Du contrat social/Édition 1762/Livre III/Chapitre 1

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Marc Michel Rey (p. 121-135).


DU

CONTRACT SOCIAL ;

OU,

PRINCIPES

DU

DROIT POLITIQUE.


LIVRE III.


Avant de parler des diverses formes de Gouvernement, tâchons de fixer le sens précis de ce mot, qui n’a pas encore été fort bien expliqué.

CHAPITRE I.

Du Gouvernement en général.


J’avertis le lecteur que ce chapitre doit être lû posément, & que je ne sais pas l’art d’être clair pour qui ne veut pas être attentif.

Toute action libre a deux causes qui concourent à la produire, l’une morale, savoir la volonté qui détermine l’acte, l’autre physique, savoir la puissance qui l’exécute. Quand je marche vers un objet, il faut premierement que j’y veuille aller ; en second lieu, que mes pieds m’y portent. Qu’un paralytique veuille courir, qu’un homme agile ne le veuille pas, tous deux resteront en place. Le corps politique a les mêmes mobiles ; on y distingue de même la force & la volonté ; Celle-ci sous le nom de puissance législative, l’autre sous le nom de puissance exécutive. Rien ne s’y fait ou ne s’y doit faire sans leur concours.

Nous avons vu que la puissance législative appartient au peuple, & ne peut appartenir qu’à lui. Il est aisé de voir au contraire, par les principes ci-devant établis, que la puissance exécutive ne peut appartenir à la généralité comme Législatrice ou Souveraine ; parce que cette puissance ne consiste qu’en des actes particuliers qui ne sont point du ressort de la loi, ni par conséquent de celui du Souverain, dont tous les actes ne peuvent être que des loix.

Il faut donc à la force publique un agent propre qui la réunisse & la mette en œuvre selon les directions de la volonté générale, qui serve à la communication de l’Etat & du Souverain, qui fasse en quelque sorte dans la personne publique ce que fait dans l’homme l’union de l’ame & du corps. Voilà quelle est dans l’Etat la raison du Gouvernement, confondu mal à propos avec le Souverain, dont il n’est que le ministre.

Qu’est-ce donc que le Gouvernement ? Un corps intermédiaire établi entre les sujets & le Souverain pour leur mutuelle correspondance, chargé de l’exécution des loix, & du maintien de la liberté, tant civile que politique.

Les membres de ce corps s’appellent Magistrats ou Rois, c’est-à-dire Gouverneurs, & le corps entier porte le nom de Prince[1]. Ainsi ceux qui prétendent que l’acte par lequel un peuple se soumet à des chefs n’est point un contract, ont grande raison. Ce n’est absolument qu’une commission, un emploi dans lequel, simples officiers du Souverain, ils exercent en son nom le pouvoir dont il les a faits dépositaires, & qu’il peut limiter, modifier & reprendre quand il lui plait, l’aliénation d’un tel droit étant incompatible avec la nature du corps social, & contraire au but de l’association.

J’appelle donc Gouvernement ou suprême administration l’exercice légitime de la puissance exécutive, & Prince ou magistrat l’homme ou le corps chargé de cette administration.

C’est dans le Gouvernement que se trouvent les forces intermédiaires, dont les rapports composent celui du tout au tout ou du Souverain à l’Etat. On peut réprésenter ce dernier rapport par celui des extrêmes d’une proportion continue, dont la moyenne proportionnelle est le Gouvernement. Le Gouvernement reçoit du Souverain les ordres qu’il donne au peuple, & pour que l’Etat soit dans un bon équilibre il faut, tout compensé, qu’il y ait égalité entre le produit ou la puissance du Gouvernement pris en lui-même & le produit ou la puissance des citoyens, qui sont souverains d’un côté & sujets de l’autre.

De plus, on ne sauroit altérer aucun des trois termes sans rompre à l’instant la proportion. Si le Souverain veut gouverner, ou si le magistrat veut donner des loix, ou si les sujets refusent d’obéir, le désordre succede à la regle, la force & la volonté n’agissent plus de concert, & l’Etat dissout tombe ainsi dans le despotisme ou dans l’anarchie. Enfin comme il n’y a qu’une moyenne proportionnelle entre chaque rapport, il n’y a non plus qu’un bon gouvernement possible dans un État : Mais comme mille événemens peuvent changer les rapports d’un peuple, non seulement différens Gouvernemens peuvent être bons à divers peuples, mais au même peuple en différens tems.

Pour tâcher de donner une idée des divers rapports qui peuvent regner entre ces deux extrêmes, je prendrai pour exemple le nombre du peuple, comme un rapport plus facile à exprimer.

Supposons que l’État soit composé de dix-mille Citoyens. Le Souverain ne peut être considéré que collectivement & en corps : Mais chaque particulier en qualité de sujet est considéré comme individu : Ainsi le Souverain est au sujet comme dix-mille est à un : C’est-à-dire que chaque membre de l’Etat n’a pour sa part que la dix-millieme partie de l’autorité souveraine, quoi qu’il lui soit soumis tout entier. Que le peuple soit composé de cent-mille hommes, l’état des sujets ne change pas, & chacun porte également tout l’empire des loix, tandis que son suffrage, réduit à un cent-millieme, a dix fois moins d’influence dans leur rédaction. Alors le sujet restant toujours un, le rapport du Souverain augmente en raison du nombre des Citoyens. D’où il suit que plus l’Etat s’agrandit, plus la liberté diminue.

Quand je dis que le rapport augmente, j’entends qu’il s’éloigne de l’égalité. Ainsi plus le rapport est grand dans l’acception des Géometres, moins il y a de rapport dans l’acception commune ; dans la premiere le rapport considéré selon la quantité se mésure par l’exposant, & dans l’autre, considéré selon l’identité, il s’estime par la similitude.

Or moins les volontés particulieres se rapportent à la volonté générale, c’est-à-dire les mœurs aux loix, plus la force réprimante doit augmenter. Donc le Gouvernement, pour être bon, doit être rélativement plus fort à mésure que le peuple est plus nombreux.

D’un autre côté, l’aggrandissement de l’Etat donnant aux dépositaires de l’autorité publique plus de tentations & de moyens d’abuser de leur pouvoir, plus le Gouvernement doit avoir de force pour contenir le peuple, plus le Souverain doit en avoir à son tour pour contenir le Gouvernement. Je ne parle pas ici d’une force absolue, mais de la force rélative des diverses parties de l’Etat.

Il suit de ce double rapport que la proportion continue entre le Souverain le Prince & le peuple, n’est point une idée arbitraire, mais une conséquence nécessaire de la nature du corps politique. Il suit encore que l’un des extrêmes, savoir le peuple comme sujet, étant fixe & représenté par l’unité, toutes les fois que la raison doublée augmente ou diminue, la raison simple augmente ou diminue semblablement, & que par conséquent le moyen terme est changé. Ce qui fait voir qu’il n’y a pas une constitution de Gouvernement unique & absolue, mais qu’il peut y avoir autant de Gouvernemens différens en nature que d’Etats différens en grandeur.

Si, tournant ce sistême en ridicule, on disoit que pour trouver cette moyenne proportionnelle & former le corps du Gouvernement il ne faut, selon moi, que tirer la racine quarrée du nombre du peuple ; je répondrois que je ne prends ici ce nombre que pour un exemple, que les rapports dont je parle ne se mésurent pas seulement par le nombre des hommes, mais en général par la quantité d’action, laquelle se combine par des multitudes de causes, qu’au reste si, pour m’exprimer en moins de paroles, j’emprunte un moment des termes de géométrie, je n’ignore pas, cependant, que la précision géométrique n’a point lieu dans les quantités morales.

Le Gouvernement est en petit ce que le corps politique qui le renferme est en grand. C’est une personne morale douée de certaines facultés, active comme le Souverain, passive comme l’Etat, & qu’on peut décomposer en d’autres rapports semblables, d’où nait par conséquent une nouvelle proportion, une autre encore dans celle-ci selon l’ordre des tribunaux, jusqu’à ce qu’on arrive à un moyen terme indivisible, c’est-à-dire à un seul chef ou magistrat suprême, qu’on peut se représenter au milieu de cette progression, comme l’unité entre la série des fractions & celles des nombres.

Sans nous embarrasser dans cette multiplication de termes, contentons-nous de considérer le Gouvernement comme un nouveau corps dans l’Etat, distinct du peuple & du Souverain, & intermédiaire entre l’un & l’autre.

Il y a cette différence essentielle entre ces deux corps, que l’Etat existe par lui-même, & que le Gouvernement n’existe que par le Souverain. Ainsi la volonté dominante du Prince n’est ou ne doit être que la volonté générale ou la loi, sa force n’est que la force publique concentrée en lui, sitôt qu’il veut tirer de lui-même quelque acte absolu & indépendant, la liaison du tout commence à se relâcher. S’il arrivoit enfin que le Prince eut une volonté particuliere plus active que celle du Souverain, & qu’il usât pour obéir à cette volonté particuliere de la force publique qui est dans ses mains, en sorte qu’on eut, pour ainsi dire, deux Souverains, l’un de droit & l’autre de fait ; à l’instant l’union sociale s’évanouiroit, & le corps politique seroit dissout.

Cependant pour que le corps du Gouvernement ait une existence une vie réelle qui le distingue du corps de l’Etat, pour que tous ses membres puissent agir de concert & répondre à la fin pour laquelle il est institué, il lui faut un moi particulier, une sensibilité commune à ses membres, une force une volonté propre qui tende à sa conservation. Cette existence particuliere suppose des assemblées, des conseils, un pouvoir de délibérer de résoudre, des droits, des titres, des privileges qui appartiennent au Prince exclusivement, & qui rendent la condition du magistrat plus honorable à proportion qu’elle est plus pénible. Les difficultés sont dans la maniere d’ordonner dans le tout ce tout subalterne, de sorte qu’il n’altere point la constitution générale en affermissant la sienne, qu’il distingue toujours sa force particuliere destinée à sa propre conservation de la force publique destinée à la conservation de l’Etat, & qu’en un mot il soit toujours prêt à sacrifier le Gouvernement au peuple & non le peuple au Gouvernement.

D’ailleurs, bien que le corps artificiel du Gouvernement soit l’ouvrage d’un autre corps artificiel, & qu’il n’ait en quelque sorte qu’une vie empruntée & subordonnée, cela n’empêche pas qu’il ne puisse agir avec plus ou moins de vigueur ou de célérité, jouir, pour ainsi dire d’une santé plus ou moins robuste. Enfin, sans s’éloigner directement du but de son institution, il peut s’en écarter plus ou moins, selon la maniere dont il est constitué.

C’est de toutes ces différences que naissent les rapports divers que le Gouvernement doit avoir avec le corps de l’État, selon les rapports accidentels & particuliers par lesquels ce même État est modifié. Car souvent le Gouvernement le meilleur en soi deviendra le plus vicieux, si ses rapports ne sont altérés selon les défauts du corps politique auquel il appartient.


  1. C’est ainsi qu’à Venise on donne au college le nom de sérénissime Prince, même quand le Doge n’y assiste pas.