Du danger des mauvais livres et des moyens d’y remédier/02

La bibliothèque libre.



LE REMÈDE



Disons d’abord que, dans cette question comme dans toute réforme morale, l’homme convaincu de la gravité du mal et de la nécessité d’y remédier, doit commencer par mettre en pratique la célèbre maxime : « Médecin, guéris-toi toi-même, » et, pour employer les moyens préventifs en même temps que les moyens curatifs, s’interdire absolument la lecture des mauvais livres. Quant à celui qui, par sa profession, est dans l’obligation de lire et d’étudier la littérature malsaine, qu’il agisse avec une extrême prudence ; surtout, qu’il prenne garde aux funestes effets que le commerce habituel avec les mauvais livres pourrait produire sur son âme.

L’habitude, en effet, qui émousse la sensibilité, peut aussi émousser la conscience : à force de lire les mauvais livres, on finit par ne plus même s’étonner de choses qui révoltaient d’abord et soulevaient jadis les protestations indignées de la conscience. C’est à quoi il faut prendre garde.

Beaucoup de personnes, honnêtes et morales, croient devoir lire les mauvais livres, pensant être ainsi plus capables de réagir contre leur influence, une fois qu’elles les connaissent. C’est un moyen regrettable : leurs intentions sont le plus souvent méconnues ou ignorées, et leur exemple fait un mal immense.

Toutes les fois que l’occasion se présente, manifestons hautement et publiquement notre opposition à la littérature licencieuse, le dégoût qu’elle nous inspire sous toutes ses formes et sous tous ses aspects, qu’elle soit grossière ou raffinée ; et cela hardiment, avec la force que nous communique la défense d’une bonne cause. Soyons-en assurés, Dieu bénira nos paroles !

Puis il faut interdire l’accès de notre foyer à tout livre, à tout journal impur, surtout s’ils sont bien écrits ; si nous possédons des ouvrages de telle nature, n’hésitons pas à les brûler, imitant en cela l’exemple des chrétiens d’Éphèse, qui ne reculèrent pas devant l’idée de faire aux pieds des Apôtres le sacrifice des livres pernicieux qu’ils possédaient.

« Et il y en eut aussi beaucoup de ceux qui avaient exercé des arts curieux, qui apportèrent leurs livres et les brûlèrent devant tout le monde, et quand on en eut supputé le prix, on trouva qu’il montait à cinquante mille deniers d’argent[1]. »

Avant d’agir dans le cercle où Dieu nous a placés et d’user de toute notre influence autour de nous, n’est-ce pas la première chose à faire que de rentrer en soi-même et de se mettre en règle avec sa conscience ?

Les paroles des Actes que nous venons de citer ne s’appliquent-elles pas directement à une classe d’hommes qui, par la nature de leurs goûts, peuvent faire beaucoup de mal. Nous voulons parler des collectionneurs ; non pas de ces bibliophiles, de ces amateurs de livres qui recherchent les ouvrages artistement imprimés ou décorés, mais de ces bibliomanes de la pire espèce qui se passionnent pour les éditions rares et curieuses et se les procurent, souvent à des prix fabuleux, non pas tant pour s’instruire que pour repaître leur vue des images indécentes qu’elles contiennent.

L’aberration de l’esprit peut conduire des hommes à constituer à grands frais des bibliothèques composées exclusivement de honteuses productions. On me parlait dernièrement d’un homme d’une petite ville de France possédé de la bibliomanie et qui a concentré tous ses goûts à former une semblable collection. Bel héritage à laisser après soi !

Et ceux qui écrivent, quelle écrasante responsabilité ne portent-ils pas ? Par leurs écrits ils continuent à vivre et à agir après leur mort. Tandis que des héros de l’antiquité c’est à peine s’il nous reste le nom et le souvenir, nous possédons tout ce que les auteurs anciens ont écrit. Les actions tombent en poussière, les livres restent. Quand un homme méchant vient à disparaître ses méfaits cessent avec lui ; mais s’il a composé des ouvrages, ceux-ci ne s’effacent pas et ne disparaissent pas avec son dernier souffle.

Après la mort d’un auteur, ses ouvrages sont lus ; si l’auteur est un de ceux dont nous avons parlé qui mettent leur plume au service des mauvais instincts de l’homme, au moment suprême de la mort, quels regrets cuisants et amers n’éprouvera-t-il pas s’il vient à songer à l’œuvre de dépravation qu’il va poursuivre par ses ouvrages, même après sa mort. Que celui qui écrit fasse donc attention. Sans être allés jusqu’au cynisme ou au sarcasme, combien d’auteurs ont de reproches à se faire au point de vue qui nous occupe. On n’arrive pas d’emblée à la dépravation littéraire ; aussi nous croyons qu’un appel à la conscience des auteurs, des jeunes auteurs surtout, pourrait être entendu ; de même qu’un appel aux éditeurs qui se laissent séduire par des propositions avantageuses, et aux imprimeurs qui se considèrent toujours comme irresponsables de ce qu’ils impriment.

Les parents doivent s’interdire absolument l’achat de ces romans ou de ces journaux licencieux que dans beaucoup de familles on laisse traîner sur les tables. Il est plus d’un père de famille, d’esprit éclairé, sincèrement chrétien, qui ne monte jamais en wagon sans avoir avec lui, pour se distraire en route, une feuille malhonnête qu’il apportera le soir dans sa famille.

Après la réforme morale chez soi, vient tout naturellement la réforme morale chez les siens. De là, la nécessité absolue pour les parents de ne laisser pénétrer que de bons ouvrages au sein de la famille.

« Malheur à la mère imprudente qui laisse voir entre ses mains à sa fille un livre qu’une jeune personne ne doit pas ouvrir, a dit le vénéré pasteur Cellérier ; gardez-vous surtout de penser qu’arrivés au terme de l’adolescence, à cette époque où l’enfant semble se changer en homme, vos fils puissent tout lire ; ce n’est pas au moment où la liqueur s’enfle et bouillonne qu’il faut attiser le feu ; ce n’est pas quand le fleuve élève ses vagues qu’il faut arracher les digues… Heureux le jeune homme qui s’entretient d’ouvrages utiles avec un père sage et religieux, qui se plaît à lui rendre compte des impressions qu’il a reçues, à rectifier son jugement par le sien. Heureuse la jeune personne qui mêle aux ouvrages de son sexe des lectures choisies par une mère éclairée et vertueuse, qui les fait avec elle, lui communique ses pensées, ses réflexions naïves et confond avec les siens les mouvements de son âme ! Ce même plaisir qui, pris sans guide, offrirait un piège dangereux servira à orner son esprit, à étendre ses idées, à former son jugement ; il nourrira son cœur des précieuses émotions de la vertu et du feu divin de la piété. »

On sait tout le prix que les moralistes attachent aux lectures de famille bien suivies et bien dirigées. Ils nous disent qu’elles ont un double avantage. Tout en moralisant, puisqu’elles sont nécessairement pures, elles créent des habitudes d’intérieur en réunissant à certaines heures fixes ceux qui habitent sous le même toit ; elles agissent sur tous en même temps, et, en augmentant le nombre de leurs points de contact, resserrent nécessairement les liens de la parenté. À la longue, la communauté d’instruction et d’émotion qui résulte de ces lectures rend semblables les esprits et les cœurs. L’on vit dans une même atmosphère de pensées et l’on se comprend parce que l’on a puisé aux mêmes sources. De même qu’au physique l’hygiène et les habitudes d’une famille finissent par influer sur tous ses membres au point de leur donner des besoins identiques pour ce qui regarde la nourriture, les vêtements, l’ habitation ; de même, la communauté d’un régime moral produit en eux la communauté des idées et des affections. Faire nos lectures en famille, c’est habituer nos esprits à faire leur repas en commun.

Mais la destruction et la suppression des mauvais livres ne suffisent pas pour guérir le mal ; il faut décidément leur substituer une bonne littérature. Le goût de la lecture est un filon qu’on doit exploiter pour le bien comme on l’exploite pour le mal. Pourquoi ne pas en tirer profit, et ne pas user de ce puissant levier pour relever le sens moral ? Pourquoi toujours reculer devant le fléau, et sur le terrain qui nous occupe, pourquoi douter de l’efficacité de bons écrits à opposer aux mauvais ? Pourquoi admettre que les belles qualités qui honorent l’humanité, le courage, le dévouement, la loyauté sont sans effet sur les masses ? Pourquoi ne pas croire que les pensées grandes, nobles, généreuses et belles éveilleraient un écho au sein du peuple ? Pourquoi les publications du jour, au lieu de repaître leurs lecteurs des récits écœurants du vice, ne leur présenteraient-elles pas plutôt les nobles modèles de la vertu ?

L’imagination a des besoins qu’il faut satisfaire : il importe donc de favoriser la production de romans honnêtes. Ne pourrait-on pas adresser un appel à la conscience des littérateurs, en s’efforçant de leur démontrer par des raisonnements et surtout par des faits l’immense préjudice causé par leurs productions à la morale publique ? Au moyen de concours, de brochures, de conférences, créons une agitation, organisons une véritable croisade contre la presse licencieuse en faveur d’une presse honnête. Les bibliothèques publiques et privées devraient se tenir en garde à ce point de vue, et fermer leur porte aux revues qui contiennent le poison.

Il faudrait faire un appel à la conscience de tous les comités et directeurs de bibliothèques populaires, pour leur montrer le devoir urgent qui leur incombe de choisir leurs revues avec un soin minutieux. On ne se doute pas du nombre de mauvais romans que les bibliothèques n’achèteraient jamais en volumes et qui y pénètrent néanmoins sous la couverture de publications périodiques. Il est absolument nécessaire d’agir activement sur l’opinion publique pour réveiller sa pudeur et son dégoût des mauvaises lectures. Qu’il y ait grève de tous les esprits honnêtes et moraux contre toute littérature suspecte. Qu’on crée des sociétés de tempérance littéraire à l’instar de celles qui existent contre l’abus des boissons alcooliques, sociétés dont les membres prendraient l’engagement absolu et formel de s’abstenir de toute lecture malsaine, de refuser obstinément tout journal capable de porter atteinte aux mœurs. Il faudrait surtout que chacun eût assez de volonté et d’énergie pour n’acheter et ne lire jamais aucun de ces romans à la mode ; les personnes, d’ailleurs honnêtes, qui sous un prétexte ou sous un autre ouvrent l’accès de leurs maisons à ces écrits du jour, ne se figurent pas combien elles encouragent le développement de la mauvaise littérature. Par des écrits, des entretiens particuliers, par tous les moyens possibles, qu’on s’efforce de faire diminuer la vente de ces ouvrages ; point capital, si l’appât du gain qui pousse auteurs et éditeurs dans la voie funeste où ils marchent, venait à disparaître, l’immoralité perdrait ainsi son plus puissant auxiliaire.

Les ecclésiastiques ne devraient pas craindre d’aborder le sujet des mauvaises lectures, soit en public du haut de la chaire, soit en particulier dans leurs entretiens avec leurs paroissiens. Les consistoires réformés devraient publier des appels chaleureux en vue de porter remède au mal, comme les évêques de l’Église romaine l’ont fait encore tout récemment sous la forme de mandements. On est forcé de reconnaître que l’une des causes de la dégénérescence morale vient de l’éparpillement des forces de l’Église ; les discussions théologiques, les intérêts de clocher et les subtiles disputes de doctrine priment malheureusement les questions de moralité publique. Les églises, qui ne peuvent pas s’entendre sur le terrain dogmatique, devraient tout au moins s’unir pour former une grande ligue chrétienne en vue de la conservation de la pureté et du respect de la nature humaine dans ce qu’elle a de respectable ; en reléguant de plus en plus à l’arrière plan les intérêts moraux de l’humanité, les Églises perdent tous les jours l’influence sociale très grande qu’elles avaient autrefois.

Les philanthropes devraient aussi s’associer pour faire un appel commun et énergique aux gouvernements, pour les déterminer à exercer à cet égard une sévère censure. Des hommes profondément convaincus de l’excellence de cette cause, qui se donneraient la main par-dessus les frontières pour agir de concert auprès des divers États, pourraient beaucoup obtenir. Nous vivons au temps des associations internationales, et nous les savons aussi puissantes pour le bien que pour le mal. Les États mettent les vaisseaux en quarantaine de peur du choléra ; ils s’alarment de l’invasion des épidémies, s’émeuvent à l’approche de la peste bovine ou du phylloxera et ils ne s’occuperaient pas du fléau dévastateur des âmes, qui laisse après lui un état d’affaissement politique, social et religieux conduisant infailliblement les peuples et les sociétés à la ruine et à l’effondrement !

D’ailleurs, ne nous méprenons pas sur le rôle des gouvernements pour ce qui concerne la répression des abus de la presse licencieuse. Ils doivent la poursuivre. Elle tombe directement sous le coup de la loi. Un mauvais livre est une excitation à la débauche. L’action personnelle ne suffit pas ; il faut une protestation publique. Il y a là un grand intérêt social devant lequel nous sommes demeurés trop longtemps muets ! Rendons ici justice à une manifestation des plus honorables que firent en 1875 les pasteurs et les laïques réunis aux conférences de Nîmes. « Les soussignés, dit la déclaration, pénétrés du danger de toute littérature licencieuse, croient devoir profiter de ce qu’ils sont réunis dans le but de ramener leurs coreligionnaires dans la voie de la sanctification, pour protester, avec toute l’énergie de leur conscience de chrétiens et de pères de famille, contre la propagation et la vente des romans impurs, ainsi que contre la publication de toute revue ou journal contenant des articles anecdotiques ou d’imagination qui auraient, de près ou de loin, un tel caractère. Ils se croient fondés à solliciter tout écrivain, tout journaliste, tout éditeur, tout libraire, de renoncer à de telles publications. Ils espèrent fermement que leur appel sera entendu et que les libraires protestants, en particulier, fermeront dorénavant l’accès de leurs catalogues à tout livre et à toute revue condamnables au point de vue que nous indiquons. »

Il faut rappeler à ceux qui sont placés à la tête des nations leurs devoirs envers ceux qui leur sont confiés, avoir le courage de leur parler. Il faut travailler à les réveiller de leur apathie et de leur insouciance quand il s’agit des intérêts moraux, au moyen de l’aiguillon puissant de l’opinion publique. Il faut que les chrétiens marchent en tête de cette croisade. Que l’amour des aises, la crainte des frottements pénibles, surtout la tiédeur de la foi n’arrêtent pas notre action, mais élançons-nous corps et âme dans la lutte, au lieu de rechercher les gras pâturages, la vie douce et facile et ce qu’on aurait tort d’appeler la paix, comme si la paix pouvait exister entre le bien et le mal.

Ces moyens que nous venons d’indiquer comme capables d’apporter un remède à l’état de choses si fâcheux que nous avons signalé dans la première partie de cette étude peuvent être excellents sans doute, mais c’est à la condition d’être vivifiés par l’Évangile, auquel seul appartient le privilège de guérir infailliblement, comme toutes les autres plaies morales, le mal dont nous nous occupons.

Contre les effets de la mauvaise presse il n’est qu’un seul remède vraiment efficace. Il faut remonter au principe qui est la base, indispensable, première, de la prospérité des individus, des familles, des peuples, de l’humanité ; ce principe c’est l’existence de Dieu. Qu’on s’applique à inculquer aux âmes sa crainte, déplorablement méconnue aujourd’hui ; qu’on leur parle de l’amour de Dieu qui nous a créés, et qui, dans notre misère actuelle, nous cherche par Christ pour nous sauver ; qu’on expose les préceptes simples et clairs que Dieu nous donne dans sa Parole, dans la Bible ; que l’on conduise les âmes dans le chemin de ses commandements, qu’on leur dise qu’elles doivent l’obéissance à Dieu ; il faut que la Bible, ce livre unique, soit lu, honoré dans les familles ; alors, comme la lumière chasse les ténèbres, les effets de la mauvaise presse seront combattus efficacement chez ceux qui voudront bien recevoir la vérité qui sauve, chez ceux qui ne préféreront pas les ténèbres à la lumière[2].

« Or, voici la cause de la condamnation ; c’est que la lumière est venue dans le monde, et que les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière, parce que leurs œuvres étaient mauvaises.

« Car quiconque fait le mal haït la lumière, et ne vient point à la lumière, de peur que ses œuvres ne soient reprises. « Mais celui qui agit selon la vérité vient à la lumière afin que ses œuvres soient manifestées ; parce qu’elles sont faites selon Dieu »

Le seul remède infaillible, c’est le retour, par la conversion, au Dieu d’amour et de sainteté. Nous ne devons point nous croiser les bras et nous draper dans notre foi personnelle, laissant le mal se développer, sans rien tenter contre lui. Bien au contraire ; l’homme converti, renouvelé, doit être actif. Chacun doit d’abord rechercher pour son propre compte le salut qui vient de Dieu, et se mettre au service de Dieu, pour faire ici-bas ce que Dieu commande ; dans la lutte contre le mal, nous devons chercher notre force, notre point d’appui, notre guide, nos armes, plus haut que ce monde, auprès de Celui qui se révèle à nous dans la Bible. Aucun moyen humain, terrestre, n’est suffisant pour arrêter les effets de la presse licencieuse et les débordements du mal.

On devra donc faire tout ce que l’on pourra pour amener les populations à l’Évangile. Transformer par son action le cœur humain sera le plus sûr moyen d’arriver au triomphe de la cause des saines lectures. Il faut couper le mal à sa racine, se rappeler les paroles de l’apôtre Marc : « C’est du dedans, c’est-à-dire du cœur des hommes que sortent les mauvaises pensées. » C’est donc de la Bible que sort le remède capable de guérir un tel mal, remède qui d’un seul Coup fera disparaître et la cause et l’effet.

« Les Livres Saints m’ont tout dit, s’écriait du fond d’une âme pénétrée un homme célèbre, converti par cette lecture, les Livres Saints m’ont tout dit… » La Bible, voilà en effet le seul remède.

« La lecture de nos Saints Livres est le meilleur moyen de nourrir notre âme, dit le pasteur Cellérier. Cette âme est ici-bas comme une plante étrangère qui, sans des précautions et des soins assidus, ne peut résister à l’influence d’un climat dangereux. Le commerce des hommes excite en elle la cupidité ou l’amour-propre ; les objets sensibles l’asservissent ou la reprennent sans cesse. Lors même que nous ne savons précisément de quoi nous plaindre ou nous accuser nous sentons que sa chaleur se dissipe, que son énergie s’affaiblit, qu’elle languit et se dessèche. Le fantôme séducteur du monde l’occupe et la remplit malgré nous, du moins il se place entre elle et son Dieu, il la refroidit pour les choses du Ciel. En lisant la loi du Seigneur, toutes ces impressions funestes se dissipent comme par enchantement et sont remplacées par des impressions contraires. Une autre scène se déploie. Les saints, les anges, Dieu lui-même dont les yeux sont fixés sur nous ; la mort, le jugement, l’éternité, voilà les objets imposants qui s’emparent de notre imagination. Et, comme en portant nos regards sur l’immensité de la création, le coin de terre où nous sommes placés ne nous semble qu’un point, ainsi, près d’une telle perspective, la vie ne nous paraît plus qu’un instant rapide, un court passage… ce qu’elle est réellement. Ce n’est plus avec une génération incrédule et perverse, avec des hommes corrompus, avec des chrétiens tièdes et lâches que nous nous comparons, c’est avec ce qu’il y eut de plus grand dans la religion, avec les illustres serviteurs de Dieu dont l’histoire est dans nos Saints Livres. »

Écoutons aussi l’hommage rendu aux Saintes Écritures par M. Cousin en pleine Académie française.

« Ce n’est pas l’instruction qui moralise, c’est l’éducation, chose fort différente et surtout l’éducation religieuse. En Écosse, en Hollande et dans quelques autres pays, l’instruction primaire à rendu les populations meilleures. Pourquoi ? Parce que quand on faisait tant d’efforts pour apprendre aux pauvres à lire, ce n’était pas, soyez-en sûr, comme en un pays que nous connaissons, pour les préparer à lire les mauvais livres que leur apportent les colporteurs ; c’était pour leur faire lire la Bible. En Hollande, après que les enfants ont été à l’école chez l’instituteur, ils se rendent chez le ministre catholique ou protestant afin de recevoir l’instruction religieuse. Quand Luther cherchait à répandre l’instruction primaire dans la Saxe, il préparait la lecture de sa traduction de la Bible. Dans tous les pays où une forte éducation religieuse accompagne l’instruction primaire, celle-ci est féconde en résultats moraux ; sinon, non. Il ne faut donc pas accuser l’instruction primaire, comme il est de mode de le faire aujourd’hui ; il faut la diriger et la gouverner, ce qui est un peu plus difficile. »

Les Anglais l’ont bien compris ; ils ont tout fait pour populariser la Bible. Chez eux la moindre servante peut se procurer facilement des Bibles accompagnées de cartes, de notes, d’explications. On a tout fait dans ce pays, non pas seulement pour rendre la Bible populaire, mais pour diriger les regards vers elle et la mettre à la portée de toutes les intelligences. Il en est résulté une littérature biblique nationale, des livres excellents pour l’enfance, des hymnes et cantiques, de bons ouvrages à la fois littéraires, scientifiques et religieux, des revues et journaux où l’élément sérieux domine. À nos yeux le meilleur remède à opposer aux déplorables publications du jour est celui dont les Anglais ont fait usage.

Coleridge, dans un de ses sermons, prouve l’histoire à la main que la plus large part de nos connaissances et de notre civilisation est due directement ou indirectement à la Bible ; qu’elle a été le principal levier grâce auquel le caractère moral et intellectuel de l’Europe a pu atteindre le rang comparativement élevé qu’il occupe aujourd’hui. Il établit la différence marquée qui distingue ce livre des ouvrages qu’il est de mode de citer comme guide et comme autorité en morale, en politique et en histoire. « Dans la Bible, dit-il, chaque personnage paraît et agit comme une individualité parfaitement indépendante ; chacun vit de sa propre vie, et cependant tous vivent. Les éléments de nécessité et de libre arbitre s’unissent sous la puissance plus grande d’une Providence omniprésente qui prédestine le tout dans la liberté morale des parties intégrantes. Ceci, la Bible ne nous le laisse jamais perdre de vue. La racine n’est jamais détachée de la terre. Dieu est partout ; et toutes les créatures se conforment à ses décrets, les justes par l’accomplissement de la loi, les désobéissants par les souffrances de l’expiation[3]. » Après l’action religieuse, l’un des moyens les plus puissants qui soit en notre pouvoir pour lutter contre la mauvaise littérature est sans contredit l’œuvre des bibliothèques populaires bien composées. De tels établissements sont le meilleur antidote des cabinets littéraires dont nous avons constaté les déplorables effets. L’œuvre des bibliothèques moralisantes est intimement liée à l’œuvre des publications honnêtes. Voyons comment elles doivent l’une et l’autre exercer une influence salutaire ?

Vient d’abord la grave question des romans. Doit-on en encourager ou non la production ? Doit-on les bannir de la littérature et des bibliothèques populaires ? Nous ne pensons pas qu’on doive les repousser entièrement, nous croyons plutôt qu’ici, comme partout, il y a du bon et du mauvais et qu’il s’agit de choisir. Il y a quelque chose de vrai dans l’opinion de ceux qui prétendent que le roman est une forme de la pensée légitime, qu’il répond à un besoin de l’esprit, que la fiction, cette vive image des choses du cœur, est au fond un roman en raccourci, et que la parabole, ce mode d’enseignement particulièrement affectionné du Seigneur, n’est pas autre chose qu’une fiction.

« Si l’on enlevait d’un coup de filet tous les romans, m’écrivait un jour une femme d’esprit, et que l’on murât la porte des bibliothèques qui en contiennent comme jadis le curé de Don Quichotte, on appauvrirait le monde des idées et les âmes ne s’en porteraient pas mieux. »

Si nous pensons que les ouvrages d’imagination doivent avoir une place dans le catalogue des bibliothèques populaires, pourvu toutefois que la part du réel y soit prépondérante, nous croyons aussi que leur nombre doit être assez limité. Si l’on n’en use pas avec sobriété, ce genre de littérature finit par tout envahir et les jeunes lecteurs n’ont plus de goût que pour cette sorte de livres qui passionne sans instruire.

Pour être introduit dans les bibliothèques populaires, il faut que le roman ne présente que des choses possibles et ordinaires, ou, selon l’expression d’un auteur, des fictions réelles. Mais ce dont il faut se garder, c’est du roman à sensations, à émotions violentes, qui fait faire au lecteur un triste retour sur les compagnons de son existence. C’est ainsi que la jeune fille, pour ne prendre qu’un exemple, en comparant son père et sa mère, ses frères et sœurs, avec les êtres brillants et factices que lui offrent les romans, finit par se dégoûter de ceux qui l’entourent. Avides d’émotions, de scènes extraordinaires, les lecteurs de romans qui ont débuté par des ouvrages anodins, voient chaque jour leur curiosité s’accroître, et des romans honnêtes passent aux mauvais. C’est là le véritable danger. On sait le reste : bientôt le sens se fausse et à mesure que le jugement se dégrade, le cœur prend une mauvaise direction ; les sentiments naturels et vrais font place à des illusions, à des désirs chimériques, les douces affections du foyer paternel paraissent fades à un cœur blasé par des lectures romanesques.

Si les habitants des campagnes veulent se livrer à l’attrait des lectures imaginatives, d’autant plus dangereuses pour eux qu’ils ne sont pas capables de choix et de discernement, qu’il ne soit pas dit qu’ils les trouvent dans les bibliothèques rurales, qui ne sont après tout que des cabinets de lecture quand elles ouvrent leurs rayons à ce genre d’ouvrages. Non seulement les bibliothèques populaires ne devraient posséder que peu d’ouvrages d’imagination, mais elles devraient renfermer seulement des romans dont la conclusion soit conforme aux règles de la morale. Quand on ne lit d’abord que des romans honnêtes, saura-t-on s’arrêter à temps ? D’ailleurs la limite est très difficile à déterminer. L’expérience nous apprend que, lorsqu’on se met à lire de tels livres, on les lit tous, bons ou mauvais, soit pour les comparer les uns aux autres, soit parce que les livres instructifs ont moins d’attrait.

Il existe dans le midi de la France un grand village. Dans ce centre populeux une assez vaste bibliothèque a été fondée pour développer le goût intellectuel des habitants. Les romans (les romans honnêtes, entendons-nous) sont admis par les statuts de cette institution, d’une manière un peu large quant au nombre, et ils sont tellement demandés et tellement lus que l’on commence à reconnaître qu’ils causent à la jeunesse et surtout aux jeunes filles une véritable dissipation d’esprit. Encore un coup, les livres d’imagination ne doivent occuper dans les bibliothèques populaires qu’une place limitée.

Il en est cependant plusieurs que nous pouvons placer sans crainte sur les rayons des bibliothèques populaires, ceux d’Urbain Olivier en tête. Depuis longtemps déjà les ouvrages de ce charmant conteur ont franchi les frontières du pays qui les a vu naître ; plusieurs ont été traduits en allemand, en anglais, en hollandais ; plus d’un a été admis dans le catalogue des livres recommandés par le ministère de l’Instruction publique en France pour les bibliothèques scolaires et populaires. Les ouvrages d’Urbain Olivier forment maintenant une collection de vingt-cinq volumes. Les sujets traités sont des études de mœurs villageoises faites de main de maître, des descriptions de la nature, des souvenirs de jeunesse, et des nouvelles populaires où la vertu a toujours le dernier mot et où les tristes conséquences du vice sont dépeintes et prises sur le vif. Amuser, instruire, édifier, voilà l’épigraphe que pourrait porter chacun des volumes de cette excellente collection.

En Suisse Zschokke, Jérémias Gotthelf, Porchat, Mme de Gasparin fournissent également leur contingent de bons ouvrages d’imagination à tendances morales.

Nous pouvons encore indiquer aux fondateurs de bibliothèques :

Une famille pendant la guerre, de Mme Boissonnas.

Le tour de Jacob, Ulrich le valet de ferme, de Gotthelf.

Les sept hommes, de Mme de Gasparin.

L’oncle Tom, de Mme Beecher-Stowe.

Marchant vers le ciel et le Héros de Tante Mary, de Mme Prentiss.

Les Voisins, de Mlle Bremer.

Le Philosophe sous les toits et les Confessions d’un ouvrier, de Souvestre.

Les Nouvelles genevoises, de Töpffer.

Les Fiancés, de Manzoni.

Le docteur Antonio, de Ruffini.

Les Nouvelles jurassiennes, de Jules Favre.

Les légendes d’Alsace, de Rosseeuw Saint-Hilaire.

Mes prisons, de Silvio Pellico et les œuvres de de Maistre.

Un genre d’ouvrages que, à de rares exceptions près, il vaut mieux ne pas recommander aux bibliothèques populaires, c’est le roman historique, plein d’anachronismes et d’idées fausses, ce qui fait que le lecteur ne sait plus où est la limite entre la vérité et la fiction. Nous ne saurions assez approuver le Bulletin de la Société française pour l’amélioration et l’encouragement des bibliothèques populaires, qui s’élève avec raison contre ce genre de romans. Toutefois, les beaux écrits d’Erkmann-Chatrian, où la vérité et la couleur historiques sont conservées, font, cela va sans dire, exception à la règle.

Pourquoi ne pas enseigner au peuple l’histoire ? Nous recommandons tout d’abord aux bibliothèques un excellent moyen d’éducation populaire, nous voulons parler de la biographie. Suivant les belles paroles de M. Ernest Naville qui disait en parlant de la vie des hommes remarquables : « Par ce moyen on aurait répandu le livre de morale par excellence : la morale en action. L’homme sera toujours pour l’homme l’objet d’étude le plus intéressant, et quoi de plus propre à élever et à élargir les idées que d’ouvrir aux intelligences les plus grands horizons de l’histoire et de l’action providentielle dont les personnalités éminentes sont les principaux instruments. »

Notre littérature est malheureusement pauvre en biographies qui soient en rapport avec les besoin de la jeunesse. Nous voisins d’outre-mer, en revanche, possèdent un grand nombre d’ouvrages de ce genre et ils en font un très heureux usage en éducation. La vertu considérée en elle-même, la vertu abstraite, n’est pas comprise par les enfants. C’est pour eux quelque chose de vaporeux et d’insaisissable. Un beau trait, au contraire, frappe toujours. C’est la vertu avec un corps, la vertu réelle, celle dont on se fait aisément une idée, celle qu’on est porté à aimer et à imiter. Les exemples d’une moralité élevée donnent à l’instinct du beau une vivacité et une force qui en assurent le pouvoir.

Combien de grands hommes ont été formés par la lecture des Vies des hommes illustres de Plutarque et ont trouvé dans les actions des héros de l’antiquité l’étincelle qui devait enflammer leur imagination et leur cœur.

Il ne faut pas seulement placer dans les bibliothèques populaires des biographies purement religieuses, mais aussi celles d’hommes de toute profession dont la haute intelligence et le travail incessant peuvent être donnés en exemple.

Signalons en fait de biographies :

Les ouvrages de Triqueti (Les ouvriers selon Dieu). — Bertrand Du Guesclin, par Bonnechose. — Les Biographies Chrétiennes, de Micheli. — Washington, par Jouault, ainsi que Lincoln, du même auteur. — Lavater, par Mlle Chavannes. — Oberlin, par Spach. — L’histoire de trois pauvres enfants devenus riches, par Charton. — Oberkampf, par Labouchère. — Souvenirs d’un ex-officier, par Martin. — Madame Mallet, par Mme de Witt. — Les deux biographies de Livingstone, par Dupin de Saint-André et par Loriot. — La vie d’un naturaliste, George Moore et Self Help, par Smiles.

Une place importante doit appartenir à l’enseignement populaire de l’histoire. Cette dernière, dont le champ est si vaste, cultive le plus l’esprit des jeunes gens et les prépare le mieux à l’exercice de leurs devoirs de citoyens. L’histoire nationale doit, cela va sans dire, occuper dans tout pays le rang d’honneur. J’aime à placer ici ces lignes que M. le professeur Vulliet, de Lausanne, m’écrivait un jour :

« Quand on a, comme Genève, une histoire aussi exceptionnellement belle, une histoire où l’esprit a aussi habituellement dominé la matière, où la religion et la politique ont eu tant de points de contact, on doit être heureux de mettre ces glorieuses annales du passé à la portée des générations présentes qui ne pourront que s’y affermir dans l’admiration du grand, du beau, dans le dévouement au devoir et la confiance en Celui qui, durant deux siècles, garda si merveilleusement votre microscopique république entourée de tant d’ennemis. »

L’histoire est, à notre avis, l’une des lectures qui cultivent le plus les esprits des jeunes gens et les préparent le mieux à leurs devoirs civiques. Nous entendons souvent dire : « Pourquoi ne fait-on pas revivre tant de livres anciens aujourd’hui oubliés, qui contenaient une sève puissante de sentiments généreux et parfaitement humains ? Pourquoi néglige-t-on l’histoire, la véritable histoire, l’histoire historique ? »

En offrant de telles lectures au peuple, on enrichirait sa mémoire tout en le moralisant. Ainsi, dans une collection d’ouvrages français à soixante centimes l’exemplaire, nous pouvons signaler deux petits volumes vraiment excellents. L’un raconte d’une manière vraie et dramatique l’histoire de Cinq Mars, l’autre le siège de Calais par les Anglais. Ce genre de récits se laisse lire mieux qu’un roman soyons-en sûrs. Pourquoi ne publierait-on pas de la même manière d’autres épisodes tels que ceux qu’on extrairait de la biographie d'Anne de Bretagne ? Pourquoi ne pas traiter de la même façon les guerres d’indépendance grecques ou persiques, l’assassinat du duc de Guise ou du duc d’Enghien, les guerres de Charles le Téméraire ?

Nous pouvons recommander aux bibliothèques : Vulliet, Histoire Universelle ; Bonnechose, Histoire de France et d’Angleterre ; Vulliemin, Histoire de la Confédération Suisse ; Néander, Vie Chrétienne dans les premiers siècles ; Næf, Les premiers jours du Christianisme en Suisse ; Merle, Histoire de la Réformation ; et tant d’autres.

À côté de l’histoire se trouve tout naturellement la géographie. Nous entendons par géographie, non pas les livres traitant de science pure, mais les récits de voyages dans lesquels le pittoresque se mêle aux connaissances solides ; ce genre pourrait être représenté par un nombre considérable d’ouvrages. On conçoit que, de même que pour les autres catégories de livres nous ne pouvons donner que quelques titres : Les Bassoutos, de Casalis ; Le voyage en Terre Sainte, de Bovet ; Les sirènes de royages, de Vuiliet ; Le voyage autour du Monde, d’Hubner ; L’histoire des grands voyages et des voyageurs, par Verne ; Le voyage d’un jeune garçon autour du monde, par Smiles ; Les ascensions célèbres, les naufrages et l’histoire de la navigation, par Zurcher et Margolla ; les ouvrages sur les Alpes de de Saussure, de Rambert et de Berlepsch ; Le voyage d’une femme au Spitzberg, de D’Aunet ; Les voyages en Afrique, par Livingstone et Schweinfurth ; au Brésil, par Agassiz ; Le dernier voyage de Livingstone, traduit par Belin de Launay ; celui d’un Voyage aux Mers polaires, par Bellot ainsi que le Glaçon du Polaris, du capit. Tyson et les Aventures d’un voyage en Australie, par Perron d’Arc ; 16, 000 lieues, de Russell, etc.

Quant à la poésie, nous estimons qu’elle doit avoir sa place dans une bibliothèque moralisante ; toutefois nous ferons à son égard les mêmes réserves que nous avons faites pour le roman.

Nous pensons que la section poésie peut sans inconvénients renfermer les classiques, les grands fabulistes, les anthologies nombreuses, de bonnes pièces en vers et surtout des chants nationaux et chrétiens, qui exaltent les sentiments patriotiques et contribuent tout à la fois à faire aimer la patrie terrestre et désirer celle d’en haut, qui est notre vraie patrie. Indiquons comme un des moyens de lutter contre les mauvaises chansons l’action puissante que pourraient avoir les recueils de poésies religieuses et honnêtes ; là encore le bon doit prendre la place du mauvais.

En France, par exemple, les chansons font un mal aussi considérable que les livres. Elles exercent sur la jeunesse une influence d’autant plus déplorable que le chanteur ambulant qui interprète ces productions malséantes en relève encore le cynisme par le geste.

« Le chanteur des rues, nous disait un jour l’un des pasteurs les plus distingués de Paris, est aussitôt entouré d’un public nombreux et attentif. Chacun suit le chant dans le recueil qui se place facilement à dix ou quinze centimes l’exemplaire. Que d’adolescents je rencontre, garçons bouchers ou épiciers-apprentis, jeunes filles portant le linge blanchi à domicile, tenant dans la main un recueil de chansons et les apprenant par cœur le long des rues. »

Quelques-unes de ces chansons sont vraiment très spirituelles. Pourquoi ne nous servirions-nous pas de ce moyen pour moraliser et nous laisserions-nous partout devancer par les ouvrier d’iniquité.

Un homme de bien, M. le professeur Fée, philosophe doublé d’un excellent littérateur, qui a écrit, en 1856, le joli volume intitulé : « Voyage autour de ma Bibliothèque, » et qui appréciait mieux que personne les beautés qui donnent un si grand charme aux vers de Béranger, considère le chansonnier français comme fort dangereux.

« Sa forme est si séduisante, dit-il, qu’elle cache aux lecteurs ce que le fond renferme de pernicieux. Je comprends donc et par mes propres sensations, combien ces rimes ont dû exercer d’influence sur les masses et concourir à préparer les graves événements qui ont agité si profondément la première moitié du xixme siècle.

« Les discours et les sermons n’agissent guère que sur des auditeurs d’élite, d’ailleurs peu nombreux ; les livres sérieux ne sont à la portée que des esprits élevés ; les chansons, si elles sont charmantes comme celles de Béranger, séduisent toutes les intelligences, car toutes les intelligences les comprennent. On les chante, la mémoire les retient, on les commente, et un effet plus souvent nuisible que favorable est produit. »

Le seul palliatif serait de populariser les bonnes chansons et de surveiller ces innombrables sociétés chorales que les temps modernes ont fait éclore en tout pays, pour que leur répertoire demeure ce qu’il est, et ne sorte pas du domaine religieux et patriotique. Les orphéons jouent un rôle moralisant en offrant à la jeunesse des villes et des villages un délassement artistique et légitime, pourvu qu’ils ne la poussent pas à la boisson comme cela est arrivée dans un trop grand nombre de localités.

Quant à la littérature destinée à l’enfance, elle doit être choisie avec un soin tout particulier. Il ne faut pas qu’un seul volume mis entre les mains des enfants puisse contenir une phrase capable de fausser la conscience. Si nous reconnaissons que des récits d’imagination naturels et touchants peuvent être utiles pour aider au développement des sentiments de l’âme, nous ne les admettons qu’à la condition qu’il soient irréprochables au point de vue de la moralité.

On conserve des premières lectures un souvenir qui ne s’efface jamais ; il est donc de la plus haute importance que les ouvrages, lus à cet âge où les impressions sont si vives, soient marqués au coin de la plus stricte morale et inspirés par le christianisme. Il faut que les idées qui les remplissent, loin d’avoir la légèreté qui a cours le plus généralement dans le monde, revêtent un caractère sérieux sans être rigide. Par nos livres, comme par nos paroles, nous devons savoir nommer péché ce que Dieu flétrit de ce nom et faire prendre en horreur aux jeunes gens le mal sous quelque forme qu’il se présente. De même qu’il n’y a qu’une bonne santé qui permette à l’homme de passer au milieu des malades et des maladies sans contracter celles-ci, il n’y a de même qu’une honnêteté de cœur fondée non sur l’ignorance, mais sur la haine éclairée du mal, qui puisse conserver pure l’âme du jeune homme dans son contact inévitable avec les fruits pourris.

N’allons pas croire que les principes de stricte morale que nous voulons voir à la base des écrits destinés à la jeunesse les rendent ennuyeux. Témoin le nombre considérable de jolis ouvrages parfaitement moraux et très amusants.

Les bibliothèques pour l’enfance sont d’une importance capitale et il est bien à regretter que les moralistes n’en fassent pas l’objet de leurs études. Beaucoup de personnes dédaignent les livres pour l’enfance et pour la jeunesse, soit qu’elles n’y trouvent aucun intérêt, soit qu’elles regardent comme au-dessous d’elles de faire de semblables lectures. Les auteurs de ce genre d’ouvrages ne sont pas eux-mêmes assez soucieux du but qu’ils se proposent ; beaucoup dépassent la portée des jeunes esprits auxquels ils s’adressent et d’autres, dans l’espoir d’être mieux compris, tombent dans la trivialité pour ne pas dire la niaiserie.

Il est à regretter que la littérature française soit en général si pauvre en ouvrages irréprochables pour la jeunesse. Quand on examine de près tous ces livres destinés au jeune âge, on constate que du fumier de Rabelais découle encore une eau fétide dont ce genre d’ouvrages est aussi infecté. En parcourant tel livre élégamment écrit, vous êtes tout à coup blessé de rencontrer une veine rabelaisienne. Vous avez eu l’intention de le donner à une jeune personne, à un adolescent, et vous le rendez au libraire.

Les auteurs français d’ailleurs, on l’a remarqué, écrivent peu pour les jeunes filles ; ils n’écrivent que pour les demoiselles déshonnêtes ou les femmes mûres. Ils n’oseraient dépeindre l’innocence, décrire une affection légitime, et s’ils tombent dans l’idylle, ils la poussent si loin que la naïveté devient cynique. Heureusement que pour cette classe de lecteurs il nous vient d’Amérique et d’Angleterre une foule de bons ouvrages qui, aussitôt parus, sont aussitôt traduits.

Les bibliothèques populaires doivent contenir une section destinée à la jeunesse. Les livres d’enfants ne sont pas faciles à choisir. Il faut qu’ils forment non seulement le caractère du jeune lecteur, mais aussi son goût. Ils doivent être bien écrits, irréprochables quant au fond et à la forme. L’enfant n’oublie jamais les impressions des premières lectures, tant il est vrai ce mot d’Horace : le vase conserve toujours le parfum de la liqueur qui y a été déposée.

Il nous semble excessivement important de publier à l’usage de la jeunesse des éditions expurgées des auteurs classiques et modernes. Nous disons éditions expurgées, car il est peu d’auteurs dont toutes les œuvres soient absolument irréprochables. On trouve dans des auteurs sérieux des parties légères et même scabreuses qu’il est nécessaire de ne pas mettre sous les yeux des jeunes gens. Supprimer ces parties légères ou scabreuses ne porte aucune atteinte à l’œuvre des auteurs. En quoi, par exemple, les Odes à une courtisane peuvent-elles ajouter au mérite d’’Horace ?

Outre les ouvrages, expurgés quand cela est nécessaire, des auteurs classiques et modernes, soit en prose, soit en poésie, nous ne saurions assez recommander les ouvrages pour la jeunesse du Mme Pape Carpentier (Histoires et leçons de choses), ceux de Franz Hoffmann, de Nathaniel Hawthorne, les lectures de Delon, H. Fabre et la riche collection de la Bibliothèque des écoles et des familles publiées par les maisons Ha- chette et Hetzel.

Pour la jeunesse nous pourrions indiquer parmi les publications les plus récentes :

Tous les ouvrages de MMmes de Pressensé, Bersier, de Witt, Couriard, Tabarié, Augustin et Robinson, etc. (édition pour la Jeunesse), les ouvrages de M. Porchat, M. Girardet, et les traductions des ouvrages de MMmes Prentiss, Young, Wood, Montgomery, de MM. Farrar, l’auteur de Tom Brown, Sans famille, d’Hector Malot ; Gustave Aymard, etc., etc.

Nous ne faisons qu’indiquer en passant quelques noms qui ne sont que les poteaux indicateur de la voie à suivre.

Dans les bibliothèques populaires de la campagne, l’agriculture tient-elle réellement la place qu’elle devrait y occuper ? Voyons-nous dans tous leurs catalogues, au moins représentées par un seul exemplaire, les branches : Instructions de culture ; — Intérieur des fermes ; — Drainages et irrigations ; — Céréales ; — Prairies naturelles et artificielles ; — Arbres fruitiers ; — Bétail, art vétérinaire ; — Industrie et économie agricoles ? — Pourquoi ne pas faire lire aux campagnards des ouvrages de nature à détruire les erreurs qui existent encore parmi eux ? Malgré les progrès de l’instruction, beaucoup de nos paysans s’abandonnent encore à des superstitions ridicules et propagent de grossiers préjugés.

La basse Bretagne, par exemple, n’offre-t-elle pas l’emblème de la superstition telle qu’elle était presque au moyen âge ? Dans ces campagnes arides, que de préjugés, d’erreurs et d’abus n’y aurait-il pas à déraciner ! Nulle part dans le monde entier le peuple des campagnes n’est aussi superstitieux que dans la vieille Armorique ; là on croit naïvement qu’il ne faut jamais aller habiter une maison neuve sans l’avoir au préalable arrosée du sang de quelque bête, ne serait-ce que du sang d’une poule ; que saint Médard ayant la main coupée, Dieu la lui fit repousser comme une patte d’écrevisse ; que saint Conogan traversait l’Océan sur une auge de pierre et qu’il suffit de se frotter contre ce singulier esquif encore conservé à Beuzit, pour se guérir de la goutte, des douleurs rhumatismales et des maladies nerveuses. Un volume entier ne suffirait pas pour reproduire toutes les croyances des bas Bretons qui sont assez superstitieux et assez fanatiques pour se porter à des actes de violence contre quiconque prendrait la liberté de se rire de leurs préjugés, ou de tourner en dérision leurs chimères.

Cette nécessité de combattre les préjugés et les superstitions des gens de la campagne a été comprise dans plusieurs pays. Il se publie, par exemple, à Bruxelles, un catalogue très complet intitulé : Bibliothèque du cultivateur. C’est un peu le pendant de la Bibliothèque publiée en Allemagne sous les auspices du ministère d’agriculture de Prusse. Les publications périodiques sont tellement multipliées que l’agriculteur aime mieux lire les revues hebdomadaires ou mensuelles sur les sujets qui l’intéressent spécialement ; aussi ne lit-on presque plus les auteurs ; les libraires s’en plaignent beaucoup ; nous croyons la chose fâcheuse, car l’agriculteur croit s’instruire par les journaux qu’il lit à la hâte et ne s’applique pas à accroître le capital des connaissances solides.

Le gouvernement vaudois, qui a mis au concours la publication d’un traité appelé Lectures agricoles, publiera prochainement l’ouvrage couronné ; ce sera le traité le plus complet pour les agriculteurs de la Suisse romande. Bornons-nous à indiquer sommairement pour les bibliothèques populaires, l’ouvrage élémentaire d’agriculture de Girardin et Dubreuil, les traités sur le bétail de MM. Kuhne, Samson, etc., les ouvrages sur la chimie, du professeur Sacc, les Arbres fruitiers, par Dubreuil et le Traité des engrais et l’Alimentation des plantes, par Wolf.

N’oublions pas que le but des bibliothèques populaires doit être double : Instruire et moraliser. Tous ceux qui se sont occupés de l’éducation des masses vous diront que les intérêts les plus importants de l’individu sont étroitement liés au choix des livres destinés à la lecture du peuple. C’est pourquoi on a reconnu que les livres destinés aux bibliothèques populaires devront, avant tout, diriger les lecteurs vers le bien, éclairer et encourager l’activité du pauvre par le récit des bienfaits et des fins de la Providence, dissiper les préjugés et les superstitions, donner des notions vraies et utiles sur l’économie domestique, sur l’éducation des enfants, sur l’agriculture, inspirer l’amour de la patrie et le respect de nos institutions.

Il faut fournir aux populations urbaines et rurales de bons livres d’économie industrielle, non pas écrits sous des formes abstraites ou par des pédants, mais rédigés d’une façon claire et tendant à un but pratique. Il faut enseigner, par exemple, comment on peut perfectionner le travail et gagner par là même un salaire plus considérable ; en un mot, il faut compléter l’instruction.

Enfin, nous pourrions encore nommer une foule d’ouvrages de littérature, de sciences et d’art, traitant d’histoire naturelle, de questions sociales, d’éducation et d’industrie. Cette dernière catégorie est importante. Les chefs d’usine vous diront tous que c’est la rareté et la cherté des bons livres appropriés à l’état des connaissances des ouvriers, qui expliquent la préférence que ces derniers accordent à la littérature légère et malsaine. Il est de fait que si les sociétés philanthropiques faisaient vendre bon marché, dans les villes et les villages, et plaçaient dans les bibliothèques populaires des livres bien rédigés sur des questions économiques et sociales, ces livres dissiperaient beaucoup de préjugés parmi le peuple et concourraient puissamment au maintien de l’ordre.

« Si un ouvrier veut lire, dit M. Jules Simon[4] ; il faut que ce désir lui vienne de lui-même, car personne, de près ou de loin, ne songe à le provoquer. Que lira-t-il ? Les seules publications qui s’offrent sont des livraisons à un sou et à deux sous. Il est obligé de choisir au hasard. On se récrie contre l’immoralité d’un grand nombre de ces publications. Mais il n’y a qu’un moyen, chez un peuple libre, d’empêcher la propagande du mal : c’est de faire en grand la propagande du bien. Plusieurs de nos gouvernements ont eu l’idée de faire des bibliothèques communales. Est-ce bien l’affaire du gouvernement ? Résistera-t-il au désir de donner à ses publications un caractère politique ? Quelle sera sa compétence littéraire, religieuse, philosophique, pour choisir des livres ? Les commandera-t-il ? c’est le moyen le plus infaillible de les avoir mauvais. On croit trop, en général, qu’il ne faut donner au peuple que des livres écrits tout exprès pour lui. Au moins, en Angleterre, en Allemagne, on confie ces livres aux meilleurs esprits, aux plumes exercées. Mais il n’y a pas un seul de nos grands auteurs qui consentît à écrire un livre populaire. Cette noble tâche est toujours abandonnée chez nous à des écrivains sans réputation et sans talent, qui offensent les ouvriers en affichant la prétention de les instruire, ou se rendent ridicules à leurs yeux en leur empruntant leurs idées et jusqu’à leur langage. La vérité est qu’il n’y a pas d’autre précepte du genre que de parler la plus belle langue française et d’exprimer constamment les sentiments les plus naturels et les plus nobles. L’art d’enseigner ne consiste pas à descendre au niveau de son auditoire, mais à l’élever jusqu’à soi.

« Nous parlons de l’instruction d’une manière générale et sans entrer dans le détail des doctrines qui devraient être inculquées aux ouvriers. C’est d’abord que l’instruction est bonne par elle-même. Elle fortifie l’esprit comme le travail et l’exercice fortifient et développent le corps. Elle inspire à celui qui la possède la confiance en ses propres forces, qui est le commencement de la virilité. Les ouvriers, dans leurs jours d’irréflexions et de colère, accusent le travail d’être une sorte d’esclavage ; il n’y a d’autre esclavage que l’ignorance, car c’est être esclaves que de ne pouvoir obéir qu’à la passion, et pouvoir obéir à la raison, c’est être libres, c’est être hommes. »

En fait d’ouvrages de science populaire, nous pouvons recommander les suivants : Audoynaud, Entretiens familiers sur la Cosmographie. — Tschudi, Le Monde des Alpes. — Macé, Histoire d’une Bouchée de pain. — Reclus, Les Mers et Météores. — Tissandier, L’Eau. — Zurcher et Margollet, Les Volcans et Tremblements de terre. — Badin, Les Grottes et Cavernes. — Simonin, L’Or et l’Argent. — Rendu, Les Mœurs pittoresques des Insectes. — Renaud, Les Phares. — Vulliet, Géographie physique illustrée.

L’œuvre des bibliothèques a un vaste champ d’action dans les prisons et dans les hôpitaux, où malheureusement les livres d’édification sont peu ou pas demandés, et même, le plus souvent, repoussés avec irritation par certains malades ou détenus aigris par le malheur. Il s’agit d’atteindre le cœur de ces infortunés par d’autres ouvrages. En tout cas, ce qu’il faut éviter, c’est l’introduction de mauvais livres dans ces établissements. Dans les prisons et les hôpitaux, les récits de voyages sont assez généralement goûtés, les livres scientifiques (la Bibliothèque des Merveilles, par exemple) plaisent aux hommes. Les femmes, en général, apprécient fort peu ce genre d’écrits ; elles préfèrent les récits fictifs. Ce qui plaît le plus, en résumé, ce sont les biographies de Guizot, G. Moore, Livingstone, Garfield ; Les ouvriers, selon Dieu, de Triqueti, les voyages de Verne, Charton, les romans d’Erckmann-Chatrian, Mayne-Reid, Dickens, Walter-Scott, Cooper, Gaskell. Nord et Sud ouvrage contre les grèves, nous sert de transition aux livres moraux et religieux qui ont leur place marquée dans les prisons et dans les hôpitaux ; nous voulons parler du Masque arraché, des livres de Smiles, des Lettres d’un Malade à un Malade, par Barthélemy Bouvier, la Journée du Malade, par l’abbé Peyne, Amélie de Lassaulx, Sœur Augustine, ainsi que les remarquables ouvrages de M. Ernest Naville.

Comme livres d’édification, nous pouvons conseiller les suivants, qui pourraient trouver place dans une bibliothèque populaire :

La vie de Jésus (édition populaire), de Pressensé. — L’Éducation progressive, de Mme Necker. La Famille, du comte de Gasparin. — L’École divine ou regardant en haut, — Le Soir de la Vie, pensées pour les vieillards. — Aux Parents, conseils sur l’éducation, par Bordier, et l’Imitation de Jésus-Christ, appropriée à toutes les communions chrétiennes.

En général, comment procède-t-on dans le choix des livres ? On se détermine sur des indications vagues et absolument insuffisantes. Une publication spéciale, sérieuse, digne de confiance, pouvant fournir des indications précises, de nature à faciliter les recherches est absolument indispensable aux directeurs de bibliothèques. En 1852 paraissait à Genève une revue des livres destinés à l’enfance, qui a rendu, pendant de longues années, de précieux services. En 1878, la Société genevoise pour le développement des bibliothèques populaires a créé un bulletin biblio graphique intitulé La Lecture, qui renseigne admirablement les acheteurs de livres, dont elle est ainsi le vade-mecum. En France, l’excellent bulletin de la Société Franklin rend des services signalés.

M. Vidal, dans ses conseils pour la formation des bibliothèques spéciales (communales, militaires, pénitentiaires), dit à ce sujet qu’un bon catalogue-type est le meilleur cadeau à faire aux bibliothèques.

Il ne suffit pas seulement de créer des bibliothèques et d’en élaborer avec soin le catalogue, il faut user d’un tact tout particulier dans la distribution des ouvrages. Il ne faut pas offrir trop ardemment au premier venu les Livres Saints ou les ouvrages qu’ils ont inspirés, sans en faire sentir le prix. En d’autres termes, il ne faut pas jeter les perles aux pourceaux.

Dans une de ses visites à l’hôpital, un pasteur s’était approché du lit d’un malade. Frappé sans doute par le titre qui semblait lui promettre quelque récit scandaleux, quelque histoire dramatique, à sensation, comme on ne les aime que trop de nos jours, ce malade avait emprunté les deux volumes de Talmage intitulés Le Masque arraché.

— Oh, monsieur, reprenez ce livre, dit aussitôt après le malade au pasteur, il ne me convient pas, il n’y a pas là ce que je voulais.

— Vous avez raison, mon ami, répondit celui-ci en tournant et en retournant entre ses mains les deux volumes, vous n’êtes pas à la hauteur.

Piqué au vif par cette courte réplique, le malade voulut reprendre l’ouvrage. Il le lut cette fois bien attentivement, et lorsqu’il revit le chapelain : « Vous aviez bien raison, lui dit-il, je n’étais pas à la hauteur, mais maintenant j’ai compris. Quel beau livre ! N’en avez-vous pas d’autres de ce genre à me prêter ? »

Dans cette œuvre de moralisation par le livre, la Société Franklin a rendu de très grands services en France. Elle s’est mise à l’œuvre courageusement, s’interdisant toute polémique, se condamnant d’avance à la tâche, toujours un peu ingrate, de ceux qui restent en dehors de la politique militante ; mettant son ardente passion pour le bien public sous l’égide d’une neutralité qui lui permet de s’associer tout esprit vraiment libéral et populaire, elle cherche à répandre la lumière et non à passionner, parfaitement convaincue qu’elle atteindra mieux son but en n’admettant pas dans ses catalogues des livres de controverse. Les faits lui ont donné raison. Elle a réuni autour d’elle tous les hommes de bonne volonté, triomphant de la routine qui, au commencement de sa fondation, s’était montrée hostile à l’œuvre. L’instruction du Ministre de la guerre, en date du 18 janvier 1875, recommande officiellement le catalogue de la Société Franklin au service des bibliothèques de troupes (car c’est toute une œuvre de moralisation à faire que de fournir des livres aux soldats pour lutter contre le désœuvrement). La Société Franklin travaille activement aussi pour fonder des bibliothèques d’ouvriers et d’employés dans les villes, des bibliothèques de village pour les paysans et des collections spécialement fondées au fond des bois de l’État en faveur des gardes forestiers. On raconte qu’un jour, un de ses vice-présidents en tournée aperçut, à la porte d’une maison foraine, un homme aux cheveux blancs, qui faisait une lecture à deux ou trois femmes et à une multitude d’enfants, tous attentifs et souriants. Le volume qu’il tenait en ses mains portait l’uniforme de la Société Franklin, relié en toile grise. « Avec des livres, dit le forestier à son visiteur, nous nous croyons encore chez nous. » C’était un vieil Alsacien.

D’après les statistiques officielles et celles qu’a publiées la Société Franklin, il y a aujourd’hui, en France, en comptant les bibliothèques scolaires qui prêtent des livres aux adultes et les bibliothèques de l’armée, environ 20,000 bibliothèques populaires.

Si l’on décompose ce total en trois éléments, action administrative, action religieuse, initiative privée, on voit que le plus gros chiffre est celui qui représente l’action de l’État, des communes et des instituteurs, c’est-à-dire des bibliothèques scolaires et communales. Il y avait, au 1er janvier 1879, 17,764 bibliothèques scolaires, et le progrès a été rapide ; on n’en comptait, en 1865, que 4833 ; en 1869, ce chiffre était triplé, il s’élevait à 14,396, et si le nombre des bibliothèques scolaires s’est abaissé par suite des désastres de la guerre, il à bientôt repris son mouvement ascensionnel. Il faut ajouter que des bibliothèques populaires sont adjointes à divers établissements de l’État et que l’administration des forêts en a créé des centaines.

Quant aux bibliothèques populaires communales non scolaires, elles étaient, à la fin de 1875, au nombre de 350.

Les bibliothèques religieuses des paroisses catholiques ou protestantes, ou créées par les conférences de Saint Vincent-de-Paul, étaient, il y a deux ans, au nombre de 387. Ce chiffre doit être actuellement de beaucoup inférieur à la réalité. Quant aux bibliothèques qui sont le fruit de l’initiative privée laïque, nous ne pouvons y comprendre les bibliothèques militaires d’officiers ou de soldats, car elle sont dues soit à la société si active appelée Réunion des Officiers, soit à d’autres associations libres, notamment à la Société Franklin.

Il y avait, au commencement de 1876, environ 1200 bibliothèques ainsi créées par l’initiative privée, savoir : 457 bibliothèques populaires libres civiles, dues à l’initiative individuelle, soit 295 fondées par des sociétés de bibliothèques, 97 annexées à des sociétés de secours mutuels, à des orphéons, à des sociétés coopératives, et 65 adjointes à des établissements industriels et agricoles ; 737 bibliothèques militaires, dont 272 bibliothèques d’officiers et 465 bibliothèques de sous-officiers et soldats, y compris celles des prisons militaires.

Ce recensement des bibliothèques libres est sans doute très incomplet, mais le nombre fut-il double, triple, dit le dernier rapport de la Société Franklin, fût-il de 1000 ou de 2000 au lieu de 457, ce serait encore trop peu.

En effet, qu’est-ce que 20, 000 bibliothèques pour 36, 000 communes ? Et sur les 18, 000 bibliothèques scolaires, combien n’existent que sur le papier et se réduisent à l’existence d’un ballot non ouvert oublié dans quelque coin !

Le dernier rapport[5] présenté au ministre de l’instruction publique sur le service des bibliothèques scolaires, le 31 décembre 1878, constate que, pour que leur succès fût progressif et continu, il aurait fallu que ces bibliothèques changeassent, qu’elles fussent fréquemment renouvelées, ou du moins constamment alimentées par des livres nouveaux ; que de dépenses pour obtenir un semblable résultat ! Aussi qu’est-il arrivé ? Quand le gouvernement a fondé les premières bibliothèques, les populations rurales ont accueilli avec empressement cette bienfaisante innovation. Souvent incapable lui-même de lire, le paysan était heureux de voir son fils au retour de l’école apporter un livre qui remplissait les longues soirées d’hiver ; il écoutait, fier d’apprendre et de comprendre par son enfant ce que jusque-là il avait ignoré ; et si on lui eût dit alors que l’école était inutile, il aurait ri sentant en son fils une force nouvelle dont il devinait vaguement la puissance.

Ce seul fait de l’éducation par l’enfant était à coup sûr le meilleur et le plus beau résultat des bibliothèques scolaires ; mais comment continuer cet enseignement sans modifier ou renouveler fréquemment les ouvrages qui les composent ? Dans toute famille un peu nombreuse, un premier enfant épuise rapidement tous les livres, et ses frères plus jeunes restent sans influence sur les parents et sans stimulant personnel. Voilà pourquoi l’œuvre des bibliothèques scolaires, dont l’extension avait été très rapide, est demeurée stationnaire dans certaines localités. Les rapports des inspecteurs d’académie sont concluants sur ce point. C’est à l’insuffisance des ressources pécuniaires qu’il faut attribuer ce fatal arrêt. L’État depuis longtemps consacre 120, 000 francs à des acquisitions de livres ; même depuis 1878 il donne 200, 000 francs par an. Mais ces ressources sont encore insuffisantes. Quant aux bibliothèques déjà créées, on est forcé d’accueillir leurs demandes par exception.

Quel vaste champ ouvert à la propagande des bonnes lectures et au zèle des citoyens éclairés ! Si les bibliothèques populaires ne fournissent pas un remède radical qu’on puisse opposer à l’abus des mauvaises lectures, elles ont du moins un rôle très important à remplir. Triple est donc le but de l’Œuvre des bibliothèques populaires, c’est-à-dire aider à leur propagation, faciliter leur création, leur organisation et leur extension en leur fournissant, par des catalogues nouvellement dressés, par des instructions générales et clairement établies, par un journal bulletin exclusivement consacré aux questions et aux publications qui les intéressent, toutes les indications dont elles ont besoin ; l’œuvre des bibliothèques leur sert d’intermédiaire pour l’achat de leurs livres en leur assurant des avantages considérables résultant des remises et des réductions de prix des libraires ; enfin, quand les ressources le permettent, l’œuvre des bibliothèques peut venir en aide aux institutions qu’elle a créées par des subventions spéciales. Mais ce que l’œuvre centrale doit avant tout s’interdire c’est toute action sur le détail de leur administration ou de leur gestion : elle doit mettre seulement à la disposition de chacun les résultats acquis de l’expérience de tous. Ses conseils doivent être désintéressés et ses instructions très générales ; elle doit laisser à chaque comité local, le soin d’approprier aux besoins particuliers et aux convenances de son public les indications que sur leur demande elle leur a fournies. Il faut que les rapports de la Société avec les Institutions créées par elle, n’aient, en aucune manière, le caractère d’une affiliation ou d’une dépendance ; son rôle est celui d’un ami vigilant et discret ; elle doit s’interdire sévèrement toute propagande politique ou confessionnelle ; elle doit travailler pour une seule cause, la diffusion de l’instruction populaire, sans autres préoccupations que les règles éternelles de la morale, dans le but unique de former des citoyens plus éclairés, plus dévoués à la patrie. Elle doit rédiger un catalogue sans parti pris et marqué au coin d’un esprit d’absolue impartialité et de large libéralisme ; dans un tel catalogue elle doit moins se préoccuper de dresser des répertoires volumineux et encombrés, que de choisir en chaque matière les ouvrages les plus clairs, les plus consciencieux, les plus substantiels et les plus simples ; elle doit bannir impitoyablement de ses listes les livres qui pourraient éveiller dans l’esprit du lecteur des émotions malsaines et rechercher tous ceux qui peuvent leur apporter des instructions utiles.

À côté des bibliothèques populaires, il existe d’autres moyens d’éducation que nous pouvons d’autant mieux recommander qu’ils ont déjà été expérimentés en Belgique, à Lambermont. En 1877, six hommes de cœur décidèrent de leur propre initiative de fonder une œuvre d’instruction et de moralisation dans leur localité. Leur but était de travailler à la propagation des connaissances utiles, des idées morales et des moyens d’amélioration matérielle par des séances littéraires, scientifiques et musicales et par des tombolas de bons livres. Secondée par une population peu nombreuse, il est vrai, puisqu’elle ne dépasse pas douze cents habitants, mais libérale, sensée, et animée des sentiments les plus généreux, l’œuvre nouvelle s’implanta aisément ; elle est aujourd’hui en pleine prospérité.

Partant de ce point de vue qu’une chose bonne l’hiver n’est pas moins bonne l’été, la société des soirées populaires de Lambremont organise toute l’année et presque chaque dimanche des séances, soit dans sa localité soit dans les environs. Ajoutons que le compte rendu des conférences indique un résultat vraiment admirable et de nature à encourager ailleurs ce puissant moyen de moralisation populaire. L’œuvre n’est pas exempte de difficultés. En effet, pour trouver chaque dimanche des conférenciers et des artistes, pour organiser des soirées variées, intéressantes et instructives, pour faire face aux frais qu’entraine l’organisation de réunions dans les localités étrangères, il faut une intelligence et un dévouement auxquels on doit rendre hommage. Ce n’est pas tout : cette année la société des soirées populaires de Lambremont vient d’ajouter des excursions à son programme.

On pourrait aussi créer des sociétés pour former le goût littéraire. Les Américains se préoccupent déjà de ce sujet. En effet, un enfant peut avoir été dans un milieu qui l’a préservé de la littérature immorale, il peut avoir de bons livres en abondance et cependant rester encore ouvert aux influences des mauvaises lectures qu’une circonstance imprévue ferait tomber sous sa main. Il n’est que trop vrai qu’il ne suffit pas d’avoir beaucoup de bonnes choses, il faut savoir en profiter ; ce n’est pas assez non plus d’avoir beaucoup de livres excellents, il faut aussi savoir lire avec profit ; or il est reconnu qu’il est petit le nombre de ceux qui savent lire ainsi, relativement au grand nombre de lecteurs de bons livres. Il faudrait donc créer une vaste association de personnes sachant lire afin d’apprendre aux autres l’art de lire avec profit ; elle pourrait prendre le nom de Société de la lecture ou tout autre nom qui lui conviendrait. Il faudrait qu’en chaque ville surtout elle fut aussi nombreuse que possible, qu’elle se divisât en autant de sections qu’il y aurait de salles de lecture dans la localité. Chaque section devrait s’entendre avec un bibliothécaire ; elle se hâterait de prendre connaissance du catalogue de la bibliothèque, du caractère de ses ouvrages et des lecteurs qui la fréquentent. Tandis que le bibliothécaire s’occuperait de recevoir les livres rentrants et d’inscrire les sortants, les membres de l’association s’attacheraient à guider les lecteurs dans le choix des livres qui leur conviendraient et à leur donner quelques conseils pour leur apprendre à lire avec fruit. C’est bien peu, pourra-t-on dire, pour former les lecteurs, mais en revenant souvent à la charge, les conseils renouvelés à propos, pourraient bien constituer un ensemble de connaissances produisant d’heureux résultats. Il faudrait encore que la société cherchât à atteindre son but par le moyen de conférences et de publications diverses ayant en vue les parents afin de s’en aire des auxiliaires.

À côté des livres et des conférences, n’y a-t-il pas des cours populaires, des leçons du soir, de telle sorte qu’il peut s’établir comme un courant, qui va des livres aux cours et des cours aux livres. On se plaint souvent et avec raison que la jeunesse oublie trop promptement l’enseignement qu’on lui donne dans les écoles publiques et qu’en dépit des beaux résultats obtenus pendant le temps consacré à l’étude, les fruits des institutions scolaires, tels qu’ils se montrent dans la vie publique, ne se trouvent pas être en proportion avec les moyens intellectuels et les ressources pécuniaires employés dans ce but. Les cours du soir sont un excellent remède à cet état de choses.

Il faudrait aussi créer des salles de lecture dans les villages. En 1858, M. le professeur de Candolle recommandait aux personnes s’occupant de bibliothèques populaires d’examiner si l’on ne pourrait pas faire concurrence aux cafés et aux cabarets, en ouvrant une société de lecture peu coûteuse avec un salon de réunion dont les classes industrielles pourraient facilement profiter. Nous croyons cette idée d’autant plus digne d’être tentée, que dans la plupart des cas les jeunes gens ne débutent pas au cabaret par le goût unique de la boisson, mais y vont d’abord dans un but de distraction, par un besoin de sociabilité. Le cabaret est leur club.

En Amérique, l’on a bien reconnu qu’il fallait avant tout former le goût de la lecture et le stimuler tout en lui imprimant une bonne direction. De nombreux et persévérants efforts ont été faits dans ce sens et l’on est arrivé à des résultats merveilleux. Ainsi à Boston la bibliothèque publique, dont le catalogue est très bon, distribue un million de volumes par an ; sa distribution s’est augmentée l’année dernière de 25%. Le nombre de personnes prenant des livres est de cent mille sur une population de trois cent quarante-deux mille habitants, et cependant, il n’y a eu, notons-le en passant, que dix volumes perdus dans l’année écoulée, c’est-à-dire un sur dix mille en circulation ; la bibliothèque s’est Surtout augmentée par des dons, grâce auxquels, en dehors des achats, elle a reçu plus du tiers de ses volumes.

Après avoir lutté contre la mauvaise littérature par le moyen des bibliothèques bien ordonnées, il faut lutter contre les effets des mauvaises petites feuilles à bon marché par de bons journaux populaires ; pour la diffusion des saines publications quotidiennes, il faut user des mêmes procédés dont usent les propagateurs des mauvaises feuilles, la vente dans les rues, à domicile et à bas prix. Ce qui tue, selon nous, les bons journaux, qui ont tant de peine à se populariser, c’est l’abonnement pris d’avance, formalité souvent difficile pour les gens du peuple qui ont peu de temps à leur disposition, et qui n’aiment pas beaucoup débourser d’un coup une somme relativement élevée.

C’est ce que les administrateurs des mauvais petits journaux n’ont que trop compris. Ici, qu’on nous permette une observation qui a son importance. Que dirait-on d’un rédacteur de journal qui enverrait des circulaires pour engager des personnes d’une classe très inférieure à prendre un abonnement au prix de dix-huit francs l’année ? Eh bien, jour par jour, sou par sou, voilà à quelles dépenses se livrent (sans que cela y paraisse) tant de ménagères pour lesquelles ces lectures dépravantes sont devenues un besoin, une habitude aussi impérieuse que celle de l’alcool pour les buveurs. Les petits journaux sont réellement de mauvaises lectures. Ils flattent la cupidité, l’envie et les autres passions, et sèment la défiance entre les différentes classes qui composent la société.

Ces feuilles sont pour l’esprit une atmosphère méphitique ; elles finissent par fausser le bon sens et corrompre le cœur. Pour combattre cette fâcheuse influence, ne serait-il pas possible de créer dans chaque pays un journal quotidien, politique et qui s’interdirait absolument dans ses articles, ses feuilletons, ses faits divers et ses annonces, tout ce qui est contraire aux bonnes mœurs. Il faudrait qu’une telle publication fût aussi bien écrite que les autres feuilles concurrentes et d’un prix très modique.

Dans l’un des derniers synodes de France M. de Pressensé parla avec l’éloquence qui lui est propre des efforts qu’il avait tentés auprès des chrétiens aisés de Paris pour fonder un grand journal afin de combattre le mal. Il constata que tous l’avaient approuvé, mais que pas un ne s’était montré disposé à délier les cordons de sa bourse. Aussi l’affaire tomba dans l’eau.

Il est certain qu’un grand journal chrétien, rédigé par des hommes capables, qui, grâce à Dieu, ne nous font pas défaut, serait un organe puissant pour combattre le mal, soit par l’exemple, soit en luttant contre la littérature malsaine des autres journaux qui, reproduisant sans vergogne les séances immorales des cours d’assises, ne reculent devant aucun scandale.

À notre avis, un grand journal quotidien est le meilleur moyen pour lutter chaque jour contre le mal qui se produit journellement. Il faudrait y combattre à outrance Ces romans scandaleux qui salissent les feuilles publiques.

On sait que l’un des traits principaux qui caractérisent notre civilisation moderne, c’est le rôle important que joue la presse et les progrès accomplis, depuis son origine, par l’imprimerie. Beaucoup de personnes déplorent cette action, la regardant comme très dangereuse et s’efforcent vainement de la restreindre ; d’autres, au contraire y voient le salut des sociétés humaines qui sans cela croupiraient dans l’ignorance et la barbarie. Nous avons dit, et dirons encore, que l’instruction était indispensable pour le développement moral des peuples, mais qu’il s’agissait de la diriger et de la rendre salutaire pour l’alimentation spirituelle de la société. Comme on l’a remarqué, on se méprend à l’égard du rôle de la presse, et dans la plupart des États on doit encore laisser au Gouvernement le soin de la museler plutôt que d’entreprendre la tâche pénible sans doute et quelquefois périlleuse d’en retourner soi-même les armes contre ceux qui ne craignent pas de l’exploiter au profit d’intentions coupables.

Nous sommes loin d’avoir tiré pour l’éducation du peuple tout le parti qu’on peut tirer de la presse :

« Aujourd’hui, disait M. Joël Cherbuliez, le goût de la lecture se répand de plus en plus dans toutes les classes du peuple, c’est besoin nouveau, très général, que ne peuvent satisfaire, ni de rares dissertations, ni des recueils périodiques, empreints d’une spécialité trop marquée. Il faut autre chose ; il importe de revenir fréquemment à la charge et sous des formes variées.

« L’enseignement didactique n’est pas toujours celui qui convient le mieux à l’effet qu’on veut produire ; quelquefois le nom seul de l’écrivain suffit pour mettre les lecteurs en défiance, quand c’est, par exemple, un homme riche qui conseille l’épargne ou s’élève contre les tristes conséquences du cabaret, ceux auxquels il s’adresse l’accuseront peut-être de vouloir enlever au pauvre monde les seules jouissances qui soient à sa portée.

« Des leçons indirectes découlant de faits amenés avec art ont meilleure chance d’être écoutées. »

C’est pourquoi un journal proprement dit, s’adressant au peuple, offre des avantages incontestables.

La pensée pourrait revêtir dans cette feuille tantôt une forme sérieuse, tantôt un tour anecdotique ou badin ; par le fait de sa fréquente périodicité, le rédacteur pourrait revenir plusieurs fois sur le même sujet, ce qui est une condition essentielle pour faire pénétrer dans les masses des idées salutaires, saines, à la diffusion desquelles la routine s’oppose énergiquement.

Au point de vue financier il est incontestable qu’un journal populaire est une affaire rémunératrice. Veut-on des chiffres, en voici :

Le Petit Journal de Paris compte deux cent soixante quinze mille acheteurs ; un centime par numéro suffit pour payer ses frais de rédaction. On juge du bénéfice, qui est de deux mille sept cents francs par jour. En supposant que les frais d’impression soient de deux centimes par exemplaire, il reste encore deux centimes à employer pour gratifier d’une commission plus large ses vendeurs et payer ses frais d’envoi à l’étranger.

Une feuille de ce genre, qui paraît en Belgique, semble assez bien répondre au but proposé ; nous voulons parler du Travailleur publié à Liège. Cette feuille éminemment populaire renferme des articles de fond sur les logements d’ouvriers, sur l’assurance, sur les sociétés mutuelles et coopératives, etc. la chronique des faits saillants de la semaine (car c’est un journal hebdomadaire) et des feuilletons amusants, mais écrits toujours en vue de la classe de lecteurs auxquels le journal s’adresse.

Oui, il nous faut opposer aux petits journaux, une bonne publication populaire. La plupart des feuilles auxquelles nous voulons faire concurrence publient des romans médiocres quand ils ne sont pas décidément mauvais : elles exploitent la curiosité d’un public généralement peu difficile, qui se contente des nouvelles du jour, des commérages de la ville et des faubourgs et de la chronique des tribunaux. Encore une fois, il nous faut opposer à de semblables publications une feuille quotidienne qui ait pour objet principal l’éducation du peuple, qui traite cette dernière au point de vue pratique, en embrassant non seulement les principes fondamentaux de l’ordre social, mais encore l’hygiène, l’économie domestique et toutes les principales questions qui concernent les progrès du bien-être dans les classes inférieures. Puis les souvenirs nationaux (quel pays n’en a pas) y auraient leur place.

Il faudrait même qu’on publiât un petit journal à côté du grand, car ce sont les petits journaux qui ont le plus grand nombre de lecteurs et dont le peuple se nourrit, car il tient encore plus au feuilleton qu’aux articles politiques. Et dans ces feuilletons, l’immoralité coule à pleins bords.

En attendant le moment où un tel journal pourra se fonder, il faut répandre et distribuer des abonnements à prix réduits aux journaux politiques et littéraires déjà existants qui ont un caractère constant d’honnêteté. Il faut favoriser la circulation des bonnes feuilles illustrée (et il y en a), telles que l’Ami de la jeunesse, l’Ami de la maison, le Rayon de Soleil, le Magasin pittoresque, la Famille, les Lectures illustrées pour les enfants, de Lausanne, l'Ouvrier, les Étrennes pour les enfants et les petits enfants, et les bons almanachs : celui des Bons conseils de Paris, le Bon Messager de Lausanne, celui des familles (Strasbourg) ; agricole (Neuchâtel), Almanach pour la jeunesse, (Toulouse.)

En effet, ceux qui sont à la tête de ces excellentes publications ont bien compris que le meilleur moyen de combattre les petites feuilles, ce sont des publications morales, présentant des récits d’actualité, d’histoire, où l’esprit chrétien du journal n’apparaît pas trop extérieurement. Il faut que nos bibliothèques particulières, communales, paroissiales, scolaires, possèdent chacune plusieurs abonnements à des bonnes publications, afin d’en fourni abondamment la jeunesse.

Un moyen très efficace de faire concurrence à la diffusion des mauvais livres, c’est le colportage de bons écrits, surtout au sein des populations rurales.

Le paysan achète peu ou point de livres chez le libraire, mais si on les lui offrait chez lui, surtout à un très bas prix (ainsi que l’expérience le prouve dans plusieurs pays), il en ferait l’acquisition, nous en avons l’intime conviction. Ce que le colportage aurait soin de répandre, ce sont des brochures traitant de sujets agricoles ou industriels, sous une forme claire et captivante, de bons almanachs et des traités moraux et religieux. Les traités revêtent précisément les caractères qui doivent les rendre populaires, brièveté, clarté et chaleur de la forme, petitesse du format et modicité du prix.

Et le traité religieux, répandu gratuitement quel bien ne fait-il pas ? « Le traité religieux est comme un feuillet détaché de ce livre des livres qui s’appelle la Bible et qu’hélas ! tant de gens ne veulent pas ouvrir ; » ainsi s’exprime M. Monod. Mais à la doctrine, il joint le récit ; il donne un cadre à ses préceptes, il met rapidement en scène et en action les vérités évangéliques, il les dramatise et les actualise, il a tout l’attrait d’une histoire, d’un petit roman familier. Il est lu avec plaisir et c’est par ce moyen qu’il s’insinue dans l’âme et qu’il va jusqu’à la conscience à travers l’imagination. Une autre qualité du traité religieux c’est qu’il ne porte pas de nom d’auteur. S’il y perd un peu de prestige, il n’inspire que plus de confiance à tout homme un peu réfléchi. On voit que l’auteur a écrit pour vous-même et non pas pour lui. Il fallait qu’il eût quelque chose de bien important à vous dire pour accomplir une œuvre si désintéressée. D’autres font du mal sous le couvert de l’anonyme, lui fait du bien sans se nommer. Oui, c’est là sans qu’il y paraisse, une des grandes forces du traité religieux ; il vient d’un bienfaiteur anonyme.

Il se recommande par sa modestie, il s’impose par sa petitesse ; il vous dit : prends-moi et lis-moi ! On ne peut pas lui objecter qu’on n’a pas le temps de lire ; il n’a que quelques pages ; ni qu’il est trop lourd et trop gênant, il ne pèse guère plus qu’une lettre ; ni qu’il est trop cher, puisqu’on le donne. »

L’œuvre du colportage, connexe avec celle des bibliothèques, est appelée à jouer un grand rôle dans la rénovation morale qui nous occupe. Les Anglais l’emploient avec succès, comme l’attestent les rapports des différentes branches de la grande et belle association qui s’est formée dans le Royaume-Uni pour propager la saine littérature. Dans le même ordre d’idées, et comme moyen de diffusion de bons livres, proposons la création de bibliothèques ambulantes, dépendant de bibliothèques centrales fixes qui enverraient ainsi à domicile des ouvrages qu’on ne vient pas chercher assez fréquemment aux établissements de lecture proprement dits. Dans cette distribution d’un nouveau genre, on aurait surtout égard aux fournitures du samedi, jour important en vue du lendemain (car les classes ouvrières lisent peu en dehors du dimanche ;) conviendrait de donner à la famille des livres lui permettant de se délasser durant le beau jour du repos sans le profaner.

Pourquoi ne pas faire paraître chaque semaine une feuille volante de 16 pages au prix de 5 centimes ? On la ferait vendre dans tous les kiosques, dans les gares des chemins de fer, on la ferait crier dans les rues : pendant que les journaux religieux sont autant de voix qui malheureusement crient dans le désert, cette feuille volante serait la sentinelle vigilante qui donnerait le signal d’alarme, elle serait lue forcément, mais à la condition qu’au sérieux du fond elle joignît ce que les Anglais nomment l’humour.

Pour alimenter cette feuille volante, les sujets ne manqueraient pas ; le principal c’est qu’elle parût. À cinq centimes le numéro tout se vend. Supposez un tirage hebdomadaire de 50,000 exemplaires, quel bien ne ferait-on pas ?

Aujourd’hui, comme autrefois, le pamphlet est une force sur laquelle il faut compter ; les livres n’ont jamais fait, en bien et en mal, ce qu’ont fait les feuilles volantes. Exemples celles de Pascal, de Franklin, d’Erasme, de Courier, de Béranger.

Toute cette diffusion de lumières, qui s’opère parmi le peuple, au moyen des bibliothèques, des conférences et des journaux doit être nécessairement tempérée par des principes éducatifs. Nous avons vu au début de cette étude se dresser devant nous le grave problème de l’instruction ; nous avons reconnu que, si d’une part elle était indispensable à l’homme pour sa moralisation, elle était pour lui comme une arme à deux tranchants et que les lectures qu’elle lui permettait de faire pouvait lui devenir un piège. On le sait, tout accroissement de puissance suppose des tentations et des dangers, implique une responsabilité nouvelle, exige dès lors dans la raison et dans la conscience une règle et un contrepoids. L’instruction rentre à ce point de vue dans la catégorie de tous les instruments mis au service de l’humanité. C’est le plus puissant et le plus parfait de tous, mais il peut d’autant moins se passer de la moralité. Il faut qu’il prenne pour base les principes de l’honnêteté la plus absolue. Ne disons pas avec M. Manuel :

Tout homme qui sait lire est un homme sauvé.

Ne disons pas non plus avec certains alarmistes que tout homme qui apprend à lire est bien près d’être un homme perdu, et que la société se déprave en s’éclairant ; répétons, en prenant une voie intermédiaire entre ces deux opinions paradoxales, chacune dans son genre, qu’en présence des tentations de toute nature qui font le siège des centres ouvriers, qu’en présence de toutes ces propagandes socialistes qui menacent les mœurs, et tous les éléments vitaux de l’humanité, elle est une arme puissante aux mains de la société pour défendre ses principes et faire respecter ses droits, mais à la condition essentielle qu’elle ne soit aucunement séparée des influences religieuses et morales.

On sait d’ailleurs que lorsqu’il s’agit d’éducation on ne peut pas se passer du système éducatif par excellence, de l’élément religieux. On se rappelle qu’en 1848, en Allemagne, au lendemain de la victoire que les principes radicaux avaient remportée, le rapporteur du Comité du parlement s’écriait à Francfort :

« Chassons le dogmatisme de l’école ; il nous faut une génération qui ne subisse pas plus l’influence de l’Église que celle de l’État.

« Que les écoles ne prétendent pas diriger l’enfant ; qu’elles le laissent aller où l’entraîne le souffle de la vie qu’ils sent palpiter dans son âme. »

L’essai qui commençait à faire sentir ses fruits amers ne tarda pas à amener un brusque retour au libre exercice de l’enseignement religieux. Bien plus le règlement général des écoles promulgué le 12 août 1763 par le Grand Frédéric est en vigueur aujourd’hui dans toutes les écoles de Prusse. Un prince incrédule qui ne veut pas de l’incrédulité pour ses sujets ! « Nous croyons utile et nécessaire, dit-il, de poser les fondements du véritable bien-être de nos peuples, en constituant une instruction raisonnable en même temps que chrétienne, pour donner à la jeunesse, avec la crainte de Dieu, les connaissances qui lui sont utiles. Les enfants ne pourront quitter l’école, avant d’être instruits des principes du christianisme et de savoir bien lire et écrire….. les instituteurs plus que les autres, doivent être animés d’une solide piété….. Avant toutes choses ils doivent posséder la vraie connaissance de Dieu et du Christ, afin que, fondant la rectitude de leur vie sur le christianisme, ils accomplissent leur mission devant Dieu en vue du salut et qu’ainsi par le dévouement et le bon exemple, rendant heureux leurs élèves dans cette vie, ils les préparent encore à la félicité éternelle. »

Encore un coup, l’instruction sans un contrepoids moral et religieux est un mal. C’est cette vérité que M. de Tocqueville a si éloquemment développée en prouvant la nécessité de la religion au sein de la démocratie. Puisque nous citons des autorités en pareille matière, terminons ce sujet avec les paroles de M. Baudrillart :

« Nous maintenons la nécessité de l’éducation religieuse et morale comme une de celles qui s’imposent le plus à la France. Il faut à nos populations ouvrières, il faut à tous les hommes des notions morales qu’on ne peut espérer trouver que dans un christianisme éclairé. La philosophie n’est et ne peut être que le fait d’une minorité ! L’enseignement, la culture religieuse ne doit donc pas se borner à rester superficielle. »

Dans la question qui nous occupe il faut distinguer deux sortes de moyens à employer pour réagir contre la mauvaise littérature : les uns ont pour but de relever le goût public, par exemple la création et la diffusion de bons ouvrages, ce sont des moyens qu’on peut appeler préventifs ; les autres sont des moyens curatifs, et ils sont encore plus nécessaires que les premiers. Pour lutter avec efficacité contre la littérature indécente il faut avoir recours à des moyens énergiques. À côté de l’œuvre des bibliothèques populaires et des associations travaillant à répandre les bons ouvrages, il nous semble nécessaire de créer une Société contre les abus de la presse licencieuse, une vaste association dont le but serait de provoquer la répression par les moyens légaux de la vente et de la diffusion des productions obscènes, et qui devrait avoir dans toutes les grandes villes des représentants actifs et dévoués. C’est là d’ailleurs une chose qui existe en Angleterre[6]

Nous aimerions voir se multiplier sur le Continent des associations telles que celle qui depuis 1802 existe sous le nom de Société pour la suppression du vice. Cette institution ne prétend point s’arroger les droits de la censure en matière de presse, mais elle pose en principe que de tout temps la littérature et les arts ont dû être soumis à une surveillance active et le cas échéant être l(objet d’actes de répression. Aussi elle fait une guerre à outrance à toutes ces infâmes publications qui, en Angleterre, envahissent de préférence les maisons d’éducation et les casernes[7]. Des catalogues de littérature obscène sont envoyés à des jeunes gens (principalement à des officiers de l’armée, dont les noms et adresses sont publiés dans les annuaires militaires), et aux élèves des pensionnats. Des voyageurs vont ensuite prendre les ordres pour la maison de librairie, qui expédie l’ouvrage demandé par la poste. C’est cette infâme trafic que la société dont nous venons de parler surveille avec un soin et une persévérance dignes de tous éloges et dont elle paralyse en partie les effets ; les marchands, sachant qu’ils sont observés continuellement, sont sans cesse sur leurs gardes et ne peuvent donner toute l’extension qu’ils voudraient à leur hideux commerce.

Un fait navrant à constater, c’est que, malgré les avertissements que cette société envoie aux chefs d’institutions, ces derniers n’encouragent aucunement ses nobles efforts. En vain leur adresse-t-on des appels successifs pour les éclairer au sujet de ce trafic scandaleux ; le plus souvent on n’obtient pas la moindre réponse.

Un catalogue des écrits les plus indécents fut envoyé un jour à l’un des élèves d’un grand établissement d’éducation en Angleterre. Ce prospectus tomba entre les mains de l’un des maîtres, qui en nantit la société. Cette dernière, après de longues et coûteuses recherches, parvint à mettre la main sur un vieux récidiviste en pareille matière et acquit la certitude qu’il était le coupable. Eh bien, non seulement le Conseil de direction du pensionnat refusa d’entrer dans les frais de la poursuite judiciaire, mais encore il refusa de fournir la preuve du délit et s’opposa à ce que la chose fût menée plus loin de peur que ce scandale ne nuisît à l’établissement. Il semble qu’on pourrait attendre davantage de ceux qui ont charge d’élever la jeunesse et de protéger sa moralité. Le collège d’Eton est le seul établissement d’éducation qui ait reconnu les efforts de la société pour la répression du vice et qui soit entré dans ses vues. Heureusement que la société ne se laisse pas arrêter par cette indifférence des maîtres de pension et qu’elle ne cesse pas pour cela sa lutte acharnée contre le vice et l’immoralité, ces deux ennemis de la jeunesse contre laquelle ils redoublent leurs coups d’une manière toute spéciale au temps où nous vivons. Établie en 1802, lorsque la population de Londres ne comptait que cinq cent mille âmes, cette société à travaillé jusqu’à nos jours, où l’on compte dans la métropole plus de quatre millions d’habitants, à purger la ville et ses environs, de la mauvaise littérature, se constituant surtout la gardienne des écoles contre l’invasion de ces livres perfides qui discréditent auprès de la jeunesse la vertu, affaiblissent l’intelligence, dégradent les affections et rendent ridicule aux yeux des élèves le rôle des instituteurs.

On peut constater que, dans le cours de ses travaux, la Société pour la suppression du vice a fait disparaître des milliers de publications obscènes, de peintures indécentes et fait emprisonner un grand nombre d’auteurs et d’éditeurs, sauvant ainsi d’une corruption inévitable des milliers de jeunes gens.

La Société (disons-le pour donner une idée de son activité) a fait saisir depuis 1834 : 380569 publications, peintures et photographies obscènes ; cinq tonnes et plus d’impressions de même nature en feuilles, ainsi qu’une grande quantité de publications blasphématoires ; 28436 feuilles de chansons immorales ; 6933 cartes, tabatières et autres articles à emblèmes dégoûtants ; 98 modèles, de grandeur naturelle, dans des postures scandaleuses ; 844 gravures sur cuivre, de même nature ; 174 blocs de bois destinés à ces impressions ; 11 presses d’imprimerie, etc.

La Société a étendu son influence au delà de l’Angleterre ; elle a provoqué en Belgique et en Amérique l’établissement d’associations analogues, qui préviennent et font réprimer la vente des ouvrages immoraux exportés d’Angleterre à destination de l’étranger.

Citons un exemple pour montrer l’activité et la force de cette société.

Un marchand de livres obscènes avait envoyé son catalogue à un lieutenant du corps des volontaires, en garnison dans l’un des comtés du nord de l’Angleterre. Ce jeune officier étant alors en congé, le catalogue lui fut réexpédié du quartier général à son domicile paternel, où il se trouvait en séjour. La brochure tomba entre les mains de sa mère qui la transmit à son mari, membre du Parlement. Ce dernier fit une plainte, et le catalogue incriminé fut envoyé au Département d’instruction criminelle. Il était difficile de démontrer que le catalogue avait été publié et envoyé par la personne dont il portait le nom et l’adresse. Le Comité de la Société fut consulté sur ce cas difficile et entreprit la poursuite, qui était d’autant plus délicate que le père et la mère du jeune officier, pour des raisons faciles à comprendre, ne voulaient pas être connus. Malgré ces difficultés, secondée par la police, la société agit avec une grande habileté ; elle entra en correspondance avec le marchand, obtint de lui, par ce moyen, un autre exemplaire du catalogue, et finalement le fit condamner à neuf mois d’emprisonnement.

Voici la manière de procéder ordinaire de la Société. D’abord, elle achète les publications immorales qui sont mises en vente. Puis elle demande aux magistrats une ordonnance en vertu de laquelle elle puisse opérer la saisie des ouvrages. Une fois cette saisie faite, la marchandise est examinée par le magistrat ; s’il trouve que les publications sont réellement obscènes, il donne l’ordre qu’un rapport soit présenté à la Cour criminelle. Ce rapport est un acte d’accusation ; il est soumis à un jury qui, si les preuves lui paraissent convaincantes, déclare la plainte fondée et la renvoie devant un autre jury. Celui-ci, à son tour, est consulté sur la question de savoir si les ouvrages incriminés sont de nature à porter atteinte à la morale publique et à corrompre les mœurs. S’il se prononce pour l’affirmative, les juges condamnent les coupables à l’amende.

Lord Campbell a fait une loi qui porte son nom, en vertu de laquelle toute personne qui a acquis un objet ou un livre obscène peut faire, par serment, la déclaration de son achat. Sur cette déclaration, les magistrats ont le droit de faire saisir dans les magasins l’objet ou l’ouvrage dénoncé. Une fois la saisie accomplie, on somme le propriétaire de faire connaître les raisons qui pourraient s’opposer à la destruction de sa marchandise ; s’il ne répond pas à cette sommation, il est procédé à cette destruction. D’ailleurs, le marchand a le droit de se défendre, d’exiger la preuve que sa marchandise tombe sous le coup des lois. Dans ce cas, l’affaire est portée devant un jury qui tranche souverainement la question de savoir si les objets saisis sont ou non obscènes.

Grâce aux efforts de cette société, plusieurs condamnations ont été prononcées. En particulier, un éditeur a été condamné à six mois d’emprisonnement avec travaux forcés, et un autre à 1250 francs d’amende. Par suite de l’action énergique du Comité, les rues de Londres ont été purgées entièrement du scandale grossier de la vente publique de ces petites productions obscènes. En peu d’années, la Société a fait saisir un nombre considérable de ces publications immorales.

Voici un fait qui prouve à la fois la perversité humaine et l’influence qu’exerce à Londres la Société pour la répression du vice. Dans un magasin d’antiquités on montrait un grand album très orné qui contenait des photographies et des gravures obscènes ; mais on ne le faisait voir qu’à ceux qui donnaient un « mot de passe » ; ce mot de convention fut communiqué au Comité ; la police, consultée, mit à la disposition de la Société trois de ses plus habiles agents. Pour agir avec adresse et prudence, on alla dans le magasin d’antiquités faire un achat et on demanda à voir l’album. Comme ce dernier avait été prêté, on convint d’un jour où l’on reviendrait le voir. Au jour indiqué, la saisie du magasin fût pratiquée et le marchand fut arrêté. Malheureusement, l’album ne fut pas trouvé. Aux interrogations qui lui furent faites, pour expliquer l’absence de cet album le marchand répondit qu’il ne lui avait pas été rendu par la personne à laquelle il appartenait et dont il refusa de faire connaître le nom. L’affaire vint devant les magistrats, et on somme le marchand d’avoir à livrer l’album à la justice ou de dévoiler le nom de son propriétaire. Après avoir longtemps hésité, le marchand prit le parti de faire connaître le nom du propriétaire. Celui-ci ne se décida à livrer l’album que sur la menace qui lui fut faite d’être emprisonné. Après avoir été mis sous les yeux du tribunal, l’album fut détruit, ainsi que d’autres objets saisis dans le magasin d’antiquités : il était richement relié, garni d’ornements et de fermoirs en argent et contenait quatre cent quatre-vingt dix images ou photographies immorales.

Quelques-uns des objets saisis chez le marchand furent d’abord réclamés par ceux à qui ils appartenaient ; mais ils en firent ensuite abandon, par crainte d’être eux-mêmes poursuivis et punis.

Ce que nous venons de dire au sujet de la Société pour la suppression du vice suffit amplement pour montrer l’utilité de ce genre d’associations et les résultats excellents qu’elles peuvent produire en vue de l’assainissement moral. Puissions-nous voir des sociétés analogues se créer partout, se multiplier. Leurs bienfaisants effets ne tarderaient pas à se faire sentir. Surtout qu’on se hâte, car le mal est chaque jour plus grand. L’œuvre de démoralisation fait chaque jour, à chaque heure, des progrès gigantesques.

Comme si ce n’était pas assez de la mauvaise littérature pour dégrader et corrompre les individus, l’immoralité a trouvé d’autres auxiliaires qui étendent leurs ravages dans les diverses classes de la société, et contre lesquels il faut aussi que les amis des bonnes mœurs et des masses forment une sainte alliance. Nous voulons parler des gravures et photographies obscènes et séditieuses, des emblèmes indécents, qui souvent recouvrent les objets les plus usuels et les plus inoffensifs et les transforment ainsi en agents de démoralisation. Qui nous dira jusqu’où peut aller la dépravation humaine ? Il semble qu’elle n’aît pas de bornes. Comme elle est habile à profiter de tous les moyens, de toutes les occasions ! En 1873, la mode étant à Paris et en province de porter de larges boutons de manchettes en métal, certains fabricants eurent aussitôt l’idée d’en faire fabriquer un grand nombre de modèles représentant des sujets grotesques et indécents. Faits en cuivre imitant le bronze ou le vieil argent, ces boutons étaient assez grossièrement travaillés, ce qui permettait de les vendre à très bas prix. Aussi, en peu de temps cette ignoble marchandise envahit les bazars, elle fut colportée partout, dans les cafés, dans les lieux publics. La police s’émut de ce commerce honteux et s’efforça de l’arrêter. Les petits marchands qui furent trouvés porteurs de ces boutons prohibés virent leur marchandise saisie. Les fabricants et les vendeurs en gros furent déférés au Parquet. On saisit aussi les coins et les matrices qui avaient servi à la frappe de ces boutons.

En 1875 et 1876, la République française, usant de la loi qui condamne à la fois les délits de mœurs et les délits politiques, fit faire main basse, à plusieurs reprises, dans des bazars, sur des boutons fabriqués dans un but de propagande impériale.

Cette infâme spéculation, qui consiste à fabriquer des objets coupables d’outrages aux mœurs et à la religion, n’a pas cessé de se développer : en janvier 1875, des industriels de bas étage, généralement désignés sous le nom caractéristique de « camelots, » parcouraient les cafés des boulevards de Paris, offrant aux consommateurs de petits bonshommes en corne et en buffle qui représentaient des sujets injurieux pour le clergé. Ces objets, ajoutons-le, n’étaient pas autre chose que des cure-oreilles et des cure-dents. Qui aurait cru que des ustensiles aussi vulgaires seraient un jour soumis à l’appréciation des magistrats comme preuves de délit ?

Cet esprit de dépravation, que le lucre encourage chez des fabricants peu scrupuleux, se retrouve aussi sur une large échelle pour les pipes. Si la police, en raison de la difficulté de saisir des objets qui se vendent clandestinement, ne peut sévir aussi souvent que nous le voudrions, nous devons lui savoir gré des efforts qu’elle fait pour arriver à purger les magasins de ces objets qui exercent sur la jeunesse une si néfaste influence. N’est-ce pas assez du journal à un sou pour faire pénétrer le vice au foyer domestique, et faut-il encore que des gravures cyniques entrent dans la famille par toute sorte de moyens : Car il n’est pas jusqu’à la botte d’allumettes qui ne serve à les introduire dans les maisons !

Ce que nous venons de dire s’applique aussi aux statuettes, aux bustes, aux groupes et sujets divers qui se vendent par centaines dans les magasins des villes et les foires de villages. Il n’est personne qui, dans les années qui viennent de s’écouler, n’ait remarqué, soit sur les parapets des ponts, soit dans les étalages de certains bazars ou de marchands de porcelaine, des statuettes indécentes, en plâtre, en terre cuite, en biscuit ou en pâte blanche ou coloriée. Les efforts de la police ont, pour le moment, réussi à faire disparaître de Paris, du moins en grande partie, ces représentations indécentes. Il en est de même des lithophanies, dont quelques-unes exécutées avec beaucoup de soin, que des marchands ambulants apportent d’Allemagne en France et colportent le soir dans les cafés, à l’usage des amateurs dépravés.

Enfin, pour clore cette triste nomenclature d’objets capables de corrompre les mœurs, disons un mot des photographies cyniques et séditieuses.

Le nombre des procès pour vente, mise en vente, colportage ou fabrication de ces photographies est presque incalculable. On ne saurait l’évaluer exactement, l’insertion des jugements dans le Journal Officiel ou la Gazette des Tribunaux ayant été faite d’une façon fort irrégulière. Le nombre des saisies est encore plus considérable. Dans la plupart des cas, les insertions ou comptes rendus ne font pas mention des sujets et du nombre des exemplaires confisqués, choses que mentionnent seulement les procès-verbaux de saisie.

Les sujets qui ont été le plus souvent soumis à l’appréciation de la justice, ce sont les photographies poursuivies pour outrages aux bonnes mœurs, et les photographies poursuivies pour outrages à la morale publique et religieuse. Souvent aussi des poursuites sont exercées à cause de photographies présentant un caractère séditieux.

On se rappelle qu’au lendemain de la Commune on vit paraître dans Paris des myriades de photographies ayant trait à la guerre, à l’Allemagne, aux incendies, aux massacres des otages et aux exécutions de Satory. Pour faire disparaître ces tristes exhibitions, le général Ladmirault, gouverneur de Paris, prit le 28 décembre 1871, en vertu des pouvoirs que lui conférait la loi des 9-11 juillet 1849 sur l’état de siège, un arrêté interdisant de la manière la plus formelle la mise en vente, le colportage, l’exposition des portraits des individus poursuivis et condamnés pour participation à l’insurrection, et de tout emblème relatif aux événements des deux sièges et de nature à troubler l’ordre public.

Déjà à la fin du siècle dernier les estampes licencieuses s’étalaient d’une façon si publique le long des quais et sur les boulevards de Paris qu’un auteur du temps s’écrie indigné : « Artistes ! pourquoi renoncez-vous à la gloire ? Pourquoi voulez-vous livrer vos noms à l’infamie ? Ce qui est décent, voilà ce qui subsiste, voilà ce que vos enfants pourront avouer.

« On a beaucoup sévi contre les livres philosophiques, lus d’un petit nombre d’hommes, et que la multitude n’est point en état de comprendre. La gravure indécente triomphe publiquement. Tout œil en est frappé, celui de l’innocence se trouble et la pudeur rougit. Il est temps de reléguer sévèrement dans les portefeuilles des marchands ce qu’ils ont l’impudence d’étaler au dehors même de leurs boutiques. Songez donc que les vierges et les honnêtes femmes passent aussi dans les rues[8]. »

Les mauvais livres sont fréquemment colportés ; la loi en France a toujours mis un frein à ce moyen de propagande ; hélas ! plus souvent pour des motifs politiques et religieux que sous le point de vue de la morale. Toutefois les garanties légales permettent d’exercer, si l’autorité le veut bien, le plus strict contrôle sur les marchands ambulants, et par cela même quoi de plus facile que de leur appliquer les châtiments prévus par la loi sur la presse licencieuse.

Le colportage et la distribution ont entre eux la plus grande affinité ; aussi les lois modernes les ont-elles presque toujours confondus dans leurs dispositions. L’ancienne législation ne paraît même s’être occupée que du colportage, comme si ce mot seul exprimait deux idées. Pour être colporteur, suivant le règlement du 28 février 1725 (article 69) il fallait savoir lire et écrire. — Il fallait de plus être présenté par les syndics et adjoints des libraires et imprimeurs au lieutenant général de police et par lui reçu sur les conclusions du procureur du roi au Châtelet. Ils étaient tenus de porter au devant de leurs habits une marque ou écusson de cuivre où était écrit le mot colporteur. Les seuls livres qu’il leur était permis de vendre étaient les édits, déclarations, ordonnances, arrêts ou autres mandements de justice, dont la publication avait été ordonnée, comme aussi des petits livres qui ne dépassaient pas huit feuilles, imprimés avec privilège.

Les colporteurs étaient l’objet d’une surveillance non seulement active mais ombrageuse et, s’il faut en croire l’auteur du Tableau de Paris, ils avaient souvent à essuyer les mauvais traitements de la police. « Les mouchards, est-il dit dans cet ouvrage, font surtout la guerre aux colporteurs, espèces d’hommes qui font le trafic des seuls livres qu’on puisse lire en France, et conséquemment prohibés. On les maltraite horriblement ; tous les limiers de la police poursuivent ces malheureux qui ignorent ce qu’ils vendent et qui cacheraient la Bible sous leurs manteaux si le lieutenant de police s’avisait de défendre la Bible. »

Diderot rapporte même qu’un malheureux colporteur subit la peine des galères pour avoir vendu un livre prohibé.

La loi de mars 1791 qui rendit à l’industrie et au commerce la liberté la plus étendue voulut cependant que les colporteurs fussent tenus, lorsqu’ils en seraient requis, de justifier de leur domicile. En mars 1793 la loi punit de deux ans de fers les colporteurs qui refusent de déclarer les imprimeurs ou libraires qui leur remettaient les ouvrages incriminés. Cette disposition légale a été ratifiée par tous les règlements édictés ultérieurement, soit par la loi du 28 germinal an iv, soit par les termes de l’article 2 de la loi du 10 décembre 1830, soit par celles du 26 février 1834, du 21 avril 1849 et du 17 février 1852. Bien que sensiblement modifiée par ces nouvelles dispositions, la loi n’a en aucune façon été abrogée.

Voilà donc un droit puissant de contrôle sur le colportage et le gouvernement n’en userait pas au point de vue des mœurs ? Que ceux des États qui possèdent encore ces sages réglementations les conservent soigneusement, et que les peuples qui les ont laissé disparaître de leur législation s’empressent de les y réintégrer et les harmonisent avec les progrès croissants du vice, en aggravant les peines qui en découlent.

Nous avons constaté le rôle éminemment utile que les bonnes bibliothèques populaires et la diffusion des bons écrits peuvent jouer dans l’œuvre de la moralisation de la société. Mais en présence des dangers immenses auxquels la famille, l’individu, les mœurs et la religion sont exposés par suite du débordement de la littérature licencieuse auquel nous assistons de nos jours, tout cela ne suffit pas ; la formation, dans tous les pays, de sociétés comme celle dont nous avons parlé et dont le but est de provoquer la répression des délits commis par la voie de la presse, par les gravures et emblèmes obscènes, etc., est encore un remède insuffisant. Car, en premier lieu, il est malheureusement trop certain que les bons ouvrages, fussent-ils répandus à profusion, pourraient bien ne pas être lus par ceux-là même qui auraient le plus besoin de les lire, c’est-à-dire par ceux qui font leurs délices des mauvais livres ; d’ailleurs, les chances de succès sont fort inégales entre les écrits qui s’adressent aux passions et ceux qui ne parlent qu’à la raison. En second lieu, tous ces moyens divers que nous avons proposés pour remédier aux inconvénients de la mauvaise littérature ne sont en quelque sorte que des moyens curatifs, des contre-poisons dont le but est de neutraliser l’influence des poisons.

Mais ne vaut-il pas mieux prévenir la maladie que d’avoir à la guérir ? N’est-il pas préférable d’empêcher la distribution des poisons que de rechercher avec peine les meilleurs antidotes ? Nous pensons que pour un homme éclairé et moral, que pour un chrétien, prévoir le mal c’est y pourvoir. Aussi le rétablissement de la censure nous semble-t-il s’imposer à tout esprit désireux avant toute chose de sauver la société de la désorganisation et de la dissolution à laquelle la conduisent les mauvais livres. Tout écrit une fois imprimé est par cela seul qu’il est imprimé un agent qui pénètre dans la société, va y accomplir une œuvre bonne ou mauvaise, suivant qu’il est lui-même bon ou mauvais. Et s’il est mauvais, surtout s’il a pour auteur un homme de talent, plus il sera difficile d’arrêter les mauvais de la contagion. Qu’on ne vienne pas nous dire que la condamnation de l’auteur est une chose suffisante, car un ouvrage circule beaucoup plus dans le public, il est beaucoup plus recherché et par un plus grand nombre de lecteurs, quand l’auteur a été condamné par les tribunaux. On a même vu des écrivains, poussés par la vanité ou par l’intérêt, chercher à se faire un nom en bravant les lois existantes et en provoquant volontairement le scandale par leurs écrits ! Que conclure de là ? Qu’il ne faut pas faire des lois contre les auteurs des ouvrages immoraux et obscènes ? Bien au contraire, nous demandons contre eux non seulement. des lois, mais encore des peines très sévères pour qu’elles soient efficaces. Nous voulons surtout établir que, dans l’intérêt de la société comme des individus, il serait à la fois plus habile et plus moral de prévenir les délits que d’avoir à les punir, et c’est en vue de cette œuvre préventive que nous demandons le rétablissement de la censure. Car, dans toutes les matières qui tiennent à l’ordre public, à la religion, à la morale, aux mœurs, je gouvernement n’a pas le droit d’abdiquer et de se reposer uniquement sur la sagesse et de la modestie, d’ailleurs fort rares, des écrivains, ou sur l’initiative et les efforts des particuliers en vue de remédier au danger. Le gouvernement doit les garanties au public, et seule la censure préalable des écrits peut fournir ces garanties.

On s’oppose, il est vrai, à la censure, au nom de la liberté de pensée qui est due à chaque homme. Mais ici, il faut faire une distinction importante. L’écrivain, tant qu’il fait un ouvrage, n’est qu’un particulier qui écrit par amusement ou pas instruction ; et nul ne saurait lui contester ce droit ; mais dès que son écrit sort de ses mains pour paraître dans le public, l’écrivain devient en quelque sorte un homme public et par conséquent il est dès lors responsable devant l’État, personnifié dans son gouvernement, de la manière dont il s’acquitte des fonctions publiques dont il s’est volontairement investi. Et si l’on conteste la légitimité de la censure en disant que l’État, lorsqu’il l’exerce, sort de ses attributions, nous demanderons pourquoi l’État, qui dispose dans une certaine mesure des intérêts, des biens et même de l’honneur et de la vie des individus, n’aurait pas le droit d’exercer un contrôle actif et efficace sur les écrits de ces mêmes individus ? Pourquoi l’État, qui est chargé de veiller à la conservation et à la prospérité matérielle et morale de la société, n’aurait-il pas le droit et le devoir d’arrêter et d’empêcher la diffusion de nos pensées et de nos phrases, quand celles-ci sont capables de porter le trouble et le ravage au sein de l’humanité ?

Le seul motif sérieux qu’on puisse invoquer contre la censure littéraire, c’est l’abus qui en a été fait. Mais une bonne institution ne doit pas être condamnée parce qu’elle a quelques inconvénients. Toute chose humaine a son mauvais côté. Ce qui importe surtout, ce dont on doit avant tout s’informer, c’est de savoir si la somme des avantages est supérieure à celle des inconvénients. La justice a commis et commet encore des erreurs et des écarts, et cela ne saurait nous surprendre, car tous les hommes, même les meilleurs, sont faibles, corrompus, pécheurs et surtout faillibles ; qui oserait demander la suppression de la justice à cause de ses erreurs ? Les abus d’une bonne chose ne doivent pas suffire pour en proscrire l’usage.

C’est surtout au point de vue politique et religieux qu’on a abusé de la censure, et moins que personne nous ne songerons à le nier. Mais ces inconvénients ne sont pas absolument inévitables et l’on pourrait, nous semble-t-il, les faire disparaître en limitant l’action des censeurs au domaine purement moral. Rien n’empêche d’ailleurs que des garanties sérieuses ne soient accordées aux auteurs pour les mettre à l’abri soit des excès de pouvoir de la censure, soit de ses erreurs. Et pour cela, il suffirait de donner aux auteurs le droit d’en appeler à une cour supérieure devant laquelle ils seraient admis à plaider leur cause. Au point de vue des mœurs, la censure, sagement comprise et limitée, nous le disons avec conviction, nous semble une institution non seulement excellente, mais même nécessaire. Les pays dans lesquels on l’a conservée s’en trouvent bien ; ceux qui l’ont abolie agiraient avec prudence en la rétablissant. D’ailleurs au point de vue purement moral n’a-t-elle pas fonctionné avec un certain succès dans les pays même qui l’ont supprimée, par exemple en France ?

À ce que nous venons de dire de la censure en général, nous le dirons pour la censure dramatique en particulier. Remarquons d’abord que les pièces de théâtre, quand elles sont publiées, tombent sous le coup des lois existantes au même titre que les livres. Mais cela ne nous semble pas suffisant et nous réclamons au nom de la cause des bonnes mœurs, une censure rigoureuse des œuvres dramatiques. Immense est, en effet, l’action qu’exercent sur la multitude les représentations scéniques, et par conséquent elles exigent de la part d’une administration saine et digne une surveillance incessante et quotidienne. On a dit que les théâtres enseignent comme l’école et parlent comme la tribune. Nous croyons qu’il aurait été plus vrai de dire que les pièces de théâtre enseignent bien plus que l’école et exercent une plus grande influence que la tribune. Elles parlent, en effet, à la fois à l’intelligence, à l’âme et aux sens. Les comédies agissent sur les auditeurs par la peinture la plus spirituelle et la plus énergique des travers et même des vices de l’humanité, peinture séduisante, par conséquent d’autant plus dangereuse à contempler, puisque sous un pinceau habile, les vices acquièrent trop souvent les apparences de la vertu. Les tragédies élèvent le cœur humain à la hauteur de toutes les grandes passions. Les opéras enivrent le peuple par la magie de la musique unie à la puissance de l’action, par les illusions des décors et l’entraînement magnétique de la scène. Les gouvernements doivent donc exercer une incessante surveillance sur le théâtre, dans le but de sauvegarder les principes éternels de la morale et de placer le public à l’abri des influences malsaines et dégradantes qu’il peut exercer sur lui, en mettant toutes les ressources de l’art au service des théories malsaines et immorales et des peintures séduisantes du vice.

Or de nos jours plus que jamais cette surveillance doit être rigoureusement exercée. Car, d’une part, le théâtre actuel est descendu au point de vue moral à un niveau excessivement bas ; d’autre part, l’état de dépravation des mœurs de la masse rend d’autant plus dangereuse et plus nuisible son influence.

Nous disons que le théâtre actuel est descendu à un niveau moral excessivement inférieur et personne n’osera, croyons-nous, contester notre affirmation. Il suffit pour s’en convaincre d’assister à la représentation de quelques-unes de ces pièces à succès que les troupes de passage s’empressent de colporter de toutes parts, exploitant la curiosité malsaine du public dont elles dégradent encore le goût par leurs représentations et préparant ainsi le terrain pour le succès d’autres œuvres plus immorales encore.

Et si l’état de dépravation artistique et morale, dans lequel le théâtre contemporain est tombé, exerce une néfaste influence sur le public, s’il est, dans une certaine mesure, la cause de la décadence morale de notre génération, il est en même temps l’effet et par conséquent la preuve de cette décadence morale elle-même. Car personne ne pourrait sérieusement contester que les théâtres sont le reflet des mœurs d’un peuple, qu’ils suivent la marche de la société et progressent ou reculent avec elle, en sorte que l’on peut dire : tel théâtre, telles mœurs.

De l’immense influence qu’exercent sur la foule les pièces de théâtre et de l’état actuel du théâtre au point de vue moral, nous concluons donc qu’il est nécessaire de rétablir la censure dramatique puisque, d’une part la dépravation morale dont ces pièces nous offrent la peinture est la preuve la plus irrécusable de la dégradation des mœurs de la multitude, et d’autre part que cette dépravation des pièces de théâtre rend d’autant plus dangereuse leur action sur la société. Par conséquent toute représentation théâtrale, quelle qu’elle soit qui pourrait exercer une mauvaise influence, l’autorité doit l’interdire. Et la censure préalable pouvant seule lui donner le droit d’interdiction nous en croyons le rétablissement nécessaire et urgent.

Mais si la censure a de nos jours plus d’adversaires que d’amis, si beaucoup de bons esprits, pour des raisons que nous ne saurions admettre, contestent son utilité et sa légitimité, il est en tout cas une institution qui échappe à toutes les critiques et dont tous les amis des bonnes mœurs devront faire usage pour réprimer les abus et parer aux dangers de la mauvaise littérature ; nous voulons parler de la loi qui, gardienne inflexible de la morale publique, peut et doit intervenir toutes les fois qu’il y a outrage aux bonnes mœurs.

Ce serait assurément une œuvre curieuse que de rechercher les écrits qui ont été condamnés dans tous les temps et dans tous les pays. Depuis les livres impies de Protagoras d’Abdère qui furent, cinq siècles avant l’ère chrétienne, brûlés publiquement par ordre des magistrats athéniens, jusqu’aux écrits les plus récents condamnés de nos jours, que d’ouvrages ont été atteints, et parfois pour des motifs si opposés ! Quelques uns cependant ne méritaient point ces rigueurs ; ceux-là la postérité les a depuis réhabilités et le temps a fait justice des circonstances particulières ou des hommes sous les coups desquels ils avaient succombé. Nous voulons parler ici spécialement des écrits politiques. Mais pour le plus grand nombre, ils furent prohibés avec raison, nous devons le reconnaître, car ce n’était point seulement à des institutions passagères, à des idées de convention qu’ils s’étaient attaqués, mais bien à ce qu’il y a de plus sacré et de plus respectable : à l’autorité des lois, à la morale et à Dieu.

Une aussi vaste étude absorberait à elle seule plusieurs années de travail, aussi ne sommes-nous pas étonnés qu’elle soit encore à faire. À défaut d’un ouvrage complet sur ce sujet, on peut toujours se rendre compte du rôle utile que la loi a joué en France, en compulsant les grandes collections, telles que le Moniteur universel, le Journal Officiel, la Gazette des Tribunaux, le Droit et surtout les catalogues des ouvrages, écrits et dessins poursuivis, supprimés ou condamnés en vertu des lois. Ce qui ajoute beaucoup d’intérêt à l’un de ces recueils, celui de M. Fernand Drujon, ce sont les nombreuses et précieuses communications faites à son auteur durant le cours de son travail par M. G. Macé, commissaire de police des délégations judiciaires de la ville de Paris.

Ce magistrat, qui aux débuts de sa carrière était secrétaire du contrôle général de la Préfecture de police, chargée, comme on sait, en partie de l’exécution des lois et règlements en matière de presse, avait constitué à l’aide de fiches, un répertoire des condamnations, des poursuites et des saisies auxquelles il avait coopéré : c’est ce travail, entrepris pour son usage personnel que M. Macé avait communiqué à M. Drujon.

La Gazette littéraire, revue française et étrangère de la littérature, des sciences et des beaux-arts, publia après la révolution de Juillet, sous le titre de Bibliothèque historique, une série de cinq articles sur le mode de procéder de la justice.

« La révolution de 1830, dit le rédacteur de ces articles, a fait tomber entre nos mains un grand nombre de documents de police que nous nous proposons de porter à la connaissance du public. Parmi ces documents se trouvent placées en première ligne les analyses des livres nouveaux que M. Franchet faisait faire dans ses bureaux et qui servaient de base aux poursuites judiciaires dirigées contre les écrivains d’alors.

« Nous possédons environ trois ou quatre cents analyses de ce genre dont on attribue la rédaction à M. l’abbé Mutin, chef de division au Ministère de l’Intérieur. »

Ces travaux avaient pour but de suppléer à l’incurie ou à la modération de certains membres du parquet. M. Mutin rendait un compte détaillé de tous les ouvrages ayant quelque importance, signalait leurs tendances, en marquait les passages dangereux et soumettait ses réflexions à M. Franchet, qui invoquait la sévérité des lois contre les auteurs des livres dénoncés par M. Mutin.

Nous avons dit que la loi peut et doit intervenir toutes les fois qu’il y a outrage aux bonnes mœurs, parce que sa mission est d’être la gardienne inflexible et vigilante de la morale publique et religieuse. Mais que faut-il entendre par ces mots : morale publique et religieuse ?

« La morale publique, disait le garde des sceaux, à l’occasion de l’article 8 de la loi de 1819, est celle que la conscience et la raison révèlent à tous les peuples, comme à tous les hommes, parce que tous l’ont reçue de leur Divin Auteur en même temps que l’existence. Morale contemporaine de toutes les sociétés que sans elle nous ne pouvons pas comprendre, parce que nous ne saurions les comprendre sans les notions d’un Dieu vengeur et sans le respect pour les auteurs de nos jours et la vieillesse, sans la tendresse pour les enfants, sans le dévouement au Prince, sans l’amour de la patrie, sans toutes les vertus enfin, qu’on trouve chez tous les peuples, et sans lesquelles tous les peuples sont condamnés à périr. » Cuvier, l’illustre commissaire du roi, complète cette définition en disant que la base de la morale publique et de l’ordre social, c’est ce sentiment religieux qui détermine chacun à rendre au Créateur de l’univers le culte qu’il croit lui devoir, qui fait chercher à chacun dans l’existence de la Divinité et dans une vie à venir, la sanction des devoirs qu’il doit remplir dans ce monde. C’est là le sens exprimé par ces mots « morale publique, » la conscience du devoir qui a été donnée par Dieu même à l’homme en le créant, ce sentiment qu’un incrédule au milieu de tous ses sophismes ne peut détruire entièrement en lui-même.

On s’est demandé si la simple manifestation publique, en termes calmes et mesurés, de l’opinion des athées et des matérialistes constitue un outrage à la morale publique et religieuse. M. Portalis répond affirmativement à la question lorsqu’il dit que la profession publique d’’irréligion ou d’athéisme, est une atteinte à l’ordre public et aux bonnes mœurs. La raison qu’il donne de cette opinion c’est que la religion est du droit des gens et que, sans elle, la bonne foi et la justice seraient bannies de la société du genre humain. À ces motifs on a ajouté que depuis 1789, s’il n’est pas contesté qu’en France tous les cultes doivent jouir d’une égale liberté, il ne s’ensuit pas que l’athéisme, qui est la négation de tout culte et qui conséquemment les offense tous, ait le droit de se produire librement. Cette manière de juger n’est pas celle de MM. Chassan et Rauter qui ne voient point là un outrage à la morale publique et religieuse dans le sens de la loi qui nous régit, et qui a été précisé par M. Royer-Collard, commissaire du Roi, dans la discussion qui a précédé la loi de 1819. « Il est bien entendu, a dit cet orateur, que les opinions ne sont l’objet de la loi, ni comme vraies, ni comme fausses, ni comme salutaires ou nuisibles. Aussi ne s’agit-il pas de simples opinions ; la loi ne punit que l’outrage, de telle façon que les diatribes, les sarcasmes, les agressions violentes devaient seuls être punis. » Quant à l’outrage aux bonnes mœurs en matière de presse, qui semble au premier abord se confondre avec l’outrage à la morale publique[9], cette expression désigne tout spécialement les outrages qui blessent la pudeur, les manifestations de l’esprit de débauche.

Il existe des hommes dont la nature absolument grossière résiste aux appels généreux et dont le goût est absolument incapable de développement ; quand de tels hommes, dépourvus de tout sens moral et de tout principe religieux, se mettent à écrire, à publier ou à vendre des ouvrages indécents, c’est à la loi et à la loi seule qu’on doit s’adresser pour sauvegarder les intérêts moraux de la société.

Mais la loi varie avec les pays, et il nous semble qu’il ne sera pas inutile de jeter un rapide coup d’œil sur la législation des diverses contrées en matière d’outrage aux bonnes mœurs. Notre but est, d’une part de faire connaître aux amis du bien public les armes dont ils peuvent faire usage et qu’ils ne connaissent peut-être pas, d’autre part de provoquer dans les pays où la législation est sur ce point muette ou incomplète un mouvement énergique en vue de combler une semblable lacune.

En Amérique nous trouvons un acte du 3 mars 1873 qui interdit la vente et la distribution d’écrits obscènes. L’article premier de cet acte voté d’abord par le Sénat, puis par la Chambre à la faveur d’une déclaration d’urgence la veille de sa dissolution, ne s’applique qu’au district de Colombie (siège du gouvernement fédéral) et aux territoires ou autres localités placées sous la juridiction exclusive des États-Unis. Il punit d’un emprisonnement avec travail forcé de six mois à cinq ans, pour chaque délit, ou d’une amende de cent à deux mille dollars, la vente, la distribution, le colportage, l’annonce de toute publication obscène par le dessin ou l’impression. Les deux autres articles rentrent dans la compétence générale du Congrès. Le premier modifie l’article 148 de la loi postale du 8 juin 1872, en vue d’interdire et de réprimer l’expédition des publications ci-dessus prohibées ; il porte le maximum de l’amende à cinq mille dollars et permet de cumuler l’emprisonnement, de un à dix ans, avec l’amende. Le second prononce la même pénalité contre tout agent des douanes qui n’arrêterait pas les dits articles à l’importation.

En Angleterre, comme nous l’avons dit d’après un nouveau bill de lord Campbell du 25 août 1857 (xx-xxi année du règne de Victoria, chap. 83) une confiscation judiciaire de produits de la presse, sans condamnation préalable de l’imprimeur ou du propagateur, a lieu pour les livres et images obscènes et outrageant les mœurs. Tout magistrat de police ou deux juges de paix peuvent, sur la déclaration par serment d’un homme respectable, délivrer un mandat spécial (warrant) autorisant la saisie de ces produits pendant le jour, au besoin même avec effraction des portes. On voit que dans le Royaume-Uni on peut toujours saisir sans jugement toute publication obscène. Pour la Belgique, les seules dispositions sur la matière sont insérées au Code pénal belge ; il n’y a aucune loi spéciale.

Art. 384. Quiconque aura exposé, vendu ou distribué des chansons, pamphlets ou autres écrits imprimés ou non, des figures ou des images contraires aux bonnes mœurs, sera condamné à un emprisonnement de huit jours à six mois et à une amende de vingt-six francs à cinq cents francs.

Art. 335. Dans le cas prévu par l’article précédent, l’auteur de l’écrit, de la figure ou de l’image, celui qui les aura imprimés ou reproduits par un procédé artistique quelconque, sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende de cinquante francs à mille francs. La Hollande n’a jusqu’à présent que l’article 330 du Code pénal français « toute personne qui aura Commis un outrage public à la pudeur sera punie d’un emprisonnement de trois mois à un an et d’une amende de seize à deux cents francs. »

Le nouveau code pénal néerlandais arrêté et promulgué en 1881, mais qui n’est pas encore entré en vigueur, contient les dispositions suivantes[10] :

« Celui qui contrairement à la pudeur propage des images obscènes ou publie des feuilles légères dont il connaît la teneur ou qui tient un dépôt dans ce but, est puni de trois mois d’emprisonnement ou d’une amende de trois cents florins. »

Si le coupable commet ce délit dans sa profession et qu’il récidive dans le délai des deux ans qui suivent son jugement il peut être privé de l’exercice de sa profession.

Enfin encore l’article suivant[11] :

« Est puni d’un emprisonnement de trois jours au maximum ou d’une amende de quinze florins :

1° Celui qui en public chante des chansons obscènes.

2° Celui qui en public tient des propos indécents. »

L’article 240 est placé dans le livre second (Délits). La distinction entre crimes et délits a été supprimée.

L’article 451 se trouve inséré dans le livre troisième (Contraventions.)

La législation allemande punit d’une amende de cent thalers au plus ou d’un emprisonnement maximum de six mois quiconque aura vendu, distribué ou répandu d’une manière quelconque, ou exposé, ou affiché dans des lieux accessibles au public, des écrits, images ou productions obscènes. (Code pénal de l’empire d’Allemagne, loi sur la presse du 7 mai 1874.)

Dans le code pénal italien de 1859 il n’y a rien de spécial sur la question.

En Autriche nous avons vu que la censure exerce une grande influence. Lorsque les livres ont été prohibés par l’autorité, la peine prononcée contre le libraire qui les réimprime ou les vend, varie de deux cents à cinq cents florins. La récidive est sévèrement punie. Si les ouvrages incriminés sont en même temps contraires aux mœurs, les délinquants sont très rigoureusement condamnés. Voici d’ailleurs le texte même de l’article de la loi :

« Lorsque l’ouvrage imprimé ou vendu malgré la défense de la censure, tend à une dépravation des mœurs, le coupable est non seulement puni par la perte immédiate du droit de tenir imprimerie ou librairie, mais, en outre, il est condamné, comme ayant excité à la débauche, à l’arrêt rigoureux d’un à six mois de réclusion et cela selon le nombre d’exemplaires qu’il aura répandus. »

Les éditeurs de journaux qui par certains articles, tendent à corrompre les bonnes mœurs ainsi que les crieurs qui vendent ces feuilles tombent sous le coup de la loi.

En France voici à ce sujet les dispositions que contient la loi du 30 juillet 1881 :

Art. 28. — L’’outrage aux bonnes mœurs commis par l’un des moyens énoncés en l’article 23, sera puni d’un emprisonnement de un mois à deux ans et d’une amende de 16 francs à 2000 francs. Les mêmes peines seront applicables à la mise en vente, à la distribution ou à l’exposition de dessins, gravures, peintures, emblèmes ou images obscènes. Les exemplaires de ces dessins, gravures, peintures, emblèmes ou images obscènes exposés aux regards du public, mis en vente, colportés ou distribués, seront saisis.

Art. 23. — Seront punis comme complices d’une action qualifiée crime ou délit ceux qui, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, des imprimés vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou affiches, exposés aux regards du public, auraient directement provoqué l’auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d’’effet.

Cette disposition sera également applicable lorsque la provocation n’aura été suivie que d’une tentative de crime prévue par l’article 2 du code pénal.

Art. 42. — Seront passibles, comme auteurs principaux des peines qui constituent la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse, dans l’ordre ci-après, savoir : 1° les gérants ou éditeurs, quelles que soient leurs professions ou leurs dénonciations ; 2° à leur défaut, les auteurs ; 3° à défaut des auteurs, les imprimeurs ; 4° à défaut des imprimeurs, les vendeurs distributeurs, ou afficheurs.

Art. 43. — Lorsque les gérants ou les éditeurs seront en cause, les auteurs seront poursuivis comme complices.

Pourront l’être au même titre et dans tous les cas, toutes personnes auxquelles l’article 60 du code pénal pourrait s’appliquer. Le dit article ne pourra s’appliquer aux imprimeurs pour faits d’impression, sauf dans le cas et les conditions prévus par l’article 6 de la loi du 7 juin 1848 sur les attroupements.

Ces dispositions ayant bientôt paru insuffisantes, elles ont été aggravées dans la loi du 4 août 1882, dont voici le texte :

Art. 1er — Est puni d’un emprisonnement de un mois à deux ans et d’une amende de seize à trois mille francs (16 à 3000 fr.) quiconque aura commis le délit d’outrage aux bonnes mœurs, par la vente, l’offre, l’exposition, l’affichage ou la distribution gratuite sur la voie publique ou dans les lieux publics, d’écrits, d’imprimés autres que le livre, d’affiches, dessins, gravures, peintures, emblèmes, ou images obscènes.

Art. 2. — Les complices de ces délits dans les conditions prévues et déterminées par l’article 60 du Code pénal, seront punis de la même peine, et la poursuite aura lieu devant le tribunal correctionnel, conformément au droit commun et suivant les règles édictées par le code d’instruction criminelle.

Art. 3. — L’article 463 du code pénal s’applique aux délits prévus par le présente loi.

Art. 4. — Sont abrogées toutes les dispositions contraires à la présente loi.

Et cette loi n’a pas tardé à porter ses fruits. Le 3 septembre 1882, elle a été appliquée pour la première fois par le tribunal correctionnel de la Seine.

MM. Delâtre, marchand de journaux et Malinge étaient poursuivis, le premier comme vendeur, le second comme gérant de l’Événement parisien illustré. Tous les deux étaient prévenus d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. La prévention reprochait également à M. Malinge d’avoir commis une contravention en ne déposant pas un numéro du journal au parquet.

Le tribunal a condamné MM. Delâtre et Malinge chacun à deux ans de prison et trois mille francs d’amende. M. Malinge est en outre condamné à cinquante francs d’amende pour avoir évité le dépôt de la feuille incriminée[12].

À Paris le tribunal de police correctionnelle continue à réprimer énergiquement le colportage des journaux obscènes, assimilé aujourd’hui au délit d’outrage aux bonnes mœurs. Deux affaires de ce genre ont été jugées tout récemment par la dixième chambre.

Le prévenu (dans la première affaire) est un jeune homme de vingt-un ans exerçant le métier de colporteur. Il offrait en vente des numéros saisis du journal le Piron, contenant des dessins et des articles obscènes.

Le tribunal l’a condamné à six mois de prison et seize francs d’amende.

Dans la seconde affaire il y a quatre prévenus ; un jeune homme de vingt-cinq ans et trois jeunes garçons de dix-sept, seize et quinze ans.

Ils vendaient sur la voie publique des numéros saisis et condamnés de l’Événement parisien illustré contenant des dessins et des articles obscènes, et distribuaient gratis un numéro saisi du Parisien illustré.

Le premier a été condamné à six mois de prison et seize francs d’amende, les deux suivants à un mois de réclusion et seize francs d’amende. Quant au dernier il a été acquitté comme irresponsable vu son âge.

Pour ce qui concerne Genève, voici l’article du Code pénal qui a trait à la matière :

Art. 211. — Sera puni d’un emprisonnement de six jours à six mois, ou d’une amende de cinquante francs à cinq cents francs, quiconque aura exposé aux regards du public, vendu ou distribué des écrits, chansons, dessins, gravures ou peintures obscènes.

Dans tous les cas ci-dessus, il y aura confiscation des exemplaires des écrits imprimés, dessins, gravures, peintures, qui auront été saisis et de ceux qui pourraient l’être ultérieurement chez tout exposant ou vendeur.

Dans les autres cantons de la Suisse les dispositions légales sont à peu près les mêmes qu’à Genève.

Dans le Danemark, voici les détails que renferme au point de vue qui nous occupe la loi du 10 février 1866 :

$ 184. Celui qui publie un ouvrage ou un écrit d’un caractère obscène est puni par un emprisonnement ou par une amende.

La même peine est applicable à celui qui vend, distribue ou répand de quelque autre manière ou qui expose publiquement une image, dessin, gravure obscène.

Le maximum de la peine de la prison est de deux années et celui de l’amende de 4000 couronnes (tout près de 5560 francs). En cas de non payement, l’équivalent de trente jours est fixé à 200 couronnes (soit 278 francs).

La peine entraîne naturellement la confiscation de l’écrit ou de l’image incriminé. Cette confiscation peut avoir lieu sans que l’affaire soit portée devant les tribunaux.

Ainsi la mise en vente d’une traduction danoise de Nana, de Zola, a été interdite, et toute l’édition confisquée sans jugement, l’éditeur s’étant soumis à cette décision de la police sans en appeler aux tribunaux.

En Suède, le délit de diffusion d’imprimés, gravures, photographies et images obscènes est prévu par deux lois différentes, celle sur la presse, l’une des lois organiques ou fondamentales de l’État et le Code pénal de 1864.

Les imprimés relèvent à la fois des deux lois précitées, les gravures du Code pénal seul.

L’alinéa 13, paragraphe 3, de la loi sur la presse (du 16 juillet 1812) mentionne parmi les abus de cette nature :

« Les offenses aux bonnes mœurs par des doctrines émises publiquement, tendant à préconiser un vice quelconque, principalement celui qui blesse la décence, ou par des expositions publiques et honteuses en vue de provoquer une vie déréglée. » « Le délit sera puni selon le droit commun et l’écrit confisqué. »

Il serait superflu de décrire ici la procédure suivie dans la constatation et le jugement des délits de l’espèce. Il suffira de dire qu’ils sont soumis, comme tous les délits de presse à l’approbation d’un jury, sur la déclaration duquel le tribunal doit appliquer, s’il y a lieu, l’une des peines édictées par le Code pénal et prévues au chapitre 18, paragraphe 13, de ce Code où l’on trouve la disposition suivante :

« Quiconque répand des écrits, peintures, dessins ou images blessant la décence et les bonnes mœurs est passible d’une amende ou de six mois de prison, peine maximum.

Les délits de la seconde catégorie (diffusion de gravures) etc., sont jugés immédiatement par les tribunaux sans l’intervention du jury.

Il va de soi que la police tant des villes que de la campagne est tenue de veiller strictement à l’observation des dispositions qui précédent et à la dénonciation des infractions de l’espèce.

Pour les imprimés, cependant, il ne peut être intenté d’action ni opéré de séquestre que sur l’ordre du Ministre de la justice.

Pour les gravures, etc. les autorités de police ont à opérer immédiatement le séquestre, sauf à déférer ensuite sans délai l’affaire aux tribunaux. »

Il est des pays où il n’existe aucun règlement particulier sur la matière. C’est une lacune regrettable qu’il importera aux hommes de loi de combler. Disons d’ailleurs que là où une loi spéciale contre la littérature licencieuse n’est pas insérée au Code pénal, cela ne veut point dire que les délits de presse doivent rester impunis. Les écrits licencieux tombent toujours sous le coup des règlements qui visent l’excitation à la débauche ou les attentats aux mœurs, car personne ne contestera que les ouvrages obscènes ne puissent être considérés comme une provocation au vice et que les exhibitions de productions indécentes ne constituent un outrage aux mœurs.

N’est-ce pas un appel au vice que ces ignobles productions marquées au coin du cynisme le plus effronté, qui souillent la vue de la jeunesse. « L’État est le père des mineurs » a dit notre savant compatriote M. le professeur Hornung, lorsqu’en 1877, il a si éloquemment combattu le vice légal au congrès des mœurs de Genève. À ce point de vue seul le gouvernement, qui punit l’excitation à la débauche, ne doit pas se rendre complice de celle qui est pratiquée par la littérature licencieuse.

En définitive, ce n’est pas tout d’avoir une loi contre la littérature pernicieuse et d’édicter de nouveaux règlements sur la presse, il faut les faire respecter. Qu’importe qu’une déclaration solennelle donnée par le pouvoir législatif sur un objet d’intérêt général soit couchée sur le papier : qu’importe qu’une prescription, émanée de l’autorité souveraine et étendant son empire sur tous les citoyens soit enregistrée dans le Code pénal ; qu’importe que les lois soient déclarées exécutoires en vertu de la promulgation qui en est faite par les magistrats, si tous ces décrets, tous ces arrêtés demeurent à l’état de lettre morte, reliés en veau, dans les bibliothèques de préfectures ou de mairies ?

Que les gouvernements comprennent bien qu’ils sont les dépositaires de la loi et les gardiens de la morale des peuples. Qu’ils ne laissent pas tomber les règlements de police en désuétude par une coupable indifférence ou par la crainte de devenir impopulaires. Qu’ils ne subissent pas l’influence des masses que dans notre siècle on a une tendance générale à aduler, et que pour obtenir leur faveur, ils ne négligent pas d’exécuter consciencieusement les arrêts de la Justice. Cette complaisance servile pour la popularité qui, ces derniers temps, a eu pour effet de dégrader le caractère d’un nombre considérable d’hommes publics, est au fond bien peu populaire, puisqu’elle accuse chez certains magistrats l’égoïsme qui leur fait préférer la réalisation de leurs plans ambitieux aux bienfaits sociaux de leurs subordonnés.

Le suffrage populaire, comme on l’obtient de nos jours, n’est pas du tout une présomption en faveur de celui qui en est l’objet, mais, elle est souvent, au contraire, une présomption contre lui.

« La popularité, dans le sens le moins élevé et le plus ordinaire, ne vaut pas la peine d’être obtenue, a dit Sir John Pakington[13]. Faites votre devoir le mieux que vous pourrez, méritez l’approbation de votre conscience, et vous deviendrez certainement populaires dans la meilleure et la plus noble acception du mot. »

Il faut aussi que les citoyens dévoués à la cause du bien public secondent la police dans l’accomplissement de sa tâche. Lorsqu’un homme est profondément convaincu de l’excellence d’une cause, il est bien juste qu’il cherche par tous les moyens légitimes à traduire ses sentiments en actions. Dans la question qui nous occupe que d’indications précieuses à fournir à l’autorité, que de renseignements à porter à la police ; on réveille ainsi l’intérêt du gouvernement pour la chose publique. La police ne peut être partout à la fois, le père de famille, dont l’œil doit être toujours ouvert à l’intérêt des siens, ne fait-il pas mieux d’attirer l’attention des agents plutôt que de les critiquer ? Mais voilà, le courage fait souvent défaut, on a peur de se compromettre, on craint de perdre son temps, on ne veut pas manquer une affaire, on est effrayé à l’idée de comparaître comme témoin dans une cause scandaleuse, et l’homme de bien qui déplore dans le secret de son cabinet le fléau croissant du vice ne fait rien pour provoquer sa répression.

Après avoir terminé cette revue rapide sur la législation des divers pays en matière de répression de l’outrage aux bonnes mœurs, pour rassurer les personnes qui n’auraient pas confiance dans l’efficacité des arrêts de justice prononçant la saisie et la destruction d’un ouvrage licencieux, il nous paraît intéressant de donner quelques détails assez curieux sur la manière dont s’opère cette destruction en France.

Jadis, au temps du Parlement, les livres condamnés étaient comme le portaient d’ailleurs les arrêts, brûlés en présence d’un greffier, par la main du bourreau, au pied de l’escalier du Palais. Ce mode d’exécution assez peu expéditif et certainement peu propre, fut remplacé au commencement de ce siècle par un procédé qui pour n’être pas plus rapide était au moins plus profitable : le pilon — c’est-à-dire que les écrits condamnés à la destruction, après avoir été lacérés ou coupés, en bandes très étroites, étaient soumis à l’action puissante de marteaux qui les réduisaient peu à peu en pâte.

De nos jours la méthode de destruction est bien plus perfectionnée et simplifiée, à Paris du moins. Tous les deux ou trois mois, le greffe et la préfecture de police envoient à ce qu’on appelle toujours par tradition le pilon, des monceaux de papiers hors d’usage et inutiles à conserver dans les archives. On les transporte à Saint-Denis chez un fabricant de carton auquel ils sont vendus pour un prix déterminé par cent kilogrammes. Les écrits à détruire sont placés dans des sacs soigneusement scellés et transportés à l’usine sous la garde d’un fonctionnaire et d’inspecteurs de police. Pesés au départ et repesés à l’arrivée, pour qu’on puisse constater si aucune perte ou soustraction n’a été faite en route, les livres et les papiers sont précipités dans une cuve immense, remplie d’eau et d’agents chimiques dissolvants, munie d’un couvercle qui la ferme hermétiquement, et à l’intérieur d’une espèce de tourniquet que l’on fait mouvoir à l’aide d’une manivelle. Dès que les sacs ont été vidés dans la cuve, on abaisse le couvercle ; on l’assujettit à l’aide de cadenas sur lesquels on appose des scellés. Au bout d’un certain nombre d’heures, la décomposition du papier étant terminée on fait mouvoir le tourniquet pour tout mélanger : puis, en présence des agents de l’autorité, on procède à l’ouverture de la cuve, dans laquelle il ne reste d’ailleurs qu’une pâte homogène dont on fait du carton.


Une réforme que nous réclamons aussi au nom de la morale et que nous voudrions voir introduite dans tous les pays, c’est le droit absolu pour les juges de prononcer le huis clos dans toutes les affaires qui offrent des circonstances plus ou moins scabreuses.

La publicité est, il est vrai, l’une des garanties les plus efficaces de la bonne administration de la justice. En soumettant le juge lui-même à la censure incessante et incorruptible des justiciables, elle l’oblige à se montrer dévoué à ses devoirs et attentif à rendre des jugements à la fois éclairés et impartiaux. Mais c’est surtout dans les affaires criminelles que cette grande règle doit être scrupuleusement respectée. L’homme injustement accusé trouve en elle le meilleur moyen de confondre l’intrigue et la calomnie, de dévoiler les manœuvres de ses ennemis. Il est une garantie qui s’applique à tous les tribunaux, c’est la publicité. Les juges sont plus circonspects dans leurs décisions, là où elles sont exposées à la censure du public[14].

Toutefois, quelque grands que soient les avantages de la publicité, il est des cas où la rigueur du principe doit fléchir devant des considérations d’un ordre élevé. La nécessité d’accorder aux juges la faculté de procéder à huis clos quand la publicité pourrait être dangereuse pour l’ordre et les mœurs a toujours été reconnue par les jurisconsultes éclairés.

Admise à l’unanimité par la section centrale du Congrès de Bruxelles, elle fut adoptée par ce dernier sans provoquer de vives discussions.

Nous estimons que la publicité des débats pour certaines affaires offre de graves inconvénients. En voici une preuve. Naguère encore, un jeune homme, qui poussé par la curiosité et surtout par le désœuvrement était allé assister à une séance de Cour d’assises, a raconté avec une vive satisfaction la joie qu’il avait éprouvée en entendant se dérouler devant lui tous les détails d’un affaire fort scabreuse. Il ajoutait qu’il avait été fort content d’être allé à la Cour d’assises ce jour-là, puisqu’il avait eu la bonne fortune de tomber sur une affaire semblable, dont les détails, différents de ceux qu’on entend d’ordinaire devant les tribunaux, l’avaient par cela même vivement intéressé. Et ce jeune homme n’était sans doute pas le seul à se réjouir de sa bonne fortune !

D’ailleurs, il ne faut pas se faire illusion et croire, par exemple, que les détails révoltants de telle ou telle cause judiciaire feront le vide dans la salle des séances, bien au contraire. La curiosité est si vive chez certaines personnes qu’elle l’emporte sur le dégoût !

Il semble vraiment que certaines choses exercent sur l’esprit de l’homme, et surtout de la femme, une fascination d’autant plus vive qu’elles devraient plus puissamment provoquer le dégoût et révolter la pudeur. Témoin les quelques lignes suivantes empruntées à un journal du 28 octobre 1882 à propos de l’affaire des avorteuses d’Espaon (département du Gers.) Nous copions textuellement :

Cours d’assises du Gers.

« M. le président explique que le huis clos ne sera pas demandé. Mais, ajoute-t-il, à cause de la nature scabreuse de l’affaire, j’engage les femmes honnêtes à quitter la salle.

« Une quarantaine de femmes assistaient aux débats ; trois ou quatre seulement se retirent. (Hilarité générale.) »

Ces quelques lignes se passent de tout commentaire !

Dans les cas où le juge est autorisé à prononcer le huis clos, la non-publicité ne peut porter, remarquons-le bien, que sur les débats et jamais sur le jugement. Si dans certaines accusations, par exemple de mœurs et d’actions scandaleuses, les plaidoiries et les dépositions doivent être de telle nature, que le public ne puisse y assister sans danger et sans scandale (nous citons ici textuellement les dispositions légales[15]), il n’en est pas de même du jugement qui peut toujours être rédigé en termes décents et convenables. Il faut donc, suivant la règle générale, que le jugement dans ce cas soit toujours prononcé publiquement. De telles garanties ne suffisent-elles pas à la justice ?

Nous arrivons au cas où, par exception au principe de la publicité, le huis clos peut être ordonné. L’article de la constitution de 1848, exactement conforme en ce point aux dispositions des Chartes de 1814 et de 1830, après avoir dit que les débats seront publics, ajoute : « À moins que cette publicité ne soit dangereuse pour l’ordre et les mœurs ; » (et dans ce cas le tribunal le déclare par un jugement.) Cette disposition est maintenue par l’article 56 de la constitution du 14 janvier 1852. C’est ainsi qu’il a été jugé que lorsque la publicité des débats pourrait être dangereuse pour l’ordre et les mœurs, le huis clos peut être ordonné depuis la constitution du 14 janvier 1852, comme antérieurement. Il faut ajouter que la disposition précitée est générale et s’applique à tous les tribunaux de répression ; qu’ainsi un tribunal de simple police, peut ordonner, dans l’intérêt de l’ordre et des mœurs, que les débats d’une affaire auront lieu à huis clos.

La loi exige seulement que la nécessité du huis clos soit déclarée par un jugement ou arrêt préalable et ces derniers doivent être motivés, c’est-à-dire que, comme ils dérogent à un principe fondamental du droit public (la publicité des débats), les raisons qui ont déterminé cette mesure exceptionnelle doivent être énoncées. Il ressort du texte même de la loi que, lorsqu’une cour d’assises déclare que la publicité d’une déposition de témoins dans une accusation d’actes scandaleux serait dangereuse pour l’ordre et les mœurs, le huis clos peut être ordonné.

C’est au pouvoir discrétionnaire des cours et tribunaux que la loi s’en rapporte sur la question de savoir à quel moment des débats ils peuvent ordonner le huis clos. C’est dans ce sens qu’il a été décidé : 1° que le huis clos peut, suivant les cas, être ordonné pour partie comme pour la totalité des débats : « Attendu que les cours et tribunaux, autorisés par l’article 55 de la Charte, à ordonner le huis clos pour les débats, lorsqu’ils jugent leur publicité dangereuse pour l’ordre et les mœurs, peuvent ne faire porter cette mesure que sur une partie des débats, s’ils pensent qu’il n’y a aucun inconvénient à faire jouir l’accusé pour le surplus de la garantie de la publicité ; rejette, etc. » (Crim. rey. 1° février 1839, M. Bastard, pr… Vincens, rapp. ; aff. Delavier) ; 2° que, de même, le huis clos doit être rigoureusement limité à la partie des débats pour laquelle il a été prononcé (Crim. rey. 22 janvier 1852, aff. Hubert, D. P. 52, 5, 458) ; 3° qu’une cour d’assises peut ordonner le huis clos après la lecture de l’acte d’accusation, si elle le croit utile aux mœurs (Crim. rey. 10 mars 1827, aff. Jean-Jean, V. Inst. crim. [Cour d’ass.]) ; 4° qu’elle peut l’ordonner même avant cette lecture, et, par exemple, immédiatement après la prestation du serment des jurés et avant la comparution du premier témoin, si elle la reconnaît dangereuse pour l’ordre et pour les mœurs (Crim. rey. 22 décembre 1842 : 5 août 1830, MM. Bastard, pr… Chauveau-Lagarde, rap., aff. Tugdual ; 4 septembre 1840, MM. Crouseilhes, pr., Meyronnet, rap., aff. Michel), en ce que l’article 334 du code d’instruction criminelle ne fixe pas le moment où les débats devront s’ouvrir, et que de ses expressions, purement énonciatives, il ne résulte rien qui doive gêner les tribunaux dans l’exécution de la loi (Crim. rej. 17 novembre 1834, MM. Choppin, pr., Meyronnet, rapp. aff. Anzeville,) et en ce que la lecture de l’acte d’accusation est le principe de tout débat (même arrêt et Crim. rej. 10 janvier 1823, M. Aumont, rap., aff. Larcher ; 27 juin 1828, MM. Merville, rap., aff. Ch. Bonetos ; 1er juillet 1842, M. Gilbert des Voisins, rap., aff. Mabillotte) ; — 5° qu’il appartient à la cour d’ordonner le huis clos, non seulement pour les débats, mais même pour la lecture de l’arrêt de renvoi et de l’acte d’accusation, lorsqu’elle juge que cette lecture serait dangereuse pour les mœurs (Crim. rej. 28 janvier 1848, aff. Marquès Girgot, D. P. 48, 5, 308) ; — 6° que lorsque, en matière d’appel de police correctionnelle, le huis clos a été ordonné, la lecture du rapport doit être comprise dans ce huis clos, et ne peut, par suite, avoir lieu publiquement, en ce que la cour doit veiller à ce qu’ aucune pièce de la procédure contenant des circonstances offensantes pour les bonnes mœurs ne soit lue en public (Crim. rej. 31 décembre 1824)[16].

Pour la cause que nous plaidons, nous sommes heureux de constater avec quel soin la loi française attribue aux juges le droit de prononcer le huis clos pour tout ou partie des débats, toutes les fois qu’ils jugent la publicité d’une affaire dangereuse pour les mœurs.

Les pays qui ne possèdent pas des dispositions légales semblables feraient bien, pour leur honneur et pour la moralité, de remédier à cet état de choses et de changer, si cela est nécessaire, les lois pour mettre le public à l’abri des entraînements d’une curiosité malsaine pour les mœurs et révoltante pour la pudeur.

Par exemple à Genève le huis clos n’existe pas. On se contente pour les affaires scandaleuses de faire sortir les enfants de la salle des débats, et encore si les magistrats le jugent à propos. Si nous demandons ainsi le huis clos c’est que la publicité nous paraît dans certaines affaires aussi dangereuse pour les mœurs que les plus mauvais livres.

En attendant qu’une mesure législative définitive de salubrité vienne assainir la littérature et le journalisme, il faut constater avec un certain soulagement les symptômes de dégoût et de réprobation provoqués par le dévergondage de la presse pornographique. Tout récemment, à Lyon, quelques producteurs et distributeurs de cette immonde marchandise ont subi, en police correctionnelle des condamnations bien méritées et propres à inspirer aux gens du même métier une crainte salutaire. Le gérant d’un journal obscène a été condamné à trois mois de prison et mille francs d’amende ; un autre à treize mois de réclusion ; le rédacteur en chef de la feuille coupable à huit mois de prison et deux mille francs d’amende. Quant au dessinateur qui avait illustré les pages incriminées, pour sa part il a été condamné à dix-huit mois de cellule, et le marchand en gros de ces immondes dépôts à trois mois de prison et deux mille francs d’amende.

Autre fait réjouissant. Une feuille publiée à Lyon dans le genre obscène a été mise à l’index par les marchands de journaux de Dijon et par le public de cette ville. Un commissionnaire ayant eu l’impudence d’accepter le dépôt de la dite feuille, l’indignation générale s’est dirigée contre lui et a failli tourner au tragique. L’administration, insuffisamment armée par la loi pour interdire la vente du journal malfaisant, a retiré au commissionnaire sa plaque, c’est-à-dire le droit de vente.

Dans ce siècle, on fait beaucoup pour le corps : on travaille considérablement à soulager les misères physiques ; les hôpitaux, les sociétés de bienfaisance de toute sorte se multiplient et se perfectionnent sans cesse. Sur ce point, les efforts de l’État rivalisent avec les efforts des particuliers, et ce n’est certes pas nous qui nous plaindrons d’une semblable activité et de la sollicitude dont elle est la conséquence et la preuve. Nous n’oublions pas, en effet, que la santé du corps est nécessaire pour que l’âme puisse se développer, nécessaire pour que l’homme puisse faire un usage actif et fructueux des facultés de l’âme.

Mais ce dont nous nous plaignons avec force, c’est qu’on fasse si peu pour l’âme immortelle. Sympathie pour les misères physiques, indifférence presque absolue pour les misères morales, n’est-ce pas un état de choses absurde et même contradictoire ? Car, en définitive, le corps n’est pas le but de la vie, il n’est que le moyen : or, qu’y a-t-il de plus absurde que de négliger le but, qui est l’épanouissement complet des facultés de l’âme, pour ne s’occuper que du moyen, la santé du corps ? Qu’y a-t-il de plus absurde que de s’occuper de ce qui passe, la matière, et de négliger ce qui par sa nature est impérissable et éternel, nous voulons dire l’esprit ?

N’est-ce pas, d’ailleurs, une inconséquence quand on veut soulager les maux physiques que de ne tenir aucun compte de l’âme ? Est-ce que, bien souvent, les maladies et misères de toute sorte qui accablent le corps ne sont pas les funestes fruits de la mauvaise santé de l’âme ? Qui comptera le nombre de maux que le vice sous toutes ses formes attire sur ceux qui en sont les esclaves ou sur ceux qui les entourent ? Quelles sont, au point de vue de la santé physique, les conséquences de ces fléaux si répandus de nos jours, l’alcoolisme, la prostitution ? De combien de maladies l’inconduite n’est-elle pas la cause, non seulement pour les individus qui s’y livrent, mais encore pour leurs familles, qu’ils condamnent ainsi aux privations et aux maux de toute espèce qu’elles engendrent ! Qui pourrait nous dire combien de pauvres femmes ou de malheureux enfants ont vu leur santé affaiblie et ruinée par la mauvaise conduite du chef de la famille.

Or nous avons vu comment la littérature licencieuse peut entraîner et entraîne, trop souvent hélas ! dans la mauvaise voie des pères ou des mères de famille, dont les enfants, innocentes victimes de fautes qu’ils n’ont point commises, seront obligés de traîner une pénible existence à cause de la santé débile que leurs parents leur ont léguée.

Nous avons cité des exemples de malheureux jeunes gens qui, par le commerce avec les livres mauvais, ont été conduits à perdre leur jeunesse et leurs forces ! En définitive, le salaire du péché c’est la mort, ou tout au moins la maladie. Il ne suffit donc pas de guérir le corps, il vaut mieux le préserver. Et pour cela, il faut guérir et préserver l’âme. Et s’il est vrai que la santé du corps est bien souvent la condition de celle de l’âme, il est tout aussi vrai que la santé de l’âme est dans beaucoup de cas la condition de la santé du corps. C’est donc aussi dans l’intérêt du corps lui-même que nous demandons une action continue et efficace sur l’âme de nos générations. Luttons donc contre cette littérature empoisonnée qui exerce une si fatale influence sur le cœur, et par conséquent sur le corps de beaucoup d’entre nos frères. Redoublons de zèle pour répandre abondamment au sein de toutes nos populations ce baume vivifiant des saines lectures qui rehaussent la dignité de l’homme, affermissent sa volonté, purifient ses instincts, assainissent sa raison au lieu de l’exalter. Ce sera faire une œuvre utile en même temps pour la société et pour la patrie, car ainsi, nous préparerons une de ces générations sur lesquelles la patrie peut compter, une de ces époques qui comptent dans l’histoire parce qu’elles ont été saines et morales. Mais surtout agissons, passons de la théorie à la pratique. Ne faisons pas comme ces gens, bien intentionnés il est vrai, que M. le professeur Cherbuliez raillait finement, qui se bornent à convenir dans certaines circonstances, qu’il y a quelque chose à faire, formule singulièrement commode pour ceux qui ne veulent s’engager à rien, tout en ayant l’air de promettre beaucoup.

Occupons-nous activement de la diffusion des bons ouvrages, et dans la poursuite de notre but de moralisation, prenons pour devise ces belles paroles inscrites par un roi d’Égypte sur le frontispice de sa bibliothèque :


Remèdes pour l’âme.


Oui ce n’est pas seulement pour le corps lui-même, que nous devons nous opposer au fléau croissant de la mauvaise littérature ; c’est aussi et surtout pour l’âme. Car, tandis que le corps est passager et périssable, l’âme est immortelle et éternelle. Or cette âme que Dieu a donnée à chaque homme, cette âme qu’il a parée des plus heureuses facultés : amour du beau, amour du vrai, amour du bien, volonté, énergie, chaleur, sensibilité, nous avons vu l’effet que les mauvaises lectures exercent sur elle. Elles la faussent, l’affaiblissent, la dégradent par leur pernicieuse et fatale influence. Et après avoir détourné l’âme de sa voie, après lui avoir fait manquer ici-bas sa destination et son but, qui est de se développer continuellement par la recherche ardente, incessante, infatigable de la perfection, et par conséquent après l’avoir condamnée au malheur sur la terre (car il est toujours malheureux celui qui vit dans le péché) les mauvais livres causeront aussi sa perte et son malheur dans le ciel. Qui ne se sentirait pas ému de sympathie à la pensée de toutes ces âmes que les mauvais livres égarent et perdent peut-être, hélas ! pour jamais ? Quand on sent un cœur d’homme et de chrétien battre dans sa poitrine, comment ne pas s’effrayer du danger qui va chaque jour croissant ? Chacun de nous a ici-bas charge d’âmes. À chacun incombe le devoir et l’honneur de lutter contre le fléau, d’arracher à la perdition le plus grand nombre possible de ces êtres qui nous entourent et dont un jour nous aurons à rendre compte.

À l’œuvre donc ! Remplis d’un saint enthousiasme, luttons avec ardeur contre la littérature licencieuse ; notre cause est celle du bien ; à son triomphe sont attachés l’avenir de la patrie et de la société ; de son succès dépend le salut d’un grand nombre de nos frères. En luttant contre la mauvaise littérature, favorisons autant qu’il dépend de nous la diffusion des bons ouvrages. Infiltrons dans nos familles le goût des saines lectures. De la famille, faisons pénétrer nos principes dans la société, et cela par l’action incessante des bibliothèques populaires, des sociétés de lecture, dotées d’ouvrages choisis avec la plus grande circonspection, grâce à un bon catalogue type et à des bulletins bibliographiques intelligemment et moralement rédigés. Poursuivons notre œuvre par le colportage, par la diffusion des traités, par les bibliothèques ambulantes qui peuvent porter un coup fatal aux cabinets de lecture. Ouvrons un œil attentif sur ce qui se lit dans les écoles, dans les prisons, dans les hôpitaux. Faisons pénétrer dans ces établissements an aliment intellectuel capable de moraliser. Adressons un appel sérieux aux gouvernements pour rendre la censure toujours plus exigeante et la loi toujours plus sévère et mieux appliquée. Répandons à pleines mains la Bible et les livres qu’elle a inspirés. Favorisons l’évangélisation, et par elle, la régénération des âmes, bien convaincus que c’est là le meilleur moyen de purifier les cœurs et par conséquent les mœurs. Surtout ne nous laissons effrayer ni par la vue de la grandeur du mal à combattre, ni par le sentiment de notre faiblesse et de notre impuissance à le combattre. Car, dans cette œuvre morale et religieuse, soyons-en bien certains, nous ne travaillerons pas en vain, parce que nous ne travaillerons pas seuls. Dieu sera avec nous pour bénir nos efforts et les couronner de succès, puisque cette œuvre c’est la sienne ; car le salut des âmes, c’est ce qu’il veut de toute éternité.

  1. Actes xix, 19.
  2. Jean iii, 19-21.
  3. Lay Sermon.
  4. L’Ouvrière, p.433.
  5. Rapport à M. Bardoux, ministre de l’instruction publique, des cultes et des beaux-arts, sur le service des bibliothèques populaires (1866-1877) par le baron de Watteville, directeur des sciences et des lettres. — Paris, imprimerie nationale 1879.
  6. Il existe aussi à Genève sous le nom de Comité contre la littérature licencieuse une œuvre, présidée par M. Alexandre Lombard, qui travaille activement à combattre les effets de la presse immorale. En 1878, sous les auspices de cette association, fut ouvert un concours pour provoquer la composition d’un écrit destiné à éclairer les esprits sur les moyens pratiques d’arrêter le fléau de la littérature licencieuse. Parmi les mémoires récompensés, citons celui si remarquable de M. le pasteur Valloton, qui parut en 1879, ceux, demeurés encore inédits, de M. Quistorp, de Prusse, et Audrat, pasteur à Angers ; enfin, celui qui remanié et augmenté paraît sous la forme du présent volume.

    L’œuvre réformatrice genevoise ne s’est pas bornée à ouvrir ce concours ; mais elle a aussi déjà beaucoup obtenu de l’Autorité pour la répression de la vente des ouvrages immoraux ; elle exerce une active surveillance sur le commerce de la Presse. Elle complète heureusement la Société genevoise pour le développement des Bibliothèques populaires, créée en 1871 sous les auspices de la Société d’utilité publique de Genève, et dont le but est surtout de relever le goût de la lecture et de propager des ouvrages honnêtes.

  7. Nous avons vu qu’en Angleterre la littérature populaire est honnête, mais les productions obscènes y sont l’objet d’un commerce actif.
  8. Tableau de Paris, tome vi, page 92. Paris, 1788.
  9. Les deux expressions se trouvent dans l’article 8 de la loi de 1819.
  10. Art. 240.
  11. Art. 451, paragraphes 1-2.
  12. Journal des Débats du 4 septembre 1882.
  13. Réunion publique tenue à Worcester en 1867.
  14. Voir le Rapport de la section "centrale de Droit national, congrès Huyttens. — Bruxelles t. iv p. 96.
  15. Dalloz, Répertoire de législation, article Jugement, chapitre 5 et 6, p. 431.
  16. Dalloz, Répertoire de législation, article Jugement, chapitre 5, $ 6, art. 831.