Du Problème Ontologique des Universaux/Introduction

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DU PROBLÈME ONTOLOGIQUE
DES UNIVERSAUX.


Nous allons nous occuper dans les pages qui suivent d’une des questions qui, depuis Platon et Aristote [1], ont le plus exercé l’esprit des philosophes, sans avoir jamais reçu une solution définitive, quoiqu’elle ait été résolue de tant de manières différentes ; question qui a été l’objet des spéculations de presque tous les philosophes du moyen âge, au point que M. Cousin la regarde, en hyperbolisant toutefois, comme résumant en elle seule toute la philosophie scolastique [2] ; question, moins grave si on la considère seulement au point de vue de la logique, mais renfermant au point de vue de la métaphysique l’un des problèmes ontologiques les plus importants et les plus profonds que la raison de l’homme puisse soulever. Cette question est celle de l’existence ou de la réalité de l’universel, et à laquelle on donne communément le nom du problème des universaux.

Ce mot seul faisait rire les philosophes du 18e siècle ; mais aussi quels étaient ces philosophes ! Cependant, si de nos jours on apprécie mieux la gravité de cette question, et si l’on a fait depuis peu les plus grands efforts pour soulever le voile qui la couvre encore, il s’en faut néanmoins de beaucoup que ceux qui s’en occupent y cherchent tous uniquement la vérité, ou qu’ils la cherchent tous de la manière dont on doit la chercher.

En effet, tandis que les uns procèdent dans l’étude de ce problème avec la plus louable bonne foi, et par la seule voie par laquelle on puisse espérer d’arriver soit à une solution quelconque, soit à la connaissance positive de notre impuissance de le résoudre complétement [3] ; d’autres, afin d’y trouver un moyen d’étayer leurs théories panthéistiques, emploient dans leur recherche des méthodes qui ne sauraient jamais conduire à aucun résultat [4] ; d’autres encore semblent ne s’occuper de ce problème et des discussions qu’il a fait naître que pour y trouver des objections contre les dogmes de la foi chrétienne, pour essayer de mettre les docteurs catholiques en contradiction avec eux-mêmes et avec leur conscience, en les faisant passer comme défendant, à cause de leur croyance religieuse, des doctrines contraires à leur conviction de philosophes, ou enfin pour lancer des sarcasmes contre les papes et le clergé, à cause de leur conduite relativement à quelques-uns des principaux champions qui ont soutenu les côtés les plus opposés dans la lutte animée que ce sujet a provoquée au moyen âge [5].

Je ne me propose pas de discuter dans toute son étendue cette importante question ; je ne prétends pas non plus en donner une solution complète. Je me bornerai à traiter sommairement les trois points suivants : 1o Quel est précisément l’état de la question concernant la nature des universaux, que l’on a si vivement discutée durant tout le moyen âge, et quel est le sens des principales réponses qu’on lui a données ? 2o Quelle voie devrait prendre celui qui voudrait tenter d’en trouver une solution certaine, et à quel point peut-il espérer de réussir dans cette tentative ? 3o Quel rapport cette question a-t-elle avec les dogmes de la religion catholique, et à quel titre l’Église peut-elle être intéressée et peut-elle intervenir dans sa solution ?

  1. Voir M. Cousin, ouvrages inédits d’Abélard, Introduction, p. lxii.
  2. Ibid. p. lx.
  3. Buchez, Essai d’un traité complet de philosophie, tom. i.
  4. Schelling, Hegel, Krause.
  5. Entre autres Tennemann, Histoire de la philosophie, tom. viii, et Rousselot, Études sur la philosophie dans le moyen âge.