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Du contrat social/Édition 1762/Livre IV/Chapitre 2

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Marc Michel Rey (p. 238-245).
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LIVRE IV

CHAPITRE II.

Des Suffrages.


On voit par le chapitre précédent que la maniere dont se traittent les affaires générales peut donner un indice assez sûr de l’état actuel des mœurs, & de la santé du corps politique. Plus le concert regne dans les assemblées, c’est-à-dire plus les avis approchent de l’unanimité, plus aussi la volonté générale est dominante ; mais les longs débats, les dissentions, le tumulte, annoncent l’ascendant des intérêts particuliers & le déclin de l’Etat.

Ceci paroit moins évident quand deux ou plusieurs ordres entrent dans sa constitution, comme à Rome les Patriciens & les Plébeyens, dont les querelles troublerent souvent les comices, même dans les plus beaux tems de la République ; mais cette exception est plus apparente que réelle ; car alors par le vice inhérent au corps politique on a, pour ainsi dire, deux États en un ; ce qui n’est pas vrai des deux ensemble est vrai de chacun séparément. Et en effet dans les tems mêmes les plus orageux les plébiscites du peuple, quand le Sénat ne s’en mêloit pas, passoient toujours tranquillement & à la grande pluralité des suffrages : Les Citoyens n’ayant qu’un intérêt, le peuple n’avoit qu’une volonté.

A l’autre extrémité du cercle l’unanimité revient. C’est quand les citoyens tombés dans la servitude n’ont plus ni liberté ni volonté. Alors la crainte & la flaterie changent en acclamations les suffrages ; on ne délibere plus, on adore ou l’on maudit. Telle étoit la vile maniere d’opiner du Sénat sous les Empereurs. Quelquefois cela se faisoit avec des précautions ridicules : Tacite observe que sous Othon les Sénateurs accablant Vitellius d’exécrations, affectoient de faire en même tems un bruit épouvantable, afin que, si par hazard il devenoit le maitre, il ne put savoir ce que chacun d’eux avoit dit.

De ces diverses considérations naissent les maximes sur lesquelles on doit regler la maniere de compter les voix & de comparer les avis, selon que la volonté générale est plus ou moins facile à connoitre, & l’Etat plus ou moins déclinant.

Il n’y a qu’une seule loi qui par sa nature exige un consentement unanime. C’est le pacte social : car l’association civile est l’acte du monde le plus volontaire ; tout homme étant né libre & maitre de lui-même, nul ne peut, sous quelque prétexte que ce puisse être, l’assujettir sans son aveu. Décider que le fils d’une esclave nait esclave, c’est décider qu’il ne nait pas homme.

Si donc lors du pacte social il s’y trouve des opposans, leur opposition n’invalide pas le contract, elle empêche seulement qu’ils n’y soient compris ; ce sont des étrangers parmi les Citoyens. Quand l’État est institué le consentement est dans la résidence ; habiter le territoire c’est se soumettre à la souveraineté[1].

Hors ce contract primitif, la voix du plus grand nombre oblige toujours tous les autres ; c’est une suite du contract même. Mais on demande comment un homme peut être libre, & forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes. Comment les opposans sont-ils libres & soumis à des loix auxquelles ils n’ont pas consenti ?

Je reponds que la question est mal posée. Le Citoyen consent à toutes les loix, même à celles qu’on passe malgré lui, & même à celles qui le punissent quand il ose en violer quelqu’une. La volonté constante de tous les membres de l’Etat est la volonté générale ; c’est par elle qu’ils sont citoyens & libres[2]. Quand on propose une loi dans l’assemblée du Peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur ; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, & du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étois trompé, & que ce que j’estimois être la volonté générale ne l’étoit pas. Si mon avis particulier l’eut emporté, j’aurois fait autre chose que ce que j’avois voulu, c’est alors que je n’aurois pas été libre.

Ceci suppose, il est vrai, que tous les caracteres de la volonté générale sont encore dans la pluralité : quand ils cessent d’y être, quelque parti qu’on prenne il n’y a plus de liberté.

En montrant ci-devant comment on substituoit des volontés particulieres à la volonté générale dans les délibérations publiques, j’ai suffisamment indiqué les moyens praticables de prévenir cet abus ; j’en parlerai encore ci-après. A l’égard du nombre proportionnel des suffrages pour déclarer cette volonté, j’ai aussi donné les principes sur lesquels on peut le déterminer. La différence d’une seule voix rompt l’égalité, un seul opposant rompt l’unanimité ; mais entre l’unanimité & l’égalité il y a plusieurs partages inégaux, à chacun desquels on peut fixer ce nombre selon l’état & les besoins du corps politique.

Deux maximes générales peuvent servir à regler ces rapports : l’une, que plus les délibérations sont importantes & graves, plus l’avis qui l’emporte doit approcher de l’unanimité : l’autre, que plus l’affaire agitée exige de célérité, plus on doit resserrer la différence prescritte dans le partage des avis ; dans les délibérations qu’il faut terminer sur le champ l’excédant d’une seule voix doit suffire. La premiere de ces maximes paroit plus convenable aux loix, & la seconde aux affaires. Quoiqu’il en soit, c’est sur leur combinaison que s’établissent les meilleurs rapports qu’on peut donner à la pluralité pour prononcer.


  1. Ceci doit toujours s’entendre d’un État libre ; car d’ailleurs la famille, les biens, le défaut d’azile, la nécessité, la violence, peuvent retenir un habitant dans le pays malgré lui, & alors son séjour seul ne suppose plus son consentement au contract ou à la violation du contract.
  2. A Genes on lit au devant des prisons & sur les fers des galériens ce mot Libertas. Cette application de la devise est belle & juste. En effet il n’y a que les malfaiteurs de tous états qui empêchent le Citoyen d’être libre. Dans un pays où tous ces gens-là seroient aux Galeres, on jouiroit de la plus parfaite liberté.