Du commerce de la mer Noire

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RUSSIE.

DU COMMERCE
de
LA MER NOIRE[1].




Le monde européen possédait à peine, il y a cinquante ans, quelques documens relatifs au commerce de la mer Noire, dont la géographie n’était pas plus exactement connue. Peyssonnel dit, dans son traité écrit en 1762, qu’il n’a pu recueillir sur le commerce de cette mer qu’un bien petit nombre de faits, que lui ont communiqués quelques marchands turcs, grecs et arméniens, qu’il avait connus à Smyrne et à Constantinople. Il ne put, en outre, terminer son ouvrage, et lui donner la forme sous laquelle il a été publié, qu’après son séjour dans la Crimée, qu’il habita en qualité de consul français. M. Antoine Duvalz, de Paris, forma en 1770 le projet d’établir une compagnie chargée d’exploiter le commerce de la mer Noire ; mais son plan échoua faute de connaissances locales, ce qui arriva encore lorsqu’en 1785, il fit une seconde tentative pour le mettre à exécution. « Les relations commerciales des différens peuples qui couvrent les rivages de cette mer, dit Peyssonel, sont encore trop peu connues pour que la Porte en permette l’entrée aux flottes étrangères. Aussi ce commerce est-il enveloppé de ténèbres, qu’un seul homme ne saurait pénétrer. La confusion des idées que chacun possède sur ce sujet, doit être attribuée aux récits des voyageurs, et aux connaissances extrêmement bornées du petit nombre de marchands qui ont eu le courage d’entreprendre le commerce de la mer Noire, en formant des relations avec les naturels du pays, dans lesquels il leur a fallu nécessairement placer leur confiance. »

Entièrement dévoué à son entreprise, et enthousiaste dans la poursuite de ses vues, Peyssonel conçut le projet d’engager la France à faire le commerce de la mer Noire. Il proposa, en conséquence, d’établir à Kaffa un comptoir français, d’où l’on pourrait lier avec la Crimée une intime communication. Il posa toutefois certaines conditions qui devaient être observées dans l’exécution de cette entreprise. Il déclara que l’on placerait à la tête de la maison commerciale un homme plein d’habileté et de prudence ; que ce chef parlerait la langue du pays, porterait des vêtemens et adopterait toutes les coutumes de l’Orient, pour que les indigènes n’eussent à souffrir aucune offense ; qu’il choisirait des naturels pour facteurs, et les placerait sous la protection spéciale du consul français demeurant avec le kan ; qu’il éviterait d’amasser des marchandises étrangères dans Baghchè-Sèraï, lieu de résidence du kan, de crainte que la rapacité de ses agens ne les poussât à s’emparer sans paiement des objets qui leur plairaient, etc…

Après ces conditions et ces mesures préliminaires suivies d’une foule d’autres du même genre, Peyssonel considère la possibilité de former un établissement commercial européen dans la Crimée, comme étant le point des côtes de la mer Noire où se trouvait la barbarie la moins profonde. Il faut avouer qu’on ne pourrait prendre aujourd’hui de plus grandes précautions, s’il s’agissait de l’établissement d’un comptoir à Tombuctou. Peyssonel trace aussi la peinture suivante de la navigation de cette mer : « Ce n’est pas sans raison, dit-il, que jusqu’à présent les dangers de la mer Noire ont empêché les marchands d’en faire le but de leurs expéditions ; elle est très-orageuse, et le nombre des ports étant extrêmement borné, ils n’offrent aucune sûreté, aucune garantie au commerçant qui se voit obligé de prendre sur lui tous les risques. Le plus grand danger, toutefois, est le défaut d’expérience joint à l’inhabilité des marins, et la manière peu adroite de conserver les cargaisons. Les capitaines dénués de cartes et d’instrumens en bon état, n’ont pas la plus légère idée de la manœuvre nécessaire pour gouverner un navire avec un vent contraire. » Il dit plus loin, en continuant ses observations : « On a tenté, à différentes époques, d’inutiles efforts pour faire consentir la Porte à la liberté de la navigation et du commerce de la mer Noire. Le dernier marquis de Villeneuve obtint un firman pour envoyer deux tartanes dans le Bosphore ; mais il s’opéra un changement de ministère avant qu’il eût eu le temps de profiter de cette permission, laquelle lui fut retirée par le successeur même du grand visir qui la lui avait accordée. »

Je ne m’arrêterai pas ici à l’examen des circonstances politiques sous l’influence desquelles existent les Tartares, les Abazes et les autres races qui peuplent les côtes de la mer Noire. Tous suivent le Koran, qui, après avoir menacé jadis d’étendre son empire sur l’Europe tout entière, a enfin réduit à la barbarie une grande partie de l’Asie et de l’Afrique. On a recueilli de nombreux documens relatifs au caractère de ces différentes tribus. Je rapporterai néanmoins un fait peu connu, et qui donnera une idée de la triste position où se trouvaient, il y a moins de cinquante ans, les habitans du sud de la Pologne et des frontières de Tartarie. Le comte Stanislas Potocki, dans les états duquel on rencontrait les petites villes de Tultchin et d’Uman, fut obligé pour se bâtir une demeure dans la première de ces villes, de faire venir de la Grande-Pologne, et d’entretenir à ses frais des troupes chargées de protéger ses ouvriers contre les déprédations journalières des hordes de Tartares dont tout le pays était alors infesté. Le même état de choses a subsisté sur les côtes de la mer Noire tant qu’elles ont été le domaine exclusif des Turcs dont on nous vante la simplicité patriarcale et la générosité. Une mer toute entière, un territoire immense, l’antique lien de communication entre l’Europe et l’Inde étaient frappés d’interdit, et fermés aux nations civilisées. La Russie méridionale, animée du génie de Pierre le Grand, éprouva d’une manière sensible les obstacles qui entravaient sa prospérité. En vain, de toutes les parties du monde appela-t-on dans cette contrée le commerce et l’industrie ; en vain essaya-t-on de les y introduire par de nombreuses tentatives ; les Turcs s’opposaient à chaque plan d’amélioration avec une opiniâtreté outrageante pour eux-mêmes, tandis que, silencieuse et sans espérance, l’Europe se soumettait à cette honteuse domination.

Le traité de Kaïnardji, conclu en 1774, ouvrit la navigation et les ports de la mer Noire aux Russes qui, depuis cette époque, ont graduellement conquis la totalité de ses côtes septentrionales. À l’exemple de la Russie, presque toutes les autres nations européennes obtinrent avec le temps le même privilége, et s’il existe encore quelques exceptions, il faut en accuser la politique capricieuse de la Porte que confirme tous les jours la soumission ou l’apathie des Européens. Il existe encore des hommes qui prétendent que la possession des deux rives du Bosphore entraîne avec elle pour la Porte le droit d’accorder ou de refuser à son gré le passage, comme si la mer, sous le rapport de la navigation, n’était pas la propriété de tous. On peut bien, sans doute, en consacrer une partie à des pêcheries, mais le possesseur de la terre ne peut jamais avoir le droit de s’opposer à la libre navigation de la mer ; au reste, ce n’est pas ici le lieu de discuter cette question. Entre mille raisons que je pourrais donner contre ce droit que s’arrogent les Turcs, je me contente (en renvoyant à l’autorité de Vatel, liv. 1, ch. 23,[2]) d’observer que la Russie ayant des possessions légitimement reconnues sur les côtes de la mer Noire, aucune puissance ne peut être en droit de lui en contester la propriété, au point de lui refuser un libre passage pour s’y rendre. S’arroger un tel pouvoir serait incompatible avec la souveraineté de la Russie, et un outrage envers elle… Quoi qu’il en soit, il est de fait que la partie négociante de l’Europe, qui jouit par faveur du libre passage, envoie chaque année dans la mer Noire 12 ou 1500 navires, et dont le fret monte à 18 ou 20,000,000 de francs ; que le commerce extérieur consistant surtout en commissions pour des étrangers, et très-peu en affaires au compte de la Russie, occasionne un échange annuel d’importation et d’exportation qui s’élève à plus de 24,000,000 de roubles. Ce trafic maritime introduit, en outre, d’une manière directe, une activité toujours croissante dans le commerce intérieur établi entre l’Allemagne et la Russie méridionale ; enfin, il se forme à chaque instant, par les nombreuses migrations qui s’opèrent sans cesse sur tous les points de l’ouest, une multitude de communications particulières, de relations d’amitié, et de liaisons réciproques qui ne peuvent manquer d’unir par des nœuds indissolubles les côtes du nord de la mer Noire avec l’Europe occidentale. Si l’on considère les rapides progrès des arts, de la navigation, et des diverses branches de l’industrie, ainsi que le cours régulier des migrations qui s’opèrent de l’ouest de l’Europe dans la Russie méridionale, il deviendra évident que l’espoir du gain doit être bien grand, et les liaisons réciproques bien puissantes, pour donner naissance à un tel mouvement, dont les vibrations mettent en contact des pays si nombreux et séparés par des distances si considérables. Les ports de la Méditerranée sont maintenant privés de communications avec l’Inde. Soumis aux inévitables résultats du gouvernement despotique de leurs deys, ceux des côtes de Barbarie ne sont que des retraites de pirates ; la pauvreté et la confusion règnent dans l’Archipel ; et la décadence de la Turquie devient de jour en jour plus frappante. Il est vrai que le soleil du commerce vient de se lever sur l’Égypte ; mais il n’y luit que pour les intérêts d’un seul homme, ce qui ne présente aucune sûreté pour l’avenir.

Ainsi donc, sous le gouvernement des czars, le commerce de la Méditerranée passera tout entier dans la mer Noire ; il y sera dirigé avec zèle et succès, et au grand avantage de toutes les parties. Le midi de l’Europe sera à jamais protégé contre la disette par l’échange de ses productions contre nos céréales, et beaucoup d’autres objets importans, échange qui s’établira et s’opérera avec une facilité toujours croissante. Cette mer est déjà le marché où se répandent tous les produits coloniaux nécessaires à notre consommation ; ces échanges naissans de marchandises prendront plus de solidité et d’étendue à mesure que s’accroîtra la population de notre immense territoire, population qui est loin encore d’avoir atteint même la dixième partie de la proportion qu’elle doit naturellement remplir ; et le commerce étranger trouvera, comme il l’a rencontré jusqu’à présent, dans les ports russes de la mer Noire, une réception amicale, la faveur et la protection des habitans.

D’un autre côté, la Géorgie russe offre un vaste champ aux entreprises commerciales, et peut devenir un nouveau marché pour les productions européennes les plus précieuses. Pendant un grand nombre d’années, les marchands géorgiens ont fait des voyages en Allemagne pour se rendre aux foires de Leipzig, où ils ont l’habitude de laisser plusieurs millions en échange de marchandises sorties des manufactures européennes. Ils les transportent par terre à Odessa, où elles sont embarquées pour Redout-Kalé ; de là elles partent sur le Phase, et arrivent enfin à Tiflis, d’où elles sont distribuées dans tout l’intérieur de l’Asie. Des pacotilles considérables de vin de Champagne, achetées en France, ou bien à Odessa après y avoir été transportées de France, ont déjà pris cette route. Dans ce moment même, les marchands géorgiens sont en arrangement pour établir une communication suivie avec Londres et Marseille, où ils achèteront les objets de commerce français et anglais recherchés dans les marchés de l’Asie, et d’où ils les feront partir directement par mer pour l’embouchure du Phase. Deux cargaisons d’une valeur de 30 à 40,000 ducats, achetées à Marseille par des Géorgiens en personne, sont maintenant à Constantinople, d’où elles doivent se rendre à Redout-Kalé. Protectrice toujours zélée du commerce étranger, la Russie accorde aux marchandises faisant route pour la Géorgie le passage libre par terre, et à leur arrivée en cet endroit, lève sur elles, seulement ad valorem, un droit de cinq pour cent. Faire au commerce, à l’industrie, et aux étrangers un accueil bienveillant, leur donner toujours encouragement et protection, tel est le système suivi par la Russie dans le gouvernement de ses domaines en Asie.

Jadis territoire politique et religieux des Arméniens, comme elle l’est encore aujourd’hui de ceux qui sont devenus sujets de la Russie, la contrée où se trouvent Érivan, Nakhtchivan et le Mont Ararat deviendra bientôt le centre des entreprises de ce peuple opulent et éminemment industrieux qui, délivré de la tyrannie orientale et placé sous la protection de la Russie, finira par s’étendre sur tout le continent de l’Asie, et trouvera enfin un champ d’opérations convenable pour l’emploi de ses capitaux, et pour occuper son activité naturelle.

J’ai essayé de tracer une légère esquisse du commerce de la mer Noire dans les circonstances présentes. Le petit nombre de faits principaux que j’ai cités en donnent une idée qui diffère singulièrement des vues publiées par Peyssonel pour l’instruction de l’Europe et du monde entier, lorsque cette mer faisait partie des domaines du khan de Crimée, et était soumise à la souveraineté de la Porte. Peyssonel, qui a écrit deux volumes pour rendre compte de l’état du commerce dans ce pays, après avoir proposé, avec détail, une foule de conditions, de précautions, etc., entrevoit enfin la possibilité d’établir sur les côtes de la mer Noire un ou deux comptoirs français, et encore était-il à craindre que la Porte refusât de sanctionner cette entreprise. Toutefois, quelque brillant et riche en heureux résultats que soit l’état actuel des choses, le tableau présente, il faut l’avouer, un côté obscur, dont on détourne la vue avec regret. Le commerce et la civilisation reculent effrayés à la voix du Sultan, qui peut, par un seul mot, mettre en interdit l’industrie de l’Europe et de l’Afrique. Il peut paralyser à chaque instant toutes les spéculations fondées sur des envois maritimes des différens points de l’Europe dans la mer Noire, et empêcher la réussite des plans les plus vastes et les plus judicieusement combinés. En vain le midi de la Russie, en vain l’Europe entière et une partie de l’Asie s’étudient à créer des avantages réciproques, à établir des liaisons, des communications durables et capables de procurer aux Turcs eux-mêmes les avantages les plus grands ; le terrible non plus ultra n’a pas plus tôt retenti des murs du Sérail, que les pavillons européens doivent aussitôt s’abaisser humblement. Mille navires peuvent être réunis : leur voyage est interrompu et terminé sans succès ; tous les engagemens sont rompus ; les fonds transportés à Constantinople mis hors de circulation et perdus ; la Porte s’adjuge à son gré une partie de la cargaison, fixe arbitrairement le prix de la marchandise qu’elle a soin de réduire le plus souvent à moins de la moitié de sa juste valeur, et qu’elle néglige même assez fréquemment de payer.

Ainsi comprimé dans ses spéculations, le commerce éprouve des pertes immenses, qui se multiplient et s’étendent dans toutes les directions, du comptoir du marchand à l’atelier de l’artisan, et à la cabane de l’ouvrier. Les traités stipulent la liberté du commerce et de la navigation, et des indemnités pour ce qui aura été pillé ; mais toutes ces précautions sont vaines. Maître des deux détroits, le Sultan peut agir selon son caprice ; l’Europe connaît les faits, et peut rendre témoignage à leur vérité…

Les ports et les côtes de la Méditerranée ont considérablement souffert depuis le commencement des hostilités. Environ trois cents navires autrichiens se trouvent, faute d’emploi, désarmés et dégréés dans le port de Trieste ; ceux-là doivent se féliciter, qui, n’étant pas sortis de la mer Noire, sont frétés par le gouvernement russe comme bâtimens de transport. Plus de quatre cents vaisseaux génois demeurent aussi dans l’inaction, et une centaine de navires anglais sont privés d’un commerce que les capitaines avaient exploité jusqu’ici avec beaucoup d’intelligence et d’activité. L’Angleterre, la Hollande et la France achetèrent, l’hiver dernier, 32 roubles, sur la Baltique, le tchetvert (boisseau) de blé russe, qu’elles eussent trouvé à 12 roubles sur les côtes de la mer Noire. On leur aurait vendu pour sept ou huit roubles à Odessa, le suif qu’elles payèrent au prix de dix et onze. Tel est, en un mot, l’outrage qu’a reçu le commerce européen : la Porte s’arroge le droit de fermer au monde l’entrée de deux détroits qui n’ont pas un mille de large.

La Russie demande l’accomplissement des traités conclus et le libre passage des deux détroits pour les navires de toutes les nations. Ces réclamations sont parfaitement conformes aux lois de la plus sévère justice, puisqu’elles sont beaucoup plus profitables aux autres peuples de l’Europe qu’à la Russie elle-même, dont la marine est encore peu considérable. Son but principal est d’assurer les 18 ou 20,000,000 fr. que l’Europe occidentale retire chaque année du fret dans la mer Noire, et de réunir en même temps les autres avantages qu’a déjà produits la navigation commune de cette mer, à ceux qu’elle promet encore pour l’avenir…

Que tel ou tel état s’empare d’une province, que le Tyrol appartienne à l’Autriche ou à la Bavière, ces divers événemens peuvent intéresser un pays ou un autre ; toutefois l’Europe, en général, n’éprouve pour cela ni pertes ni bénéfices, puisque rien de nouveau n’a été créé, et que la consommation n’a pas augmenté. Mais c’est une question d’une bien autre importance, que de savoir, par exemple, si les vastes déserts de la Sibérie seront peuplés et soumis à une organisation régulière ; si le riche produit de leurs mines pourra être distribué par toute l’Europe ; si le vin, l’huile et les fruits secs de l’Archipel, ainsi qu’une multitude d’objets de luxe sortis des manufactures de la France et de l’Angleterre, trouveront à Irkutzk un marché pour leur consommation ; si l’Ukraine, la Crimée, la Bessarabie et les provinces adjacentes reprendront une vie nouvelle ; si les rapines des Cosaks et des Tartares auront enfin un terme, et si ces steppes sans bornes, où vivent maintenant des hordes vagabondes qui ne reconnaissent ni souverain, ni lois, couvertes un jour de moissons et de troupeaux, récompenseront au centuple les soins du laboureur[3]. Odessa et un grand nombre d’autres villes se sont élevées tout à coup, comme par enchantement ; et, dans la courte période de quelques années, la population, les arts et les jouissances de l’Europe sont passés sur des bords naguère sauvages et inhospitaliers. De tous côtés, les marchands accourent ; ils reçoivent l’accueil le plus bienveillant et la protection la plus active, et l’on échange pour cent millions de marchandises aux mêmes lieux où aucun Européen n’osait mettre le pied il y a trente ans. À peine la Géorgie s’est-elle soumise aux armes russes, que des provinces dont les noms étaient inconnus auparavant, ont été ouvertes à la curiosité des voyageurs ; ils les ont parcourues avec autant de sécurité qu’aucun autre pays ; nous commerçons aussi facilement avec Tiflis et Erivan qu’avec Moscou ; les Ostiaks, les Kalmoucks, les Kirghis, et beaucoup d’autres tribus belliqueuses, ont accepté le joug de la loi ; on les instruit dans l’agriculture et les arts ; on les dompte peu à peu par les bienfaits de la paix.

Sans doute, c’est à la situation accidentelle de la Russie qu’est dû l’heureux accord que l’on remarque entre le développement de sa puissance et la prospérité directe du monde, entre son avantage particulier et l’utilité générale de toute l’Europe. Quoi qu’il en soit, il doit paraître incontestable aujourd’hui que, dans le cours d’un demi-siècle, cet empire a augmenté progressivement le bien-être de ses sujets et des peuplades nombreuses qu’il avait trouvées dans la barbarie ; qu’il a apporté toutes les jouissances sociales à des contrées que la guerre et le pillage avaient jusque-là désolées ; et qu’enfin il a poussé l’Europe et l’Asie à participer d’une manière illimitée à des résultats aussi grands qu’inattendus.


  1. Cet article, que l’on doit à M. Sicard, conseiller du commerce russe à Odessa, nous était parvenu avant la nouvelle du traité signé à Andrinople entre la Russie et la Porte ottomane. Quoique rédigé dans une opinion différente de la nôtre, nous n’avons pas hésité à le publier. On y trouvera des documens d’un haut intérêt pour l’Europe commerciale, et dont les derniers événemens ne font qu’augmenter encore l’importance.
    (N. du Reur.)
  2. « Il faut observer, par rapport à un détroit, que s’il réunit deux mers dont la navigation soit commune à toutes les nations, ou seulement à quelques-unes, le possesseur du détroit ne peut refuser aux autres le droit de passage, lorsque ce passage ne l’expose à aucun danger ou à aucune injure. S’il le refusait, sans donner de sa conduite un motif satisfaisant, les autres peuples seraient privés d’un avantage que leur avait donné la nature. En un mot, un tel passage est un reste de la communauté primitive de tous les biens. »
  3. Selon Peyssonel, le gouvernement de Dubassar, l’une des provinces les plus fertiles et les plus peuplées qui, à cette époque, étaient réunies au Caucase, rendait tous les ans environ 8,000 tchetwerts de blé, 300 pouds (le poud répond à 16 kilos environ.) de suif, ou 4 ou 5,000 brebis, 3 à 400 bœufs, et quelques autres articles de moindre importance. Aujourd’hui, quoique la population soit moins nombreuse, la consommation est devenue beaucoup plus considérable, et l’exportation annuelle, qui s’écoule par la route d’Odessa, s’élève à environ 125,000 tchetwerts de blé, 50,000 pouds de suif, et autres marchandises qui suivent la même proportion. Il se trouve aujourd’hui dans cette province des propriétaires qui recueillent chaque année de 3 à 40,000 tchetwerts de blé ; quelques autres qui font paître 1,500 bœufs, et possèdent plus de 15,000 brebis des meilleurs races.