Du contrat social/Édition Dreyfus-Brisac 1896/Introduction

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Texte établi par Edmond Dreyfus-BrisacFélix Alcan (p. i-xxxvi).


INTRODUCTION


En examinant la constitution des États qui composaient l’Europe, j’ai vu que les uns étaient trop grands pour pouvoir être bien gouvernés, les autres trop petits pour pouvoir se maintenir dans l’indépendance. Les abus infinis qui règnent dans tous m’ont paru difficiles à prévenir mais impossibles à corriger, parce que la plupart de ces abus sont fondés sur l’intérêt même des seuls qui les pourraient abolir. J’ai trouvé que les liaisons qui subsistent entre toutes les puissances ne laisseraient jamais à aucune d’elles le temps et la sûreté nécessaires pour refondre sa constitution. Enfin les préjugés sont tellement contraires à toute espèce de changement, qu’à moins d’avoir la force en main, il faut être aussi simple que l’abbé de Saint-Pierre pour proposer la moindre innovation dans quelque gouvernement que ce soit.
Rousseau. Manuscrit de la bibliothèque de Neuchâtel (no 7840 du catalogue).


Rousseau est célèbre, mais il n’est pas connu. Nos pères le connaissaient mieux. Comme lui, ils étaient déistes et n’en rougissaient pas. Comme lui, ils n’aimaient pas les prêtres, et le disaient bien haut. Comme lui, ils détestaient l’ancien régime et ne croyaient pas en cela faire preuve d’intolérance ni méconnaître l’histoire. Le recueil complet des œuvres de Rousseau formait, avec celui de Voltaire, le noyau de la bibliothèque de tout homme instruit ; c’étaient les classiques de la Révolution ; ces deux philosophes ennemis, la reconnaissance nationale les réconciliait dans un même sentiment de piété et d’admiration. J’ai connu quelques-uns de ces vieillards, qui gardaient dans le cœur la foi du Vicaire savoyard ; c’étaient de braves gens, et je dois à la vérité de dire qu’ils valaient mieux que nous.

De tous les écrits de Rousseau, le Contrat social est peut-être celui dont on parle le plus et qu’on lit le moins. L’ouvrage est court cependant et la langue en est admirable ; en outre il traite de questions d’une vivante actualité, par exemple de la souveraineté nationale et des rapports de l’Église et de l’État. Le Contrat social n’a donc pas vieilli ; c’est notre génération qui n’est plus jeune et qui ne se passionne plus pour les grands sujets. Malgré l’indifférence de l’heure présente, ce livre n’est pas moins écrit pour tous les temps.

Les idées politiques de Rousseau ne sont pas toutes dans le Contrat ; celles qui constituent l’ordre social y sont seules établies ; l’application de ces principes aux mœurs et aux lois particulières est en dehors de son plan. Ces questions, Rousseau les a étudiées à plusieurs reprises dans l’Économie politique d’abord, dans la Polysynodie ensuite, et plus tard dans les projets de gouvernement pour la Corse[1] et pour la Pologne. C’est là qu’il faut les chercher ; elles ne forment pas un corps complet de doctrines ; mais on y trouve des vues fort remarquables, notamment sur la propriété, sur l’impôt, sur l’éducation publique, sur le service militaire, sur l’hérédité.

Nous nous bornons ici au Contrat social ; en l’annotant, notre préoccupation constante a été de nous effacer derrière l’auteur et de le laisser lui-même expliquer son œuvre ; une courte introduction nous paraît cependant nécessaire pour fixer certaines idées dont il ne pouvait lui-même donner la clef.

Tous ceux qui ont étudié la politique de Rousseau, et les Genevois en particulier, se sont beaucoup tourmentés pour savoir en quoi pouvait précisément consister cet ouvrage sur les Institutions que mentionnent à plusieurs reprises les Confessions, et dont le Contrat social ne serait qu’un fragment. La question nous est, en un sens, étrangère, car le Contrat social n’en forme pas moins un tout complet et bien ordonné. Mais, même à notre point de vue, il n’était pas sans intérêt de rechercher les différentes phases qu’a pu traverser la pensée de Rousseau avant d’aboutir à la forme définitive qu’il a donnée à une partie fondamentale de ses conceptions dans le Contrat social. Pour cette enquête les renseignements positifs nous font défaut et nous sommes réduits à des conjectures. En dehors des assertions de Rousseau, nous n’avons d’autres indices que ceux qui nous sont fournis par quelques manuscrits conservés dans les bibliothèques de Genève et de Neuchâtel[2] et provenant de legs faits à Genève par la famille Moultou et à Neuchâtel par du Peyrou. Nous savons, en effet, que Rousseau avait confié à ses amis Moultou et du Peyrou ses papiers les plus importants. On a mis plus d’une fois en doute la bonne foi de Jean-Jacques dans ses Confessions ; quant à moi, je crois ses déclarations toujours sincères et je me suis fait une règle de les tenir pour exactes, surtout aux époques où sa mémoire, peut-être affaiblie, pouvait s’aider des documents assez nombreux qu’il prenait plaisir à rassembler et même à classer avec une minutie de collectionneur. On peut résumer à peu près ainsi les indications que nous donne Rousseau, soit dans les Confessions, soit dans sa Correspondance. Pendant son séjour à Venise, c’est-à-dire en 1743, attaché à l’ambassade de France, comme secrétaire de M. de Montaigu, il eut occasion d’étudier la constitution aristocratique de cette république et d’en noter les vices et les abus. C’est la période de gestation de ses idées. Elles s’agitaient dans son esprit sans prendre encore une forme précise et arrêtée. C’étaient des remarques plutôt que des idées, des observations sans liaison entre elles et ne tendant à aucun but déterminé, comme celles que pourrait faire encore de nos jours un jeune attaché de légation, intelligent et curieux, partagé entre le travail de sa charge et les plaisirs dont elle donne l’occasion. Plusieurs années après, de retour à Paris, dans le milieu assez dissipé des hommes de lettres et du monde des théâtres, adonné à la musique plutôt comme amateur que comme auteur, Rousseau travaille à diverses pièces et divertissements de circonstance. Au milieu de ces occupations sans doute très étrangères à la politique, le hasard et peut-être aussi la fermentation latente de ses anciennes idées l’incitent à concourir à un prix proposé par l’Académie de Dijon sur le sujet suivant : Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs.

Son mémoire est couronné ; il le publie, et le succès de cet ouvrage va par-dessus les nues ; le voilà célèbre ; il est, pour un moment, l’homme du jour, proné par Diderot et tout le parti des philosophes, et fêté par les salons à la mode qui s’arrachent cet inconnu de la veille dont le coup d’essai est un coup de maître. Cette vogue soudaine et prodigieuse que le mérite, d’ailleurs très réel, de l’œuvre, ne justifiait pas entièrement, ébranla tout l’être moral de Rousseau et décida de sa vocation. Obligé de répondre aux réfutations dirigées contre le système, si contraire aux idées recues, qu’il avait adopté, il fut naturellement amené à approfondir les questions qui se rattachent à l’état primitif de l’homme et à l’origine des sociétés. D’Alembert, dans sa préface de l’Encyclopédie, et le roi de Pologne, dans sa réfutation du discours sur les sciences et les arts, avaient, d’ailleurs, appelé son attention sur l’influence que les lois et l’économie du gouvernement peuvent exercer sur les mœurs des nations. Il sentit se réveiller dans son cœur ce premier besoin d’héroisme et de vertu que son père, sa patrie et Plutarque y avaient mis dans son enfance. Affligé à cette époque, plus douloureusement que jamais, d’une maladie chronique qui devait le tourmenter toute sa vie, il se dégouta du séjour de Paris et de cette vie mondaine qui exaspérait son mal. Quand ses incommodités lui permettaient de sortir, il allait se promener seul, il rêvait « à son grand systéme » et il en jetait quelque chose sur le papier à l’aide d’un livret blanc et d’un crayon qu’il avait toujours dans sa poche. Voilà comment il porta dans ses premiers ouvrages la bile et l’humeur qui l’incitaient à ce travail.

Arrêtons-nous à cette époque de sa vie ; elle n’est pas sans intérét pour le sujet qui nous occupe. Rousseau parle positivement ici d’une production assez importante, puisqu’elle l’a jeté, selon sa propre expression, « tout à fait dans la littérature ».

Cette remarque coincide avec les indices que nous fournit un fragment de préface publié par M. Streckeisen-Moultou qui, si l’on en croit l’éditeur, dont les conjectures sont parfois hasardées, aurait été écrite en réponse à une brochure de M. Bordes. Rousseau déclare, dans cet écrit, qu’il a « découvert de grandes choses » dans ses méditations solitaires ; qu’il « va reprendre le fil de ses idées », de « ce triste système, fruit d’un examen sincère de la nature de l’homme, de ses facultés et de sa destination ». « Ayant tant d’intérêts à combattre, tant de préjugés à vaincre et tant de choses dures à annoncer, » il n’a pas laissé voir dès l’abord toute sa pensée. Son discours de Dijon n’était « qu’un corollaire » de son système. Jusqu’a présent il n’avait écrit que pour ceux qui savent entendre à demi-mot. Cette fois il va écrire pour le peuple. Ces termes sont presque les mêmes que ceux dont il se sert dans une autre ébauche de préface que M. Streckeisen-Moultou publie en tête de ce qu’il appelle « les fragments » des Institutions politiques, et avec une sorte de plan écrit par Rousseau sur le revers de la feuille ou se trouve cette préface, et qui porte sans autre indication les titres suivants : Grandeur des Nations ; des Lois ; de la Religion ; de l’Honneur ; des F…  ; du Commerce ; des Voyages ; des Aliments ; Abus de Ia Société ; Culture des sciences ; Examen de la République de Platon.

Il nous semble que le ton de ces préfaces est assez en rapport avec les dispositions auxquelles fait allusion le passage des Confessions relaté ci-dessus et qui nous reporte vers les années 1751-1752 ; quant aux morceaux que M. Streckeisen a cru devoir grouper comme faisant partie des Institutions politiques, rien ne prouve qu’ils eussent plutôt cette destination que d’autres fragments, conservés à la bibliothèque de Neuchâtel et publiés dans le même volume sous d’autres rubriques. Les uns et les autres pourraient aussi bien se rattacher à la Morale sensitive dont les Confessions ont esquissé le plan, avec ce renseignement que le brouillon de cet ouvrage aurait été égaré, en partie, pendant le séjour de Rousseau à Montmorency. Ce qui nous paraît plus probable, c’est qu’une certaine portion du travail composé par Jean-Jacques à cette époque, a du passer dans le discours sur l’lnégalité : ce qui expliquerait assez bien que Rousseau n’ait pas publié l’étude qu’il annonce dans sa préface restée interrompue. Le nouveau sujet proposé par l’Académie de Dijon se trouvait étre précisément celui qu’il méditait lui-même dans ses promenades solitaires. Ses relations, à cette date, avec Condillac avaient dû lui suggérer sa théorie sur l’origine des langues, qui forme un des passages le plus intéressants du Discours sur l’lnégalité, bien que hors de proportion par son étendue avec les autres développements de cet ouvrage. Ce morceau a dû être composé avant le Discours sur l’lnégalité, d’autant plus qu’il parait n’y avoir été inséré qu’en partie, le surplus devant trouver place dans un écrit postérieur. Une autre étude, restée inachevée, nous parait dater des années 1751-1752 : c’est celle que nous avons publiée en appendice, n° ii, et qui avait pour titre : que l’État de guerre naît de l’état social. Comme on le verra par les références placées en notes de ce fragment, que nous avons collationné à la bibliotheque de Neuchaitel (fonds du Peyrou), certains passages ont été utilisés pour le Contrat social ou pour l’Émile ; d’autres renferment le germe de quelques-unes des idées les plus saillantes qui ont été développées dans le Discours sur l’lnégalité. La thèse que l’auteur y expose est bien celle de ses premiers écrits, et le style aussi bien que la composition en sont trop imparfaits pour être rapportés à une époque plus récente.

Nous avons dit que les commentateurs de Rousseau étaient très en peine pour retrouver le plan primitif des Institutions politiques. Cependant, l’auteur l’a tracé lui-même, à grands traits il est vrai et en termes assez vagues, dans la conclusion du Discours sur l’Inégalité. Qu’on lise le passage qui commence par ces mots : « Si c’était le lieu d’entrer ici dans les détails », jusqu’à ceux-ci : « C’est au sein de ces désordres et de ces révolutions », et l’on distinguera à travers la foule d’idées qui se pressent sous la plume du vif et brillant écrivain un programme immense, que, dans sa fougue première et son inexpérience, il se flattait peut-être de réaliser en un grand et unique ouvrage, mais qui, peu à peu grossi par ses recherches et ses méditations, a, depuis, donné naissance at toute une série d’écrits : l’Économie politique, la Lettre à d’Alembert, la Nouvelle Héloïse, l’Émile, et le Contrat social. Ce qui confirme ce point de vue, et ce qui montre bien aussi combien Rousseau était sincère en disant que la politique avait toujours été son sujet de prédilection, c’est qu’on rencontre des idées et des aphorismes qui s’y rapportent dans tous ses ouvrages sans exception, même dans ceux ou ces considérations sembleraient le plus étrangères[3]. Et ce fait s’explique aussi d’ailleurs par une tactique qui nous est révélée dans une des préfaces publiées par M. Streckeisen-Moultou, et où Rousseau, avec cette candeur qu’on ne rencontre que chez les débutants (preuve de plus que cette préface est fort ancienne), nous avertit que ce n’est « que successivement et pour peu de lecteurs » qu’il a développé ses idées ; qu’il a ménagé la vérité « afin de la faire passer plus sûrement et la rendre plus utile », et qu’il avait caché à ses lecteurs « le tronc » de son système, ne leur montrant et que les rameaux ».

L’Économie politique a-t-elle été composée, après ou avant le Discours sur l’InégaIité ? C’est une question qu’on a cru devoir poser, bien que ce dernier écrit ait été publié le premier. L’Économie politique a en effet paru en novembre 1755 dans le tome V de l’Encyclopédie. Cette date est fixée par une lettre de Rousseau à Vernes du 23 novembre, dans laquelle il lui annonce que ce volume parait depuis quinze jours. D’autre part, Rousseau raconte dans les Confessions qu’il avait esquissé, avant son départ de Paris pour Genève, la dédicace de son Discours sur l’InégaIité et qu’il l’acheva et la data de Chambéry (12 juin 1754). Ce n’est qu’après son retour à Paris, c’est-à-dire quatre mois plus tard, que nous le voyons corriger les épreuves de ce livre, qu’il fit imprimer en Hollande par le libraire Rey, dont il avait fait la connaissance à Genève. L’ouvrage parut en 1755, en tous cas avant le mois de juillet, car, dans une lettre à Vernes datée du 6 de ce mois, il lui dit qu’il a sans doute entre les mains cet écrit, et semble marquer de l’impatience d’en avoir des nouvelles et de connaitre l’impression des Genevois. Mais le programme de l’Académie de Dijon avait déja été annoncé en 1753, et Rousseau nous avertit lui-même qu’après avoir commencé à mettre à découvert ses principes dans la préface de Narcisse, « qui est un de ses bons écrits », il eut « l’occasion de les développer tout à fait » dans un ouvrage d’une réelle importance, c’est-à-dire dans l’Inégalité. Frappé de cette grande question, il fut surpris que l’Académie eut osé la proposer ; mais, puisqu’elle avait eu ce courage, il crut qu’il pouvait avoir celui de la traiter et il l’entreprit. Il semble donc bien que l’Économie, qui n’a paru qu’en 1755, ait été composée apres le Discours sur l’Inégalité. Mais l’ouvrage sur les Institutions politiques, dont elle est vraisemblablement extraite, était deja sur le chantier, nous l’avons vu, depuis 1751, et Rousseau nous raconte dans ses Confessions qu’il digéra « le plan déja formé » de ses Institutions, pendant son séjour à Genève en 1754, en même temps qu’il traduisait le premier livre de l’Histoire de Tacite. La question est donc douteuse. On peut dire seulement que les deux écrits qui marquent la maturité du talent de Rousseau sont, à quelques mois près, contemporains l’un de l’autre.

Quelques fragments de l’Économie politique se retrouvent dans un manuscrit autographe du Contrat social qui a été légué à la Bibliothèque de Genève par la famille Streckeisen-Moultou. Cette importante acquisition a été signalée tout d’abord dans le Journal de Genève (supplément du 14 avril 1882) par le savant professeur de cette Université, M. Ritter ; et le texte original a été ensuite publié par M. Alexeieff dans un ouvrage écrit en russe sur les idées politiques de Rousseau, que nous ne pouvons malheureusement apprécier, dans notre ignorance de cette langue, mais qui, à en juger par les références du travail et la réputation de l’auteur, mérite toute attention[4]. Depuis, ce manuscrit a été, à l’Académie des sciences morales, l’objet d’une communication de M. Bertrand[5].

Nous avons collationné avec un soin minutieux ce document à la Bibliothèque de Genève, et nous le publions en appendice, avec trois fac-similés dont le lecteur reconnaîtra l’intérêt et avec les principales variantes effacées, il est vrai, par l’auteur, mais qui permettent de mieux apprécier le travail de sa pensée et sa manière d’écrire. Ces variantes ne se trouvent pas dans le texte publié par M. Alexeieff, où nous avons relevé d’ailleurs quelques fautes de copiste, mais sans grande importance.

Ce manuscrit (de 265 millimetres sur 190), relié en maroquin rouge avec dorures au petit fer et dentelle intérieure, porte sur le plat le titre : Contrat social. Il renferme soixante-douze feuillets qui, à juger par la beaute de l’écriture et la rareté des corrections, ne peut etre qu’une mise au net[6]. Le texte n’était écrit primitivement que sur le recto, ce qui pourrait faire croire qu’il était d’abord destiné à l’impression. Comme il s’arrête au milieu d’un développement d’idées et à la fin d’une page, il est presque certain qu’une partie de ce manuscrit, plus complet et l’origine, a disparu depuis[7]. Le bas des feuillets 4 et 53, une grande partie du feuillet 5 et tout le feuillet 38 sont barrés. Les versos de la plupart des feuillets renferment des passages additionnels, d’une écriture différente de celle du manuscrit et qui paraissent d’une date postérieure[8]. Des renvois indiquent presque toujours la place ou ces passages doivent s’intercaler dans le texte ou l’accompagner sous forme de notes. Le verso des feuillets 46-51 est entièrement couvert par un texte d’une écriture plus serrée et qui déborde même sur les rectos. Ce texte renferme le brouillon du chapitre sur la Religion civile, mais il ne porte pas de titre. On y remarque de nombreuses corrections. Le verso de la derniere page porte aussi une note qui paraît être d’une autre écriture que le texte principal.

Nous nous sommes contenté ici de décrire l’aspect général du manuscrit. On trouvera dans l’appendice des renseignements plus détaillés. Il nous reste à en relater le contenu.

Le texte renferme les deux premiers livres du Contrat social et les premières lignes du troisième. Mais ce n’en est pas la reproduction exacte. C’est une ébauche qui au premier abord paraît tres différente du texte définitif. Mais une étude approfondie de ce document nous montre que ces différences se réduisent en somme à peu de chose. Elles n’impliquent, ce qui est le point essentiel, aucun changement appréciable dans les principes de Rousseau. Toutes les idées qui n’ont pas trouvé place dans le Contrat social avaient été utilisées antérieurement soit dans la politique de l’Encyclopédie, soit dans la philosophie de l’Émile, ou le seront plus tard dans la Lettre à M. de Beaumont. Les principaux changements consistent en des divisions plus nombreuses, qui rendent l’exposé plus clair et surtout dans des transpositions de texte dont on verra le détail dans l’appendice, et qui, sans altérer en rien la conception primitive, n’ont d’autre but et d’autre résultat que de présenter le système de l’auteur dans un ordre plus logique. L’ordonnance de l’ouvrage y gagne infiniment, mais les idées maîtresses restent les mêmes. Les développements sur la religion civile ont été considérablement remaniés, et une partie qui concerne les protestants en a été retranchée dans l’édition originale qui devait entrer en France. Mais l’édition sans cartons de la même date restitue la partie essentielle du fragment supprimé, et la Lettre à M. de Beaumont en reproduit le surplus. L’introduction assez longue du manuscrit a, il est vrai, disparu du texte définitif ; mais il suffit de la lire même superficiellement pour se convaincre qu’elle est d’un autre style et écrite dans un ton oratoire qui eût détonné singulièrement avec le ton didactique du reste de l’ouvrage. Toutes ces considérations sur la société générale du genre humain étaient d’ailleurs déplacées dans le Contrat social. De plus, dans ce morceau, assez médiocrement rédigé, l’auteur montrait à nu, naïvement, ses intentions, et, outre qu’il ne convenait plus à un maître de tomber dans ce péché d’écolier[9], il est clair que de tels passages à tendances trop visibles, et selon toutes probabilités d’une composition antérieure au reste du manuscrit, ne pouvaient servir d’introduction à un ouvrage auquel l’auteur voulait assurer l’autorité doctrinale que peuvent seuls revendiquer les traités d’une impartialité toute scientitique, du moins en apparence, comme ceux d’Aristote et de Montesquieu.

Rousseau a donc élaguée du Contrat social la partie de cette introduction qui n’avait pas été utilisée dans l’Encyclopédie, mais il n’en a pas pour cela renié les principes. On en retrouvera toutes les idées et même les expressions, pour peu qu’elles en valussent la peine, découpées en quelque sorte et incorporées à l’Émile, avec ce goût exquis que met l’abeille à composer son miel. Comme on pourra s’en assurer à l’appendice, le peu d’inédit qui subsiste dans le manuscrit ne sont que des redites sans importance ou de courts passages écrits pour servir de transition d’un chapitre à l’autre et qu’il n’y avait plus lieu de conserver dans le texte définitif.

Peut-on assigner une date précise à ce manuscrit ? De ce que certains passages assez importants ont passé, comme nous l’avons vu, dans l’Économie politique, on pourrait étre tenté de conclure qu’il est d’une date antérieure à ce dernier ouvrage et que nous nous trouvons en présence du travail commencé en 1751, et continué plus tard à Genève en 1754, apres l’achèvement du Discours sur l’Inégalité. Ce qui viendrait à l’appui de cette hypothèse, c’est que les passages du manuscrit insérés dans l’Économie politique y ont été reproduits avec des modifications légères, il est vrai (voir l’appendice), mais qui peuvent et doivent, à notre avis, étre considérées comme de véritables corrections. Cependant cette preuve ne nous paraît pas absolue. Il se peut qu’à un certain moment Rousseau ait songé à refondre dans le Contrat social quelques passages fort beaux de l’Économie, alors que ce travail, perdu dans le vaste recueil de l’Encyclopédie, était resté inconnu à l’immense majorité du public, et avant la réimpression qui en fut faite en 1758 par Duvillard à Lausanne, à l’insu de l’auteur et, semble-t-il, contrairement à ses intentions.

Peut-être à son arrivée à Montmorency, en 1756, alors qu’il rangeait ses papiers, ses paperasses, pour me servir de son expression, et se traçait tout un programme de travail, avait-il mis au net ce qui existait de ses Institutions politiques, cet ouvrage qu’il méditait depuis si longtemps, qui devait mettre le sceau à sa réputation, mais qui n’était encore guere avancé, bien qu’il y eut déja cinq ou six ans qu’il y travaillât. En recopiant et en rajustant les membres épars, les pages qui plus tard, détachées des Institutions, devaient former le Contrat social, il avait pu y comprendre les passages déja parus dans l’Économie sous leur forme primitive et sans y noter les légeres corrections qu’il y avait faites en corrigeant les épreuves de l’article en composition pour l’Encyclopédie[10]. Cette conjecture en vaut une autre, mais ce n’est qu’une conjecture, et il est d’autant moins possible de formuler une appréciation sinon certaine, au moins vraisemblable, sur la date où le manuscrit de Genève a été rédigé, que ce document tel que nous le connaissons, étant incomplet, ne nous donne pas une idée exacte de l’état d’achèvement du Contrat social au moment de la mise au net.

Car il ne faut pas oublier que l’écrit que nous possédons sous ce titre n’a été pendant longtemps qu’un fragment de l’ouvrage bien plus étendu qui devait porter le nom d’Institutions politiques. Ce qui serait intéressant à connaître, c’est moins la date de composition du manuscrit que celle des divers morceaux dont il est formé. À quel moment précis Rousseau abandonna-t-il son vaste projet pour se restreindre aux proportions plus modestes, mais peut-être plus efficaces, des Principes du droit politique, et quel devait étre le plan de ce nouvel ouvrage ? C’est ce qu’il nous faut maintenant examiner.

Nous avons montré Rousseau, à son arrivée à Montmorency, passant la revue des ébauches qu’il avait sur le chantier, parmi lesquelles les Institutions politiques tenaient le premier rang. Mais il ne songea pas tout d’abord à y travailler. « Une autre entreprise à peu près du même genre, mais dont le projet était plus récent » l’occupait davantage en ce moment, c’était l’Extrait des ouvrages de l’abbé de Saint-Pierre, dont les manuscrits lui avaient été confiés par le neveu de l’écrivain. Le travail était ingrat, et Rousseau s’en dégoûta bientôt. Il se borna à en tirer deux analyses, l’une sur le Projet de paix perpétuelle, l’autre sur la Polysynodie. Comme il nous le dit lui-même, il ne se réduisait pas, dans ce travail, à la simple fonction de traducteur et il comptait bien faire passer d’importantes vérités sous le manteau de l’abbé de Saint-Pierre plus heureusement que sous le sien.

Dans ce commerce avec l’abbé de Saint-Pierre, Rousseau n’était pas infidèle à la politique, son occupation favorite. En effet, la Polysynodie traite de l’organisation administrative et le Projet de paix perpétuelle des relations d’État à État. Cette matière rentrait dans le plan des Institutions et même du Contrat. Quelques morceaux déjà préparés pour les Institutions purent entrer dans les Extraits de l’abbé de Saint-Pierre ; de même que d’autres idées jetées sur le papier, à l’occasion de ce travail, purent être réservées pour le Contrat. Il faut noter ici que, dès cette époque, Rousseau était en pleine possession de ses théories de l’optimisme et de la religion civile, comme le montre sa belle et importante lettre à Voltaire qui est du 18 août 1756.

Les occupations studieuses de Rousseau subirent un temps d’arrêt, lors de sa brouille avec Mme d’Epinay et avec Diderot ; et à ce moment, sa passion pour Mme d’Houdetot tourna son esprit vers des sujets moins austères et plus romanesques. Cependant, dans la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, dont la préface est datée du 20 mars 1758, il traite de sujets analogues à ceux qui devaient figurer dans les Institutions, si nous considérons comme le plan de cet ouvrage, le passage déjà signalé par nous et qui termine le Discours sur l’Inégalité. Il y est question notamment du point d’honneur, des arts inutiles, des arts pernicieux, des distinctions, de Ia richesse, qui en donnant à la société un air de concorde apparente y sèment un germe de division réelle. Certaines maximes politiques éparses dans la Lettre sur les spectacles réapparaitront dans le Contrat reproduites textuellement ou avec des changements de forme sans importance.

L’Héloïse, à laquelle Rousseau se consacra ensuite tout entier, est sans doute une œuvre d’imagination ou il s’est plu à peindre sa passion pour Mme d’Houdetot avec des accents d’une sincérité pénétrante et ce sentiment exquis des beautés de la nature qui devait donner, non seulement à notre littérature et à celle des pays étrangers, mais aussi à nos goûts et à nos penchants à tous, une orientation nouvelle. Et rien qu’à ce point de vue, l’Héloïse demeure (qu’on nous permette cette expression déjà un peu démodée) un document humain de premier ordre. Mais en dehors méme de cet élément d’intérêt, elle nous présente de charmantes peintures des mœurs vaudoises, des salons de Paris et surtout de la Parisienne dont les qualités et les défauts sont analysés, en traits délicieux, avec une sagacité profonde et une connaissance raffinée du cœur humain. Remarquons aussi, en passant, qu’il se trouve dans ce livre unique un chapitre sur l’éducation, vraiment admirable et qui devrait être reproduit à la suite de toutes les éditions de l’Émile.Toutes ces pages de l’Héloïse, si neuves alors, si intéressantes encore aujourd’hui pour l’histoire des mœurs, temoignent bien que Rousseau, alors qu’il semble livré à l’ivresse de sa passion et à une sorte de débauche intellectuelle dont il parle avec un plaisir mêlé de honte dans ses lettres à M. de Malesherbes, n’a pas perdu pied, et qu’il s’est maintenu dans le courant de ses reflexions habituelles. Ce qui le prouve, d’ailleurs, c’est que, l’Héloïse une fois achevée, il s’attela à l’Émile, commencé depuis longtemps, et qu’il poussa fort loin en peu de temps. Il avait dû quitter l’Hermitage pour s’établir chez le duc de Luxembourg ; mais, bien que fêté et choyé au possible par la famille et l’entourage de son nouvel ami, il se lassa vite d’un état brillant, mais précaire, qui le mettait à la discrétion d’autrui ; et malgré son insouciance naturelle, il fit un énergique effort pour se créer une situation indépendante. Déjà le produit de la Lettre à d’Alembert, de la Nouvelle Héloïse et celui qu’il devait tirer de l’Émile formait les éléments d’un petit capital. Pour grossir cette somme, il résolut de terminer ses autres ouvrages. L’examen qu’il fit de ses Institutions politiques le convainquit que cet écrit demandait encore plusieurs années de travail suivi. Aspirant au repos et l’esprit épuisé et comme vidé par le labeur des dernières années, il n’eut pas le courage de réaliser son plan primitif. Renonçant donc aux Institutions, il résolut d’en tirer ce qui pouvait se détacher, puis de brûler tout le reste, et poussant ce travail avec zèle, sans interrompre celui de l’Émile, il mit en moins de deux années la dernière main au Contrat social.

Ce renseignement des Confessions, d’après lequel la refonte commencée en 1759 dut être achevée en 1761, nous est confirmé par une lettre de Rousseau du 9 août 1761, dans laquelle il entre en pourparlers avec le libraire Rey[11] d’Amsterdam, pour l’impression de son Traité de droit politique qui est « au net et en état de paraître. » Dans la même année notre auteur annonce à son ami Roustan qu’il fait imprimer en Hollande et qu’il corrige les épreuves d’un petit ouvrage qui a pour titre : le Contrat social ou Principes du droit politique, lequel est extrait d’un plus grand ouvrage intitulé : Institutions politiques entrepris il y a dix ans, et abandonné depuis[11]. Ces dix ans, remarquons-le, nous reportent 17151-1752, c’est-à-dire à l’époque où, Rousseau, sur le témoignage des Confessions, déjà rappelé par nous, faisait de grandes promenades pour soulager ses maux, et jetait sur le papier les premières esquisses de son grand système[12] ». Le manuscrit du Contrat terminé, Rousseau l’envoya au libraire Rey, d’Amsterdam, en fixant le prix à mille francs, qui lui furent accordés[13]. Ce fut Duvoisin, ministre du pays de Vaud, qui se chargea de cette commission. Rousseau nous raconte dans ses Confessions que le manuscrit, qui faillit même être perdu, était écrit en menu caractère et fort petit. Il ne saurait donc être confondu avec celui de Genève, d’assez grand format, et qui, d’ailleurs (on le voit à l’examen) n’a jamais traîné dans une imprimerie. Rousseau, comme nous l’apprend sa correspondance avec Rey, tenait beaucoup a ce que « son cher » Contrat parut avant l’Émile, de peur que le succès du grand ouvrage n’étouffât celui du petit. Dans la correction des épreuves il se montre préoccupé des moindres détails. Il trouve le format trop large pour sa longueur, le titre trop confus, il n’aime pas les réglettes à fleurons qui séparent le texte des notes. Rey lui a proposé de reproduire sur le feuillet de titre la vignette du Discours sur I’Inégalité ; il répond qu’il l’acceptera au besoin, mais qu’il s’y trouve une grosse joufflue de Liberté à l’air bien ignoble ; le graveur ne pourrait-il par une retouche lui donner « un peu plus de dignité » ? Rey, toujours docile, fait exécuter une nouvelle vignette. Mais l’incident le plus grave est la suppression successive sur l’épreuve imprimée d’une note sur les protestants et d’une autre sur le mariage civil, qui lui avait été substituée ; l’auteur se décide par prudence à les retrancher toutes deux. Enfin, le 11 mars 1762, il renvoie les dernières épreuves corrigées.

En avril, le Contrat social était imprimé. Rousseau l’annonce à son ami Moultou, à qui il en envoie douze exemplaires à distribuer. Cependant le gros de l’édition ne put pénétrer en France. Envoyé par bateau à Rouen, il fut saisi, et Rey eut grande peine à se le faire restituer. Grimm nous apprend dans sa Correspondance (juillet 1762) que « l’on a pris des mesures si justes à la poste que ceux qui ont fait venir le livre par cette voie en ont été pour leurs frais et leurs peines, et qu’à moins d’aller le chercher en Hollande et de le faire entrer dans sa poche, il n’est pas trop possible de l’avoir ». De même Diderot, dans sa lettre à Sartine sur le commerce de la librairie (qui est de 1767), constate que la police a tout mis en œuvre pour étouffer le Contrat social ; mais il ajoute, détail piquant, que cet ouvrage imprimé et réimprimé s’est distribué plus tard pour un petit écu sous le vestibule même du palais du souverain.

On sait qu’un décret contre l’Émile obligea Rousseau à quitter précipitamment la France. Cet ouvrage et le Contrat social furent également saisis et condamnés par ordre du magistrat de Genève. Rousseau, dans une lettre à Moultou du 30 mai 1762, nous écrit que « Genève est la seule ville où Rey n’ait pu en négocier des exemplaires, pas un seul libraire n’ayant voulu s’en charger ». L’intolérance est la même partout. Elle n’épargne pas les meilleurs. Rousseau devait être persécuté par les protestants comme Spinoza par les juifs, comme Fénelon par les catholiques.

Ce livre si terrible, que Rousseau signale avec une sorte de mystère à Moultou et à Roustan comme un secret dont il n’a jamais parlé à personne, n’était cependant autre que celui dont l’auteur nous dira ailleurs, semblant se contredire lui-même, que tout ce qu’il contenait de hardi se trouvait déjà dans le Discours sur l’inégalité. Il serait intéressant de savoir quel était l’état d’avancement de la partie des Institutions qui est devenue le Contrat social, au moment où Rousseau se décida à en faire un traité à part. Le manuscrit de Genève ne nous fournit pas de renseignement précis à cet égard, car il ne renferme plus qu’une partie des feuillets qui le composaient à l’origine. Il est clair que ce morceau était alors assez avancé, puisque Rousseau qui voulait aboutir y aperçut de suite les éléments d’un volume à terminer assez promptement. D’autre part, la besogne restait assez considérable, puisqu’il prit deux ans à la mettre au point. Il est vrai qu’il travaillait en même temps à l’Émile. Nous trouvons une indication précieuse à ce sujet dans les quelques pages de ce dernier ouvrage qui présentent un résumé du Contrat social. La publication de l’Émile, qui fut ensuite retardée par diverses circonstances trop longues à rappeler ici et sans intérêt pour la question qui nous occupe, devait précéder celle du Contrat social : c’est ce qui explique une note de la fin du cinquième livre, ou il est dit que les propositions qui viennent d’y être développées sont, pour la plupart (notons ce mot), extraites du Contrat social, lequel est lui-même extrait d’un plus grand ouvrage entrepris sans consulter les forces de l’auteur et abandonné depuis longtemps. Et la note ajoute : « Le petit traité dont c’est ici le sommaire sera publié à part. » Il semble bien résulter de ce passage qu’au moment ou il a été composé, Rousseau avait déjà arrêté le plan et même choisi le titre du Contrat social, mais que son travail, quoique fort avancé, n’était pas encore en état de paraître.

Or l’examen du sommaire, publié dans l’Émile, nous montre qu’il n’y est pas question des matières contenues dans le dernier livre du Contrat, du moins de la partie principale qui concerne le Droit public de Rome, et la Religion civile. D’autre part, on y fait la comparaison des sociétés, les unes fortes et les autres faibles, s’attaquant et s’entre-détruisant, et qui gardent dans leurs rapports l’indépendance de la nature ; ce qui donne lieu à se demander, dit l’auteur, si les individus soumis aux lois ne restent pas exposés à la fois aux maux de l’état de société et à ceux de l’état de nature, sans en avoir les avantages, et s’il ne vaudrait pas mieux qu’il n’y eût point de société civile au monde que d’y en avoir plusieurs. D’où l’utilité d’établir des associations fédératives qui pussent étendre leur action commune sans nuire au droit de la souveraineté de chaque État.

Enfin, il y aura lieu, est-il dit dans ce même sommaire, de poser les véritables principes de la guerre et de montrer pourquoi Grotius et les autres n’en ont donné que de faux. L’auteur de l’Émile rappelle ici que l’abbé de Saint-Pierre avait proposé un projet d’union de tous les États de l’Europe pour maintenir entre eux une paix perpétuelle ; et une note, ajoutée sans doute au moment où il corrigeait les épreuves de ce passage, est ainsi conque : « Depuis que j’écrivais ceci, les raisons pour ont été exposées dans l’extrait de ce projet ; les raisons contre, du moins celles qui m’ont paru solides, se trouveront dans le recueil de mes écrits à la suite de ce même extrait. » Ne pourrait-on pas inférer de ces diverses citations une série d’hypothèses assez vraisemblables ? 1o Que d’abord Rousseau avait conçu l’idée de développer dans le Contrat social le système fédératif et qu’il y a renoncé ensuite, mais qu’il faut chercher dans la Paix perpétuelle une partie de ses idées sur cette importante question ; 2o Qu’il se proposait également de donner plus d’étendue à la théorie du droit de guerre, mais qu’il s’est réduit au chapitre qui lui est consacré dans le Contrat social, où il se contente de prouver la nécessité d’une convention pour constituer l’état social ; 3o Que le morceau qui avait pour titre « Que l’état de guerre naît de l’état social », et que nous publions à l’Appendice avec d’autres fragments relatifs au même sujet, copiés par nous sur deux manuscrits de Rousseau, a la bibliothèque de Neuchâtel, devait peut-être originairement, dans la pensée de Rousseau, trouver place dans le Contrat social, mais qu’il se rattache certainement au plan primitif des Institutions politiques à plus juste titre que bien des morceaux publiés par M. Streckeisen-Moultou. Enfin il nous parait très probable que les chapitres sur les comices, sur la censure, sur le tribunat, en un mot, sur le système législatif de Rome, en même temps que le chapitre sur la religion civile, ont occupé principalement Rousseau au moment de la refonte du Contrat, dans les années 1759-1761. Cette religion civile, c’est, d’ailleurs en fait, la profession de foi du Vicaire savoyard, incorporée au pacte social.

Ce qui nous "confirme dans notre opinion, c’est une lettre adressée (le 26 mars 1761) à Dutens, à qui il venait de vendre sa bibliothèque, et où il lui mande « qu’il y a encore quelques livres qui reviennent à la masse, entre autres l’excellente Histoire florentine de Machiavel, son Discours sur Tite-Live et le Traité de Legibus romanis de Sigonius ». Or il se trouve, comme on le verra dans notre commentaire, que c’est précisément à Machiavel et à Sigonius, jurisconsulte et historien très célèbre du XVIe siècle siécle, que Rousseau a emprunté quelques-uns des principaux aperçus qu’il a développés dans le dernier livre du Contrat social.

Il ne faut donc pas s’étonner qu’une même association d’idées ait réuni ces deux écrivains dans l’esprit de Rousseau[14].

En somme, et sans vouloir rien affirmer, nous croyons pouvoir résumer ainsi cette longue discussion et formuler les conclusions les plus vraisemblables qui s’en dégagent :

C’est dans la péroraison du Discours sur l’Inégalité qu’il faudrait chercher le plan primitif des Institutions politiques.

C’est vers 1751 que Rousseau a conçu l’esquisse de ces Institutions et en a rédigé, par morceaux détachés, les premières idées. Il y travaillait dans sa ville natale en 1754. Il est possible qu’il ait mis au net à son arrivée à l’Ermitage, en 1756, les fragments déjà composés de cet ouvrage ; on peut se demander si cette mise au net est le manuscrit de Genève, ou si ce manuscrit existait avant la composition de l’Économie politique, ou encore s’il date de 1759, époque à laquelle Rousseau a commencé la refonte du Contrat sociaI ; mais il est certain que les idées développées dans le manuscrit de Genève ont été toutes reproduites dans le Contrat social ou dans les autres écrits de Rousseau. Ce manuscrit ne nous apprend rien sur les principes de Rousseau qu’on ne puisse déjà inférer du recueil général de ses écrits ; mais il est curieux et intéressant en ce qu’il nous initie aux procédés de style et de composition de l’illustre écrivain[15].

Le manuscrit, qui avait pour titre « Que l’état de guerre naît de l’état social », est important pour l’intelligence du plan primitif des Institutions politiques et peut-être du Contrat social ; il complète heureusement une des lacunes de cet ouvrage.

Il est vraisemblable que Rousseau avait conçu d’abord le Contrat, même détaché des Institutions, et formant un ouvrage spécial sur un plan plus étendu que celui auquel il l’a finalement réduit, et qu’il se proposait d’y formuler la théorie du droit de guerre et d’y exposer sur le système fédératif des idées qui ont trouvé place en partie dans les Extraits de l’abbé de Saint-Pierre. C’est d’ailleurs, le programme nettement indiqué dans le chapitre qui sert de conclusion au Contrat social.

Il parait établi que Rousseau n’a pas travaillé au Contrat social depuis son arrivée à Montmorency jusqu’en 1759 et que le livre quatre et dernier l’a occupé principalement pendant les deux années qu’il a mis à refondre cet écrit.

Il ne faudrait pas conclure de ces réflexions que je méconnaisse la valeur du manuscrit du Contrat social ni l’intérêt des publications de M. Streckeisen-Moultou. Ces documents seront très utiles pour l’édition générale et raisonnée des œuvres de Rousseau qui se fait encore attendre, bien qu’il ne manque pas, à Genève en particulier, d’érudits capables de la mener à bonne fin. D’autre part, le manuscrit du Contrat social, une fois entré dans le domaine public, a réveillé les études sur Rousseau et sur ses principes politiques ; les parties de ce manuscrit qui diffèrent du texte imprimé du Contrat ont appelé l’attention sur certaines idées de Rousseau contenues dans d’autres écrits de cet écrivain, mais qui n’y avaient pas été assez remarquées. Même on en a pris texte pour formuler certaines théories, à notre avis des plus fantaisistes, sur l’origine de ces idées ; on est remonté aux sources de la Constitution de Genève, et on a voulu voir dans quelques termes habilement rapprochés d’un article des franchises anciennement accordées a la cité par l’évêque Adhemar Fabri le point de départ du Contrat social ; comme si tout le système de Rousseau sur la souveraineté n’était pas en germe dans les ouvrages d’une foule de jurisconsultes qui ont écrit sur le droit naturel, et que Rousseau avait étudiés à fond très longtemps avant d’avoir été initié aux mystérieuses origines de la Constitution de Genève. Les Genevois, gens subtils, se plaisent parfois à ces ergoteries ; ils ont assez d’autres mérites pour qu‘on puisse leur passer ce léger travers.

Ce n’est pas à dire que Rousseau, en écrivant sur la politique, n’ait pas toujours eu sa patrie sous les yeux et n’ait voulu corriger les abus qui s’étaient glissés dans son gouvernement ; on voit bien le contraire, notamment à l’importance qu’il attache aux assemblées périodiques, en vue de conserver intact le principe de la souveraineté populaire.

Pour nous, en dehors des questions de composition et de style, ce qui nous parait le plus intéressant dans le manuscrit de Genève ce sont les tâtonnements que l’auteur y trahit dans le choix du titre de son ouvrage.

Plusieurs intitulés sont successivement écrits puis effacés en tête de ce manuscrit. Le premier adopté est Contrat social, il est ensuite rayé et remplacé par celui de la Société civile ; puis le terme de Contrat social est rétabli, avec un sous-titre qui subit à son tour plusieurs modifications ; l’auteur hésite entre : Essai sur la constitution de l’État, Essai sur la formation du Corps politique, Essai sur la formation de l’État, Essai sur Ia forme de la République, autant de versions qui feront place à une nouvelle qui ne se trouve pas dans le manuscrit, et qui, on le sait, est celle de Principes du droit politique. Nous avons cru devoir publier en fac-similé ces curieuses variations, qui semblent montrer non pas que l’idée du Contrat n’a pas chez Rousseau toute l’importance qu’on lui attribue d’ordinaire, mais qu’il ne trouvait peut-être pas bon de souligner trop ses intentions. Cette particularité du manuscrit de Genève montre assez que cette étude des originaux n’est pas sans intérêt et qu’on peut y faire des découvertes piquantes sur Rousseau. Comme nous en avertit judicieusement le savant professeur Ritter, il y a encore de riches filons à explorer ; bien des pièces curieuses le concernant doivent se cacher dans les archives domestiques. Mais, à notre avis, c’est surtout dans la correspondance des hommes célèbres qu’il faut chercher des renseignements inédits. Quant aux œuvres proprement dites, du moins celles qui ont été publiées par l’auteur, il faut se montrer très réservé, en particulier quand il s’agit de fragments et de morceaux isolés. Nous découvrons sur un manuscrit des lignes jetées à la hâte, a la plume ou au crayon : est-ce à dire qu’elles expriment toujours la pensée de celui qui les a écrites ? Savons-nous d’où elles viennent et où elles tendent ? et si ce sont de simples notes, des idées étrangères transcrites au hasard des lectures, ou des pensées personnelles et originales ? Telle phrase, improvisée de la sorte, peut fort bien formuler une opinion qu’on ne partage pas et même qu’on se propose de réfuter.

L’inédit est parfois curieux, mais n’est pas toujours probant. Il faut en user, comme de tout ce qui amuse, avec prudence et circonspection[16].

On fait la chasse à l’inédit pour interpréter la pensée de Rousseau. Mais cette pensée est-elle si peu nette qu’on ait besoin de verres grossissants pour l’examiner ? Il est peu d’écrivains qui aient écrit avec plus de clarté que Rousseau ; il n’en est pas un (sauf peut-être Hobbes) qui ait répété plus souvent les mêmes idées. Avant de solliciter de pièces d’une provenance douteuse, ou de témoins sujets à caution[17], certaines explications, demandons-nous d’abord si ces explications étaient nécessaires. En ce qui concerne le Contrat social, nous possédons, comme documents authentiques et signés de Rousseau en toutes lettres, l’édition originale d’abord, puis celle publiée en 1782 par ses respectables amis, avec les quelques notes ajoutées par l’auteur et dont la destination est formellement indiquée par lui dans des notes manuscrites que nous avons vues à la Bibliothèque de Neuchâtel ; nous avons en outre le sommaire du Contrat social dans le cinquième livre de l’Émile, la défense et l’exposé de ce même Contrat dans la première et dans la sixième Lettre de la Montagne et sa première ébauche dans le Discours sur l’inégalité : ce sont là les sources principales, mais sur des points spéciaux il n’est peut-être pas un seul écrit de l’auteur avoué par lui et publié de son vivant où l’on ne trouve des commentaires nets, précis, lapidaires de son système en général et de chacune de ses idées en particulier. Nous avons lu et relu à plusieurs reprises, à cette intention, l’Économie politique, le Gouvernement de Pologne, les Extraits de l’abbé de Saint-Pierre, la Lettre à d’Alembert, toutes les Lettres de la Montagne et celle à M. de Beaumont, la Nouvelle Héloïse, le Discours sur les sciences et les arts et les écrits polémiques que les diverses réfutations de cette brochure ont provoqués de la part de Rousseau, sans parler des Confessions et de la Correspondance, et à chaque fois nous y avons trouvé des passages qui nous avaient échappé à un premier examen et qui éclairaient d’un jour nouveau des points de détail et quelquefois des questions importantes. Le nombre de ces passages est si grand qu’il nous a fallu faire un choix pour n’en pas rendre la lecture fastidieuse. Avant de juger le Contrat social, étudiez donc le commentaire perpétuel qu’en donnent les écrits mêmes de l’auteur. La présente édition, tout imparfaite et abrégée qu’elle soit offrira un aperçu de ce que pourrait être un travail plus approfondi, conçu sur ce plan et dans cet esprit.

Mais, si clair, si lumineux qu’ait été Rousseau, il n’a pas tout dit ou plutôt il n’a pu tout dire. On oublie trop, en appréciant ses œuvres comme toutes celles, d’ailleurs, qui ont été publiées sous un gouvernement arbitraire, qu’on ne peut, surtout lorsqu’il s’agit de livres qui touchent aux questions les plus délicates de la politique et aux bases fondamentales de la société et des institutions, leur appliquer les mêmes règles d’interprétation qu’à nos écrits contemporains rédigés sous un régime de libre publicité et de libre discussion. Certes, si un écrivain fut courageux, ce fut Rousseau, et le procureur Tronchin, en demandant à regret, semble-t-il, la condamnation de l’Émile et du Contrat, reproche à leur auteur comme un acte d’une imprudence inouïe et d’une hardiesse presque folle d’avoir signé de son nom ces œuvres subversives. Voltaire était plus prudent et put vivre tranquille à Genève et y écrire ses pamphlets qui sentaient le plus le fagot, en flattant les Genevois et en s’en moquant. Rousseau, lui, ne jouait pas au grand seigneur, il n’eût pas su le faire. Fils d’artisan, il affiche dans ses écrits la franchise d’un homme du peuple ; il a des brutalités de langage auxquelles il semble même se complaire. Malgré tout, vivant en France, il nous dit lui-même qu’il s’est cru tenu à des précautions ; il a renoncé à extraire les œuvres de l’abbé de Saint-Pierre, parce qu’elles étaient pleines d’observations critiques sur le gouvernement de France. C’était naturel, puisqu’il s’agissait des œuvres d’autrui ; mais pour les siennes mêmes, bien qu’il se soit toujours fait une règle d’honneur de parler « pour le bien commun, sans souci du reste », il reconnaissait que l’hospitalité française l’obligeait, lui étranger, à garder certains ménagements et à écrire ses livres avec plus de retenue ; c’est aussi pour ce motif qu’il signait tous ses ouvrages J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, pensant expliquer et se faire pardonner la liberté de sa plume par la raison qu’étant né dans une république, il était bien naturel qu’il exprimât des idées républicaines ; c’est l’argument qu’il oppose, très fièrement, du reste, à Mme  de Créqui, qui lui reprochait les hardiesses du Discours sur l’lnégalité.

Je semble ici me contredire, alors qu’en réalité je ne fais que compléter ma pensée. Rousseau a toujours parlé clairement ; il n’a jamais dissimulé ses doctrines, ni même les conclusions les plus hardies qu’on en pouvait tirer ; ces conclusions sont écrites dans ses écrits ; mais il faut les chercher. Il ne les a pas présentées avec la rigueur d’un syllogisme, il montre les rameaux de ses idées, mais il en cache le tronc. Parfois même, il fait aux puissants du jour des politesses de forme qu’il ne faudrait pas prendre au sérieux. Surtout, il a renoncé de bonne heure à la satisfaction juvénile de faire parade de ses intentions. Reconnaissons enfin que ce sont ses intentions qui sont le principal mystère de son œuvre ; le raisonnement chez lui n’a qu’une valeur secondaire et accessoire ; c’est le moyen dont il se sert pour aller à son but et ce but c’est la révolution.

Rousseau était vraiment un homme de foi ; à elle seule, la très curieuse variante relevée par nous dans sa célèbre lettre au marquis de Mirabeau suffirait à le prouver[18] ; républicain, il l’est, il l’a toujours été, et malgré les déboires d’une vie agitée, il le sera jusqu’à son dernier souffle. Il ne veut pas seulement maintenir la république dans sa patrie. Il veut l’établir en France, et partout ; oui, l’établir par la force, car c’est le seul moyen de triompher de la coalition éternelle des intérêts et des préjugés.

Le raisonnement est un outil flexible qui se prête à tous les usages qu’en fait un dialecticien habile. Rousseau s’en est aperçu en lisant Hobbes, en s’indignant contre lui avec délices, en s’efforçant, dans une escrime de plume acharnée dont ses manuscrits portent la trace, de jouter contre ce rude adversaire. Pourtant, Hobbes avait de bonnes intentions, lui aussi ; il voulait établir la paix religieuse, ce qui, pour son temps surtout, déchiré par les guerres civiles, était un grand bienfait ; dans ce but, il fait appel au souverain, à cette puissance absolue d’un homme ou d’une assemblée, à ce Léviathan, à ce Dieu mortel, pour museler l’intolérance des sectes et la fureur des factieux. Mais cette autorité sans bornes, qui devait rendre les hommes heureux, les a faits esclaves. La doctrine de Hobbes, interprétée par les gens d’église, est devenue, comme la satyre de Machiavel, une arme nouvelle entre les mains des tyrans. Pourquoi ? parce que la monarchie existait partout de fait et que cette puissance que Hobbes (il le dit formellement) conférait aussi bien aux républiques qu’aux monarchies, n’avait pu servir qu’à ces dernières et les fortifier. C’est donc la monarchie, la monarchie de droit divin, qu’il fallait tuer. Comment ? Par quels arguments ? Rousseau s’est servi d’un moyen à sa portée, celui de la convention. Il a ramassé ce lieu commun qui traînait partout ; il a montre avec une clarté saisissante et une vigueur de raisonnement incomparable que si cette convention originaire était unique, elle devait destituer le pouvoir royal de sa légitimité et réduire le monarque au rôle d’officier du peuple souverain. Le système était simple, d’une simplicité presque enfantine, mais la tactique était profonde ; son instinct de conspirateur solitaire avait bien servi Rousseau ; cette bombe mystérieusement enveloppée, qu’il plaçait à la base de l’ordre social, contenait un explosif assez puissant pour faire éclater l’ancien régime.

Mais la royauté renversée, l’église restait debout sur ses ruines. Rousseau a mesuré la force de cette puissance ; aussi, ne l’attaque-t-il pas de front comme les encyclopédistes et comme Voltaire ; il sait trop bien quel serait le résultat de cette lutte inégale. Mais il a compris tout le parti qu’ont su tirer les prêtres en mêlant adroitement l’idée de Dieu à celle de la religion et en faisant participer leurs pratiques superstitieuses de tout le respect que les hommes témoignent partout à l’Être suprême. C’est cette confusion qu’il veut faire cesser ; il proteste de sa vénération pour la divinité, mais il attaque ses ministres ; il se prosterne devant sa majesté, mais il renverse ses autels ; il réduit le culte aux simples termes d’un serment civique et d’une profession de foi morale. Dieu n’est plus qu’un prince sans État que la loi a détrôné et, comme Platon le poète, Rousseau reconduit Jésus, couronne de fleurs, aux frontières de sa République.

Nous ne jugeons pas ici les idées de Rousseau. Nous essayons de les expliquer, à notre manière, après avoir fait connaitre ses intentions telles qu’elles nous apparaissent, et laissé entrevoir ce qui ressortira plus clairement de notre commentaire, à savoir que l’idée, du Contrat est moins pour lui une vérité philosophique, ou une loi de l’histoire, qu’une arme capable de détruire l’Église et la Royauté. Esquissons a grands traits le raisonnement qui se cache, comme un homme armé, dans ce cheval de Troie du Contrat social.

L’homme naît libre, d’un naturel pacifique et ami du repos ; pour s’assurer la jouissance paisible de ses biens, il a renoncé autrefois à son indépendance, en contractant une société. Par ce pacte, il ne voulait pas aliéner sa liberté, mais seulement garantir l’ordre social, ce droit sacré qui sert de base a tous les autres. Des circonstances, trop éloignées pour être déterminées exactement, l’ont rendu esclave et ramené par suite à l’état de nature ; le pacte primitif qui le liait se trouve rompu. Que fera-t-il ? Un être vraiment heureux serait un être solitaire. Mais Dieu seul jouit du bonheur absolu. Nous dépendons des choses et même, en fait, des hommes, de nos parents, aussi longtemps, du moins, que leur aide est nécessaire a notre conservation. Des besoins communs et le sentiment de misères communes nous rendent sociables et nous rapprochent de nos semblables. Or c’est de l’état politique, que l’homme préférera, que doit dépendre son bonheur ; il sera tel que le gouvernement de son choix l’aura fait. Le Contrat social, seul pacte légitime, établit la souveraineté de la loi sur tous les citoyens en général et sur chaque citoyen en particulier. Cette souveraineté est inaliénable et indivisible. Elle ne peut se transmettre ni se partager ; tous sont égaux pour toujours et solidaires les uns des autres. Dans cet état, l’homme ne peut conserver la primauté des sentiments primitifs, il est avant tout citoyen. La volonté générale est armée d’une force supérieure à toutes les volontés particulières pour prévenir le désordre et les vices qui naissent très vite dans une société mal ordonnée.

Mais cette volonté générale, qui est la puissance législative, a besoin d’un instrument qui la mette en mouvement, c’est-à-dire d’une puissance qui serve d’intermédiaire entre les sujets et le souverain et soit chargée de l’exécution des lois et du maintien de la liberté tant civile que politique. C’est le gouvernement. L’acte qui constitue le gouvernement n’est pas un contrat, c’est une délégation de pouvoir législatif qui est toujours révocable.

Le même gouvernement ne convient pas à tous les peuples ; mais, comme mille événements peuvent changer la composition des États, non seulement différents gouvernements peuvent être bons à divers peuples, mais au même peuple en différents temps.

Pour que l’activité du gouvernement soit la plus grande possible, il faut que la force réprimante augmente à mesure que le peuple est plus nombreux. La monarchie qui est le gouvernement d’un seul, parait donc plus convenable, à ce point de vue, aux grands États, mais l’exercice du pouvoir rend les rois méchants et d’ailleurs ils ne gouvernent pas par eux-mêmes mais par leurs officiers presque toujours incapables ou corrompus.

Reste l’aristocratie. Ce gouvernement, tel que Rousseau le définit, est celui ou il y a plus de simples citoyens que de magistrats ; de même que la démocratie peut se resserrer jusqu’à la moitié ou embrasser tout le peuple, l’aristocratie peut du plus petit nombre s’étendre jusqu’à la moitié.

Il y a trois sortes d’aristocratie : naturelle, élective, héréditaire ; la première, celle de Page, ne convient qu’à des peuples simples ; la troisième est le pire de tous les gouvernements ; la deuxième est le meilleur, c’est l’aristocratie proprement dite.

Le souverain dont la force réside dans la puissance législative, n’agit que par des lois et, pour qu’il fasse connaitre sa volonté authentique, il faut que le peuple soit assemble. Ces réunions doivent être périodiques et à des dates fixes qui rendent toute convocation inutile. La souveraineté ne peut être représentée. Elle ne peut pas l’être plus par des députés que par un roi. Un peuple qui nommerait des députés ne serait libre qu’au moment de l’élection. Mais pour que le peuple puisse ainsi se réunir, et que le souverain conserve l’exercice propre de ses droits, il faut des cités très petites, et ces cités pourraient être exposées aux attaques des grands États, et seraient bientôt subjuguées. Car alors même que les citoyens sont dans l’état civil, les peuples restent entre eux dans l’état de nature.

Ce péril sera prévenu par le système fédératif qui permettra de joindre la puissance extérieure d’un grand peuple à la police et au bon ordre d’un petit État.

Ce système assurerait une paix perpétuelle entre les peuples. Mais ce qui est utile au public ne s‘introduit guère que par la force, attendu que les intérêts privés, et en particulier ceux des monarques et de leurs ministres, y sont presque toujours opposés. Donc, les ligues fédératives ne pourront s’établir que par des révolutions.

Affranchies ainsi dans leurs relations extérieures, les républiques, doivent également s’émanciper dans leur constitution interne du pouvoir ecclésiastique. Le droit que le pacte social donne aux souverains sur les sujets ne passe pas les bornes de l’utilité commune. Les croyances des citoyens n’intéressent l’État qu‘autant qu’elles se rapportent à la morale. Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu’il lui plait. Il y a une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas comme dogme de religion, mais comme sentiments de sociabilité sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ou sujet fidèle. L’existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du Contrat social et des lois, voila les dogmes positifs, lesquels doivent être énoncés avec précision, sans explications ni commentaires. Le seul dogme négatif c’est l’intolérance ; les religions qui la prêchent doivent être exclues. Le catholicisme est une de ces religions que l’État ne peut tolérer à moins que l’État ne soit l’Église et le prince le pontife. Un tel culte ne conviendrait que dans un gouvernement théocratique. Mais cette forme de gouvernement ne saurait être bonne, car la république est le seul bon gouvernement, comme on l’a prouvé, et l’on ne peut concevoir une république chrétienne, l’un de ces deux mots excluant l’autre. Le christianisme ne prêche que servitude et dépendance. Les vrais chrétiens sont faits pour être esclaves.

Tel est, en substance, le système du Contrat social. Pacifique dans son but final, bien que révolutionnaire dans ses moyens immédiats, il tend à établir la concorde entre les citoyens d’un même pays, et entre les peuples d’un même univers. Mais si l’amour des lois est la passion civile qui doit unir, comme un ciment inaltérable, les membres de chaque corps politique, par quel lien moral plus fort que les intéréts sera-t-il possible de maintenir les cités dans une alliance indissoluble ? C’est l’éducation qui fera germer ces sentiments de fraternité, en préservant l’enfance de la contagion des vices nés d’une civilisation trop raffinée, et en lui inculquant, des le berceau, des goûts simples, modérés, conformes à la nature, qui, seuls, peuvent rendre les hommes libres et heureux.

Ces explications étaient nécessaires pour faire connaitre, aussi brièvement que possible, le résultat de nos recherches sur la composition et sur l’esprit du Contrat social ; il nous reste à dire quelques mots sur la méthode que nous avons suivie dans ce commentaire. Nous avons voulu donner un texte correct et l’éclairer, dans les détails et dans l’ensemble, par un groupement raisonné de tous les renseignements connus sur la composition de l’œuvre et par le rapprochement suggestif d’un certain nombre de passages empruntés, surtout à l’auteur lui-même, mais aussi aux écrivains célèbres qui avaient traité avant lui les mêmes questions. Dans ce dernier choix, nous nous sommes borné aux noms que cite Rousseau lui-même plus ou moins directement.

Par exception, nous mentionnons une fois ou deux quelques contemporains, tels que Grimm et Diderot, dans leurs écrits postérieurs au Contrat, parce que Rousseau les a connus d’une façon intime pendant de longues années, et aussi parce que ces passages nous paraissaient curieux et piquants.

Il eût été facile de multiplier les citations, mais nous ne pouvions songer un instant à rapporter en détail toutes les opinions émises par tant d’auteurs sur les matières du Contrat social ; plusieurs in-folio n’auraient pas suffi à ce recueil. Dès le début de notre travail, nous étions décidé à ne pas étouffer le texte sous les gloses, et a nous limiter à un seul volume. Plus d’une fois, au cours de ces recherches, nous avons cru voir Rousseau feuilleter les mêmes ouvrages que nous, s’arrêtant à certains passages, y trouvant la confirmation de ses idées, ou, s’ils étaient contraires, les faisant évoluer, par une conversion adroite de raisonnement, du côté de sa propre thèse.

On verra par ces notes qui, nous le répétons, auraient pu être bien plus nombreuses, les importants emprunts que Rousseau a faits à ses devanciers. Les bons esprits que les paradoxes de Jean-Jacques exaspèrent, les âmes innocentes que ses Confessions scandalisent, en un mot tous ses ennemis — et ils sont légion — auront beau jeu, en apparence, pour dénier à son génie la puissance originale et créatrice. Nous osons dire que ces conclusions nous sembleraient injustes et injustifiées. L’argument ne porte pas, car s’il était admis, il porterait trop ; et ce n’est pas Rousseau seulement, ce sont les plus grands penseurs de tous les temps qui en seraient atteints. Le communisme est une doctrine chère aux écrivains et la distinction odieuse du tien et du mien leur est inconnue. Nous ne parlons ni de Molière ni de Shakespeare. Mais le travail que j’ai esquisse pour le Contrat social, on pourrait le faire pour l’Esprit des lois avec des résultats analogues. Tous les jurisconsultes qui ont écrit sur le Droit naturel au XVIIe siècle, et où Rousseau a puisé le germe de beaucoup d’idées, se copient les uns les autres. Grotius est le copiste par excellence, tout emprunt lui est bon. Pufendorf copie Grotius sans toujours le citer, et Burlamaqui copie Locke et Pufendorf. Locke aussi, à l’exemple de Bossuet, met à contribution les anciens et les modernes, le sacre et le profane. Hobbes, lui-même, quoique bien plus original, prend son bien où il le trouve. Machiavel en fait autant. Platon n’a pas davantage découvert la théorie de la politique. Le catalogue serait long à établir des auteurs qui en ont traité. Naudé et d’autres l’ont entrepris, mais avec peu de succès. Depuis le temps qu’on pense et qu’on écrit, toutes les idées ont été émises et publiées. Par la force des choses, tous les écrivains composent avec leurs réminiscences et sont des plagiaires sans le savoir. Il n’en est pas moins vrai que certaines œuvres sont originales et que d’autres ne le sont pas. L’Esprit des lois et le Contrat social sont des livres originaux. On n’invente pas les lettres de l’alphabet ; on n’invente pas les mots qui en sont formés ; on n’invente pas les idées ni encore moins les sujets qui les font naître ; mais il y a une façon de choisir ces idées, de les associer, de les exprimer, même, qui est une sorte de création ; l’importance relative que l’on donne a chacune d’elles, l’ordre dans lequel on les présente, les conclusions que l’on tire de leur rapprochement, ce n’est pas seulement de l’art, c’est de l’invention. Quand ce travail est fait de génie, il se forme de ces assemblages divers autant d’œuvres différentes qui ont leur vie propre et leur individualité. Des deux parts, ce sont les mêmes idées, mais c’est un autre livre. Comme le tisseur de Platon, les fils que l’écrivain enchevêtre d’une main habile il les prend un peu de partout, mais le tissu qu’il en compose est bien son œuvre. Jean-Jacques Rousseau est peut-être le plus grand artiste en pensées du XVIIIe siècle.

Ses ennemis pourront dire ce qu’on retrouve partout la base et les détails de son Contrat social »[19], que tout le venin de son livre est dans la servitude volontaire de La Boétie[20] ; il n’est pas moins vrai que ces idées[21], c’est Rousseau qui les a pour la première fois lancées du Forum, avec une éloquence incomparable, devant l’auditoire du monde entier ; pour la première fois, dans son écrit immortel, le principe de la souveraineté nationale se dresse victorieusement en face du dogme vingt fois séculaire de la monarchie de droit divin ; pour la première fois, le caractère universel de la loi et sa puissance infinie sont établis en termes indestructibles ; pour la première fois, les différences du pouvoir délibérant et de l’exécutif sont marquées en traits si nets, si vifs et si fermes que cette image ne s’effacera plus de l’imagination populaire. Et cet apôtre est un optimiste. Son système n’est pas l’optimisme mondain qui prend aisément son parti de l’état social tel qu’il est avec ses imperfections et ses vices ; mais l’optimisme philosophique pour qui le tout est bien et l’homme perfectible ; et qui ne fait le procès de la société actuelle que pour la conduire à un état nouveau qui doit faire son bonheur, et qui sera le règne de la justice et de la vertu. Misanthropie si l’on veut ; mais cette misanthropie est celle du philanthrope qui souffre des maux dont il est témoin et auxquels il cherche a porter remède ; et qui, tacticien habile, gagne les cœurs pour entraîner les esprits, annonce la Révolution pour l’amener ; et montre sa république idéale, comme une terre promise, aux peuples qu’il veut tirer d’esclavage.

On remarquera sans doute, dans les références qui commentent le texte, que je m’abstiens de toute réflexion personnelle. J’ai voulu faire mieux connaître Rousseau ; mais je ne m’érige pas en censeur ni en apologiste de ses idées particulières. Je laisse ce soin aux aristarques plus ou moins autorisés, qui prétendent mener l’opinion ; les uns, sentencieux et tranchants, la plume levée comme une férule ; les autres, légers et badins, avec des airs détachés et un scepticisme à la Renan. La gent bourdonnante et venimeuse des critiques, cette plaie du jour, qui semble avoir rencontré en France son pays d’élection, s’attaque à tout et à chacun, sans raison, sans mesure, comme poussée par la frénésie aveugle d’une sorte de besoin professionnel. Rien ne manque a ces oracles pour être crus ou écoutés ; l’aplomb, la suffisance, l’affirmation hautaine, le verbe insolent. Sincères aussi, ils le sont plus qu’ils ne pensent eux-mêmes, étant les premières dupes des fausses notions qu’ils ont répandues. Le plus souvent, c’est la compétence seule qui leur fait défaut. Laissons ces gâcheurs d’encre maltraiter Rousseau, si tel est leur bon plaisir. Quant à moi, trop heureux si je puis trouver quelques lecteurs, je n’ai pas fait métier d’érudit : c’est pour mon contentement et non pour une spéculation de librairie que j’ai composé ce livre. Admirateur déclaré de Rousseau, j’ai cherché à mettre en un meilleur jour l’œuvre à laquelle il attachait le plus de prix et dont il n’existait aucune édition critique. En faisant paraître ce modeste essai, j’aimerais à me persuader qu’il n’a pas seulement besoin de la bienveillance du public, mais aussi qu’il en est digne.

Une petite question, intéressante surtout au point de vue bibliographique, est de savoir quelle est, entre toutes les éditions du Contrat social, la première et originale. M. Jules Le Petit[22] indique une édition petit in-8 de 206 pages chiffrées en totalité y compris le titre, et où le texte se termine à la page 197. La page suivante est occupée par l’ « avvertissement » (sic) et les pages 199-206 contiennent la table. Le Contract social est suivi de la Lettre de Jean-Jacques Rousseau, de Genève, qui contient sa renonciation à la société civile et ses derniers adieux aux hommes, adressée au seul ami qui lui reste dans le monde. M. Le Petit constate qu’il est difficile de déterminer l’édition originale, car il a vu une autre édition de 1762 avec la « rubrique » à Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, comme la précédente, mais avec un autre fleuron sur le titre ; elle est d’une impression différente et ne contient pas la lettre de la fin. L’avertissement est au commencement ainsi que la table.

Un renseignement plus précis nous est fourni par la première édition des Lettres de la Montagne. L’auteur renvoie (page 44 de cette édition) au chapitre de la Religion civile, p. 310-311 de l’édition in-8 du Contract social. Cette désignation concorde entièrement avec une édition que nous avons sous les yeux, de 324 pages, dont la dernière est remplie par le Catalogue des livres imprimés chez Rey, libraire à Amsterdam. Le faux titre porte : Du Contract social et le titre : Du Contract social ou Principes du Droit politique, par J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, à Amsterdam, chez Marc Michel Rey, MDCCLXII, avec la devise : Fœderis æquas dicamus leges, et une vignette représentant la Justice, casque en tête, qui élève d’une main une balance et de l’autre le bonnet de la Liberté au bout d’une lance. La vignette est aussi ornée d’un paysage dans le fond ; elle est signée : Bolomey, inv. L’avertissement, suivi de la table des livres et des chapitres, avec une pagination spéciale de quatre feuillets (numérotés iii-viii) précède le texte[23]. La lettre de J.-J. Rousseau au seul ami qui lui reste, parodie assez amusante des idées du grand écrivain, ne se trouve pas, comme il était aisé de le prévoir, dans cette édition. On n’y rencontre pas davantage la note sur le mariage civil. On sait d’ailleurs que la première édition n’a pu pénétrer en France qu’en contrebande et que c’est dans le pays même qu’a été imprimée l’édition qui a pu plus tard y circuler.

Cette édition, à laquelle se réfèrent également Roustan et l’auteur de la Lettre d’un anonyme, dans leurs réfutations du Contrat, et qu’ils appellent, l’un, l’édition in-octavo, l’autre, l’édition d’Amsterdam, est bien la première, celle dont Rousseau a corrigé les épreuves et dont il a distribué des exemplaires à ses amis. Ce point est mis hors de doute par la correspondance de Rousseau avec Rey, son éditeur, pendant l’impression du volume. Une lettre du 17 février 1762 est particulièrement probante (voir l’Appendice III). Il y est question de deux notes nouvelles qui doivent trouver place dans les épreuves (pages 187 et 190) et d’une faute dans la note de Calvin (Révoution au lieu de Révolution), détails qui concordent exactement avec l’édition de 324 pages.

Le renvoi de la première Lettre de la Montagne mentionné plus haut faisait indirectement allusion à une édition d’un autre format. L’existence de cette édition nous est confirmée par la correspondance avec Rey. Le 23 avril 1762, Rousseau lui mande qu’il a reçu deux feuilles de l’édition in-12, qu’il trouve en somme jolie et commode, bien que le papier ne soit pas beau et que le caractère des notes soit vilain. Quelle est cette édition ? Nous croyons la reconnaître, comme M. Bosscha, l’éditeur de la correspondance de Rousseau avec Rey, dans un volume de 192 pages (la dernière blanche), y compris l’avertissement et la table qui précèdent le texte, plus deux feuillets pour le titre et le faux titre. Cette édition in-12 est entièrement conforme à l’édition originale in-octavo. La vignette du titre est semblable et la note sur le mariage civil ne s’y trouve pas. Un détail permet de la distinguer aisément de toutes les contrefaçons faites à la même date : c’est une faute typographique : decamus au lieu de dicamus dans l’épigraphe. Cette impression est postérieure à celle in-octavo.

On n’a pu nous montrer à la Bibliothèque nationale d’autre édition in-12 qu’une de 212 pages, conforme par sa disposition générale à l’édition originale même pour la vignette et dont le titre porte : Suivant la copie imprimée à Amsterdam, chez Marc Michel Rey. Le feuillet où se trouvent imprimées les pages 211 et 212 est en double, avec et sans la note sur le mariage civil, de sorte que le texte finit, sur l’un des feuillets, au haut, et sur l’autre, au bas de la page 212. Notre exemplaire de cette édition présente la même particularité. Est-ce une édition publiée par Rey ? est-ce une contrefaçon ? Dans ce dernier cas, il faudrait supposer qu’elle s’est faite au su et avec la connivence de Rousseau, puisqu’elle contient la note sur le mariage civil, qu’on n’avait pu emprunter à l’édition originale.

Nous possédons une autre édition in-12, de 1762, avec la couverture en papier jaune et bleu, de l’époque. Elle a 376 pages, y compris la Lettre de Rousseau au seul ami qui lui reste, dont le texte succède à celui du Contrat avec une pagination suivie. L’avertissement et la table sont en tête du volume, immédiatement après le titre qui porte : du Contrat (sic) social ou Principes du droit politique, par J.-J. Rousseau, citoyen de Genève, avec ces mots, au-dessus du petit fleuron qui remplace la vignette : Édition sans cartons, à laquelle on a ajouté une lettre de l’auteur au seul ami qui lui reste dans le monde ; et au-dessous : À Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, MDCCLXII. Nous avons deux exemplaires de cette édition, dont aucun n’a de faux titre. La note sur le mariage civil s’y trouve pages 357 et 358.

Dans sa correspondance avec Rey (8 janvier 1763), Rousseau se plaint qu’on ait « fourré sous son nom, dans une édition contrefaite du Contrat social, une lettre à laquelle il n’a eu aucune part et qu’il n’a même jamais vue ». Cette édition pourrait être celle que nous venons de mentionner. Son aspect correct et agréable semble bien indiquer d’ailleurs qu’elle a été imprimée en France.

En somme, la véritable édition originale est celle in-octavo de 324 pages ; comme on l’a vu dans notre introduction, elle devait contenir primitivement les notes sur les protestants et sur le mariage civil qui ont passé ensuite dans les éditions subreptices du Contrat et dans la Lettre à M. de Beaumont : Rousseau, ayant été obligé de quitter la France, n’était plus tenu à la même réserve, et a pu ouvrir plus grande sa main pleine de vérités.

  1. De précieux fragments de ce projet ont été publiés pour la première fois par M. Streckeisen-Moulton, dans les Œuvres et Correspondance inédites de J.-J. Rousseau (Paris, Michel Lévy frères, 1861).
  2. Je me fais un devoir et un plaisir de remercier ici M. le professeur Ritter et M. Dufour, directeur de la bibliothèque de Genève, M. le professeur Junod et M. Bonhote, directeur de la bibliothèque de Neuchâtel, qui ont bien voulu faciliter mes recherches et m’aider de leurs obligeants conseils. Je dois également d’utiles indications à M. Jacques Flach, qui a expliqué naguère à ses auditeurs du Collège de France, dans un cours fort intéressant, les passages les plus difficiles du Contrat social.
  3. Eh bien ! ne me voilà-t-il pas encore dans cette maudite politique ? Je m’y perds, je m’y noie, j’en ai par-dessus la tête, je ne sais plus par où m’en tirer. Je n’entends parler ici (à Genève) d’autre chose... (Nouvelle Héloise, partie VI, lettre cinquième.)
  4. L’ouvrage de M. Alexeieff a paru en 1887 à Moscou, librairie Wasilieff, 2 volumes in-8. C’est le second volume qui renferme en appendice le manuscrit de Genève.
  5. Le texte primitif du Contrat social, Paris, Alphonse Picard, 1891.
  6. Nombre de mots omis par une inadvertance du copiste, et surajoutés ensuite au texte, montrent bien que Rousseau travaillait sur des brouillons antérieurs.
  7. Rousseau écrit à Rey le 23 décembre 1761 : « Vous le trouvez (le manuscrit) petit pour un volume. Cependant il est copié sur un brouillon que vous avez jugé devoir en faire un et même le chapitre sur la Religion y a été ajouté depuis. » Si ce brouillon, comme on peut le supposer, est le manuscrit de Genève, il en résulterait que dans l’état où Rey l’a vu il était plus complet que dans son état actuel. Rousseau dit, il est vrai, dans une lettre antérieure (2 sept. 1761) : « J’ai de la répugnance à aventurer ainsi un manuscrit plus ample et plus correct que le brouillon qui m’en reste et que je ne pourrais plus rétablir tel qu’il est s’il venait à s’égarer. » Mais comme plusieurs chapitres des deux premiers livres du manuscrit ont été considérablement remaniés dans le texte définitif, cette lettre n’infirme pas notre hypothèse ; elle la confirme plutôt, car ses termes mêmes semblent se référer à une copie plus complète que celle du manuscrit de Genève, tel qu’il nous est parvenu.
  8. Presque tous ces fragments ont passé sans changement dans le texte définitif du Contrat, ce qui semble bien indiquer qu’ils ont été ajoutés au moment de la refonte, ou pendant la correction des épreuves.
  9. Contrat social, 1. I : J’entre en matiére sans prouver l’importance de mon sujet.
  10. On verra, dans l’Appendice I, que plusieurs passages du manuscrit de Genève (chapitre 11) se retrouvent dans l’article Droit naturel, morale, qui a paru sans signature avec l’article sur l’Économie poIitique, signé de Rousseau, dans le tome V de l’Encyclopédie. Si cet article anonyme devait être attribué à Diderot, il faudrait en conclure que le manuscrit qui s’y réfère lui est postérieur. Si, au contraire, Rousseau a collaboré à l‘article (ce qui est fort possible, car il aidait alors Diderot dans la publication de l’Encyclopédie), toutes les hypothèses sont également vraisemblables. Rousseau a pu utiliser le manuscrit pour l’article ou l’article pour le manuscrit ; il se pourrait aussi (et c’est même la supposition la plus probable) que les développements analogues du manuscrit et de l’article aient été tirés d’un brouillon antérieur à l‘un et à l’autre et qui ne nous est pas parvenu.
  11. a et b Cette lettre est datée du 18 janvier 1761 dans la correspondance générale de Rousseau, mais elle est manifestement d’une époque postérieure.
  12. Dans sa lettre à Roustan du 23 décembre 1761, Rousseau dit également que le Contrat social, qui ne paraîtra peut-être qu’après l’Éducation, « lui est antérieur d’un grand nombre d’années ».
  13. On trouvera à notre Appendice n° III de curieux passages de la correspondance échangée par Rousseau avec le libraire Rey, pendant l’impression des épreuves. Ces fragments sont extraits d’une importante publication de M. Bosscha,qui a paru sous ce titre : Lettres inédites de J.-J. Rousseau à Marc Michel Rey, un vol. in-8, Amsterdam, chez Frédéric Muller, et Paris, chez Firmin Didot, 1858.
  14. Rousseau écrit à Rey, le 18 mars 1762 : « Je persiste au retranchement de la note que j’avais mise à la fin et de celle que j’avais ensuite substituée, mais je serais bien aise d’avoir les épreuves où étaient les deux notes qui pourront trouver leur place autre part. » Cette lettre prouve bien que les passages sur la Religion civile ne se trouvant pas dans le brouillon primitif du Contrat, ils y ont été ajoutés après coup, comme du reste le chapitre tout entier auquel ils se rattachent. Rousseau, qui ne laissait rien perdre, a utilisé plus tard ces notes dans les éditions sans cartons du Contrat et dans la Lettre à M. de Beaumont.
  15. On voit, à l’examen de ses manuscrits, combien il avait le souci de son art et le respect de sa pensée.
  16. Il serait très utile, pour une nouvelle édition des œuvres complètes de Rousseau, de discerner les variations de son écriture aux diverses époques de sa vie.
  17. Comme le malveillant Dusaulx qui dans ses Rapports avec J.-J. Rousseau fait dire à ce dernier, parlant du Contrat social : « Ceux qui se vantent de l’entendre tout entier sont plus habiles que moi… C’est un livre à refaire, mais je n’en ai plus la force ni le temps. »
  18. Lettre du 26 juillet 1767… « Votre système économique est admirable… mais j’ai peur qu’il n’aboutisse à des pays bien différents de ceux où vous prétendez aller, aussi suis-je fâché de vous dire que tant que la monarchie subsistera en France, il n’y sera jamais adopté. » Les mots en italiques d’abord écrits par Rousseau dans le brouillon de la lettre qui se trouve à la Bibliothèque de Neuchâtel (n° 7901 du catalogue) n’ont pas été reproduits dans le texte imprimé de la correspondance.
  19. Diderot, Essai sur les règnes de Claude et de Néron.
  20. Cajot, Les Plagiats de J.-J. R. de Genève, sur l’éducation. La Haye, 1766.
  21. L’abbé Dulaurens prétend que le Contrat social est copié mot pour mot d’un jurisconsulte du XVIIe siècle, Ulric Hubert (De Jure Civitatis, libri tres, Franekerae, excudit Johannes Wellens). Nous avons consulté cet ouvrage et bien d’autres. Ils se ressemblent tous et, si l’on veut, le Contrat, pour quelques idées, leur ressemble aussi. Je ne sais si Rousseau les a connus ; mais il faut être un érudit pour comparer sans rire Ulric à Jean-Jacques.
  22. Dans son excellent livre sur les principales éditions originales (Paris, Quantin, 1888).
  23. Nous connaissons une autre édition in-8, du même nombre de pages et semblable à celle que nous décrivons, sauf que le titre ne porte que : Principes du Droit politique. La vignette est aussi un peu différente. C’est une femme assise dans un décor d’architecture qui élève le bonnet de la liberté. La signature de l’artiste est la même, précédée du prénom B, avec le nom du graveur illisible dans mon exemplaire.