Du cheval Camargue et de son amélioration

La bibliothèque libre.
Imp. Troyes Ouvriers Réunis. (p. 1-41).




École Nationale Vétérinaire de Toulouse



DU CHEVAL CAMARGUE

ET

DE SON AMÉLIORATION


Par DELAY, F.-J.
De Lunel (Hérault).





O fortunatos nimium, sua si bona norint, Agricolas !
Virgile (Géorgiques Liv. II).




ÉCOLES NATIONALES VÉTÉRINAIRES.



Inspecteur Général
M. H. BOULEY O. ❄, membre de l’Institut de
France, de l’Académie de Médecine, etc.
――――
ÉCOLE DE TOULOUSE
――――
directeur
M. LAVOCAT ❄, Membre de l’Académie des Sciences
de Toulouse, etc.
――――
Professeurs :
MM. LAVOCAT ❄, Tératologie.
Anatomie des régions chirurgicales.
LAFOSSE ❄, Pathologie spéciale.
Police sanitaire et Jurisprudence.
Clinique et Consultations.
LARROQUE, Physique.
Chimie.
Pharmacie et Matière médicale.
Toxicologie et Médecine légale.
GOURDON, Botanique.
Hygiène générale et Agriculture.
Hygiène appliquée ou Zootechnie.
Extérieur des animaux domestiques.
SERRES, Pathologie et Thérapeutique générales.
Pathologie chirurgicale.
Manuel opératoire et Maréchalerie.
Direction des Exercices Pratiques et clinique chirurgicale.
ARLOING, Anatomie générale et Histologie.
Anatomie descriptive et Zoologie.
Physiologie.

Chefs de service :
 
MM. MAURI, Clinique et Chirurgie.
BIDAUD, Physique, Chimie et Pharmacie.
LAULANIÉ, Anatomie, Histologie normale, Physiologie.
LAUGERON, Pathologie générale et Histologie pathologique, clinique et exercices pratiques, Extérieur, Manuel opératoire, Maréchalerie.



JURY D’EXAMEN
――
MM. H. BOULEY O. ❄, Inspecteur-général.
LAVOCAT ❄, Directeur.
LAFOSSE ❄, Professeurs.
LARROQUE,
GOURDON,
SERRES,
ARLOING
Mauri, Chefs de Service.
Bidaud,
Laulanié,
Laugeron.


――✾oo✾――


PROGRAMME D’EXAMEN
――
instruction ministérielle
du 12 octobre 1866.
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THÉORIE Épreuves
écrites
1o Dissertation sur une question de Pathologie spéciale dans ses rapports avec la Jurisprudence et la Police sanitaire, en la forme soit d’un procès-verbal, soit d’un rapport judiciaire, ou à l’autorité administrative ;
2o Dissertation sur une question complexe d’Anatomie et de Physiologie et d’Histologie.
Épreuves
orales
1o Pathologie médicale spéciale ;
2o Pathologie générale ;
3o Pathologie chirurgicale ;
4o Maréchalerie, Chirurgie ;
5o Thérapeutique, Posologie, Toxicologie, Médecine légale ;
6o Police sanitaire et jurisprudence ;
7o Agriculture, Hygiène, Zootechnie.
PRATIQUE Épreuves
pratiques
1o Opérations chirurgicales et Ferrure ;
2o Examen clinique d’un animal malade ;
3o Examen extérieur de l’animal en vente ;
4o Analyses chimiques ;
5o Pharmacie pratique ;
6o Examen pratique de Botanique médicale et fourragère.




À MON PÈRE, À MA MÈRE





À MES SŒURS





À TOUS MES PARENTS





À MES PROFESSEURS





À TOUS CEUX QUE J’AIME



AVANT-PROPOS






Quelques considérations sur la race chevaline camargue m’ont paru une étude d’une actualité si importante, que je me suis risqué à l’aborder malgré les nombreuses difficultés qu’elle comporte.

Faire ressortir l’importance relative de cette race, les améliorations qu’on pourrait lui faire subir par des croisements choisis et répétés, est une tâche bien lourde pour un débutant qui, pour essayer de convaincre, ne peut que s’appuyer sur des faits déjà recueillis et non sur ceux qu’il a observés lui-même. Ma faible expérience s’est justement alarmée en commençant ce travail, et je ne l’eusse certainement pas entrepris si je n’avais compté d’avance sur la bienveillante indulgence de mes honorés appréciateurs.

Mon but sera atteint si, malgré les imperfections de ce petit opuscule, je parviens à attirer l’attention des éleveurs sur la race qui m’occupe et les convaincre de la nécessité d’entreprendre, à son égard, quelques moyens d’amélioration.

J. D.



ASPECT GÉNÉRAL DU PAYS





L’île de la Camargue est située dans le département des Bouches-du-Rhône, elle forme un vaste delta borné à l’est, par la grande branche du Rhône, au sud, par la mer qui échancre fortement son bord, et forme dans son intérieur l’étang de Valcarez ; à l’ouest, par la petite branche du Rhône connue sous le nom de Rhône mort.

Cette île a été formée par une succession de dépôts limoneux versés dans le fleuve par ses principaux affluents, qui sont : la Sâone, l’Isère, le Gardon et la Durance. L’examen des couches du sol donne à cette hypothèse une grande autorité.

En effet, on trouve que quatre couches distinctes composent le sol de la Camargue et chacune d’elles se rapporte assez bien à l’un des quatre affluents précités. Ainsi : une teinte d’un blanc sale représente à peu de chose près la nuance qu’affecte l’eau de la Sâone dans ses crues extraordinaires ; une nuance chocolatée, reflétée par les eaux de l’Isère lorsque cette petite rivière, grossie par les pluies, change sa marche lente en un courant rapide et dangereux entraînant tout sur son passage ; une autre, d’un jaune strié de quelques lignes rougeâtres ayant une grande analogie avec les eaux du Gardon, descendant des Cévennes ; enfin une dernière couche grise nuancée de brun a les plus grands rapprochements avec les eaux de la Durance, lorsque grossie par la fonte des neiges, elle descend des Alpes avec l’aspect d’un fleuve rapide et majestueux.

C’est donc à l’accumulation des dépôts limoneux, reçus par le fleuve et déposés par lui, que l’île de la Camargue doit sa formation.

Le terrain est composé de silice, d’oxyde de fer, de carbonate de chaux, d’un peu de manganèse ; mais ce qui le rend fertile, c’est une forte proportion d’humus que les eaux du Rhône apportent quotidiennement et qui est pour le pays un engrais permanent. La fertilité décroît du nord au sud et cela tient à ce que vers le littoral, on rencontre sur le sol des efflorescences de matière saline, surtout au moment des grandes chaleurs. Ce sel marin qui recouvre la terre a fait donner aux sols qui présentent ce phénomène, le nom de Sansouires : là les alluvions ont recouvert en grande partie les sables de la mer, et dans ces parages il est fort difficile, sinon impossible, de déterminer une limite entre les dépôts fluviaux et marins.

Les agriculteurs de la contrée ont appris par expérience que, pour combattre avec avantage la funeste influence du sel marin, il convient de multiplier la culture du petit roseau (Arundo phragmites), qui a le privilège d’atténuer les effets fâcheux du sel en l’absorbant en grande quantité, et en outre cette plante constitue pour les chevaux camargues et les mules, une nourriture que ces animaux estiment beaucoup.

Sous le rapport de l’altitude du sol et de sa culture, on peut diviser la Camargue en deux parties, et cela par une limite assez naturelle, constituée par le chemin qui va d’Arles aux Saintes-Maries, petit village situé près de la mer, à un kilomètre à l’est du petit Rhône ; on forme ainsi deux régions, l’une supérieure, l’autre inférieure. La première est assez élevée pour être à l’abri des fortes inondations et ne renferme point de grandes étendues d’eau formant des lacs, mais il se trouve des parties humides, qu’on pourrait dessécher au moyen de canaux d’irrigation se rendant à l’étang de Valcarez. La partie inférieure est la plus large, mais elle renferme des étangs, ce qui en réduit de beaucoup l’étendue utilisable.

L’agriculture de la Camargue est encore dans un état primitif et très-uniforme : on y récolte du froment auquel succède une jachère morte, après laquelle vient encore du froment et ainsi de suite. Il y a quelques années on voulut entreprendre la culture du riz, mais les premiers essais ne donnèrent pas de bons résultats, et cette plante fut délaissée.

Sous le rapport de la culture, le territoire s’y divise en quatre parties principales, savoir :

1o Terres cultivées (froment).

2o Terres vagues.

3o Marais.

4o Prairies naturelles.

Les terres vagues sont principalement situées le long du petit Rhône et autour des marais, elles ne renferment que très-peu de graminées çà et là disséminées au milieu des juncus articulatus et conglomeratus qui forment avec les carex, les iris, la principale production.

Les prairies naturelles sont rares et présentent un aspect triste et pauvre, démontrant que des améliorations sont nécessaires. Je dis améliorations, car leur composition est assez bonne, on y rencontre la fléole des prés, le vulpin, les fetuques, les bardanes, les centaurées, le muguet, plantes qui toutes se trouvent dans les meilleurs foins.

On a cru pendant longtemps, que les marais couverts de roseaux étaient les seules prairies naturelles que l’on pouvait obtenir, et qu’il était impossible d’espérer le dessèchement. L’esprit public a fait justice de cette erreur, et, afin de ne laisser subsister aucun doute, je mettrai sous les yeux de mes lecteurs, un passage du rapport que M. Garella, ingénieur, adressait à M. le Préfet des Bouches-du-Rhône, en 1829 :

« Le périmètre de la Camargue est de 130,000 mètres, la longueur des digues du Rhône, de 98,680 mètres, et la distance entre les deux embouchures, est de 48,000 mètres ; les marais qui y sont contenus ont ensemble, une étendue de 10,400 hectares et sont susceptibles d’être desséchés, par écoulement, 5,000 hectares ; — par atterrissement 1,650 hectares ; ceux de la partie inférieure, ne peuvent être desséchés pour le moment. »

Par conséquent, au moyen de fossés d’écoulement vers la mer ou l’étang de Valcarez, on pourrait rendre arable une étendue de 5000 hectares, et l’on aurait l’espérance de voir chaque année diminuer par les atterrissements du fleuve qui y dépose un limon gras, et fertilisant les 1650 hectares de la deuxième catégorie.

En décrivant l’île de la Camargue, je dois non-seulement parler du delta proprement dit, mais aussi des parties du Gard, des Bouches-du-Rhône et de l’Hérault, où l’on élève des troupeaux de Camargues.

En effet, au sud du département du Gard, dans les environs de Saint-Gilles, Gallician, Aspeyran, Aigues-Mortes, on possède des Manades[1] qui, on peut le dire, sont mieux soignées que celles qui habitent l’île.

Pour ce qui concerne les Bouches du-Rhône, on trouve, outre la Camargue, à l’est de celle-ci, une longue plaine bordant le fleuve depuis Arles jusqu’à la mer, ayant une largeur de 10 kilomètres et une longueur double, dans laquelle on s’occupe du Camargue, cette partie du département est connue sous le nom de Plan-du-Bourg.

Dans l’Hérault on élève peu de Camargues ; cependant, dans les marais situés entre les bords du Vidourle et le Grau de Palavas, il se trouve quelques fermes possédant une manade.

Voilà en résumé quels sont les pays où se fait l’élève des chevaux qui nous occupent. Le terrain est limité, cela tient à ce qu’il existe peu de prairies naturelles ou artificielles dans ces contrées où l’on a sacrifié toutes les cultures à la vigne ; d’ailleurs, il n’est jamais venu à l’idée des propriétaires d’élever des chevaux camargues ailleurs que dans les marais ; pour eux ce cheval est une espèce à part, vivant très-bien dans l’eau, n’ayant besoin d’aucun soin ni secours de la part des hommes.

On le voit, la Camargue réclame hautement de nombreuses améliorations qui produiraient, sans aucun doute, d’heureux résultats. Il importe qu’une main ferme et intelligente prenne ses intérêts et répande le bien-être qu’apporte avec elle l’agriculture, dans cette contrée presqu’inhabitée quoique fertile.


ORIGINE DE LA RACE.



L’histoire nous éclaire sur la véritable provenance des chevaux camargues. Personne n’ignore que les Sarrasins ont envahi le Languedoc et la Provence à diverses reprises pendant la majeure partie des huitième et neuvième siècles, et que pendant quarante ans au moins ils ont été maîtres de Narbonne et des territoires environnants. Ce peuple guerrier mais essentiellement civilisateur, dont les armées consistaient particulièrement en cavalerie, dut former durant sa domination des établissements variés pour fournir à ses besoins. Nécessairement ses usages et ses coutumes passèrent un peu aux vaincus. En les chassant, on trouva bon probablement de garder ce qu’ils avaient fait d’utile, et un grand nombre de chevaux furent abandonnés dans les marais, et ailleurs, lesquels fournissaient sans frais à leur dépaissance. Ils se multiplièrent d’autant mieux, qu’ils échurent en des mains qui surent les apprécier. Ceux qui furent abandonnés dans la Camargue vécurent à l’état sauvage, mais ils conservèrent pendant longtemps leur cachet oriental. Ce qui le prouve, c’est que le duc de Newcastle écrivait encore en 1670, que les gentilshommes des bords de la Méditerranée achetaient tous les ans des chevaux barbes à l’âge de deux, trois et quatre ans, à Frontignan, à Marseille, où on les débarquait, qu’ils avaient pour coutume de mettre les nouveaux venus parmi les poulains de leurs haras, et qu’ils les vendaient ensuite indistinctement comme chevaux nés en Afrique, tant la ressemblance physique et morale était frappante entre eux.

CARACTÈRES DU CHEVAL CAMARGUE.


Le cheval Camargue a la tête un peu longue, carrée, la cavité de l’auge très-large et chargée de chair, l’œil vif, à fleur de tête, mais entouré de paupières épaisses voilant en partie le regard, les oreilles petites et écartées, l’encolure droite souvent renversée, le garrot bien sorti, la poitrine généralement large, le dos est droit et présente quelquefois la particularité désignée sous le nom de dos de mulet, le rein est court, le ventre volumineux et bas, la saillie des hanches fortement accusée, la croupe longue mais peu garnie de muscles ; la taille la plus ordinaire est de 1m 38 à 1m 40 ; les membres sont sains ; le pied grand mais un peu plat, si on le considère sur les chevaux vivant en liberté ; mais dès que le Camargue fait un service qui réclame la ferrure, le pied jouit des qualités d’une bonne conformation ; la robe est généralement grise.

Voilà le Camargue tel qu’il vit dans les marais. Après cet examen, on reconnaît de suite que, sous le point de vue de la conformation, ses beautés sont amoindries et quelquefois voilées par des défauts résultant de sa vie errante et de son abandon.

Il lui reste cependant des qualités qui ont survécu à l’incurie de ses maîtres : ce sont la légèreté, la hardiesse, le fonds ; il supporte les fatigues d’une journée représentant un parcours de 10 à 12 lieues avec facilité, soit pour dépiquer, soit pour rechercher sa nourriture. Dans sa première ardeur, rien ne l’arrête : il franchit avec aisance un fossé de trois à quatre mètres, une haie élevée, avec une hardiesse et une légèreté peu communes et cela sans être commandé ; il traverse des étangs et des marais fangeux avec une patience proverbiale, et son adresse dans les marches de nuit, a fait penser qu’il était doué de la faculté d’y voir dans l’obscurité. Il n’est pas, je crois, nécessaire de démontrer l’erreur d’une pareille croyance.

La vigueur que ce cheval déploie dans les courses de taureaux, est extraordinaire, soit pour conduire ces animaux des marais dans les villes où la fête doit avoir lieu, soit pour les poursuivre dans l’arène et les forcer par un galop longtemps soutenu. Le taureau vaincu s’abat, et c’est alors qu’on lui imprime, au fer rouge, la marque du propriétaire. Dans ces exercices, nommés ferrades, le Camargue dressé n’est pas dirigé par son cavalier ; celui-ci a besoin de ses deux mains pour manier un trident qui doit aiguillonner le taureau fatigué ; car on ne se contente pas d’une demi-victoire, il faut celle-ci complète, et on n’est content que lorsque l’animal vaincu, essoufflé, s’agenouille, et l’écume à la bouche, la langue pendante, termine par sa défaite cet hallali barbare.

Il est vraiment fâcheux que des chevaux si énergiques et qui ont tant de moyens, ne soient pas employés à des exercices plus utiles à l’agriculture et aux besoins des populations.

Je n’aime pas les courses, mais mon but n’est pas de les attaquer, je finis par croire que c’est un amusement devenu nécessaire : c’est un besoin inné des populations du pays, et quoique on reconnaisse qu’elles sont plus dangereuses qu’utiles, on n’a pu encore organiser une fête de village sans insérer dans le programme, et en première ligne, une ou plusieurs courses de taureaux sauvages.

On a reproché au Camargue son insoumission, ce qui est, à mon avis, peu logique, car il faudrait admettre qu’il diffère des autres animaux de son espèce. En effet, comment serait-il soumis ? Abandonné qu’il est presque exclusivement à la liberté, n’est-il pas naturel qu’il dédaigne et cherche toujours à fuir l’esclavage ? On ne parvient, dit-on, qu’avec peine à le dompter : pour mon propre compte, j’ai été témoin de la facilité avec laquelle il se débarrasse de son cavalier et de l’adresse qu’il emploie pour jeter au loin le harnais. C’est dans ce moment qu’il faut voir ce cheval pour comprendre tout le parti qu’on peut en tirer encore : il hennit, ses naseaux se dilatent, il bondit, son regard revêt un caractère de vivacité remarquable, sa queue est portée en panache, ses allures deviennent belles et franches, en un mot, on ne peut, en cet instant, ne pas reconnaître un descendant du cheval arabe. Entre eux il n’existe qu’une différence d’éducation. Le Camargue est plus près que le cheval oriental de l’état de liberté absolue que l’on considère comme l’état de nature. De combien n’est-il pas inférieur au cheval père ? Entre eux il y a et quant à la valeur, et quant au service, la même distance qu’entre un arbre rabougri, végétant à peine, faute de soins et de nourriture, ne donnant que des produits sauvages de mauvaise nature, et un autre qui, placé dans des conditions plus favorables, entouré de soins intelligents, pousse avec force en bonne terre et se charge de fleurs et de fruits.

DES JUMENTS ET DE LEURS PRODUITS.


Il est impossible, à quelqu’un qui ne connaît pas la Camargue, de se faire une idée à peu près juste de l’insouciance qui préside au choix des reproducteurs et du manque complet de soins, les plus urgents dont les produits sont l’objet. Généralement on ne fait rien pour l’élève ; on pourra s’en convaincre par ce qui va suivre.

Les juments sont abandonnées dans les marais pendant la durée de la gestation comme après le part, elles doivent trouver leur nourriture, quelle que soit la saison ; que les vents froids du nord soufflent avec violence, que ce soient les rafales du sud-est apportant un air chaud, raréfié et impur, elles n’en restent pas moins sur des terrains fangeux, n’ayant pour s’abriter que la voûte du ciel, et pour se reposer un sol dur et quelquefois couvert de neige. Leurs aliments se composent de plantes marécageuses grossières, douées de propriétés peu nutritives et leur boisson est une eau saumâtre saturée de matières organiques souvent en décomposition. Aussi les fœtus éprouvent-ils sûrement l’influence de ces causes et sont-ils, en naissant, voués à la plus affreuse misère.

C’est l’hiver surtout qu’il faut voir ces malheureux animaux, luttant quotidiennement contre une mort presque certaine. Ils sont alors d’une maigreur excessive et dans un état voisin du marasme ; ils se pressent, la nuit, les uns contre les autres pour se réchauffer attendant que le soleil paraisse et leur permette de chercher leur nourriture. Eh bien ! c’est pourtant dans cette situation extrême que les juments pleines donnent naissance à leur poulain, et il se trouve souvent qu’elles ont à leur suite un produit étiolé de l’année précédente !

Généralement la reproduction se fait sans discernement ; aucune règle, aucun principe raisonné, ne président à l’accouplement, et l’on abandonne à peu de chose près la reproduction au hasard ; l’idée dominante étant l’obtention du nombre quelle que soit la forme. Cette cupidité mal entendue engage à faire servir à la reproduction de trop jeunes sujets, action qui ne peut s’effectuer qu’au détriment des qualités et ne peut qu’amener l’anéantissement de l’espèce. Pour indiquer par des chiffres le peu de résultats qu’on obtient de cette manière de faire, prenons un nombre donné de juments, vingt-cinq, par exemple, composant une manade ; elles sont indistinctement livrées à l’étalon indigène. Sur ce nombre voici la moyenne des résultats : le plus ordinairement cinq ou six juments ne sont pas fécondées, cinq avortent pendant l’hiver, en un mot, dans les meilleures années on compte de douze à quinze produits qui naissent dans les mois de février et de mars ; sur ce nombre quatre ou cinq sont ordinairement victimes de l’intempérie de la saison, action morbifique qui s’étend souvent sur les produits de l’année précédente, trop faibles pour supporter avantageusement les brusques changements de l’atmosphère ; les privations, le manque complet des premiers soins. On voit qu’en somme une dizaine de poulains parviennent à l’époque du sevrage, mais d’autres souffrances les attendent. On les voit obligés de demander leur existence à des plantes aqueuses, peu nutritives, prendre des formes disgracieuses, par suite du développement insolite de plusieurs d’entre elles : ainsi, la tête acquiert un poids énorme qui contraste singulièrement avec la petite taille et surtout avec le levier appelé à la soutenir. Ne semble-t-il pas que, par une haute prévoyance, la nature veuille nous démontrer, par ce fait bien simple, que la tête du camargue n’est arrivée à ce défaut de proportion que par suite de sa dégénérescence.

On reconnaît pour principe, qu’une race appelée à se reproduire par elle-même, donne naissance à des individus dont la dégénération commence à l’origine même ; donc, si depuis huit cents ans la race Camargue ne s’est perpétuée que par ses accouplements, sa dégradation ne peut étonner ; au contraire elle met en évidence cette règle de la nature que chaque espèce décroît si ses accouplements sont indiscrets, mais par contre, s’ils sont judicieusement établis, on verra, dans la même race, s’accomplir des améliorations constantes et susceptibles même de grandes et nombreuses modifications.

Appelés à vivre au milieu des marais, comment les poulains ne prendraient-ils pas des formes incomplètes, imparfaites ? Comment, lorsque par le seul fait de rechercher leur nourriture à terre, les os de la tête acquièrent un surcroît de développement, les membres antérieurs ne se ressentiraient-ils pas d’une fatigue occulte, incessante, et d’une action puissante, qui amène prématurément la raideur, cette gêne que l’on remarque dans les épaules ? En effet cette action facilite l’engouement des articulations, prédispose les membres à être arqués et aide les tendons à s’effacer et à s’accoler le long des canons ; d’où il suit qu’ils représentent alors ce que l’on désigne sous le nom de tendons faillis ; enfin les boulets même s’engorgent souvent et leur ensemble offre quelquefois l’aspect de la fatigue et de l’usure chez les adolescents ; aussi ces jeunes animaux, victimes innocentes de l’ignorance, succombent-ils souvent avant leur entier développement.

Ceux qui sont doués d’une constitution assez robuste pour résister à ces causes, n’arrivent à une époque plus avancée de l’existence qu’avec toutes les conditions de prédisposition morbide, accompagnée de la force active des gourmes ; aussi à cette époque voit-on se décupler fatalement tous les symptômes d’une maladie grave qui décime les plus malades et enraie la force vitale de ceux qui ont résisté. Il ne survit donc que des poulains rudement éprouvés, qui ne doivent la vie qu’à leur énergique constitution, et, quoique dans tout leur être se décèle le cachet d’une vie des plus précaires, ils ont encore par moments la beauté de la rusticité.

Indépendamment de ces causes de dégénérescence, il faut en énoncer d’autres non moins essentielles, et qui exercent une si haute influence sur l’avenir des sujets qui, nés et appelés à vivre avec elles, toujours, en deviennent les victimes ; ce sont les émanations marécageuses qui vicient l’air ambiant et qui sont dégluties, en grande partie, avec les aliments. Cette influence morbifique augmente d’action à mesure que l’étendue de l’eau diminue, et personne n’ignore combien est dangereuse l’évaporation de la boue des marécages.

Voilà le milieu dans lequel les poulains naissent, croissent et se développent ; et à part quelques rares exceptions, tout ce que j’ai avancé n’est malheureusement que la plus rigoureuse vérité.


DES GRIGNONS

OU

REPRODUCTEURS CAMARGUES.


Les juments sont saillies par les Grignons ou en autres termes, par des étalons de même espèce et de même race qu’elles. Ces reproducteurs sont choisis par les gardiens, qui n’ont pour toute donnée scientifique que le plus ou moins d’aptitude que le Grignon a apporté à la dernière ferrade. Le choix fait, les autres chevaux sont bistournés. Cette opération est généralement pratiquée par les Piémontais ou les Béarnais qui viennent annuellement en Camargue, exercer cette industrie. C’est ainsi qu’habituellement les choses se passent ; cependant, il y a certaines manades où cette opération est négligée, et alors tous les sujets entiers, quel que soit leur mérite, deviennent des reproducteurs ! L’insouciance est le point fondamental de la direction d’esprit de quelques propriétaires qui demandent avant tout la multiplicité. Cette pensée qui est la dominante en Camargue, a une très-grande influence sur l’avenir de cette race ; on dit qu’elle est jugée, que les Camargues ne peuvent être utilisés fructueusement qu’au dépicage. M. Magne, dans son ouvrage d’hygiène vétérinaire, dit : « Dans l’étude de sa production, il serait superflu de parler d’en améliorer le régime ; il faut qu’il vive à l’état sauvage, dans l’abondance en été et dans la privation en hiver. On ne peut pas même espérer que le progrès agricole lui sera favorable. La Camargue est à la veille d’éprouver une grande transformation, mais le premier effet de l’amélioration, de l’assainissement de son sol, sera la disparition des chevaux. »

On est étonné de trouver ces quelques lignes dans un ouvrage traitant de l’hygiène des animaux domestiques et de l’amélioration des races. Qu’est-ce alors que l’hygiène ? si, condamnant d’avance toutes mesures, on nous conseille d’abandonner les Camargues à leur triste sort ? Pourquoi ne pas donner un abri à ces pauvres animaux, pendant l’hiver, pourquoi ne pas leur mettre en réserve pour les mauvais jours, un peu de nourriture que la terre leur refuse. M. Magne considère le Camargue comme un parasite qui est toléré tant que le sol qu’il occupe n’est pas défriché, mais qui deviendra incommode lorsqu’on voudra améliorer ce sol ; il sait cependant que : progrès en agriculture et amélioration des espèces animales, sont étroitement unis, c’est un axiome dont il répète le sens plusieurs fois dans ses ouvrages. Je ne sache pas que la production chevaline dans la Camargue soit incompatible avec les progrès de l’agriculture et que si l’on parvient à récolter de bons foins, on doive en chasser les chevaux.

M’appuyant sur l’opinion de gens compétents et qui sentent tout ce que cette race est susceptible de devenir avec un peu de soin et de persévérance, je soutiens qu’on ne doit pas abandonner ces chevaux à eux-mêmes, sous peine de négligence coupable.

Je ne peux comprendre qu’on veuille sciemment se priver de tous les avantages qu’offre cette île, sous le rapport économique, pour l’élève et l’éducation des chevaux légers. Il appartient à notre époque de faire sortir de l’oubli une race de chevaux, qui peuvent devenir les meilleurs de la cavalerie française.

DES CROISEMENTS.


Il n’y a que les croisements qui puissent rapidement et d’une manière efficace relever la race de l’état d’abjection dans lequel elle se trouve.

Mais quel cheval devra-t-on introduire pour améliorer le camargue ?

Le pur sang anglais, qu’on a essayé d’allier au camargue, n’a donné que de mauvais résultats. On a voulu tout d’un coup obtenir des transformations qui ne peuvent s’effectuer que graduellement et à la longue. Pendant la période de 1816 à 1840, l’emploi du pur anglais fut général, il devait tout améliorer, tout régénérer. Si l’intention qui faisait agir dans ce but était louable, le fait malheureusement ne pouvait être pratiqué avec les éléments que possédaient les éleveurs. Les produits dès leur naissance laissaient entrevoir ce qu’ils seraient plus tard ; ils étaient chétifs, élancés, délicats et fort difficiles à entretenir.

Comment peut-on espérer d’ailleurs avec les seules ressources du pays et avec un mode d’élevage aussi primitif que celui qui est en usage, obtenir un cheval ayant du sang anglais, produit tout artificiel qu’il faut soustraire presqu’entièrement à l’influence des milieux et qui nécessite pour s’entretenir, une nourriture et des soins tout à fait spéciaux ; à supposer encore que le produit répondît à ce que l’on attendait au point de vue de la conformation. Or, on n’obtint que des chevaux mal équilibrés, hauts sur jambes et n’ayant aucun fonds.

On est heureusement revenu aujourd’hui de cette erreur et on a généralement reconnu que pour la localité c’était l’étalon barbe qui devait être préféré.

En effet, comme sang, les chevaux de la Camargue ont une ressemblance frappante avec les barbes ; s’ils avaient la tête moins grosse, la croupe plus longue et un peu plus de taille, ils auraient la plus grande analogie avec les chevaux de l’Algérie. Comme eux ils sont presque tous gris-clair, mouchetés ou truités ; leurs crins sont fins et soyeux, ils ont la tête carrée, le front large, la ganache un peu forte comme les chevaux orientaux ; leurs yeux sont grands, leurs naseaux bien ouverts, l’encolure est droite, le garrot bien sorti, et les membres bien musclés : le fonds de la race est excellent. Tel qu’il est, le Camargue pourrait encore rendre de grands services si son défaut de taille ne l’excluait du commerce.

L’administration des haras, convaincue des ressources qu’offraient les remarquables qualités de cette pépinière de chevaux, pensa que des croisements judicieux produiraient d’heureux effets en modifiant les vices de conformation et en donnant de l’aptitude à acquérir de la taille. Pour le prouver elle fonda en 1837 une manade modèle absolument sur les mêmes bases que les manades du pays. Les produits qui en résultèrent répondirent à ce qu’une saine théorie avait fait espérer. Les premiers croisements avec l’arabe donnèrent des chevaux ayant la taille de la cavalerie légère, les défauts avaient disparu et ils pouvaient faire de très-bons chevaux de service. Les propriétaires du pays qui suivirent cet exemple obtinrent des produits bien supérieurs à ceux du type local. M. le baron de Rivière au Mas-du-Vert et M. Roux, à Faraman, obtinrent des produits d’une supériorité incontestable. Un d’eux Prince, élevé chez M. Roux, fils d’arabe, était un joli cheval de cavalerie de ligne, avec des caractères du cheval barbe, tels que, s’il s’était trouvé, disait-on, dans un régiment de cavalerie d’Afrique, il aurait été impossible aux plus expérimentés de le distinguer comme cheval européen. Youssouf, qui fut son vainqueur fut aussi un beau cheval ; Phos, fils d’une très-petite jument Camargue, et Tatius demi-sang anglo-arabe, fut un excellent cheval de dragon, bien musclé, à poitrine profonde, à formes anguleuses et d’une énergie remarquable : aussi se fit-il distinguer aux courses de haies.

De tout ce qui précède, il résulte que ce n’est que par des croisements habilement dirigés que l’on peut raisonnablement espérer d’obtenir promptement et sûrement une race de selle et de trait léger ; qu’on peut créer de nouveau, cette race barbe avilie, aujourd’hui si chétive, et arriver à élever sa taille tout en conservant la légèreté de ses allures, la vigueur, l’énergie, la souplesse, conditions indispensables aux chevaux de cavalerie légère.

En suivant une marche raisonnée, on verrait sûrement disparaître ces formes monstrueuses qui avilissent le Camargue ; et, joignant au bon choix du reproducteur, une hygiène bien gouvernée, en moins de 10 ans on arriverait à des résultats dont la portée ne peut être calculée.

Si l’expérience a prouvé que les croisements peuvent facilement améliorer les chevaux camargues, quelques exemples ont aussi démontré que conservés purs, on peut, avec des soins et de l’intelligence en faire de bons produits de commerce. Il s’est trouvé quelquefois des poulains élevés à l’écurie admirables de sang et de forme. Des éleveurs intelligents en choisissant judicieusement leurs reproducteurs sont parvenus à faire disparaître les défectuosités, et, avec un peu plus de nourriture, on eût facilement augmenté la taille qui manquait. Les manades de Belayne, de Pandure et surtout celle de St-Bertrand en ont donné la preuve. Lamoulaïre, élève de cette dernière propriété, fut un des meilleurs types obtenus. On a dit de lui qu’il n’était guère possible de trouver un meilleur modèle de cheval de cavalerie légère. Sa poitrine était bien conformée, ses jarrets admirables, ses membres ne laissaient rien à désirer. En un mot les Camargues purs nourris de manière à atteindre 1m 50 c., seraient recherchés avec raison par les remontes à des prix élevés.

Comme nous le voyons, on peut arriver au but par deux méthodes, l’emploi du pur sang arabe ou l’amélioration de la race par elle-même. Nous serions du dernier avis si cela était possible, car il est avantageux de se suffire à soi-même, et le jour où nous en serons là, se sera une preuve que nous sommes riches d’intelligence et de savoir. Mais nous sommes encore loin en arrière ! Les éleveurs Français — en Camargue surtout — ne sont pas, selon nous, arrivés au degré d’instruction indispensable aux judicieuses combinaisons exigées pour créer une race ou la modifier. La science des Bacwell et des Colling est peu répandue chez nous : voilà pourquoi nous préférons les croisements qui nous offrent des moyens sûrs de réussir, afin d’éviter des tâtonnements longs et dispendieux autant qu’inutiles ; ils font perdre un temps précieux, et ils rebutent ceux qui ne réussissent pas de prime abord. Les croisements que nous approuvons pour le Camargue, outre la sanction d’une bonne théorie, ont eu celle de l’expérience ; c’est aujourd’hui un fait acquis aux éleveurs, voilà pourquoi nous en sommes partisan et ce qui fait que nous la préférons à la sélection. Ceux qui se sentent capables de réussir avec la race pure, feront très-bien d’agir selon leur conviction ; ils feront preuve de capacité et d’intelligence, mais notre opinion c’est qu’ils arriveraient plus vite au but par le croisement comme nous l’entendons.

MOYENS HYGIÉNIQUES GÉNÉRAUX.


Pour obtenir toute amélioration, il faut combiner l’action des trois agents suivants : le croisement, l’alimentation et l’élevage.

Les croisements contribuent pour une bonne part à l’amélioration, mais c’est à la condition d’être secondés par une nourriture substantielle et une hygiène bien entendue. Nous avons vu ce que peuvent produire les croisements, il nous reste maintenant à compléter, par quelques observations sur l’élevage et l’alimentation, l’étude que nous avons faite et à remplir le cadre que nous nous sommes tracé en commençant.

Les Anglais ont dit : que tout leur secret de faire de grands chevaux, existe dans le sac à avoine. C’est là ce que les éleveurs devraient bien comprendre, ils ne s’exposeraient pas à des déceptions en demandant tout au croisement et ne tenant pas compte des autres moyens d’amélioration, qui doivent affermir les résultats obtenus et effectuer ce que le croisement n’a pu faire.

L’alimentation a une importance capitale dans l’amélioration : cela est si bien démontré que Mathieu de Dombasle a pu dire que l’alimentation seule avait fait le cheval Anglais. Or, il faudra que l’éleveur de la Camargue change un peu sa manière de faire pour arriver à un résultat satisfaisant. Il faudra qu’il perfectionne l’agriculture ; ce qui ne serait pas difficile dans certains endroits où les prairies artificielles acquerraient un développement extraordinaire si on dirigeait les efforts vers ce but.

Avec les fourrages artificiels dont la valeur nutritive est supérieure à celle des foins naturels, un supplément de nourriture, un élevage plus complet, on obtiendrait des résultats inappréciables. L’hiver on nourrirait bien les produits d’espérance et on leur donnerait de l’avoine pour en faire de beaux chevaux de taille ; plusieurs pourraient devenir d’excellents étalons, et alors leur prix élevé récompenserait l’éleveur de ses peines.

Une bonne méthode serait de construire des hangars non fermés, où les chevaux seraient à couvert des pluies et de la rosée quoique au grand air.

Quand on travaille à régénérer une race tombée dans une dégradation déplorable, on ne doit jamais oublier que ce n’est pas sur le champ que les meilleures méthodes procurent tous les avantages qu’on semblait en droit d’espérer. On n’arrive que peu à peu à son but et après des essais quelquefois trompeurs. Si les poulains qu’on obtiendra primitivement ne répondent pas d’une manière complète aux espérances qu’on avait fondées, il ne faut pas jeter la faute toute entière sur l’étalon qu’on aura choisi ; qu’on examine le régime que la mère a subi pendant la gestation, lequel comprend, les aliments, l’exercice, enfin tout ce qui est du ressort d’une bonne hygiène et peut-être trouvera-t-on qu’un de ces divers points a été négligé.

S’il en est ainsi pour des chevaux élevés à l’écurie et recevant les soins intéressés de l’éleveur, les déceptions seront plus fréquentes quand on opèrera sur des chevaux vivant à l’état demi-sauvage, abandonnés à eux-mêmes et manquant de nourriture la majeure partie de l’année, et surtout en hiver où elle leur serait le plus nécessaire. Pour remédier à cet état de choses, il faudrait se décider à quelques sacrifices tendant à généraliser la coutume d’élever les chevaux à l’écurie surtout l’hiver, car si on donne une fois beaucoup, et ensuite peu ou point du tout, cette manière d’agir tournerait en pure perte et n’aurait lieu qu’au détriment de la santé des animaux.

Cette éducation des animaux ne serait pas aussi onéreuse qu’on pourrait se le figurer au premier abord. Le Camargue contracte en naissant des habitudes précieuses qu’il importe de lui conserver afin de diminuer les dépenses qu’entraîne une éducation trop recherchée. Il sera tenu dehors tant que faire se pourra, sans cela le priver imprudemment d’une partie des aliments qu’il eût reçus s’il ne fût pas sorti.

On comprend que je ne puis indiquer ici les modifications que ce régime doit éprouver souvent, lesquelles dépendront du travail auquel l’animal sera soumis, de la qualité des pâturages qu’il hantera, de leur éloignement et de leur proximité, etc.

Une fois les hangars construits, les animaux ne devraient jamais coucher dehors pendant les mois d’hiver ; le matin avant de les conduire aux pacages on se trouvera bien de leur donner un léger repas composé de grains moulus, de son, et suivi d’un peu de foin ; cela aura l’avantage de soustraire leur organisme à l’absorption trop rapide des effluves paludéennes ; en outre, arrivant sur les lieux où ils doivent paître, ils seront moins avides, rechercheront davantage leur nourriture et délaisseront certaines plantes qu’ils auraient ingérées avec avidité s’ils étaient sortis à jeun pressés de satisfaire leur faim. À leur retour, un peu de paille serait leur repas du soir et une bonne litière leur permettrait de prendre aisément un peu de repos.

Les gens habitués à élever des chevaux dans la Camargue, vont se récrier, il leur semblera peut-être que ces soins sont trop recherchés, à eux qui n’ont jamais pris de peine pour l’élevage du cheval ; mais aussi ce sont des bénéfices qu’on leur assure, s’ils veulent profiter des ressources que la race qu’ils ont sous la main leur offre.

D’un autre côté, si les éleveurs entreprennent la production du Camargue, il ne faudra pas négliger le dressage des chevaux à vendre. Un bon cheval dressé ne manque jamais d’acheteurs et se vend toujours cher, tandis que souvent on ne veut à aucun prix de celui dont on ne peut se servir immédiatement. Nous sommes assurés que la préférence qu’on donne sur les marchés du Nord comme sur ceux du Midi de la France aux chevaux Allemands n’est due qu’à l’avantage qu’ont ces chevaux d’être attelés ou montés immédiatement, ce qui n’arrive pas pour le plus grand nombre de nos chevaux Français.

Et cependant, pour le dressage des chevaux, la Camargue a un avantage que ne possèdent pas les autres pays d’élève ; elle est pourvue d’une classe d’hommes tout-à-fait aptes à ce métier. Ce sont les Gardians des manades dont les mœurs ont été décrites par Madame Louis Figuier[2]. Nés et élevés au milieu des chevaux comme les Arabes, ils sont d’une dextérité toute particulière pour prendre et manier les chevaux même les plus difficiles. Ils ont une patience, une douceur, un tact qui ne peuvent être que la conséquence d’une aptitude particulière et d’une expérience consommée du caractère des chevaux qui leur sont confiés. Je suis persuadé que si les Gardians avaient un intérêt dans la vente des chevaux dressés, ils les rendraient tous comme ceux qu’ils montent, et qui sont si dociles, si maniables et si énergiques.

COURSES.


Jamais, à aucune époque, il n’a suffi, pour engager les hommes à suivre un nouvel ordre d’idées, de les leur répéter verbalement ou dans des écrits aussi profondément pensés qu’ils puissent être ; il a fallu aussi que leur intérêt se sentît réveillé par l’attrait d’une récompense qui les indemnisât aussitôt de la peine qu’ils pouvaient prendre.

Il est un spectacle qui date de loin à Arles, Vauvert, Saint-Gilles : c’est celui que donnent les propriétaires de Camargues lors de la fête du pays, et où ils se disputent une ceinture, une bride, une selle, dont la valeur est fort peu élevée. C’est un amusement, reste du moyen âge, qui avait son côté utile, mais qui est bien éloigné de pouvoir produire les résultats qu’on se propose aujourd’hui par ce genre d’épreuve tel qu’il est organisé.

Je suis loin de nier les avantages immenses qu’on peut tirer, et qu’on a tirés jusqu’ici des courses pour la propagation des reproducteurs forts et énergiques ayant la faculté de transmettre leurs qualités éminentes ; mais en ceci comme en toutes choses, il importe d’étudier les besoins réels des populations, en particulier des éléments dont elles disposent et l’esprit qui les anime, afin d’agir sur elles d’une manière efficace. Nous avons dépeint le cheval Camargue ; on peut voir qu’il n’est pas encore très-propre à figurer dans les grandes courses, à cause de son état d’appauvrissement et du peu d’élévation dans sa taille. Nous savons d’autre part que, si dans ce pays on recherche ce qui est profitable, on n’est pas de sitôt prêt à se mettre en mesure d’acquérir les connaissances de l’utilité desquelles la généralité des propriétaires n’est pas pénétrée, d’autant plus qu’elles exigent une attention soutenue, et qu’elles engagent dans des dépenses hors des habitudes pour le cheval dont il s’agit. Quelques-uns se soumettraient peut-être à des sacrifices, mais n’étant pas sûrs du succès, l’amour propre, l’insouciance, joints aux motifs précédemment indiqués retiennent aisément un zèle peu empressé, et qui craint autant l’espèce de honte qui s’attache mal à propos à la défaite, que les frais qu’il aura fallu faire.

Cependant les sommes consacrées aux courses de l’arrondissement ont été en augmentant.

En 1838, 500 fr. seulement y étaient consacrés ; 200 fr. pour les purs Camargues, 300 fr. pour les Camargues croisés avec un étalon du gouvernement et élevés dans les trois départements des Bouches-du-Rhône, du Gard et de l’Hérault.

En 1846, 6180 fr. sont destinés à cet encouragement. 4180 fr. en cinq catégories pour Camargues purs ou croisés et 2000 fr. pour chevaux de tout pays et de toute origine.

On a institué à Vauvert des courses dans le but d’améliorer la race Camargue, mais l’on n’a pas su accommoder ces courses au pays ; on les a instituées sur les mêmes bases qu’ailleurs sans remarquer que dans le pays il fallait opérer des changements tenant à la nature des chevaux qui couraient.

Les grands prix dans ces courses sont toujours enlevés par des chevaux étrangers au pays et encore davantage à la race qui nous occupe. Ce sont des dépenses à peu près faites pour le spectacle seulement et en pure perte pour l’amélioration de la race.

Je ne blâme pas les propriétaires de chevaux rapides qui vont ainsi périodiquement glaner les prix qu’on leur offre, parce qu’ils sont obligés d’élever, de se procurer, d’entretenir des animaux doués de qualités réelles, et qu’en définitive ils travaillent dès lors d’une manière quelconque au bien général. Mais je ne saurais approuver ceux qui disposant de ces sommes, ne les consacrent pas à un usage plus direct, et concordant mieux avec la situation de l’industrie que nous voulons favoriser, en attribuant une partie aux Camargues seuls, pour un genre de succès moins brillant, et satisfaisant l’amour propre d’une façon un peu moins éclatante, mais ayant en revanche une action d’une autre étendue et utile au grand nombre.

Pourquoi ne pas employer cet argent à des primes pour des poulinières et les poulains d’une bonne conformation et qui justifieraient de leur alliance avec un étalon arabe ! Je ne doute pas que cette mesure rationnelle, stimulant tous les possesseurs de manades, les déciderait à mieux nourrir et à mieux soigner dès le bas âge les animaux leur appartenant.

Cette proposition rentre impérieusement dans notre façon d’envisager les choses, parce que progrès en agriculture et amélioration chevaline sont étroitement liés, celle-ci ne pouvant que se traîner terre à terre sans la première condition.

L’une est la conséquence de l’autre, surtout dans un pays possédant une race ancienne, qui ne demande pour se montrer de nouveau prospère, qu’à être mieux traitée sous le rapport de la nourriture.

Il faudrait donc, si chaque année on avait à disposer de 6, 000 fr., consacrer un tiers seulement de cette somme aux courses et 4, 000 fr. en primes, soit pour des juments pleines d’un arabe, soit pour des poulains ayant atteint une taille fixée.

Le mode que je présente ne paraît pas acceptable à bien des égards, mais plus tard, j’en ai la certitude, on pourra accorder une subvention plus forte aux courses, parce qu’on craindra moins de se mesurer avec des chevaux étrangers ; mais pour le moment, je le répète, le Camargue n’a pas de toilette pour paraître dans un hippodrome.

Disons vite qu’il ne court que des chevaux hongres, préparés tant bien que mal quinze jours à l’avance, reprenant le lendemain, leur vie de misère et de privations accoutumée, et par conséquent nuls pour la reproduction.

CONCLUSIONS.



Pour arriver à des résultats satisfaisants, il nous paraît démontré que les conditions suivantes sont indispensables pour relever, ennoblir, cette race dégénérée :

1o Un dessèchement partiel des marais qui se trouvent dans les parties supérieures, et établir des canaux qui permettraient à l’eau de s’écouler dans l’étang de Valcarez.

2o Créer des prairies naturelles et artificielles.

3o Avoir pour étalons des Arabes de pur sang.

4o Primer les étalons indigènes qui seraient choisis et reconnus par l’administration, comme cela se pratique dans d’autres endroits.

5o Faire un choix judicieux parmi les juments camargues et n’accepter pour reproductrices que celles qui offriraient les conditions les plus avantageuses à une bonne mère et à une excellente nourrice.

6o Primer les meilleures poulinières, ne fût-ce que de 100 fr. d’abord par tête pour engager les propriétaires à mieux les nourrir, elles et leurs produits.

7o Adopter le plus possible, l’élevage à l’écurie, ou dans des prés secs attenant à la ferme.

Tel est le court aperçu de ce que j’avais momentanément à dire sur l’intéressante race des chevaux Camargues ; elle me paraît pleine d’avenir, pour peu qu’on veuille s’en occuper sérieusement, et elle est prête à récompenser au centuple les efforts des hommes intelligents qui voudront bien lui prodiguer leurs soins.

Toulouse, le 25 juillet 1875.


J. DELAY.


Toulouse, Imp. Troyes Ouvriers Réunis.

  1. On appelle Manades, les troupeaux de chevaux vivant en liberté dans les marais des bords du Rhône.
  2. Le Gardian de la Camargue