Paradis perdu, son héros n’est pas Satan, quoique cet archange ait un assez grand air : c’est le poète lui-même, c’est Mil ton, vieux, pauvre, aveugle, dont les derniers regards ont vu tomber la république, foudroyé, lui aussi, mais inflexible comme tout un pandémonium. — Ce type n’est pas toujours édifiant, mais il n’est pas séduisant non plus. — Je veux dire qu’on peut le vanter sans péril, et que la contagion, que l’outrance n’en est pas à craindre en ce pays d’une sociabilité qui tourne à l’effacement, le premier pays du monde pour penser comme, un écho, qui a sûrement inventé ce proverbe : dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es ; sagesse de notre nation plutôt que des nations.

En résumé, la question du système représentatif tel que l’entend M. Mill est celle du gouvernement par les gouvernés. Les hommes sauront-ils s’imposer eux-mêmes la discipline que veut la société ? Peuvent-ils se confier les uns aux autres la conduite de tant de choses qui les intéressent et, pour parler net, la garde de ce qui leur appartient ? Ou bien nous faudra-t-il toujours de ces pouvoirs extérieurs à la société et supérieurs au droit dont le monde a eu tout le temps de se fatiguer, mais qui ne laissaient pas de régler la société, d’y entretenir le droit au-dessous d’eux, d’y souffrir même le progrès ? Certes leurs services n’étaient pas pour rien : ils vendaient cher la paix du roi, ils abusaient de la société en propriétaires absolus, en pasteurs dévorans. Toutefois la question est grave.

Regardez-moi ce portefaix sans idée, ce fat perdu d’égoïsme, deux misères qui ne représentent pas mal notre condition et notre nature. Voilà les souverains qu’on vous propose ! Souverains est le mot, car il ne s’agit plus de les soustraire aux avanies, aux monopoles, aux intolérances d’autrefois : cela est fait. Ces nègres ont été émancipés en 89. Tout autre est le problème actuel, où il est question non plus de ce que mérite l’homme, mais de ce qu’il vaut, non plus des droits dont il est digne, mais des pouvoirs dont il est capable. L’homme ayant été retrouvé et restauré, on se demande s’il faut le créer citoyen, c’est-à-dire souverain, lui donnant sur les pouvoirs publics un droit d’élection et de contrôle par où virtuellement il est leur maître, droit dont il finira par sentir la portée, par apprendre l’usage, par concevoir et revendiquer le profit.

Vous trouvez peut-être qu’il est imprudent de confier à l’homme en cette seule qualité les germes d’une telle puissance, et que, pour lui reconnaître un tel empire sur autrui, il faut d’abord l’avoir élevé au-dessus de lui-même. M. Mill est pleinement de cet avis : éducation universelle d’abord, ensuite suffrage universel. Pour plus de sûreté, non content de cette condition où le nombre se fait intelligence, il en ajoute une autre, celle du suffrage plural, par où l’intelligence se fait nombre. Tel est l’esprit de son livre, telle la solution qu’il confie à l’avenir. Nous avons dit quel est l’esprit d’une autre législation qui a vécu sous nos yeux, qui a fourni une carrière agitée, mais brillante et salutaire : nous n’éprouvons pas autrement le besoin de conclure.

Peut-on amender la démocratie par l’adjonction d’élémens intellectuels, à tel point que la démocratie ne viole pas la justice contre les minorités ? Peut-on amender une aristocratie par le contrôle de l’opinion, à tel point qu’elle ne viole pas la justice contre les majorités ? Telles sont les questions, telle est l’alternative assez délicates qui se trouvent au bout de ces réflexions. Nous laissons à de plus habiles, à de plus affirmatifs, le soin de prononcer et d’opter.


Dupont-White.



  1. Voyez son récent ouvrage sur le gouvernement représentatif.
  2. Lettre du 23 mars 1857, publiée par le Times le 7 avril 1860.