Du cœur (Hippocrate)

La bibliothèque libre.
Pseudo-
Du cœur (Hippocrate)
Traduction par Émile Littré.
Œuvres complètesJ. B. Baillière et FilsTome neuvième (p. 76-93).
ΠΕΡΙ ΚΑΡΔ1ΗΣ.
______
DU CŒUR.
_____
ARGUMENT.


L’auteur est un anatomiste qui a examiné attentivement le cœur. Il sait que c’est un muscle, et un muscle vigoureux. Il en connaît les oreillettes et les ventricules. Il a vu le péricarde et le liquide qu’il contient Il a examiné avec un soin tout particulier les valvules sigmoïdes, et il s’est assuré qu’elles ne permettent pas que ni eau ni air qu’on pousserait passent du vaisseau dans le cœur. Il a reconnu que cet organe communique avec le poumon par des veines et une artère. Conduit par une inspection insuffisante, il croit que le ventricule gauche ne contient pas de sang, tandis que le ventricule droit en contient. Il a observé que l’aorte et l’artère pulmonaire sont pleines de sang. Une fausse opinion qui a été répandue parmi les anatomistes de la haute antiquité, est la sienne, c’est qu’une petite partie de la boisson glisse par l’ouverture de la glotte et arrive au poumon. Suivant lui, cette petite partie du liquide bu constitue l’humeur qu’on trouve dans le péricarde. Cette opinion du passage de la boisson dans la trachée-artère, l’auteur a institué une expérience sur un animal vivant pour la démontrer.

Avec ces données, voici quelle conception il s’est faite de l’usage du cœur : Le ventricule droit envoie du sang au poumon pour nourriture, par l’artère pulmonaire, et il reçoit une petite quantité d’air par cette même artère dont les valvules ne ferment pas, suivant lui, hermétiquement. Le ventricule gauche reçoit l’air par des veines ; mais, comme il ne contient pas de sang, il ne peut en envoyer ; en revanche, il est le siège du feu inné et de l’intelligence ; l’intelligence qui commande au reste de l’âme. Si les valvules du côté droit servent à faire que l’air venant du poumon n’y entre qu’en petite quantité, à quoi serviront les valvules du ventricule gauche ? elles empêcheront que le sang de l’aorte n’y pénètre. Ce sang est grossier et troublerait l’aliment du feu inné, de l’intelligence, aliment qui est une émanation pure et lumineuse du sang, contenu dans le ventricule droit.

Dans cette théorie, l’air est nécessaire au cœur pour le rafraîchir ; c’est cette prétendue nécessité qui va diriger l’esprit pour former une hypothèse sur l’usage des oreillettes. Elles sont des soufflets disposés comme les soufflets des fourneaux. Seulement, les soufflets des fourneaux activent la combustion ; ceux du cœur tempèrent la chaleur qui est propre à cet organe.

Deux fois l’auteur s’occupe des fins de la structure et admire avec quelle habileté elles sont atteintes. La première, c’est à propos des valvules sigmoïdes ; il est instruit de leur usage qui est de fermer le cœur du côté de l’artère ; et dès lors son admiration ne se méprend pas quand il fait remarquer avec quelle exactitude elles accomplissent leur office. Mais elle se méprend quand, se tournant vers les oreillettes, elle loue la main de l’artiste habile qui les a si bien arrangées pour souffler l’air dans le cœur. Ces déceptions de la téléologie sont perpétuelles dans l’histoire de la science ; à chaque instant on s’est extasié devant des structures que l’imagination seule appropriait à certaines fonctions. « Cet optimisme, dit Condorcet dans son fragment sur l’Atlantide, qui consiste à trouver tout à merveille dans la nature telle qu’on l’invente, à condition d’admirer également sa sagesse, si par malheur on avait découvert qu’elle a suivi d’autres combinaisons ; cet optimisme de détail doit être banni de la philosophie, dont le but n’est pas d’admirer, mais de connaître ; qui, dans l’étude, cherche la vérité et non des motifs de reconnaissance. »

Ceux qui sont portés à voir dans la science antique plus qu’elle ne contient réellement pourront dire que les anciens ont entrevu l’état véritable des choses, faisant arriver l’air jusque dans le cœur et admettant par là implicitement que ce gaz pénètre dans le sang. Mais il ne faut pas se laisser aller à une illusion que cause souvent l’histoire des sciences. L’esprit de l’homme, en quelque temps et avec quelques moyens qu’il se soit appliqué à une étude, a toujours porté les mêmes aptitudes fondamentales à un objet qui, de son côté, est toujours resté le même. De toute nécessité, les premiers aperçus, bien que rudimentaires, ne peuvent pas être complètement étrangers à la réalité telle que les modernes la connaissent. Mais il y a loin de là au développement précis que prennent la démonstration et la théorie par le progrès enchaîné des découvertes ; et c’est forcer le sens des choses que de grossir des germes outre mesure ; mais il est vrai aussi que qui dit germe dit quelque chose qui, élémentairement, est identique avec ce qui doit surgir.

Ce qui ressort surtout du souvenir de cette vieille physiologie, c’est l’extrême difficulté que d’ordinaire on a pour interpréter les faits anatomiques. Voilà un homme qui connaît le cœur et maint détail de sa structure, les valvules sigmoïdes et leurs usages ; et pourtant, quand il s’agit de mettre en jeu ce mécanisme, le but des mouvements lui échappe, et bien des rectifications seront nécessaires, bien des intelligences apporteront leur contribution de travail et d’investigation, avant que la fonction apparaisse dans tout son jour.


BIBLIOGRAPHIE,

MANUSCRITS.
2146 = C, 2155 = E, Imp. Samb. ap. Mack = P’.
ÉDITIONS ET COMMENTAIRES.

Hippocratis liber de corde, quem commentatus est Jacobus Horstius. Francofurti ad Viadrum in-4o. — Jourdan (Bibliogr. du Diction, des Sciences médicales, t. V, p. 293) cite une édition de 1653, Francf., in-4o, sous le titre de : Enarratio libri Hippocratis de corde, una cum explicatione quæstionis an intra pericardium vivi hominis vel ad alendum vel ad reficiendum cor natus humor inveniatur. — Joannes Nardius : Noctium genialium physicarum annus primus. Bononiæ, 1656, in-4o. — Georgii Segeri dissertatio de ortu legitimo libri Hippocratis de corde. Basileæ, 1661, in-4o. Réimprimé en 1678, Bâle, in-4o, et dans la collection de Baldinger, sous le n° 12 (Selecta doctorum virorum opuscula, etc., 1782).



DU CŒUR.

1. (Forme du cœur. Péricarde. Liquide qu’on y trouve ; il provient d’un peu de boisson qui passe dans le poumon.) Le cœur est d’une forme pyramidale et d’une couleur rouge foncé. Une tunique lisse l’enveloppe, dans laquelle est un peu de liquide, semblable à de l’urine, de sorte que vous diriez que le cœur se tourne dans une vessie. Cela existe, afin qu’il batte vigoureusement en bonne garde. Il y a juste autant de liquide qu’il en faut pour remédier au feu qui brûle le cœur. Ce liquide est une sérosité filtrée par le cœur qui boit, reçoit et consume, lappant la boisson qui arrive au poumon.

2. (L’auteur soutient qu’une toute petite partie de la boisson passe dans le poumon par le larynx, malgré l’épiglotte. Expérience qu’il institue sur un animal vivant pour justifier son assertion.) En effet, si la plus grande partie de la boisson va dans le ventre (l’estomac est comme un entonnoir qui en recueille le gros ainsi que tout ce que nous prenons), il en va aussi dans le larynx, mais peu et juste ce qu’il en faut pour passer, sans être senti, à travers la fente. Car l’épiglotte est un couvercle qui bouche exactement, et qui ne laisserait pénétrer rien de plus que de la boisson. Voici la preuve du fait : Teignez de l’eau avec du bleu ou du minium, donnez-la à boire à un animal très-altéré, particulièrement un porc (c’est une bête qui n’est ni délicate ni propre), puis coupez-lui la gorge pendant qu’il boit, vous la trouverez colorée par la boisson ; mais cette opération ne réussit pas entre les mains du premier venu. Il ne faut donc pas refuser de nous croire au sujet de la boisson, quand nous disons qu’elle fait du bien au canal chez l’homme. Mais alors comment de l’eau arrivant en abondance cause-t-elle tant de malaise et de toux ? parce que, répondrai-je, elle marche à l’encontre de la respiration. En effet, ce qui pénètre par la fente, allant peu à peu, ne s’oppose pas à l’ascension de l’air ; loin de là, l’humectation lui lubrifie la voie qu’il parcourt. Ce liquide s’en va du poumon avec l’air.

3. (L’air rafraîchit. Quant au liquide, une partie arrive jusque dans le péricarde, et l’autre partie s’en retourne avec l’air. L’air et l’eau, étant des substances crues, ne peuvent servir à la nourriture de l’homme.) Ainsi, nécessairement, l’air, ayant rempli son office de remède, reprend la route par laquelle il est venu ; et, quant au liquide, une part est expulsée dans la gaîne du cœur (péricarde), qui laisse l’autre part s’en retourner avec l’air au dehors. C’est alors que le souffle, en revenant, soulève le voile du palais ; et il revient par raison naturelle ; car ce ne sont pas là des aliments pour la nature de l’homme ; comment, en effet, serait-ce nourriture de l’homme que du vent et de l’eau, substances crues ? mais il faut y voir plutôt le secours pour un mal congénital.

4. (Le cœur est un muscle. Description des deux ventricules.) Revenons à notre propos. Le cœur est un muscle très-fort, non par les nerfs (parties tendineuses), mais par le feutrage de la chair. Il a sous une seule enveloppe deux ventricules séparés, l’un d’un côté, l’autre de l’autre. Ils ne se ressemblent point : celui de droite gît sur l’orifice et est attenant à l’autre (je dis le ventricule de droite, mais du côté gauche, car le cœur entier a son siège de ce côté) ; de plus, il a beaucoup d’ampleur, et est bien plus grand que l’autre ; il n’occupe pas l’extrémité du cœur, mais il en laisse solide le bout, et il est comme cousu par dehors. L’autre gît par-dessous principalement, et répond directement à la mamelle gauche surtout, où le battement se fait sentir.

5. (Paroi du cœur. Sa loge entre les poumons. L’office du poumon est d’en tempérer la chaleur.) Le cœur a une paroi épaisse, et est logé dans une fosse dont la forme ressemble à celle d’un mortier. Il est mollement revêtu du poumon, et, ainsi entouré, modère l’intempérie de la chaleur ; en effet, le poumon est naturellement froid, et de plus la respiration le rafraîchit.

6. (Intérieur des deux ventricules. Le feu inné est dans le gauche.) Les deux ventricules sont raboteux en dedans et comme corrodés, le gauche plus que le droit ; le feu inné n’est pas dans le ventricule droit ; il ne faut donc pas s’étonner que le ventricule gauche ait plus d’aspérités, puisqu’il attire en soi de l’air intempéré. En dedans aussi il est d’une construction épaisse pour garder la force de la chaleur.

7. (Orifices artériels des deux ventricules. Sources de la vie.) Ils n’ont point d’orifices apparents, à moins qu’on n’excise le sommet des oreillettes ou la pointe du cœur ; par cette excision apparaissent les deux orifices des ventricules ; au lieu que, si l’on coupe la grosse veine (artère pulmonaire ou aorte) qui provient de l’un des deux, la vue sera trompée. Ce sont là les sources de la nature humaine, les fleuves du corps qui en arrosent l’ensemble, qui y portent la vie ; et, quand ils sont desséchés, l’homme est mort.

8. (Oreillettes. Ce sont des soufflets qui insufflent l’air dans le cœur, comme les soufflets ordinaires le poussent dans les fourneaux. L’auteur a remarqué que les ventricules ne se contractaient pas en même temps que les oreillettes.) Près de l’origine des veines (artère pulmonaire ou aorte), autour des ventricules sont disposés des corps mous, sinueux, qu’on nomme oreilles à la vérité, mais qui ne sont pas des pertuis d’oreilles ; car ils n’entendent pas le cri. Ce sont des instruments par lesquels la nature attire l’air. Et, certes, à mon avis, c’est l’œuvre d’un artiste habile ; car, ayant reconnu que ce viscère serait de structure solide à cause du feutrage du parenchyme, et ensuite qu’il était tout entier attractif, il lui adjoignit des soufflets, comme font les fondeurs aux fourneaux, de sorte que, par cette entremise, le cœur se procure la respiration. En voici la preuve : Vous verrez le cœur s’agiter en totalité, tandis que, isolément, les oreillettes se gonflent et s’affaissent.

9. (Des veines apportent l’air au ventricule gauche ; une artère rapporte au ventricule droit. L’air froid n’arrive pas directement au cœur, afin de ne pas éteindre dans le ventricule droit le chaud qui n’y est pas très-fort.) Aussi je dis que des veines (veines pulmonaires) effectuent la respiration pour le ventricule gauche, et une artère pour l’autre ; car ce qui est mou est davantage attractif et susceptible de s’étendre. Il fallait pour nous que les parties adjacentes fussent plus refroidies que le cœur ; en effet, le chaud souffre, dans le ventricule droit, une certaine lésion, si bien que, vu cette lésion, il n’a pas pris un instrument actif, afin de n’être pas complètement surmonté par l’air entrant.

10. (Valvules sigmoïdes, L’auteur a constaté qu’en se relevant elles mettent un obstacle complet à tout ce qu’on voudrait pousser dans le cœur par l’artère. Cependant il croit que la clôture est moins hermétique à droite qu’à gauche. L’intelligence réside dans le ventricule gauche et commande au reste de l’âme.) Ce qui reste à dire du cœur se rapporte à des membranes cachées, structure très-digne d’être exposée. Des membranes et certaines autres qui sont commes des toiles d’araignée, s’étendent dans les ventricules, font une ceinture complète aux orifices, et projettent des filaments dans la substance solide du cœur. A mon avis, ce sont les liens du viscère et des vaisseaux, les commencements des aortes. Il y a une paire de ces aortes, aux portes desquelles sont disposées trois membranes de chaque côté, arrondies, à leur extrémité, en forme de demi-cercle ; et, en se rapprochant, c’est merveille comme elles ferment les orifices, limite des aortes. Après la mort, si, connaissant le rite ancien, on retire le cœur, et que, des membranes, on écarte l’une et couche l’autre, il ne pénétrera dans ce viscère ni eau ni air que l’on y pousse, et surtout du côté gauche ; là, en effet, la clôture est plus hermétique, comme cela doit être ; car l’intelligence de l’homme est innée dans le ventricule gauche et commande au reste de l’âme.

11. (Le ventricule gauche se nourrit d’une matière pure qui provient du sang contenu dans le ventricule droit. Les valvules empêchent que le sang grossier de l’aorte ne vienne troubler cette matière. L’auteur a reconnu qu’après la mort le ventricule gauche est trouvé vide de sang.) Le ventricule gauche ne se nourrit ni d’aliments ni de boissons provenant du ventre, mais il se nourrit d’une superfluité pure et lumineuse qui émane d’une sécrétion du sang. Il se procure en abondance cette nourriture dans le réservoir du sang qui est tout proche, projetant les rayons, et se repaissant de sa nourriture comme il ferait par le ventre et les intestins, et cela conformément à la nature. Mais, afin que ce qui est dans l’artère ne suspende pas l’aliment qui est en fluctuation, il ferme de son côté le chemin ; car la grande artère butine le ventre et les intestins et se remplit d’une nourriture qui n’est pas de premier ordre. La preuve que le ventricule gauche ne se nourrit pas d’un sang qui se voie, la voici : Sur un animal égorgé, ouvrez le ventricule gauche, et tout y paraîtra désert, sauf un certain ichor, une bile jaune et les membranes dont j’ai déjà parlé. Mais l’artère n’est pas privée de sang, non plus que le ventricule droit. Telle est donc, suivant moi, la cause pour laquelle ce vaisseau est pourvu des membranes.

12. (Artère pulmonaire. Elle conduit le sang au poumon. Elle apporte de l’air au ventricule droit, que les valvules ne ferment pas hermétiquement. Mais ces valvules ne laissent passer que peu d’air ; car autrement le chaud, qui est faible dans le ventricule droit, serait éteint. Le sang n’est pas chaud naturellement.) D’autre part, le vaisseau qui sort du ventricule droit, est, lui aussi, assujetti par la commissure des membranes, sauf qu’il n’a pas de grandes pulsations, vu sa faiblesse. Il s’ouvre du côté du poumon, pour lui fournir le sang qui le nourrit, mais se ferme du côté du cœur, non toutefois hermétiquement, afin que l’air y entre, sans pourtant arriver en abondance ; car, là, le chaud est faible, dominé par le mélange du froid ; le sang n’est pas chaud naturellement, non plus qu’aucune autre eau, mais il s’échauffe, bien qu’à la plupart il paraisse naturellement chaud. Soit dit ainsi au sujet du cœur.


fin du livre sur le cœur.