Du Superflu au nécessaire - Les accessoires de la toilette

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Georges d’Avenel
Du Superflu au nécessaire - Les accessoires de la toilette
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 384-401).
DU SUPERFLU AU NÉCESSAIRE

ACCESSOIRES DE LA TOILETTE
LINGE ET CHAUSSURES

Qu’est-ce que le « nécessaire ? » Presque rien. Et qu’est-ce donc que le « superflu ? » A peu près tout. La définition du dictionnaire, qui appelle nécessaire « tout ce qui est essentiel pour les besoins de la vie, » et superflu « ce qui est au delà du nécessaire » ne signifie économiquement rien du tout ; parce que le dictionnaire ne se charge pas de nous dire « ce qui est essentiel pour les besoins de la vie. »

Au vrai, les besoins de la vie ne varient pas seulement suivant les temps et les lieux, depuis l’homme des cavernes jusqu’à l’homme des bars et depuis le pagne de la négresse jusqu’aux derniers modèles de la rue de la Paix. Ces besoins ne diffèrent pas entre nos concitoyens, suivant ce que certains persistent à appeler les « classes » sociales, en fait, suivant les profits de ces soi-disant classes, puisque la « classe » des travailleurs intellectuels est présentement moins favorisée, pécuniairement, que celle des travailleurs manuels. Parmi ces travailleurs purement manuels, il y a un abîme entre les budgets et par suite entre les besoins, de l’un à l’autre ; souvent l’un gagne en une heure ce que l’autre gagne en une journée et, même avec des salaires identiques, la paye qui fait vivre dans l’aisance le célibataire permet à peine au chef d’une nombreuse famille de donner du pain à tous ses enfants.

Car il est tout à fait faux de dire, comme le croient encore les personnes qui n’ont jamais regardé la vie autour d’elles, que le prix du travail se proportionne toujours aux besoins de l’ouvrier. C’est exactement le contraire : ce sont les « besoins » qui se proportionnent aux salaires ; le « nécessaire » se comprime ou se dilate presque indéfiniment ; les « besoins » augmentent dans la prospérité, avec la faculté de les satisfaire ; ou se réduisent dans la détresse, quand la destinée nous contraint, suivant la formule cruelle, à « vivre de privations. »


I

Créer du « superflu » et le qualifier « nécessaire, » faire passer de la première catégorie dans la seconde le plus possible de besoins et de jouissances, fut, depuis les temps préhistoriques, le but de toutes les civilisations. Seulement la plupart n’avaient opéré qu’au profit d’une poignée d’hommes. Les mœurs s’étaient adoucies ; la loi, en muselant la force, avait procuré la dose moyenne de justice que les sociétés peuvent se flatter d’obtenir. C’étaient là des biens d’ordre politique ; dans le domaine de la vie matérielle, la vie s’était embellie de cent inventions correspondant à de multiples progrès ; mais on n’avait pas trouvé le moyen de faire profiter de ces progrès onéreux l’universalité des citoyens qui n’avaient pas le moyen de les payer.

Une grande dame ne risquait plus, au milieu du XVIIIe siècle, de périr comme une reine de France du XIIIe, Isabelle, femme de Philippe le Hardi, qui, enceinte de six mois et voyageant à cheval selon l’usage du temps, fit une chute en traversant une rivière à gué et, dit le chroniqueur, « se rompit toute » (1271). A la fin de l’ancien régime le confort de la locomotion mettait les riches à l’abri de pareils accidents ; mais, si le personnage opulent du règne de Louis XV pouvait courir la poste dans sa « dormeuse » suspendue par un système de rouleaux et de cordes, avec « toutes les commodités d’un malade dans sa chambre, » les gens du peuple effectuaient des trajets de quatre ou cinq jours, « liés sur l’impériale » de la diligence, faute de place dans l’intérieur, ou accroupis dans le panier entre les roues.

Comme le luxe demeurait l’apanage d’un groupe, il semblait que la masse fit les frais de cette concentration des richesses aux mains de quelques privilégiés et J.-J. Rousseau, dans son Discours sur l’inégalité, écrivait : « Il est manifestement contre la loi de nature... que quelques gens regorgent de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. »

Si Jean-Jacques ressuscitait, il pourrait se convaincre que le « superflu » des uns n’est pas fait du « nécessaire » des autres, en voyant que ce qu’on appelait superflu de son temps, s’appelle aujourd’hui nécessaire ; parce que beaucoup de « luxes » du XVIIIe siècle, et aussi beaucoup de « luxes » nouveaux, ignorés de nos aïeux les plus riches d’il y a cent ans, ont été créés et mis à la disposition de tout le monde. Et ce qui prouverait à Rousseau combien il se trompait, en opposant le « superflu » au « nécessaire, » c’est que notre temps, où les plus modestes citoyens ont acquis tant de « superfluités » d’hier, est aussi celui où quelques-uns ont édifié des fortunes beaucoup plus grandes qu’il n’y en avait jamais eu dans le passé.

Cette constatation ainsi faite dans le temps, en comparant le même pays à deux siècles d’intervalle, il la pourrait faire aussi dans l’espace, en parcourant aujourd’hui l’univers pour comparer les diverses nations : en se transportant de l’autre côté de l’Atlantique, il verrait que les États-Unis d’Amérique, où les grosses fortunes sont plus nombreuses encore et atteignent des chiffres bien plus élevés que dans notre vieille Europe, sont aussi le pays où l’ouvrier est le plus à son aise et regarde comme nécessaire à sa vie, — à son standard of life, — ce qui continue ailleurs à passer pour superflu.

Et après avoir vu, dans le nouveau continent, ce que le libre individualisme a su faire, Jean-Jacques ne manquerait pas sans doute l’occasion de s’offrir en Russie bolchéviste le spectacle instructif de la contre-épreuve : la rapidité incroyable avec laquelle le communisme, despotique et raisonné, qui se flattait de métamorphoser le superflu arraché à quelques-uns en nécessaire distribué à tous, arrive à créer la misère universelle et à replonger un grand peuple dans la barbarie.

Du moujik moscovite, qui manque de bottes et souvent de pain, à l’ouvrier américain, vêtu en gentleman et maintes fois propriétaire de l’automobile dans laquelle il se rend à son travail, il n’y a pas seulement toute la distance de la servitude à la liberté et de l’apathie à l’effort ; le climat, la richesse du sol et, plus encore, du sous-sol, l’abondance ou la rareté des bras, placent les travailleurs de tous les pays et de tous les temps dans des milieux différents qui les favorisent ou les entravent. En France, à l’issue de la guerre de Cent ans (1470), les salaires ont été, pendant un tiers de siècle, le double de ce qu’ils étaient sous Napoléon Ier ou sous Charles X. Pendant notre dernière guerre, l’ouvrière qui s’offrit un moment des poulardes ou des pâtisseries, des bas de soie et des fourrures, n’avait pas plus de mérite ou d’habileté professionnelle que ses devancières de 1913 ; mais son travail avait soudain enchéri plus que les marchandises contre lesquelles il s’échangeait.

Si les ouvriers se rendaient bien compte du mécanisme des prix du travail, ils sauraient que les salaires sortent de leurs propres poches, que ce ne sont pas du tout les « patrons » qui les paient. Les patrons ont seulement « l’air de les payer. » L’argent qui sort aujourd’hui de leurs caisses y est hier entré par la vente de l’objet manufacturé avant-hier. Le prix de cet objet comprenait la matière dite « première, » laquelle était aussi du salaire accumulé, puisque, « travaillée » déjà par dix corps d’état, elle se trouvait grossie de leurs salaires successifs. Combien, dans le costume du tailleur, représente la laine brute d’Argentine ou d’Australie ?

Mais, dira-t-on, à chaque passage d’une main à l’autre, la marchandise n’augmente pas seulement du salaire payé à l’ouvrier ; elle est majorée d’un prélèvement fait pour solder les « frais généraux, » c’est-à-dire les salaires des commis qui manutentionnent l’objet, des maçons et mécaniciens qui ont construit l’usine et les machines par lesquelles l’usine marche, des mineurs qui ont extrait le charbon pour les chaudières, des cheminots qui l’ont transporté, etc. De sorte que les « frais généraux, » eux aussi, ne sont que des salaires encore, un bloc de salaires cristallisés, incorporés à l’outillage et à la bâtisse, puis remboursés par le patron et constituant ce qu’on appelle son « capital. »

Quant à la différence que l’entrepreneur de travail se ménage entre le total de tous ces salaires, directs ou indirects, et le prix qu’il vend sa marchandise, ce « bénéfice, » quand il existe ( ? ), est tout à fait indépendant du salaire. Non pas qu’une industrie puisse marcher longtemps à perte ; mais tantôt elle prospère avec des salaires très hauts, tantôt elle périclite avec des salaires très bas. La baisse des salaires n’augmente pas le bénéfice du patron ; la hausse des salaires ne le diminue pas ; elle le fait parfois augmenter, on vient de le voir depuis {a guerre. Le gain des patrons est réglé par les patrons, c’est-à-dire par leur concurrence entre eux ; et le gain des ouvriers est réglé par les ouvriers entre eux, c’est-à-dire par l’offre de la main-d’œuvre.

Mais, — ouvriers et patrons pris en bloc, — le gain des producteurs est réglé en dehors d’eux et malgré eux, soumis qu’il est à la demande des consommateurs que la baisse des prix attire et que la hausse éloigne. Et, comme sur cent consommateurs il y a quatre-vingt-dix « ouvriers, » puisque les travailleurs forment la quasi-totalité de la nation, ce sont eux qui règlent, comme consommateurs, le prix de tout ce qu’ils offrent comme producteurs, sauf pour quelques marchandises de luxe, qui ne chiffrent pas. Tel est le mécanisme des prix.

Pour améliorer le sort de cette masse laborieuse, pour que le superflu d’hier devînt le nécessaire d’aujourd’hui, il n’était pas d’autre méthode que d’acheter le travail plus cher et de lui vendre meilleur marché les produits mêmes de ce travail. Et comment réaliser ce miracle ?

En réglant avec justice la « répartition » des richesses, répondirent au XIXe siècle les élèves des théoriciens du XVIIIe, qui crurent ingénument rajeunir des pratiques vieilles comme le monde en les baptisant de noms nouveaux : socialisme, collectivisme, communisme, remontent en effet à l’origine des temps. Lorsque, dans son île déserte, Robinson rencontre Vendredi, le socialisme commence : je veux dire qu’aussitôt que plusieurs créatures humaines se rapprochent et s’unissent, elles sont immédiatement obligées, pour vivre en commun, d’abdiquer en faveur de la communauté une partie de leur indépendance, — de là les codes, — de lui consacrer une partie de leur travail, de leur avoir : — de là l’impôt.

Et puisqu’il ne saurait exister aucune société organisée qui n’exige de ses membres l’abandon d’une part d’eux-mêmes, puisque tous les Etats passés, présents et futurs sont plus ou moins « socialistes, » « communistes, » « collectivistes, » la question est tout simplement de savoir jusqu’à quel point et sous quelle forme il convient de l’être pour le plus grand bien des individus. Pure affaire de dosage et d’opportunité, ces idées, à tournure moderne, mais fort antiques, ont préoccupé sans cesse nos aïeux, indépendamment de tous les régimes politiques. L’histoire serait longue des expériences multiples qu’ils ont tentées ou subies ; les réglementations en ce domaine furent infinies, minutieuses, draconiennes parfois, vaines toujours, si elles entraient en lutte contre la force des choses.

Aujourd’hui les Soviets russes, par la plume des « commissaires du peuple » Lénine et Trotsky, se flattent, disent-ils, « lorsqu’ils auront atteint un niveau plus élevé du développement socialiste, de pouvoir diriger toutes les entreprises d’un centre unique, en distribuant rationnellement entre elles les forces et ressources nécessaires ’selon un plan national préalablement établi ; » ce texte, sans qu’ils s’en doutent peut-être, émet exactement la même pensée naïve de régler la production qu’avaient les Coutumiers du Moyen-âge, les édits de nos rois, les statuts de métier et les règlements communaux de jadis, qui s’étendaient copieusement sur les obligations et la discipline imposées à l’industrie, au commerce et à l’agriculture de leur temps. Heureusement pour nos pères, ceux-ci opéraient plus doucement, et le droit de propriété se fortifiait malgré tout de siècle en siècle avec la civilisation.

S’il est vrai que l’on ne saura jamais laquelle, de la production ou de la consommation provoque et conditionne l’autre, il n’est pas moins vrai qu’énoncer, il y a cent ans, qu’il fût possible de produire cinq ou dix fois plus et de trouver des consommateurs pour des productions cinq ou dix fois accrues, eût semblé pure folie. C’est pourtant ce qu’a su faire la science, sui un terrain où les révolutions politiques et sociales n’ont ni influence ni accès, mais où l’intérêt personnel, ce levier nécessaire de l’effort humain, a secondé et mis en œuvre les découvertes scientifiques sous le régime fécond de la liberté : chaque travailleur, produisant beaucoup plus et offrant par suite à tous les autres ses produits meilleur marché, tout en gagnant lui-même davantage.

C’est ainsi que, pour notre contemporain, bien des « superflus » d’autrefois sont devenus du « nécessaire, » à commencer par le « loisir, » ― ce repos volontaire, — tout l’opposé du repos forcé qui s’appelle « chômage. » Au XVIIe siècle, le Savetier, dans la fable de la Fontaine, s’en plaignait en des vers que chacun sait par cœur :


le mal est que toujours,
Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes,
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
Qu’il faut chômer. On nous ruine en fêtes,
L’une fait tort à l’autre, et monsieur le Curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prune...


Survint la Révolution de 1789, qui libéra le travailleur de ces 160 jours par an de chômage légal et obligatoire. Le législateur moderne se trouve copier « monsieur le Curé » de l’ancien régime, avec des résultats aussi fâcheux, lorsqu’il prétend imposer au travailleur, pour l’enrichir, un abrègement de la journée qui ne peut, au contraire, être que le fruit de l’aisance due à une production plus abondante.

Un autre fruit de cet accroissement de la production sera, dans un avenir plus ou moins court, l’embourgeoisement de la grande majorité des « prolétaires » par leur accession au capitalisme. Car le capital, qui s’est fort multiplié depuis cent ans, est appelé, — loin de disparaitre comme le croient quelques « communistes, » — à grandir encore bien davantage en se démocratisant. Et n’allez pas croire que la possession, par le plus grand nombre des ouvriers, de valeurs et de revenus mobiliers aura pour conséquence un moindre rendement du travail national. Il existe dès aujourd’hui des individus, des familles innombrables, — petite bourgeoisie urbaine, petite propriété rurale, — dont la besogne est rémunérée par un salaire d’appoint, gages ou profits, honoraires ou traitements, et l’on ne voit pas qu’elles soient pour cela moins laborieuses. Seulement, le jour où la masse du peuple est « propriétaire, » elle a vraiment acquis l’un des « superflus » les plus nécessaires à l’existence : la sécurité du lendemain.

Rien de tout cela ne se fera par décret, ni par grands sauts ni à grand bruit ; mais les transformations du monde futur seront, comme celles du siècle dernier, insensibles et silencieuses. J’ai tenté, au cours de ces études d’histoire sociale, de mesurer la marche du progrès, si différent suivant les domaines, suivant les besoins divers de l’humanité : le jour où les découvertes de la science auraient réalisé pour le logement l’équivalent de ce qu’elles ont obtenu pour la nourriture, ou, mieux encore, pour le vêtement, et par-dessus tout pour l’éclairage, vingt fois plus grand, bien que deux fois moins cher, les mortels favorisés travailleront beaucoup moins, tout en consommant beaucoup plus de tout. Mais peut-être ne consommeront-ils pas plus de joie, parce que l’éternelle inégalité imaginera de nouveaux luxes pour se manifester par des « superflus » nouveaux.


II

C’est ce qui s’est produit dans les accessoires de la toilette dont nous avons naguère esquissé ici le budget [1]. Tel de ces « accessoires » avait été jadis le « principal, » au temps où l’on voyait dans les antichambres une arquebuse et un « chapeau de fer, » à la place où nous voyons un chapeau-melon et un parapluie.

Il valait mieux alors avoir une épée et une cotte de maille que des bas ou une chemise ; même une chemise de jour, car, pour la chemise de nuit, personne n’en portait. Le sire de Joinville nous conte, au XIIIe siècle, l’histoire d’un commencement d’incendie, survenu la nuit dans la chambre de la Reine, sur le bateau qui la ramenait de la Croisade ; une bougie, en se consumant, avait enflammé la chemise imprudemment laissée tout auprès par une des femmes. L’épouse de saint Louis s’éveilla, et « voyant la chambre embrasée, saillit sus, toute nue, pour éteindre elle-même le feu. » Jusqu’au milieu du XVIe siècle, l’usage de coucher nu persista dans toutes les classes.

L’inventaire du linge de Françoise de Bretagne, comtesse de Limoges (1481), accuse 112 draps de lit, « dont y en a de fort beaux et de belle toile de Hollande et un de soie pour madame, quand elle était en couches, » mais il ne fait mention d’aucune chemise. Seulement, parmi les 40 robes de cette princesse, il s’en trouve « deux de gris pour nuit, fourrées, l’une de chat, l’autre de mauvaises martres, » et « une robe en drap d’écarlate pour coucher au lit. »

Quant aux « chemises » de jour, c’étaient, au Moyen âge, de simples camisoles fort courtes. La faible quantité d’étoffe qu’on y emploie le prouve et, à défaut de métrage, les prix de la chemise confectionnée comparés avec ceux de la toile au mètre. Elles se complétaient par les « doublets, » amples jupons qui prenaient à la taille.

Le coton étant une matière précieuse qui nous venait d’Orient, par Smyrne, en quantité négligeable, tout le linge était fait de chanvre ou de lin jusqu’à l’aurore du XIXe siècle. Il entrait en France 5 millions de kilos de coton en 1789 et 329 millions de kilos par an en 1913 ; l’écart entre ces deux chiffres représente tout le linge populaire.

Il y a moins de cent ans, dans les dernières années de la Restauration, bien des propriétaires ruraux, et non des moindres, — je remarque parmi eux un maréchal de France, — font encore filer et tisser chez eux, à façon, le chanvre qu’ils ont récolté. Travail médiocre bien souvent. Même en pur lin, ces toiles, comme le constate avec mélancolie une châtelaine du XVIIe siècle, « n’étaient ni belles, ni lisses, » et il est bien vrai que nous n’avons rien d’analogue aujourd’hui au linge commun d’autrefois, aux grosses toiles jaunes ou grises, qui servaient indistinctement, dans le Midi, à faire, soit des chemises, soit des sacs à ramasser les olives. Les chemises, faites en pareil tissu, valaient suivant leur longueur de 4 à 8 francs [2].

Dans une maison féodale, le mètre de toile coûtait depuis 25 francs pour la chemise d’une grande dame, jusqu’à 3 francs pour celle d’une servante. La toile bourgeoise valait de 8 à 12 francs ; 25 à 30 francs étaient le prix d’une chemise de lin. Au XVe siècle, le « secrétaire d’un capitaine » paie 45 francs pour une chemise de chasse, dont l’étoffe n’est pas indiquée ; de l’étamine peut-être ; il s’en portait alors pour « essuyer la sueur, » comme au XVIIIe siècle la forte toile de Guiber, dont le roi de Sardaigne usait à l’exclusion de toute autre (1725), parce que, disait-il, « la toile de Hollande donnait des rhumatismes en séchant sur la peau. »

C’était la toile de Hollande, à 29 francs le mètre, qui servait aux chemises du roi Louis XIII et, cent ans avant, à celles de l’empereur Charles Quint qui coûtaient 104 francs pièce. Celles-ci n’étaient cependant pas les plus chères de leur temps : les comptes des Valois mentionnent « deux belles chemises ouvrées richement de fil d’or et de soie » à 188 francs chaque. Celles des valets de François Ier revenaient à 56 francs. Au XVIIIe siècle, « un mantelet et une nuit » en mousseline brodée, figure pour 230 francs dans le trousseau de la princesse de Tarente (1781), mais à la même date, le Duc d’Orléans ne paie ses chemises que 45 francs ; celles d’un conseiller au Parlement, d’un intendant de Guyenne ou de sa femme coûtaient 24 francs, celles d’un laquais 15 francs, celles des paysans et des domestiques de ferme de 4 à 7 francs.

Comparé aux salaires, aux gages d’une servante à 80 francs par an, le linge était fort cher ; bien que certains étrangers le trouvassent meilleur marché en France que chez eux : « Il est très avantageux aux voyageurs d’en acheter, écrit le docteur Smollet en 1763 ; j’ai fait provision de chemises à Boulogne (sur-Mer) à moitié prix de ce qu’elles auraient coûté à Londres. »

Au corps de ces chemises, à celles du moins des classes fortunées, la mode ajouta pour les deux sexes des ornements d’un prix souvent dix fois supérieur au principal : la simple paire de manchettes en mousseline unie avec effilé se payait 22 francs sous Louis XVI ; 40 à 50 francs la cravate de mousseline fine d’un magistrat parisien ou d’un avocat, sous la Régence. La même, « à brides, » avec une paire de manchettes garnie de dentelles, 315 francs. En point d’Argentan ou d’Angleterre, les manchettes reviennent, pour un seigneur élégant, à des 700 et 800 francs la paire. Dans les comptes du duc de Penthièvre, en 1772, il s’en trouve de 1 000 et 1 200 francs ; ’ le lord maire de Londres payait les siennes 630 francs en 1793. Sous Louis XIV, Gourville nous parle de « rabats de dentelles, » que l’on jouait aux cartes en guise d’argent et qui valaient en moyenne 2 600 francs chaque. Mme de Puysieux, née d’Estampes-Valençay, dont Tallemant dit, avec assez de fondement, « qu’elle avait des ragoûts en mangeailles que personne n’a jamais eus, » ne jouait pas ses dentelles... ; elle les mangeait pour s’amuser. Saint-Simon contait qu’« elle rongea entre ses dents en une seule année pour 50 000 écus, — 525 000 francs, — de point de Gênes à ses manchettes et à ses collets, qui était lors la grande mode. »

La dentelle, sans aller jusqu’à la manger, était devenue, pour qui se bornait à en orner le tour de son cou et de ses bras, une somptuosité assez onéreuse pour que le Gouvernement ait songé, dès le règne de Louis XIII, à en prohiber l’usage : le prix de ce point coupé, disait-on en 1626, « est monté à tel excès que les familles en éprouvent un grand préjudice, en ce que lesdits ouvrages, qui sont inutiles et ne durent point, épuisent le royaume de deniers pour les porter aux étrangers. » A cette ordonnance, qui défendait aussi de travailler en France à la dentelle, les marchands ripostèrent par une « supplique des habitants de la vallée de Montmorency, Saint-Denys-en-France, Luzarches, Gisors, Chaumont, Havre, Dieppe, Honfleur, » exposant « qu’ils étaient plus de 800 000 personnes avec leurs familles ( ? ) à vivre de ces manufactures, que ce travail de vos Espagne, sujets était pour la plupart transporté en Allemagne, Italie, voire jusques à Constantinople et pour le Levant. »

A cette époque, où ce qu’on nommait une « garniture, » c’est-à-dire un peignoir, un tablier, une chemise, une cornette et deux bonnets, coûtait 7 000 francs en point de Venise, où le mètre des plus belles dentelles montait à 4 000 francs et descendait à 60 francs pour les moindres, les produits de grand luxe semblent tous d’importation. Je dis « semble, » parce que le nom de chacun désigne peut-être un genre de point, plutôt qu’il n’indique une provenance. Rabelais nous affirme qu’avec la peau des moutons de Panurge on fabrique d’excellent « maroquin du Levant » (1532) ; il en était sans doute des dentelles comme des cuirs. Dès le temps de la Ligue, le « point de Flandre n’était pas tel à la vérité, » puisque des Flamands en faisaient faire par nos femmes de la région parisienne, en le revendant plus cher. Les plus célèbres « lingères du Palais » (de justice) ne se faisaient pas scrupule, dit Arlequin, de « vendre du point d’Angleterre fait à Paris, » sous Louis XIV.

Le « point de France, » fin, dont une garniture est payée 2 500 francs par Mme de Maintenon (1679), n’était « jamais porté par les hommes, dit la marquise, à cause du continuel blanchissage. Ces fins-là sont pour les femmes qui mettent un mouchoir six mois sans le faire blanchir. » Aussi passait-on des « marchés de raccommodage de dentelle, avec entretien garanti jusqu’au troisième blanchissage. »

Ici les prix représentant surtout du travail, l’on ne s’étonnera pas de ce que les dentelles de soie, même d’or et d’argent, dont il s’est beaucoup porté jusqu’à la fin de l’ancien régime, où la classe bourgeoise s’en offrait quelque centaine de grammes aux grandes occasions, comme un luxe très enviable, n’aient pas valu plus cher que les beaux points de fil. La matière de ceux-ci ne se vendait-elle pas au poids de l’or, voire le double : presque jusqu’au milieu du XIXe siècle (1840) le fil à la main destiné aux dentelles superfines était coté en Belgique 7 000 francs le kilo.

Bien connu est le mot de cette dame à qui l’on disait : « Réjouissez-vous, on vient d’inventer un métier grâce auquel on fera de la dentelle superbe et presque pour rien. » — « Eh ! répondait-elle avec un souverain mépris, si la dentelle était à bon marché, croyez-vous qu’on voudrait porter de semblables guenilles ? » Cette dame se trompait. On estimait, sous Henri IV, que la France dépensait, en dentelles, 7 ou 8 millions de francs par an. Colbert, en 1680, allait jusqu’à 12 millions. Ces chiffres fussent-ils exagérés, — les statisticiens de jadis ne reculaient pas devant l’exagération, — comparons-les à ceux d’aujourd’hui. Constatons tout d’abord que la matière a changé ; la dentelle se fait en coton, non plus guère en lin ni en chanvre. Sa provenance aussi n’est plus la même. Nous en recevons de l’étranger quatre fois moins que nous en exportons au dehors (avant la guerre 42 millions de francs).

Mais, quoique le port de la dentelle soit devenu de notre temps un luxe exclusivement féminin, les femmes françaises y consacrent une somme dix fois plus forte que les deux sexes ne faisaient sous Louis XIV. — La fabrication de Calais seul monte à 60 millions en dentelles-imitation. — Et, comme le mètre de ces dentelles, à la mécanique, est cinq ou six fois moins cher que les plus grossières des dentelles à la main, si la somme consacrée par la nation à ce superflu devenu nécessaire est dix fois supérieure, cette somme correspond effectivement à cinquante fois plus de dentelle, désormais accessible par son bas prix aux classes les plus modestes.

En 1912, le grand carré de tulle-bobin se vendait 0 fr. 30 centimes, alors qu’il avait valu 50 francs en 1812. Un constructeur français était parvenu en 1900 à monter le métier à tulle, comportant 5 000 fils de chaîne et navettes. Les ouvriers anglais cachaient jusqu’alors avec un soin jaloux les secrets de tour de main et d’agencement, — surtout pour la partie si délicate de l’ « intérieur, » — de cette machine de 40 000 kilos, dont l’ensemble forme un total de mouvements des plus compliqués exigeant une précision extrême.

La mécanique a vulgarisé de même un autre superflu, rare et onéreux chez nos pères : la broderie ; 225 aiguilles à deux pointes, enfilées par le milieu, passent et repassent au travers de l’étoffe tendue verticalement. Deux jeux de pinces, adaptées à des chariots qui suivent le contour du dessin, se ferment périodiquement, après avoir saisi les aiguilles pour les manœuvrer, faisant ainsi l’office des deux mains d’une brodeuse. Seulement ces « mains »-ci, conduites par un homme et deux femmes, font 500 000 points par jour, autant que 50 brodeuses.

Et tandis que sous l’ancien régime, où ces métiers « de luxe » n’étaient souvent pour les ouvriers qui les exerçaient que des métiers de misère, le gouvernement de Louis XV s’imaginait conserver à ces derniers un gagne-pain en interdisant le travail mécanique, et en obligeant le public à ne porter que des produits « faits à la main, » c’est au contraire l’énormité de la production machinale qui, au XIXe siècle, a su enrichir à la fois les ouvriers, l’Etat et le public.


III

Une révolution identique s’est accomplie pour les bas, depuis les premières tricoteuses presque automatiques de 1850, jusqu’à l’invention du métier circulaire en 1867, faisant des centaines de milliers de mailles à la minute. En 1890, le summum du progrès paraissait atteint ; on ne croyait pas qu’il fût jamais possible de fabriquer mécaniquement la bonneterie façonnée, diminuer le tissu et passer la maille d’une aiguille à l’autre sans l’aide de la main. Dix ans plus tard, ce résultat était atteint pour les bas à côtes, par le métier « à huit têtes , » d’où sortaient 30 douzaines de paires par jour ; et peu après, une nouvelle piéteuse, faisant le talon américain, augmentait la production de 50 pour 100.

Dans cette industrie, qui par antinomie continue à s’appeler « bonneterie, » bien qu’elle habille les pieds plutôt que la tête, notre mot de « bas » est moderne ; il date du XVIe siècle. Le Moyen âge ne connaissait que les « chausses, » étuis d’étoffe épousant la forme du pied, et, selon le tissu que l’on y employait, coûtant depuis 3 fr. 50 pour des « jambières » en toile d’un marchand (1347), jusqu’à 160 francs pour les « chausses de drap à l’aiguille » d’un riche seigneur (1397). Le rang social du porteur ne nous renseigne guère du reste sur la qualité, puisque les chausses d’un trésorier de prince valent 14 francs (1405), celles d’un marmiton 24 francs (1460), et celles d’un organiste 33 francs (1535).

A cette date où les « bas de chausses, » — on usait déjà de ce terme, — valaient 40 francs en drap rouge, à Orléans, les chausses de soie de Milan, — en tricot sans doute, — montaient à 108 francs. Un demi-siècle plus tard (1586), des « bas » de laine brodés en soie pour la reine Élisabeth ne se vendaient que 63 francs. Les bas de soie se payèrent jusqu’à 150 francs sous Henri IV (1606) ; ils baissèrent à 120 francs sous Louis XIII et valurent de 50 à 70 francs dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Au XVIIIe, ils descendirent de 45 à 20 francs pour les qualités moyennes. Dans le trousseau de mariage de la princesse de Tarente, les bas de soie sont cotés 28 francs (1781) et ceux du duc de Penthièvre « très fins, en organsin de Piémont, » 33 francs (1772).

Mais à côté du bas de tricot se maintint au XVIIe siècle le bas de toile, tel qu’en portait le premier duc de Rohan (1619), et le bas d’étoffe, souvent assez cher, — ceux des Suisses du duc de Savoie étaient de panne bleue, à 28 francs le mètre, doublés de sayette (1700). Dans les inventaires bourgeois voisinaient alors, avec les bas de laine ou de fil à 6 et 8 francs la paire, les bas d’étame ou de drap qui ne se rencontrent plus au siècle suivant que dans les campagnes.. Parmi le peuple se portait aussi la petite chausse, « chaussette » ou demi-bas, soit « à étrier, » soit même « sans pied ; » ainsi les soldats, sous Louis XV, portaient des guêtres au lieu de bas. Les bas de laine communs étaient à mailles assez lâches, ce qui explique les « bas doubles » et les « bas drapés, » pour qui les voulait plus épais, faits « de matière continue et non pas de matière discrète, » suivant la judicieuse expression de M. Peaucelier, docteur-régent du Collège des Chollet, sous Louis XIV.


IV

Notre siècle, où il ne se fait plus de « bas sans pieds, » ne connaît pas davantage l’emploi de la toile en guise de vitres, cette toile, cirée ou non, dont les gens du Moyen âge, « parce que l’on ne pouvait besogner vu les neiges et le vent, » faisaient des châssis de fenêtres médiocrement transparents, mais qui les protégeaient un peu du froid. Remplacée dans cet emploi par le verre, la toile, ce superflu d’autrefois, a vu centupler son usage dans les classes populaires sous les divers aspects de linge de corps, de table ou de maison. « A canaille non faut touailles, » disait-on jadis. En effet les touailles, ou serviettes, étaient un luxe inconnu parmi le peuple, et d’ailleurs les plus grands seigneurs, jusqu’à la fin du XVe siècle, ne connaissaient pas les serviettes de table. On s’essuyait les mains et la bouche avec la nappe, — doublier, ou longière, — « comme font encore les Anglais, écrit en 1782, Legrand d’Aussy, qui n’usent point de serviettes. » Ceci nous explique pourquoi le docteur Smollet, débarquant à Boulogne en 1763, constate avec un certain étonnement « qu’il y a ici partout du linge de table ; le plus pauvre marchand a une serviette à chaque coin. »

Cependant leur emploi, sur le continent, n’était ni très ancien, ni surtout universel ; les inventaires de la petite bourgeoisie nous l’apprennent. Souvent même nous voyons de grands personnages louer du linge, des linceulx, ou draps de lit, pour leurs gens, — la location de sept paires coûte, à Rohan, 22 francs, — et le commerce du linge d’occasion, « bon linge de hasard, » florissait au XVIIe siècle sur le Pont-Neuf.

Le luxe du linge variait évidemment, chez les particuliers comme chez les princes, où se rencontrent tantôt l’extrême simplicité : lorsqu’à la cour de France, en 1421, la marque du linge royal consiste en une fleur de lys de fil noir dont la façon se paie 10 centimes ; tantôt l’extrême magnificence : lorsqu’en 1528, à Bruxelles, sont vendues 29 000 francs à Charles-Quint, pour les chapitres de Ia Toison d’Or, trois nappes et trente-six serviettes « avec les armes de l’Empereur et des chevaliers et divers emblèmes et dessins. » De même, au XVIIIe siècle, les dessous féminins vont-ils de 12 francs pour le corset ou « corps à baleine » d’une paysanne, à 60 francs pour celui d’une jeune pensionnaire au couvent et à 228 francs pour celui de Mlle de Chatillon, dont le « corps » se complète d’un « panier de présentation » à 140 francs, en canne et baleine aussi, le jour de ses débuts à la cour.

Mais si le linge d’autrefois, depuis la « toile de Venise », pour nappes fines, à 40 francs le mètre, jusqu’à la toile à 5 francs « pour les cottes des filles, » à 4 francs pour les torchons, à 3 francs pour les draps d’hospice ou les couvertures de chevaux, nous parait d’un prix raisonnable pour les budgets bourgeois et populaires de 1913, comparé aux faibles salaires et aux modiques revenus des siècles passés, il était cher ; de sorte que l’achat même des « mouchoirs de nez » ou « à moucher » était un luxe, dont nombre de pauvres gens se passaient

C’est pour le même motif qu’il existait tant de « va-nu-pieds » en un temps où les souliers coûtaient bien moins cher que de nos jours. Ils coûtaient moins cher, surtout parce qu’ils étaient moins demandés, je veux dire que le bon marché ancien du cuir ne tenait pas à son extrême abondance, supérieure, — absolument parlant, — aux besoins de ses habitants. La preuve, c’est qu’il est abattu aujourd’hui en France un nombre d’animaux beaucoup plus grand que jadis, qu’à notre production indigène nous joignons un apport annuel notable de « grandes peaux, » — 19 millions de bœufs ou vaches, — introduites de l’étranger, et que cependant les souliers, bien que fabriqués pour la plupart mécaniquement et par suite à bon marché, sont beaucoup plus chers qu’aux siècles passés. C’est tout simplement que l’on en porte beaucoup plus.

Dans les toutes dernières années de l’ancien régime, où leur prix augmenta assez brusquement, — la paire de gros souliers, qui se vendait en Alsace 7 fr. 50 en 1760 s’y payait 12 francs en 1786, — un bourgeois, consterné de cette hausse anormale, l’attribuait à des droits nouvellement imposés sur les cuirs ; il est vrai que cette matière fut toujours, sous la monarchie, l’objet de règlements multiples et de taxes variées ; sept espèces d’employés vivaient sur le commerce des cuirs : contrôleurs, marqueurs, visiteurs, prud’hommes, jaugeurs, des chargeurs et lotisseurs, en titre d’office héréditaire, mettaient à contribution depuis les peaux à poil ou « à fort plain, » en suif, séchées, salées ou allumées et chippées, lissées, corroyées ou passées, jusqu’aux « moutons accoutrés en chamois. »

Ces droits, compliqués dans leur perception, pouvaient entraver quelque peu le commerce ; comme le contentieux des métiers devait gêner la fabrication des chaussures, au temps où des archers du guet saisissaient la nuit le coffre, les outils et les souliers faits par un compagnon non reçu maitre, à peu près comme s’il eût fait de la fausse monnaie ; et le Parlement de lui défendre de faire « aucuns ouvrages de cordonnerie, encore qu’ils lui eussent été commandés. »

Mais j’ai montré ailleurs [3] que cette législation minutieuse et impuissante du passé n’a eu ni sur le prix des marchandises, ni sur le prix du travail aucune espèce d’influence : les frais d’apprentissage d’un cordonnier, qui coûtaient de 100 à 170 francs, plus 10 francs « pour le voile, ou couvre-chef en toile blanche de la maîtresse », n’étaient pas plus chers au XVIIe siècle que de nos jours. De même les ordonnances et tarifs municipaux, — ils furent innombrables, — qui, du Moyen âge à la Révolution, prétendirent régler pour les deux sexes et les divers âges le prix obligatoire des chaussures, ne furent obéis que lorsqu’ils se bornaient à enregistrer les chiffres acceptés par le public

Qu’il s’agisse des chaussures follement effilées à la poulaine ou monstrueusement épatées en pieds d’ours qui leur succédèrent, soit qu’un seigneur commande des houseaux en cuir de Cordoue, qui vont de 24 à 60 francs et valent en moyenne 35 à 40, soit que la Reine (1312) paie des « souliers à courroies » 10 francs, et Mme de La Trémoïlle des « souliers houssés » 8 francs la paire (1396), tandis que des souliers de vaches pour les pauvres (1325) se paient 3 fr. 50, des souliers pour domestiques 6 fr. 50, et que des souliers bourgeois pour hommes, tels qu’Albert Dürer s’en faisait faire à Anvers (1521), valaient environ 7 fr. 50, il semble qu’aux temps féodaux, comme durant la Renaissance, toutes les classes sociales ont pu se chausser à très bon marché.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les souliers ordinaires n’augmentent pas : le duc de Rohan (1619) paie. 12 francs ceux d’un laquais, 10 francs ceux d’un page, 8 francs ceux d’un garçon de cuisine. Les souliers de livrée (1675) sont â 12 francs chez le duc de La Trémoïlle, qui paie ses propres souliers 21 francs et ses pantoufles 8 francs ; cent ans plus tard (1778), pantoufles et souliers revenaient pour le duc de Penthièvre au prix uniforme de 15 francs. A cette époque, les servantes de campagne payaient les leurs de 7 à 9 francs ; chez un notaire rural, un président de parlement, un intendant de province, les chiffres vont de 10 à 12 francs. Au-dessus, ce sont des types exceptionnels ; bottines de cuir doré pour le roi Louis XIII à 21 francs (1625), bottes de maroquin noir pour le même 50 francs, mules élégantes offertes par Mme de Maintenon à sa belle-sœur 25 francs (1679), ou souliers blancs à petites mouches d’or à 32 francs pour une jeune princesse (1781).

On se demande toutefois si les souliers de jadis étaient bien solides et de très bonne qualité. Non pas seulement parce que les maîtresses de maison consignent souvent dans leurs livres de compte que « ces souliers ne valent rien ; » mais, lorsqu’on rapproche du prix des modèles ordinaires les sortes spécifiées en « cuir fort » qui coûtent 50 pour 100 de plus, lorsque l’on compare aussi au prix des souliers celui des simples « semellages, » qui varient au XIVe siècle de 3 francs à 7 fr. 50 la paire ; et lorsqu’enfin on voit les sommes consenties pour les « baux à chausser » où des maîtres-cordonniers, voire des savetiers, s’engageaient à « entretenir chaussé de souliers pendant un an » des gens de toute condition, moyennant un forfait allant, au XVIIe siècle, de 36 francs dans la campagne à 68 francs dans les villes, on s’étonne que tels abonnements qui correspondent, — ces derniers, — au prix de sept et huit paires de souliers par an, aient été jugés avantageux par les clients, si ces souliers n’avaient été voués à une usure rapide... du moins aux pieds de ceux qui en portaient habituellement.

Car une bonne partie de la population n’en portait jamais. Rocher Portail, ce partisan célèbre qui avait débuté comme charretier chez un marchand de toiles et mourut richissime sous Louis XIV, après avoir marié l’une de ses filles à un duc et pair, contait que la première fois qu’il mit des souliers à ses pieds, lorsqu’il était déjà en route vers la fortune, il en était si embarrassé qu’il ne savait comment marcher. Une Anglaise, de passage à Béziers (1785), remarquait que toutes les servantes à l’hôtel étaient nu-pieds ; seule la maîtresse du logis était chaussée ; « c’est, parait-il, la coutume du pays. » Jusqu’à un temps tout proche du nôtre, beaucoup de paysans, — dans le Midi, — venaient à la ville les jours de foire, ou à l’église, le dimanche, leurs souliers à la main, les mettaient pour entrer et les quittaient à la sortie.

C’est parce que les souliers, pour les Français de 1793, étaient un luxe, que le port des sabots paraissait aux « sans-culotte » un hommage à l’égalité révolutionnaire, tandis qu’avec le progrès du « superflu » depuis un siècle, il n’est plus de parvenu, si humble que soit son origine, dont on puisse dire, suivant l’expression aujourd’hui désuète, « qu’il est venu à Paris en sabots. »


GEORGES D’AVENEL.

  1. Voir la Revue du 15 mai 1919.
  2. Les « francs » dont il est fait usage dans cet article sont les francs de 1913 — dernière année de « monnaie » réelle ou métallique, puisque le mot de « monnaie » ne peut s’appliquer, depuis 1914, aux billets de crédit dont la guerre nous a contraints de nous servir. — Ces « francs de 1913 » sont le produit de la conversion des anciennes « livres » tournois, ou des monnaies de jadis, en francs intrinsèques de 4 grammes et demi d’argent fin, traduits ensuite en francs de 1913 d’après le pouvoir d’achat des métaux précieux aux diverses époques.
  3. Voyez mes Paysans et Ouvriers depuis sept cents ans : Rapports du travail avec l’État, page 323 et suiv. ; et p. 83 et 105, l’absence d’influence des corporations sur le taux des salaires.