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Du contrat social/Édition 1762/Livre II/Chapitre 5

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Marc Michel Rey (p. 69-73).
LIVRE II

CHAPITRE V.

Du droit de vie & de mort.


On demande comment les particuliers n’ayant point droit de disposer de leur propre vie peuvent transmettre au Souverain ce même droit qu’ils n’ont pas ? Cette question ne paroit difficile à résoudre que parce qu’elle est mal posée. Tout homme a droit de risquer sa propre vie pour la conserver. A-t-on jamais dit que celui qui se jette par une fenêtre pour échapper à un incendie, soit coupable de suicide ? A-t-on même jamais imputé ce crime à celui qui périt dans une tempête dont en s’embarquant il n’ignoroit pas le danger ?

Le traité social a pour fin la conservation des contractans. Qui veut la fin veut aussi les moyens, & ces moyens sont inséparables de quelques risques, même de quelques pertes. Qui veut conserver sa vie aux dépends des autres, doit la donner aussi pour eux quand il faut. Or le Citoyen n’est plus juge du péril auquel la loi veut qu’il s’expose, & quand le Prince lui a dit, il est expédient à l’Etat que tu meures, il doit mourir ; puisque ce n’est qu’à cette condition qu’il a vécu en sureté jusqu’alors, & que sa vie n’est plus seulement un bienfait de la nature, mais un don conditionnel de l’Etat.

La peine de mort infligée aux criminels peut être envisagée à peu près sous le même point de vue : c’est pour n’être pas la victime d’un assassin que l’on consent à mourir si on le devient. Dans ce traité, loin de disposer de sa propre vie on ne songe qu’à la garantir, & il n’est pas à présumer qu’aucun des contractans prémédite alors de se faire pendre.

D’ailleurs tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle & traître à la patrie, il cesse d’en être membre en violant ses loix, & même il lui fait la guerre. Alors la conservation de l’Etat est incompatible avec la sienne, il faut qu’un des deux périsse, & quand on fait mourir le coupable, c’est moins comme Citoyen que comme ennemi. Les procédures, le jugement, sont les preuves & la déclaration qu’il a rompu le traité social, & par conséquent qu’il n’est plus membre de l’Etat. Or comme il s’est reconnu tel, tout au moins par son séjour, il en doit être retranché par l’exil comme infracteur du pacte, ou par la mort comme ennemi public ; car un tel ennemi n’est pas une personne morale, c’est un homme, & c’est alors que le droit de la guerre est de tuer le vaincu.

Mais dira-t-on, la condannation d’un Criminel est un acte particulier. D’accord ; aussi cette condannation n’appartient-elle point au Souverain ; c’est un droit qu’il peut conférer sans pouvoir l’exercer lui-même. Toutes mes idées se tiennent, mais je ne saurois les exposer toutes à la fois.

Au reste la fréquence des supplices est toujours un signe de foiblesse ou de paresse dans le Gouvernement. Il n’y a point de méchant qu’on ne pût rendre bon à quelque chose. On n’a droit de faire mourir, même pour l’exemple, que celui qu’on ne peut conserver sans danger.

A l’egard du droit de faire grace, ou d’exempter un coupable de la peine portée par la loi & prononcée par le juge, il n’appartient qu’à celui qui est au dessus du juge & de la loi, c’est-à-dire au Souverain : Encore son droit en ceci n’est-il pas bien net, & les cas d’en user sont-ils très rares. Dans un État bien gouverné il y a peu de punitions, non parce qu’on fait beaucoup de graces, mais parce qu’il y a peu de criminels : la multitude des crimes en assure l’impunité lorsque l’État dépérit. Sous la République Romaine jamais le Sénat ni les Consuls ne tenterent de faire grace ; le peuple même n’en faisoit pas, quoiqu’il révocât quelquefois son propre jugement. Les fréquentes graces annoncent que bientôt les forfaits n’en auront plus besoin, & chacun voit où cela mene. Mais je sens que mon cœur murmure & retient ma plume ; laissons discuter ces questions à l’homme juste qui n’a point failli, & qui jamais n’eût lui-même besoin de grace.