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Du danger des mauvais livres et des moyens d’y remédier/01

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LE MAL



Quiconque s’occupe de philanthropie sait bien que, depuis environ dix années, le matérialisme a fait chez tous les peuples, et notamment dans les pays de langue française, des progrès considérables, et que, si l’on n’y porte un remède prompt et énergique, les conséquences les plus graves en découleront pour la société. D’ailleurs, les faits sont là, éloquents, irréfutables ; et pour contester un état de choses aussi évident, il faudrait être soi-même entraîné dans le tourbillon des plaisirs grossiers, ou étranger à ces œuvres de bienfaisance créées par ceux qui s’alarment à juste titre du fléau menaçant.

Aujourd’hui, plus que jamais, l’amour du luxe et des plaisirs de la table, le goût du jeu et de l’estaminet captivent partout les gens de la ville et de la campagne. Actuellement la passion de l’argent travaille les populations ; non pas ce désir légitime d’un gain qui donne le bien-être à la famille, mais cette soif des jouissances matérielles qu’on peut se procurer avec ce métal. Pour jouir il faut être riche. Peu importent les moyens qui amènent la fortune ; on lui tend les bras pourvu qu’elle vienne vite ; on demande à la Bourse des gains rapides ; on oublie que l’argent n’est réellement gagné que s’il est le fruit du travail et du travail honnête ; la parfaite loyauté qui généralement présidait aux tractations d’autrefois disparaît sous l’influence des idées modernes. Sans doute les générations qui nous ont précédés n’ont pas toujours offert le type de l’âge d’or de la société ; nous savons qu’il y a toujours eu des hauts et des bas dans la morale des peuples ; mais sans contredit la distinction entre le bien et le mal est beaucoup moins tranchée de nos jours à cause de l’affaiblissement de la foi religieuse ; le sens moral s’est affaissé. Un faux serment qui autrefois eût soulevé la réprobation générale n’étonne même pas la génération actuelle, et, triste signe des temps, la loi qui devrait se montrer de plus en plus sévère à mesure que la morale se relâche, se montre, au contraire, plus indulgente et laisse passer impunis une foule de délits et de crimes. Le jeune homme ne connaît de plaisir que celui des sens ; il ravage et souille son être en buvant la volupté à longs traits et à toutes les coupes. Plus que jamais il court dans la voie large qui fait pleurer les mères. Voyez ces blasés qui n’ont pas vingt ans, auxquels il ne reste plus que le dégoût de la vie et le pesant fardeau d’une constitution délabrée, et qui font de plus en plus baisser le niveau de la santé publique en fournissant des générations énervées. Cette déchéance physique, fruit de la déchéance morale, se trouve aussi dans les productions de la pensée. Goethe se plaignait déjà dans sa vieillesse de la débilité générale de l’esprit ! Que dirait-il de nos jours où nous voyons la force intellectuelle devenir toujours plus rare, les œuvres médiocres remplacer les conceptions viriles. Car, ne l’oublions pas, il en est des productions intellectuelles comme des actions morales.

L’honnêteté de la femme diminue, l’autorité paternelle s’affaiblit, de jour en jour s’élève dans des proportions effrayantes le nombre des divorces ; on veut à tout prix sa liberté ; un esprit de révolte souffle sur toute la société et ce n’est pas sans une véritable terreur qu’on doit voir apparaître la jeune génération qui vient, avant le temps, s’emparer des droits de celles qui l’ont précédée, en traitant la sagesse des vieillards de routine et l’expérience des gens âgés de sots préjugés. On veut jouir, les parents gênent ; dans la bonne société, on use encore de formes ; on convoite en secret l’héritage paternel, on escompte pour les dissiper des fortunes laborieusement acquises ; dans le bas peuple, on met son père, sa mère à l’hospice, le plus souvent à la rue !

Il n’est pas d’aberrations auxquelles n’entraîne le matérialisme. Outre qu’il dissout les liens sociaux et qu’il déchaîne les passions les plus brutales par un égoïsme effréné, on peut dire que s’il ne fait pas nécessairement de malhonnêtes gens, du moins il sert à justifier tous les vices et tous les crimes.

Il règne en maître dans la société. Les mœurs des classes aisées ont perdu en Europe, et plus spécialement en France, la dignité, le sérieux et la simplicité ; les classes inférieures ont été affectées de la contagion du mal par l’exemple. « On les accuse, dit M. Leroy-Beaulieu, en parlant des ouvriers, de se livrer à l’ivrognerie, mais que font sur nos boulevards ces lignes de cafés regorgeant d’oisifs et de buveurs d’absinthe qui envahissent la chaussée ? On leur reproche de l’inconduite et de l’immoralité. Mais qui nourrit ces courtisanes élégantes, dont le luxe effronté s’étale sur nos promenades et dans nos théâtres et dont les noms sont répétés et prônés avec une sorte de déférence par nos journaux de salon ? On les accuse encore de paresse et de manque d’assiduité aux ateliers. Mais ces légions de promeneurs des boulevards, où sont leurs occupations. On les blâme d’être révolutionnaires. Mais tous ces avocats et écrivains de haute volée, censeurs et moralistes austères, impitoyables redresseurs des torts, ne font-ils pas, eux aussi, des coups de main pour se transformer subitement en Excellences ? Ouvrons les yeux et avouons nos fautes. La population ouvrière des grandes villes n’a d’ordinaire devant elle que des exemples corrupteurs. Son plus grand crime est d’être trop prompte à imiter ces classes opulentes qu’elle envie. Il est facile de se transformer en Salluste et de déclamer contre une immoralité qu’on partage et qu’on a contribué à créer. »

Voilà comment la sensualité, en tuant dans les cœurs qu’elle dessèche tant de belles aspirations, fait constamment baisser le niveau de la conscience publique.

Parmi les nombreuses causes qui hâtent les progrès du matérialisme, il en est deux qui favorisent tout spécialement son influence néfaste sur les mœurs : l’ignorance chez les uns, chez les autres la lecture de mauvais livres. Dans l’un et l’autre cas des chiffres statistiques le démontreraient victorieusement. Pour prouver la connexité qui existe entre le vice et l’ignorance, quoi de plus éloquent que cette statistique faite récemment parmi les criminels, et qui établit clairement que plus des quatre cinquièmes des détenus ne savent ni lire ni écrire. Et pour ceux qui savent lire, s’ils cherchent dans les produits malsains d’une littérature corrompue, la satisfaction de leur curiosité, les effets de semblables lectures ne sont-ils pas encore plus pernicieux que ceux de l’ignorance ?

Des chiffres, en voulez-vous ? En voici. Un aumônier d’une prison e femmes racontait un jour que parmi ses pénitentes qui savent lire, quinze sur vingt avouaient qu’elles avaient été entraînées dans l’abîme par une première faute résultant d’une mauvaise lecture. Tous ceux qui se sont occupés des Refuges vous diront que les illettrées forment une forte proportion parmi les repentantes, et que si ces dernières ont reçu de l’instruction, elles disent toutes que leur chute a été provoquée par les romans immoraux et irréligieux.

Nous voici donc en présence de deux ennemis des mœurs : d’une part l’ignorance, de l’autre, les mauvaises lectures. Nécessité de l’instruction pour la moralisation des masses, danger de la diffusion de la lumière par l’emploi d’œuvres littéraires immorales ou irréligieuses, telle est la difficulté que le philanthrope devra étudier et chercher à résoudre.

Pour ce qui a trait à l’influence exercée sur les mœurs de nos contemporains par les mauvaises lectures, elle est tellement évidente qu’on se demande s’il est nécessaire d’insister sur ce fait. On sait bien que c’est par la communication des idées et des sentiments que nous avons le plus de pouvoir les uns sur les autres ; or, il est bien clair que si la conversation des hommes corrompus produit des résultats fâcheux, les mauvais livres produisent des conséquences plus fâcheuses encore.

Cette influence des mauvaises lectures nous semble parfaitement bien décrite par saint Paul lorsqu’il dit « La parole des profanes ronge comme la gangrène[1]. » C’est, en effet, un véritable poison qui agit plus ou moins rapidement, suivant la nature spirituelle de l’individu qui l’a absorbé. De nos jours l’usage des mauvais livres est général. Aussi, dans tous les pays, les personnes sérieuses qui s’intéressent aux progrès moraux et religieux de la population ne voient pas sans crainte pour l’avenir de la société s’accroître dans une proportion considérable le nombre des lecteurs de mauvais livres. Les exemples abondent qui prouvent les effets désastreux de la littérature licencieuse. Et il n’est pas difficile à l’observateur sérieux de recueillir un grand nombre de faits capables d’éclairer nos contemporains sur l’imminence du danger et l’étendue du mal.

D’une manière générale on peut affirmer que les mauvais livres, qu’ils soient le fruit d’une imagination malsaine ou d’un scepticisme plus ou moins raffiné, détruisent chez l’homme la rectitude du jugement et la pureté du cœur, ces deux gardiennes de l’être moral. Ils sont pour l’homme comme des camarades vicieux qui lui donnent de détestables conseils, le pervertissant au lieu de le rendre meilleur. Un proverbe arabe dit que le plus précieux ami de l’homme est un bon livre ; le contraire est encore plus vrai.

On se plaint généralement aujourd’hui de l’envahissement des publications licencieuses. C’est surtout en France qu’elles produisent des effets déplorables sur le cœur et les croyances religieuses. Partout elles étendent leur influence malfaisante, travestissent le langage et corrompent les mœurs. Que ce soit le roman bohème avec ses peintures cyniques ou les productions immorales et sceptiques d’une littérature qui se présente avec tous les charmes d’un style enchanteur et cache sous ces brillants dehors une immoralité raffinée ou, tout au moins, un habile mélange de bien et de mal, tous ces ouvrages sont lus partout, à la taverne, à l’estaminet, au collège et dans le pensionnat de jeunes filles, au salon et dans l’antichambre. Ils exercent partout leur œuvre de destruction, éteignant successivement dans les âmes l’amour du beau, la chaleur, l’énergie, la sensibilité, les affections douces et expansives, faisant oublier les devoirs les plus sacrés de la famille et amenant ainsi le désordre, le trouble, les divisions domestiques, le suicide…

Non seulement il y a les mauvais livres, mais nous voyons aussi les gravures légères s’étaler derrière les vitrines de nos kiosques et dans nos librairies ; en Allemagne, les photographies représentant des sujets malhonnêtes se vendent dans les rues sous le titre attrayant et provocateur de productions piquantes. Des publications de tous genres pénètrent au moyen du cabinet de lecture dans toutes les maisons, aussi bien dans les villes que dans les villages, dans les stations alpestres et dans les localités balnéaires les plus reculées de Suisse. Dans ces lieux où l’âme et le corps cherchent le calme et le repos on est poursuivi par les journaux des boulevards ! En présence de ces faits, ceux qui ont à cœur la moralité publique ont bien raison de s’alarmer ! Si la génération présente souffre de ce mal à l’étude duquel nous consacrons ce volume, ne doit-on pas se demander avec anxiété ce qui adviendra des générations futures ?

Il est impossible de calculer les tristes effets de la mauvaise presse. Ils se produisent dans tous les pays, dans toutes les classes de la société et chez les personnes de tout âge, exerçant une influence doublement nuisible à cause du mal qu’ils font, et du bien qu’ils empêchent de faire.

Et si c’est au sein de la jeunesse que le poison exerce le plus son action mortelle, tous néanmoins nous sommes exposés au danger, car suivant la parole biblique : « l’ennemi est un lion qui rugit sans cesse autour de nous cherchant qui il pourra dévorer. »

Les effets délétères que les mauvaises lectures produisent chez l’individu, se retrouvent tout naturellement dans la société. Il ne serait certes pas difficile de démontrer par des faits combien les écrits philosophiques du dix-huitième siècle exercèrent de ravages en France et à l’étranger. Ils envahissaient tout, même les écoles de théologie où ils faisaient parmi les étudiants de trop nombreuses victimes.

Cette abominable philosophie, tout en ayant l’air de vouloir propager les idées d’amélioration sociale, répandait par les innombrables écrits qu’elle inspirait et qui revêtaient souvent la forme de romans licencieux des principes d’une déplorable immoralité. Ces ouvrages pleins de maximes pompeuses et de déclamations ampoulées, mélange hideux de tendances destructives et de tableaux lascifs, ont été pour une large part la cause de la révolution française.

« Le plus puissant des instruments de destruction sociale, la plus meurtrière des armes qu’on puisse manier contre les esprits et les cœurs et le plus actif des poisons moraux, a dit un auteur français, est sans aucun doute un mauvais livre. Quand des sociétés ont été perdues, presque toujours de mauvais livres ont contribué à les perdre. L’histoire, et notre histoire hélas ! n’en fournit que trop de preuves.

Au dix-huitième siècle, c’est par de mauvais livres que furent préparés les crimes qui ont entaché les gloires de la Révolution. Et si la fin du dix-neuvième ressemble à la fin du dix-huitième pour notre coupable nation, si des crimes aussi sanglants et encore plus déraisonnables, si des actes de folies furieuses ont mis Paris à feu et à sang, croyez bien qu’une lourde part de responsabilité dans ces crimes retombe sur de mauvais livres. »

Un peuple ainsi corrompu jusqu’à la moelle ne se relève pas de sitôt. Ici se présente un cercle vicieux : un peuple est corrompu par de mauvais livres ; il faut de mauvais livres à un peuple corrompu, et pour flatter ses bas instincts la littérature se maintient basse. Si par hasard un auteur a l’honnête intention de donner au public un livre qui préconise le mariage, la famille, n’entend-on pas le peuple avili crier au scandale et lui dire, « faites-nous plutôt, nous vous en prions, trente romans en faveur de l’adultère. À force d’imagination, rendez-les un peu amusants. Vous serez bien mieux reçu. » Ainsi il arrive que des auteurs qui valent moralement bien plus que leurs livres condescendent à écrire pour de l’argent des ouvrages dont ils rougissent, peut-être, au fond de leur âme.

Et quelle place considérable n’ont pas pris au théâtre les pièces légères et immorales ! Cela est d’autant plus regrettable que, de nos jours, surtout en France, la passion du théâtre a pris des proportions immenses. On y multiplie les spectacles et quels spectacles ! On pourrait presque lui appliquer le mot que l’empereur Julien prononça en parlant d’Antioche : « On y voit tant d’acteurs, danseurs, sauteurs, joueurs d’instruments qu’il y a plus de comédiens que de citoyens ; » ou encore dire des Français ce que Juvénal disait des Romains : « Ce peuple si supérieur aux autres peuples, qui donne le ton de l’élégance et des grâces, des sciences et des arts, de la littérature et de la parure, après avoir vaincu le monde est, à son tour vaincu par la comédie et borne tous ses désirs à avoir du pain et des théâtres. »

De même qu’à la fin du siècle dernier les Mercures, les feuilles de Desfontaines, de Fréron et de La Porte transmettaient à la postérité les faits importants du monde dramatique, les journaux contemporains célèbrent à l’envi les débuts d’une actrice et apportent dans leurs éloges une exagération ridicule ; on parle dans la presse de la première représentation d’une pièce comme d’une solennité académique et l’on raconte le voyage d’une comédienne comme l’on devrait parler de celui d’un personnage distingué.

Dans le cours de cette étude nous n’aurons pas beaucoup de peine à démontrer les conséquences fatales qui résultent du développement excessif de la mauvaise presse et des spectacles à bon marché ; nous pourrons facilement prouver combien les pratiques honteuses d’une société dépravée, les débauches, les adultères, les crimes, les attentats de toute sorte contre la famille et la société, les actes de désespoir et les suicides, ont de connexité avec les œuvres de la presse licencieuse. Ce que nous aurons plus de peine à obtenir (bien que nous puissions indiquer de nombreux remèdes), c’est une réforme prompte et efficace à cet état de choses. Hélas, faut-il le dire, ceux qui avec nous sont les premiers à reconnaître l’étendue du mal, sous prétexte de ne pas demeurer étrangers au mouvement littéraire contemporain, jouent avec le feu, goûtent à la coupe empoisonnée, se disant d’un tempérament invulnérable, achètent le livre qu’ils condamnent, s’abonnent à la revue contre laquelle ils s’indignent. Manque de principes, manque de courage, curiosité malsaine : telles sont les causes pour lesquelles nous ne pouvons pas compter sur nos amis. Devant un danger si grand, comme nous le verrons plus loin, c’est du foyer, de la famille directement menacée dans ses intérêts les plus légitimes que nous attendons le remède. Si ceux pour lesquels nous combattons restent en arrière, il faut désespérer de tout succès. Qu’il se fasse donc une libre et sainte alliance des pères, des mères de famille contre le débordement des mauvais livres. C’est la première chose à faire. Si notre volume n’avait d’autre résultat que de provoquer un tel mouvement, notre peine n’aurait pas été perdue.


Avant d’entrer dans le cœur même du sujet et de signaler les effets désastreux des lectures malsaines et les meilleurs moyens de combattre leur influence, donnons à grands traits un rapide aperçu de la question qui nous occupe, dans les différents pays du monde.

Pour l’Amérique nous avons à faire une remarque que nous aurons aussi plus tard à faire pour l’Angleterre : c’est que, dans un pays où les questions les plus importantes sont quotidiennement agitées par les journaux, qui discutent dans leurs colonnes les sujets scientifiques et industriels les plus variés, la littérature légère trouve en général peu de place. Les livres, à peu d’exceptions près, ne sont pas d’une nature malsaine ou frivole. Il y circule bien des romans et des ouvrages d’imagination dont les sujets sont pris en dehors de la vie réelle ; mais ce ne sont pas là les livres que recherche un peuple qui lit pour s’instruire et demande à ses lectures autre chose qu’une simple agrément. Les ouvriers, les femmes et les hommes du peuple lisent, après les ouvrages politiques et les journaux, des livres d’histoire et de voyages et des traités scientifiques. Le niveau des lectures est décidément bien élevé.

Un voyageur raconte qu’un jour, dans l’une des rues de New-York, s’étant approché d’une pauvre vieille femme qui faisait la lecture, tout en vendant des objets de la plus minime valeur, il s’aperçut avec étonnement que le livre tenait à la main était un recueil des poésies de Longfellow. D’ailleurs aux États-Unis, la presse religieuse joue un très grand rôle, les ouvrages d’imagination revêtent souvent un caractère édifiant. Toutefois on s’inquiète actuellement, de l’autre côté de l’Atlantique, de la naissance d’une littérature qui tend à fausser le goût, le caractère et la conscience des enfants. De grands efforts sont tentés pour arrêter les effets de ces pernicieux ouvrages répandus à profusion parmi la jeunesse, et à la tête de ce mouvement travaille avec beaucoup d’ardeur le Révérend Robert Williams. Des comités spéciaux se sont formés en vue d’opérer une réforme dans la littérature enfantine et de publier de jolies feuilles illustrées, instructives et d’un prix accessible à chacun.

En Russie l’on sait que la société se divise en trois classes distinctes : la noblesse, la bourgeoisie et les paysans et soldats. Les mauvais livres ont sur la première catégorie la même influence que dans les autres pays. La noblesse russe lit les ouvrages licencieux que lui envoient la France et l’Allemagne. Cependant on peut ajouter qu’en somme, vu la supériorité intellectuelle de la femme russe et son instruction qui dépasse de beaucoup celle des femmes du reste de l’Europe, les mauvais livres font peut-être moins de ravages, parce qu’on en lit moins et qu’on se livre davantage à la lecture d’ouvrages sérieux qui traitent de sujets empruntés à l’économie politique ou à l’histoire naturelle.

C’est dans la seconde catégorie et parmi les prolétaires que les mauvais livres ont une influence déplorable. En dépit de la censure, la contrebande et une presse clandestine fournissent aux tendances subversives et révolutionnaires des ouvrages du plus fâcheux effet.

Quant à la troisième catégorie, les mauvais livres n’y ont pas d’influence. D’abord, soixante-quinze pour cent des paysans et soldats ne savent pas lire ; puis le peuple russe, religieux d’instinct, a en outre un grand respect pour son souverain et les institution de son pays. Il désire s’instruire, et quand il sait lire, il cherche à lire ou l’Évangile ou un ouvrage instructif. Voici un fait qui prouve l’exactitude de cette assertion. Lors d’un procès politique qui s’est déroulé il n’y a pas longtemps à Moscou (il s’agissait d’une conspiration de jeunes gens), des soldats interrogés sur l’usage qu’ils avaient fait de petits livres subversifs qui leur avaient été distribués par des conspirateurs répondirent : « Ces livres n’étaient pas des ouvrages de piété, ce n’étaient pas non plus des manuels d’étude, nous en avons conclu tout naturellement que c’étaient de mauvais livres et nous en avons fait des cigarettes. » Ces livres renfermaient des attaques violentes contre l’Empereur, les ministres et les archevêques ; ils débordaient d’idées subversives et anarchistes. Répandus à pleines mains parmi les prolétaires, ils ont contribué à amener ces catastrophes politiques et sociales qui agitent si fort le peuple russe.

Bien que l’Allemagne possède un fonds de littérature morale, elle traverse une crise sérieuse ; on s’y plaint beaucoup de la lecture de mauvais livres et de la diffusion des romans en livraisons colportés dans les familles et les ateliers ; ajoutez à cela les publications obscènes vendues plus ou moins secrètement.

Ces plaintes portent aussi sur le caractère immoral et antichrétien de la plupart des journaux illustrés, entre autres de la Gartenlaube qui a trois cent quatre-vingt mille abonnés, des journaux socialistes, et chose piquante à signaler, l’une de ces feuilles, organe des Lassalléens, est une des plus actives pour signaler et combattre les romans en livraisons. En somme, le courant actuel de la littérature est antichrétien. Que peut-il sortir de bon d’ouvrages qui prêchent le panthéisme, nient l’immortalité de l’âme, invitent à jouir de la vie présente sans s’inquiéter de ce qui est au delà du tombeau, et répandent ainsi parmi les masses des principes dangereux, principes qu’ils décorent du nom trompeur de philosophie.

Quant au théâtre, dans les grandes villes d’Allemagne, il n’a pas gardé ce cachet d’honnêteté qui le distinguait de ceux des autres pays de l’Europe : les opérettes d’Offenbach font concurrence aux œuvres des grands maîtres, et sont rendues plus choquantes encore par la manière dont elles sont interprétées et soulignées par les gestes des acteurs. Évidemment, quoique l’art dramatique en Allemagne ait conservé un niveau plus élevé que dans les pays de langue française, il s’est engagé dans une voie funeste à la morale et à la religion.

Quant à l’Autriche, la censure y est extrêmement sévère, et bien que la police soit plus occupée à saisir les livres révolutionnaires que les ouvrages immoraux, elle fait néanmoins une œuvre moralisatrice en même temps que politique, parce que les idées socialistes apportent toujours avec elles des éléments destructeurs de la morale et de la religion.

Du reste, si on lit les ouvrages de Turnbull, Wessenberg et Becker qui ont traité de l’instruction en Autriche, on voit qu’en dernier lieu le gouvernement n’a pas négligé la question de l’éducation. Le peuple autrichien a d’ailleurs des goûts littéraires assez relevés et lit plus volontiers des ouvrages sérieux et scientifiques, par exemple, ceux ayant trait à la médecine, l’histoire naturelle, la physique, l’astronomie et la mécanique. Si la diffusion de la littérature vraiment populaire n’a pas réalisé de grands progrès, on peut dire cependant à la louange du gouvernement et des différentes classes de la société que dans ce pays les mauvaises lectures n’ont pas produit de très fâcheux effets.

En Angleterre, dans les classes supérieures et moyennes, le danger des mauvaises lectures n’est pas très grand, parce que la vie y est très active et très remplie. Dans les familles riches ou aisées les exercices du corps sont en honneur pour les jeunes filles aussi bien que pour les jeunes gens. Ceux-ci font beaucoup de marches, des courses, montent à cheval, vont à la chasse, se livrent au patinage, à la gymnastique ; les natures sont fortes et ne se contentent pas de distractions amollissantes. D’ailleurs les familles sont nombreuses, et, par suite leurs membres sont obligés de se disperser de tous côtés, partout où il y a quelque chose à faire ou à gagner. Il résulte de cette nécessité de l’émigration chez les Anglais une correspondance considérable, une circulation d’idées variées, des conversations intéressantes. Puis, l’Église demande à tous ses membres une activité considérable. Il reste donc à peu de personnes le temps de se livrer à des lectures frivoles ; et quant à celles qui lisent, elles ont pour satisfaire leur goût une nourriture intellectuelle saine et morale. Les feuilles politiques donnent journellement des comptes rendus de ce qui se passe dans les pays les plus éloignés ; elles discutent soigneusement toutes les questions du jour ; rien n’échappe à leur attention, car elles ont besoin de fournir chaque matin une pâture abondante à leurs nombreux abonnés : histoire, voyages, géographie, sciences, sermons, missions, tout y trouve sa place.

Les ouvrages religieux jouent, comme en Amérique, un très grand rôle dans la littérature anglaise. Il est évident que la Grande-Bretagne est de tous les pays celui qui a donné le jour aux auteurs les plus moraux.

« C’est l’honneur de l’Angleterre, a dit un écrivain français contemporain, que les mauvais livres n’y réussissent pas, du moins en thèse générale. Elle nous rend le bien pour le mal en nous envoyant en échange de nos mauvais romans qui ont causé tant de mal en France et dans les pays qui l’environnent, je ne sais combien d’excellents écrits qui charment chez nous tous les âges et les moralisent en les amusant. »

Quant à l’influence directe des lectures frivoles, on peut dire que, dans les classes supérieures et moyennes, elle n’est pas aussi grande en Angleterre qu’ailleurs. Le mal qu’on y constate (et il est grand) semble plutôt provenir des passions spontanées, ardentes, irrésistibles ; on veut la satisfaction immédiate de ses désirs ; on veut, coûte que coûte, jouir du moment présent. Ce qui préoccupe actuellement les amis du bien dans le Royaume-Uni tout entier, c’est un courant d’incrédulité qui prépare le terrain à l’éclosion et à la diffusion d’une presse impie. Des écrits sceptiques et de mauvaises publications commencent à faire invasion dans le peuple, au sein duquel ils pourraient causer bientôt de grands ravages.

Ce sont les classes inférieures qui, à l’heure où nous écrivons, subissent le plus l’influence des lectures licencieuses. La statistique à cet égard est douloureusement éloquente.

En Italie, l’influence de la littérature parisienne se fait actuellement sentir d’une manière fâcheuse ; beaucoup de personnes connaissent la langue française et lisent ce qui se publie en France ; les dames surtout s’en vont chercher dans les cabinets de lecture, fort nombreux en Italie, les mauvais romans, tels que ceux de Xavier de Montépin, par exemple.

Cette invasion de littérature étrangère s’explique quand on songe à la rareté excessive de bons ouvrages en langue nationale. En Italie on écrit peu : il ne paraît guère que quelques romans historiques composés par des auteurs qui puisent leurs sujets dans les grands jours des républiques italiennes.

Les hommes fréquentent beaucoup les cafés, ils lisent des gazettes ; le peuple s’abreuve de petits journaux humoristiques et socialistes animés du plus mauvais esprit.

Comme littérature courante en Italie, on trouve de mauvais romans traduits du français infiniment plus nombreux que ceux des romanciers indigènes ; parmi ces derniers citons les Donati et les Bosio, auxquels se joignent un grand nombre de conteurs distingués par leur simplicité et leur grâce. Le réalisme contemporain n’y est guère représenté que par un roman dont l’apparition fit scandale. Il est dû à la plume encore jeune d’un fidèle disciple de Théophile Gautier et de Flaubert, M. Torquato Giordana, qui a voulu dans son livre d’Il primo amante di Berta marcher sur les traces de Juvénal et inspirer l’horreur du vice en le montrant dans toute sa nudité ; mais il ne se doute guère qu’en le lisant on s’aperçoit que l’auteur est profondément atteint lui-même du mal qu’il veut guérir ; ce qui diminue sensiblement l’effet moral de son livre.

En Espagne, sauf de rares exceptions, on lit peu, comme le prouve la rareté excessive des librairies, des sociétés littéraires ou de bons cabinets de lecture. Il semble bien se produire actuellement un mouvement dans le sens de la création de semblables établissements. De quelle littérature seront-ils alimentés ? Il est bien à craindre que ce ne soit pas de la meilleure. L’Espagnol, en dehors de ses affaires, ne pense qu’au plaisir ; c’est Almaviva courtisant Rosine ; il lit bien quelques feuilles politiques, mais si la littérature exerce une mauvaise influence ce n’est pas le roman, mais le théâtre qui la produit.

L’Espagnol, en effet, aime le théâtre ; il va souvent entendre des drames du répertoire français traduits dans sa langue nationale, et laisse de côté son théâtre national, pourtant le plus riche du monde ; le théâtre populaire ne se compose pas seulement de simples traductions du français, mais aussi d’imitations des pièces populaires françaises. C’est ainsi que tout récemment encore Breton de los Herreros, faisant de 1850 à 1870, ce que Heiberg avait fait en Danemark de 1825 à 1850, a popularisé en Espagne l’esprit et le goût français dans ce que ce dernier présente de moins relevé. On peut dire que dans ces temps modernes la France qui doit les plus belles pièces de son théâtre à l’Espagne lui rend en fausse monnaie, dans le domaine de l’art dramatique, ce qu’autrefois elle avait reçu d’elle en or pur.

Le romancier Tueba fait exception et s’efforce de ramener les esprits à des idées pures et honnêtes. Ses contes de mères et d’enfants, de vivants et de morts, du foyer, ses récits populaires couleur de rose sont de vrais livres pour les jeunes filles dans lesquels l’élévation du but est constante.

Nous ne dirons rien de la littérature populaire chez les Arabes ; nous nous bornerons à signaler, comme fait digne de remarque, l’intérêt qu’inspirent à ce peuple les récits traduits de l’anglais. Voici à ce sujet une histoire bien curieuse. Dans son ouvrage la Vie domestique en Palestine, Madame Rogers raconte que, passant la soirée à Haïfa avec quelques amis arabes, l’un de ceux-ci demanda quelle sorte d’histoire ou de roman on aimait en Angleterre. Le frère de Madame Rogers, encore tout pénétré du livre de Jane Eyre, commença à le leur traduire, en l’abrégeant un peu et en cherchant à l’adapter à leur intelligence. Cette lecture les intéressa si vivement qu’ils revinrent pendant plusieurs soirées consécutives et qu’ils voulurent l’entendre jusqu’à la fin. Deux années après, voyageant dans l’intérieur du pays, Madame Rogers entendit cette histoire, quelque peu altérée et modifiée, mais bien racontée par un Arabe, qui n’en connaissait pas la source.

Les contes arabes ne sont pas écrits, non plus que la véritable poésie qui est tout entière conservée et transmise par la tradition orale, surtout parmi les Bédouins et les paysans. La poésie arabe — celle qui est publiée — est une poésie presque exclusivement frivole, car le principal but des auteurs est de faire entrer dans leurs vers certains mots et certaines phrases, combinés en forme d’acrostiches, ce qui exige un grand travail mécanique et beaucoup de patience, mais peu de sentiment et d’inspiration poétiques.

Les pays scandinaves sont ceux où on lit le plus et le mieux grâce à la richesse de leur littérature nationale et à leur amour pour l’instruction. Il y a quelques années, dans la seule province du Jutland, on vendit parmi des paysans, dans l’espace de deux mois, douze cents exemplaires d’une Histoire de la Réforme. Et il n’est pas rare d’y voir des campagnards, de concert avec leurs pasteurs, créer des sociétés de lecture.

La Belgique subit, comme la France, l’influence des mauvais livres, que cette dernière lui envoie.

La Hollande est le pays où les connaissances indispensables à l’homme sont le plus répandues. Toute proportion gardée, il ressort des plus récentes statistiques que les illettrés y sont moins nombreux qu’en Prusse. Un voyageur demandait un jour à un Hollandais si, au nombre des servantes, il y en avait qui ne sussent pas lire. « Ah oui, lui fut-il répondu, je me rappelle qu’il y a vingt ans ma mère en avait une qui ne savait pas lire et on en parlait comme d’un étrange phénomène. »

L’instruction populaire est donc supérieure en Hollande et elle se nourrit d’une littérature très relevée et qui, bien que légèrement déchue de ce qu’elle était jadis, a conservé son innocence et sa fraîcheur ; ce qui lui manque en originalité et en éclat est largement compensé par la sagesse de ses écrivains. Le respect sévère des bonnes mœurs et du bon goût y domine, ainsi qu’une grande sollicitude pour les classes pauvres ; elle exerce une action continue sur la bienfaisance et sur l’éducation civile. Comme on l’a dit, « d’autres littératures sont de grandes plantes couvertes de fleurs odorantes ; la littérature hollandaise est un petit arbre chargé de fruits. » En dépit de son talent incontesté, de son esprit et de sa supériorité dans l’art descriptif, Van Lennep n’eut pas beaucoup de succès lorsqu’il essaya de retracer des mœurs inavouables dans un roman intitulé les aventures de Nicolette Zevenster. Quant aux romans venus du dehors, ce que le Hollandais goûte le plus ce sont les romans anglais.

Il n’en est pas de même du théâtre, qui exerce une influence moins favorable aux bonnes mœurs. Les artistes hollandais incultes et déclamatoires jouent d’ordinaire des pièces mal traduites du répertoire français ou allemand. Le théâtre national n’existe pas, bien que des auteurs hollandais de beaucoup de talent, Hofdijk et Schimmel, entre autres, aient écrit des pièces de théâtre estimables, mais qui ne sont pas restées longtemps au répertoire.

Dans la Suisse romande les mauvaises lectures ont une action identique à celles qu’elles exercent en France, à l’exception toutefois du canton de Vaud qui a une littérature particulière et où d’ailleurs on lit peu en dehors des journaux politiques ; c’est par la conversation que l’on s’y instruit. Les autres cantons romands reçoivent de première main la littérature française par l’entremise des petits journaux, véritables empoisonneurs du peuple.

À Genève, la modeste bibliothèque de l’artisan est plutôt bien choisie ; à part les ouvrages de Rousseau, toujours très populaire, on n’y découvre guère que quelques livres de prix remportés au collège et toujours la Bible ; néanmoins il se lit un nombre prodigieux de mauvais romans français pris aux cabinets de lecture ou dans les petits journaux à un sou.

La Suisse allemande offre décidément un tableau plus satisfaisant ; il y a peu de mauvais livres en vente, attendu que les particuliers n’achètent que des ouvrages scientifiques ou industriels répondant aux besoins de leur profession. Quant aux mauvais livres loués, leur circulation est moins active que dans la Suisse romande, un contrôle beaucoup plus sévère étant exercé à cet égard par l’État ; les bibliothèques populaires cantonales, municipales, communales ou scolaires, sont placées sous la direction de l’autorité qui, au moyen d’une commission spéciale surveille scrupuleusement ces établissements. Il existe pourtant une littérature de date récente et dont les amis de la moralité publique commencent à se préoccuper ; c’est celle qui, en dépit de la police, est colportée de tous côtés par des marchands ambulants. Toutefois le mal n’est pas si grand là qu’ailleurs.

Nous voyons donc en résumé que partout où la littérature nationale s’est maintenue, le niveau des lectures populaires ou des représentations théâtrales n’est pas descendu très bas. Nous sommes bien de l’avis de M. Marc Monnier qui, déplorant l’absence d’un théâtre national à Genève, fait allusion aux importations littéraires que cette ville doit subir. « On cite, dit-il, quantité de braves gens qui ne vont pas au théâtre par principe ; il en est beaucoup d’autres qui n’y mettent pas le pied de peur d’entendre des polissonneries… Il paye une troupe qui nous donne des échos ou des rinçures de Paris, une troupe de gaudrioles qui corrompt le goût quand elle ne corrompt pas les mœurs. »

Il nous reste à parler de la France, dont par le fait nous n’avons cessé de nous occuper ; c’est là que le mal que nous étudions exerce ses plus désastreux ravages. S’étonnera-t-on de la décadence morale de ce peuple, si l’on songe à la nourriture spirituelle qui lui est offerte ? Comme preuve de cette assertion citons ici les paroles d’un auteur français qui peindra lui-même la situation littéraire actuelle de sa patrie.

« Ceux qui voient dans l’avènement du réalisme un symptôme de jeunesse et de vigueur, dit M. de Laprade, jugent les choses sur l’écorce. L’excès de la couleur qui prédomine aujourd’hui chez les poètes, chez les peintres, chez tous les écrivains et les artistes à la mode, n’est rien de plus qu’une couche épaisse de fard appliquée sur l’intelligence malade. Sous ce blanc et sous ce carmin il n’y a pas de muscles solides ; il n’y a pas de raison, il n’y a pas de pensée. Tout s’agite sur la surface et sur l’épiderme, en dehors de l’esprit même et dans ce que l’homme a de plus extérieur et de moins humain, dans la pure imagination et la substance nerveuse commune à tous les animaux.

« Pour caractériser d’une phrase les arts contemporains, peinture, musique et poésie, roman et théâtre, critique et journalisme, je dirai qu’ils agissent beaucoup sur les nerfs, très peu sur la raison. La sensibilité matérielle et maladive est surexcitée chez nous aux dépens du sens moral et de l’intelligence. L’élément féminin prédomine partout. Nous prenons pour des idées, pour des convictions, pour des enthousiasmes, pour des résolutions de conscience les impressions poignantes de nos nerfs surexcités.

« J’ai là sur ma table une foule de volumes éclatants, célèbres, qui ont fait le tour de l’Europe, qui pénètrent chez nous jusque dans les masses populaires et les enivrent, l’imagination et la sensibilité nerveuse y débordent ; je vois, je sens, je touche tout ce qui est décrit, je souffre physiquement des convulsions qui sont dépeintes et l’odeur de certaines pages agit sur mon estomac de façon à me couper l’appétit, je reste émerveillé de ce talent, stupéfait de cette magie, humilié de mon impuissance à évoquer ainsi la réalité ; jamais pareil enchantement ne mit ainsi la création tout entière à portée de ma main. Je vois et je palpe dans ces pages tout ce qu’il est possible de voir de ses yeux et de palper de ses doigts. La métaphysique s’y revêt même d’une substance tangible. Ces peintres et ces poètes sont les pontifes, les législateurs, les hiérophantes d’une société nouvelle ; ils me le disent et je suis tenté de le croire dans l’éblouissement qu’ils me causent. Mais quand j’ai fermé les yeux à ces flammes de Bengale, quand la dernière vibration de ces cuivres ne tinte plus dans mes oreilles, quand je regarde là dedans avec mon esprit tout seul, il m’est impossible d’y découvrir quelque chose qui ressemble à une pensée et qui dénote l’exercice de la raison. Telle est, du petit au grand et à divers degrés de charme ou d’ennui, l’impression qui ressort de la littérature propre aux vingt dernières années. »

Le théâtre a tout particulièrement une détestable influence en France. Après être de chute en chute descendu à un niveau très bas, il est bien obligé de servir au peuple, dont il a faussé le sens esthétique et littéraire et corrompu l’âme, des œuvres qui correspondent à ses goûts dépravés, à sa dégradation morale ; aussi, au lieu de faire la saine peinture des mœurs honnêtes, les auteurs dramatiques soulèvent-ils sans pudeur devant le public les voiles des honteuses réalités de notre époque. Encore ici, cercle vicieux : population dépravée par le théâtre — théâtre corrompu pour lui complaire. Plus de sève morale au théâtre ; au lieu du bon rire de Molière, il n’y a plus dans les pièces modernes qu’un mélange bizarre de fougue et d’abattement, d’exaltation et de scepticisme. Ce que l’on y entend, ce sont les pompeuses déclamations d’une vertu hypocrite, les perfides douceurs d’une politesse pleine d’arrière-pensées que recouvrent à peine de séduisantes paroles, de fallacieuses promesses, d’audacieux sang-froid dans le mensonge et jusque dans le cynisme des maximes les plus immorales. On y voit de constantes attaques contre la religion, le mépris de la famille, le sarcasme contre l’autorité paternelle, le triomphe de l’adultère. Et, pour compléter ce tableau qui ne sera trouvé exagéré par aucun des moralistes qui ont étudié le théâtre au point de vue des mœurs, que voit-on sur la scène ? Des enthousiasmes factices, des combinaisons fantastiques destinées à assouvir une insatiable cupidité, indulgence plénière pour les indélicatesses dans les transactions ; voilà, à de rares exceptions près, ce que sont les pièces de l’art dramatique moderne !

Pour montrer la déchéance morale du théâtre actuel nous ne donnerons qu’une preuve. Il y a quelques années un jury célèbre, après de longues hésitations et d’infructueux efforts pour découvrir une œuvre dramatique irréprochable au double point de vue moral et littéraire, fixa timidement son choix sur une composition, dit le rapporteur de la commission, qui, par la nuance et la teinte ménagée de vice et de vertu dont elle est empreinte, pourrait servir peut-être d’emblème à la valeur réelle de notre situation dramatique. Il s’agissait du Demi-Monde, d’A. Dumas.

La littérature romanesque et la littérature dramatique se valent donc bien en France. Et on peut leur appliquer cette pensée de Nicole : « Si l’on considère presque toutes les comédies et les romans, on n’y trouve guère autre chose que des passions vicieuses embellies et colorées d’un certain fard qui les rend agréables aux yeux du monde. S’il n’est pas permis d’aimer les vices, ajoute le moraliste, peut-on prendre plaisir à ce qui a pour but de les rendre aimables ? »

Quand on étudie attentivement le roman et le théâtre contemporains, on comprend facilement qu’ils amènent les faits de perdition morale dont nous allons parler. Pour se mieux rendre compte de l’effet morbide de tel ou tel ouvrage, il faut isoler certains passages du texte, dégager du milieu des déclamations passionnées d’un George Sand ou d’un Eugène Sue les théories dangereuses et les sophismes perfides qui se cachent sous une forme brillante, et l’on comprend alors la corruption répandue dans l’ordre moral par la double voie du roman et du théâtre modernes. Qu’ils soient matérialistes ou sceptiques, les romanciers, païens à leurs heures, n’hésitent pas, à travers un mysticisme plus ou moins nuageux, à se déclarer athées, comme Théophile Gautier qui l’avoue dans sa préface de Fortunio :

« Fortunio, dit-il, est un hymne à la beauté, à la richesse, au bonheur, les trois seules divinités que nous reconnaissions. » Et dans l’ouvrage même : « Moi, athée ! dit Fortunio. J’ai trois dieux, l’or, la beauté et le bonheur. »

Eugène Sue, dans le Juif errant, idéalise tellement le matérialisme que la notion du bien et du mal est tout simplement remplacée par celle du beau et du laid. En parlant de Mlle de Cardoville : « Elle mettait, dit-il, sa religion à cultiver, à raffiner les sens que Dieu lui avait donnés. »

Et plus loin : « Adrienne était la personnification la plus complète, la plus idéale de la sensualité, non de la sensualité vulgaire, ignare, inintelligente… mais de cette sensualité exquise qui est aux sens ce que l’atticisme est à l’esprit ; par cela même qu’elle avait la religion des sens, par cela même qu’elle les raffinait, qu’elle les vénérait comme une manifestation adorable et divine, Adrienne avait au sujet des sens des scrupules, des délicatesses, des répugnances inouïes… »

Après avoir matérialisé Dieu et élevé des autels aux sept péchés capitaux, on sape les bases de la société en portant des coups terribles à la famille. On s’en prend au mariage comme source des maux de la société, on méconnaît la supériorité naturelle et innée de l’homme sur la femme. En voici la preuve dans Eugène Sue :

« Par respect pour votre dignité et pour la mienne, dit Adrienne de Cardoville[2], jamais, mon ami, je ne ferai serment d’observer une loi faite pour l’homme contre la femme avec un égoïsme dédaigneux et brutal ; une loi qui semble nier l’âme, l’esprit, le cœur de la femme ; une loi qu’elle ne saurait accepter sans être esclave ou parjure ; une loi qui fille lui retire son nom ; épouse la déclare en état d’imbécillité incurable en lui imposant une déplorable tutelle ; mère lui refuse tout droit, tout pouvoir sur ses enfants ; et créature humaine enfin, l’asservit, l’enchaîne à jamais au bon plaisir d’une autre créature humaine, sa pareille et son égale devant Dieu. »

C’est cette étrange théorie, que nous avons à dessein présentée dans toute sa nudité en l’isolant du milieu brillant qui l’entoure et la voile en partie, que George Sand soutient également dans la plupart de ses ouvrages. Nous verrons tout à l’heure que les romans naturalistes, avec leur sentimentalité, avec leur extérieur poétique, avec les charmes entraînants d’un style magique, présentent des dangers bien plus grands encore.

« Quel œil paternel était donc ouvert sur la race humaine, dit George Sand dans Lélia, le jour où elle imagina de se scinder elle-même en plaçant un sexe sous la domination de l’autre ? N’est-ce pas un appétit farouche qui a fait de la femme l’esclave et la propriété de l’homme ? Quels instincts d’amour pur, quelles notions de sainte fidélité ont pu résister à ce coup mortel ? Quel échange de sentiments, quelle fusion d’intelligence possibles entre le maître et l’esclave ? Quel est donc ce crime contre nature de tenir une moitié du genre humain dans une éternelle enfance ! La tache du premier péché pèse, selon la légende judaïque, sur la tête de la femme ; et de là son esclavage. Mais il lui a été promis qu’elle écraserait la tête du serpent. Quand donc cette promesse sera-t-elle accomplie…[3] ?

Et plus loin :

« En réduisant les femmes à l’esclavage pour se les conserver chastes et fidèles, les hommes se sont étrangement trompés. Nulle vertu ne demande plus de force que la chasteté, et l’esclavage énerve[4].

Plus loin encore George Sand, dans le même roman, complète ainsi le tableau qu’elle fait de la déchéance imposée à la femme par le mariage :

« Malheur, malheur à cette farouche moitié au genre humain qui, pour s’approprier l’autre, ne lui a laissé que le choix entre l’esclavage et le suicide ! »

George Sand, comme tous ceux qui l’imitent, sont dans l’erreur la plus complète à l’égard des droits de la femme. En prétendant que l’homme condamne celle-ci à être d’une nature inférieure à la sienne, ils confondent la subordination et l’infériorité, choses pourtant bien différentes. La subordination de la femme constitue une infériorité dans l’échelle hiérarchique, mais elle n’implique nullement chez elle une infériorité quant à sa nature. Dans la famille, comme dans l’armée, comme dans l’État, il faut que quelqu’un commande. Au foyer domestique la femme doit céder à son mari, non parce qu’elle lui est inférieure, mais parce qu’il est institué par Dieu pour exercer l’autorité. D’où il suit que les droits et la liberté de la femme mariée l’égalent à son époux par sa constitution intime en tant qu’être humain, et sont limités par la subordination où elle s’est volontairement placée vis-à-vis de lui. Les romanciers qui n’admettent pas cette base arrivent fatalement à la théorie de l’adultère et de l’amour libre.

George Sand, elle, veut la liberté absolue de la femme, liberté dans son amour, indépendance totale. Selon cet auteur, l’amour est souverain absolu, aussi ne doit-il reconnaître aucune loi ; conséquence naturelle et logique : réprobation du mariage.

Écoutons plutôt ce qu’elle dit dans le roman de Jacques :

« Je ne suis pas réconcilié avec la société, et le mariage est toujours, selon moi, une des plus barbares institutions qu’elle ait ébauchées. Je ne doute pas qu’il soit aboli, si l’espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison ; un lien plus humain et non moins sacré remplacera celui-là, et saura assurer l’existence des enfants qui naîtront d’un homme et d’une femme, sans enchaîner à jamais la liberté de l’un et de l’autre. Mais les hommes sont trop grossiers et les femmes trop lâches pour demander une loi plus noble que celle qui les régit ; à des êtres sans conscience et sans vertu il faut de lourdes chaînes. »

Et plus loin le fiancé écrit à la jeune fille de son choix :

« La société va vous dicter une formule de serment ; vous allez jurer de m’être fidèle et de m’être soumise, c’est-à-dire de n’aimer jamais que moi et de m’obéir en tout. L’un de ces serments est une absurdité, l’autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre de votre cœur, même quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes ; vous ne devez pas promettre de m’obéir, parce que ce serait nous avilir l’un et l’autre. »

Et la jeune fille répond :

« Ah, tenez, ne parlons pas de notre mariage ; parlons comme si nous étions destinés seulement à être amants. »

Mais alors on peut se demander pourquoi les personnages de George Sand se marient. L’un d’eux, Jacques, se charge de nous le dire :

« Parce que la tyrannie sociale ne permet pas à deux fiancés de se posséder autrement. »

On n’en finirait pas si l’on voulait citer les écarts de pensée de cette âme mal équilibrée qui, avec l’égalité des sexes et ses conséquences inévitables, prêche la liberté de l’amour, condamne le mariage, anéantit la famille, nourrit une secrète et haineuse jalousie contre l’homme, système que des admirateurs enthousiastes ont osé ériger en enseignement philosophique.

Rien d’aussi pernicieux, à notre avis, que les ouvrages de George Sand. Artiste consommée, passée maîtresse dans l’art de décrire la nature, et de peindre dans le genre idyllique de ravissants tableaux, dont le succès l’avait accréditée auprès des gens de goût et du public honnête, elle a donné le change pendant quelque temps et conquis une estime qu’elle ne mérite pas.

L’opinion que Georges Sand se fait du mariage et de l’amour libre la conduit directement à la justification de l’adultère. Dans Indiana, dans Jaques, n’est-ce pas un combat continuel entre la nature et la loi, une audacieuse moquerie de tous les devoirs et une réhabilitation de toute passion criminelle, pourvu qu’elle soit sincère. D’après Georges Sand, si on suit de près ses fantastiques théories, nul ne peut commander à l’amour, nul n’est coupable quand il le ressent ou qu’il cesse d’en subir les atteintes. Ce qui constitue l’adultère chez la femme, ce n’est pas l’heure qu’elle accorde à son amant, c’est l’amour qu’elle donne ensuite à son mari. Ce qui avilit l’épouse ce n’est pas l’infidélité à la foi jurée, c’est le mensonge. Cette odieuse justification du fatalisme de la chair est aussi une théorie de Balzac dans le Père Goriot. D’après lui, il n’y a dans la liaison adultère ni crime ni rien qui puisse faire froncer le sourcil à la vertu la plus sévère. Combien d’honnêtes gens contractent des unions semblables ! S’unir quand on se convient, se quitter quand on ne s’aime plus, pour nouer une liaison nouvelle, voilà toute la loi de Georges Sand. Dans Lucrezia Fiorani, par exemple, elle va plus loin ; reprenant l’opinion qu’Alfred de Musset avait développée dans la Confession d’un enfant du siècle, elle cherche à démontrer qu’une femme n’est pas une femme de mauvaise vie pourvu qu’elle n’aime pas deux hommes à la fois, qu’elle peut très bien n’appartenir de fait et d’intention qu’à un seul, pendant un temps donné, suivant la durée de sa passion. Pourvu qu’une femme n’appartienne qu’à un seul homme en même temps, elle peut sans crime se donner à un autre quand elle a cessé d’aimer le premier, changer vingt fois d’amants et après cela se croire et se dire femme honnête.

Incompatibilité de l’amour avec le mariage, dégradation de la femme par son union légitime avec l’homme, telles sont les deux thèses que Georges Sand et, avec elle, Balzac ont soutenues en faisant des milliers de victimes parmi de pauvres créatures qui n’avaient pas assez de force pour comprendre la fausseté de leurs déclarations et leurs sophismes !

Et le vice préconisé, représenté comme noble et grand ! C’est ce qu’on trouve à chaque instant dans les romans contemporains. Écoutez ce que dit Frédéric Soulié[5] :

« Disons-le donc, la loi a été de tout point hors de la justice et du bon sens ; et avançons que celui-là vaut mieux qui peut concevoir, méditer et préparer une vengeance pendant de longues années, que l’étourdi qui, sous le coup de sa colère, frappe sans voir et sans savoir. Celui-là est un homme d’une précieuse nature, à qui une pensée peut rester longtemps au cœur, y mûrir, s’y étendre et s’y accomplir comme elle a été résolue ; et celui-ci est une méprisable créature qui fait au hasard tout ce qu’il fait, sous l’inspiration qui ne lui laisse ni concevoir, ni méditer ni diriger son action. Et si cela est vrai, gardez à la nature supérieure sa supériorité, même quand elle arrive au crime, et puisque la loi avait à faire un choix entre ces deux hommes, elle aurait dû au moins conserver le mieux constitué. »

Dans ce même roman, quand Richard, son héros, veut tuer sa cousine, l’auteur dit :

« Une minute de doute et de silence se passa. De quel côté fut la victoire ? Est-ce l’amour, est-ce la vengeance qui l’emporta ? Il ne choisit pas, mais il jeta son amour dans sa vengeance pour qu’elle fût plus affreuse et plus complète. Une fois qu’il eut mis le pied dans le crime, il voulut y nager et rêva qu’il rendrait son attentat respectable s’il le faisait immense[6]. »

Cette glorification du crime, personne plus que Balzac ne s’y est livré dans ses ouvrages. À l’exemple de Schiller et de Byron, qui prenaient leurs héros parmi les brigands, auxquels ils prêtaient une grandeur d’idées et une élévation de sentiments singulières, l’auteur de Peau-de-chagrin fait l’apologie du meurtre dans la plupart de ses romans :

« Ah ! quelquefois un crime doit être tout un poème, je l’ai compris[7]. »

Et ailleurs[8] :

« Vautrin voyait le monde comme un océan de boue. Il ne s’y commet que des crimes mesquins. … » Vautrin est plus grand.

Impossible d’incarner d’une manière plus complète le crime dans cet abominable personnage et de chanter plus haut la poésie du coup de poignard.

À côté de ces romanciers, tels que ceux que nous venons de citer, et de leur école, il en est d’autres qui, par des arguments empruntés aux anciens stoïciens, détruisent les liens qui conservent la famille, en cherchant à prouver que les devoirs qu’elle nous impose sont en contradiction avec ceux que l’humanité nous commande. À l’amour du foyer domestique, qu’ils tiennent pour étroit et exclusif, ils prétendent substituer l’amour expansif, l’amour immense de l’humanité ; à la place des affections légitimes des membres de la famille les uns pour les autres, affections qui ne sont à leurs yeux que de mesquines préoccupations, ils veulent mettre les vastes pensées philanthropiques et le noble souci des destinées du genre humain : Dans un roman, qui fut beaucoup lu autrefois, Frère et sœur, Aug. Luchet attaque la famille et prétend que la plus grande partie des maux de la société provient des « vices monstrueux de cette despotique institution elle-même. » Il croit fermement toute amélioration humanitaire impossible tant qu’un État, démocratiquement organisé, ne s’emparera pas des jeunes citoyens, à l’heure même où les soins de la femme leur sont devenus inutiles, pour élever en commun et chacun d’après la direction indiquée par l’ensemble de ses facultés cérébrales. Citons quelques lignes de cet auteur :

« J’ai vu, est-il dit dans l’épilogue de Frère et sœur, des hommes que le fer rouge avait marqués, des hommes voués à l’exécration, rester cependant maîtres d’élever leurs enfants à leur image ; et quand ces enfants étaient devenus des hommes, j’ai vu qu’on les punissait pour avoir suivi les préceptes de leurs pères ; et je me suis révolté contre la famille… »

D’autres auteurs s’attaquent à la moralité de l’individu ; ces romanciers à la tête desquels brillait Paul de Kock, n’avaient nulle intention déterminée d’ébranler la société sur ses bases. Franchement gaulois et pour le seul plaisir d’écrire, encouragés par leurs immenses succès, et sans autre parti pris que celui de plaire à leurs lecteurs, ils écrivaient des romans étincelants d’esprit mais profondément immoraux. Incalculable est le mal que fit en son temps Paul de Kock parmi les enfants du peuple, et en particulier chez les jeunes filles. Doué d’un ascendant énorme sur ses lecteurs, à cause de son esprit toujours aiguisé et caustique, il touchait aux situations les plus scabreuses sans les dépeindre entièrement, aimant mieux les faire deviner. Aujourd’hui Paul de Kock est infiniment moins lu ; les caractères qu’il a dépeints n’étant pas typiques, comme ceux de Balzac par exemple, mais se composant plutôt de traits disparus avec l’époque elle-même qui les avait enfantés, ces caractères ont vieilli et ne plaisent plus guère au peuple ; toutefois le mal qu’il lui a fait se retrouve dans la génération actuelle augmenté par la corruption amenée par les auteurs modernes. Mais si Paul de Kock et son école ont disparu, si leurs ouvrages ont vieilli et n’exercent plus sur le public une aussi grande et aussi malsaine influence que jadis, sous des formes diverses, le mauvais roman continue de nos jours plus que jamais son œuvre néfaste.

Que dirons-nous par exemple du Fiancé de Mlle de St-Maur, de Victor Cherbuliez, où l’auteur qui dans la plupart de ses écrits se garde bien de prendre pour sujet exclusif la passion sexuelle et brutale, n’a pas suffisamment évité dans celui-ci les situations scabreuses et les descriptions immorales ?

Que dirons-nous encore, pour ne pas sortir de la Revue des Deux Mondes, de ce roman détestable où Hector Malot cherche à nous inspirer de l’intérêt pour cet inspecteur forestier dont le caractère n’a rien de sympathique, simple jouisseur, paresseux qui épouse pour son argent une femme plus vieille que lui et vit en réalité avec la fille adoptive de cette femme ?

Malgré les talents incontestables de style et la brillante imagination de tels auteurs, leurs œuvres ne sont pas autre chose en définitive qu’une littérature immorale ; le vice dépeint dans leurs écrits, en dépit du voile trompeur qui le recouvre, n’en exhale pas moins une odeur malsaine et délétère.

Il y a donc des romans, en dehors de l’école naturaliste proprement dite, qui sont d’autant plus dangereux qu’ils sont dus à des hommes de talent dont on ne se défie pas parce qu’ils ont écrit autrefois des livres honnêtes. En outre, ces romans paraissent dans des Revues, qui passent pour sérieuses, à côté d’excellents articles de sciences ou d’économie sociale, signés des noms les plus autorisés et les plus respectables ; ceux-ci font passer ceux-là.

Parmi les romanciers de talent auxquels nous venons de faire allusion, plaçons en première ligne Octave Feuillet. Quoi qu’on pense de Monsieur de Camors comme œuvre d’art, la lecture de cet ouvrage ne peut pas ne pas être dangereuse et corruptrice. Monsieur de Camors par son orgueil, sa cynique audace, son intelligence et ses dehors brillants, peut paraître un type séduisant à l’imagination des jeunes lectrices, et il y a maint lecteur qui sera plus séduit par la mollesse voluptueuse du boudoir de la marquise que repoussé par l’infamie de la trahison. Telle qu’elle est dépeinte par l’auteur, cette marquise, belle et passionnée, est capable d’enflammer les sens. Et tout cela est présenté avec des expressions si discrètes, dans un style si élégant que le lecteur boit le poison sans s’en apercevoir. Si M. Feuillet est le premier, il n’est pas le seul de cette école nouvelle, créatrice d’œuvres détestables qui cachent le mal sous des apparences bienséantes, et enchantent beaucoup de lecteurs heureux de trouver sous le couvert de la vertu les raffinements du vice. Ces romanciers de renom qui écrivent dans nos élégantes revues, cachent un vil fumier sous les dehors d’un style brillant, dissimulent sous des fleurs ce que les naturalistes se font comme une gloire de nous montrer à nu, et évitent soigneusement de dépeindre les flétrissures qui sont le salaire du péché.

Le roman contemporain a le tort de se mouvoir presque exclusivement dans le domaine de l’amour sexuel, envisagé sous toutes ses faces, analysé dans tous ses détails les plus intimes et les plus bas. Il tend donc à faire croire que la sexualité est la chose intéressante par excellence. Ouvrons les Revues et les publications du jour, on ne sort pas de la sexualité. L’effet produit est déplorable. « Autant il est nécessaire, écrivait un homme d’esprit, que l’on voie clairement que le rapport des sexes est un facteur considérable dans les choses humaines, autant il importe que l’on comprenne que ce n’est ni le seul ni le premier. La sexualité ne devrait jamais être le sujet d’un roman ; quand elle joue un rôle dans une œuvre littéraire, il faut qu’elle soit placée par l’auteur au rang qui lui convient, et accompagnée du contrepoids de l’élément spirituel et moral. Malheureusement elle est le sujet pour ainsi dire unique d’une littérature qui par cela seul devient immonde. » Que peuvent d’ailleurs ajouter ces descriptions sensuelles au talent d’auteurs tels que Theuriet, qui nous donnait autrefois de charmantes compositions, et qui, pour suivre la mode ou gagner de l’argent, s’est dévoyé au point d’écrire Sauvageonne !!

Ce sont presque exclusivement les classes populaires qui servent de thème à la littérature dont nous nous occupons dans notre étude ; c’est là que Zola et ses imitateurs vont puiser les sujets de leurs œuvres pestilentielles. Mais n’y a-t-il rien à dire de tant de productions élégantes, de tant d’ouvrages accrédités auprès d’un public d’élite, de ces recueils si distingués, par exemple la Revue des Deux Mondes, la Revue Nouvelle, où dans presque chaque numéro, l’on trouve à côté des articles les plus recommandables à tous égards, des pages qui ne diffèrent guère de celles de Zola que par leur raffinement et leur élégance. Les classes élevées et aristocratiques sont aussi coupables que le peuple quant au mauvais choix de leurs lectures.

Puis, le bas peuple de nos jours a aussi dans la petite presse à un sou ses romans tout pleins de vices et de crimes. C’est à cette littérature que nous devons les plus gros forfaits, les parricides, les fratricides, les infanticides, les divisions, la discorde dans les familles et les attaques contre la religion ; dans ces misérables productions on ne voit que vols, enlèvements, femmes coupables, maris égarés, l’adultère étalé dans ses moindres détails. On dirait qu’on a créé spécialement à l’usage du peuple une littérature grossière, pour empoisonner son intelligence et son cœur et l’exploiter ensuite plus facilement et à meilleur compte.

On peut s’étonner de n’avoir jusqu’à maintenant vu paraître aucune sérieuse critique à ce point de vue moral, aucune censure assez vive, assez hardie, assez franche et indépendante pour s’élever avec une autorité suffisante contre un mal qui ne cesse de s’aggraver et qui ronge sourdement l’édifice social.

Le peuple lit, et dévore, le Petit journal où le vice lui est présenté sous un aspect séduisant et menteur qui fausse la conscience déjà obscurcie, et développe dans le cœur des convoitises inconnues auparavant. Ajoutons à cela les feuilles illustrées à bon marché, dont les gravures indécentes sont exposées dans les vitrines de librairie au regard des enfants et des jeunes gens, qui subissent ainsi l’influence délétère du journal sans avoir besoin de le lire ou de l’acheter.

Joignez à cela le compte rendu quotidien des causes judiciaires scandaleuses ou tristement célèbres, dont les détails devraient demeurer secrets parce qu’ils ne servent qu’à enseigner aux âmes remplies de mauvais désirs les moyens de les satisfaire et sont ainsi une véritable école de vol et de meurtre. Comme exemple à l’appui de ce que nous venons de dire, le terrible procès qui vient de se dérouler devant la cour de Milan (une femme coupée en morceaux) et qui démontre combien est grande la corruption qui règne dans certaines classes de la société, nous semble particulièrement instructif. Il confirme ce que nous ont appris soit les romans soit les pièces de théâtre : c’est que, sous le vernis de notre civilisation, il existe une couche d’êtres gangrenés, une confrérie d’escrocs, de brigands, de femmes légères dont maint reporter se croit tenu de nous divulguer les honteuses intrigues et les hauts faits criminels. Ces comptes rendus, où s’étale tout ce qui bat en brèche la dignité du foyer domestique, ont trouvé des lecteurs faciles et dans ce nombre se placent à coup sûr les témoins (une centaine environ), qui révélaient dernièrement à MM. les membres du jury les détails du drame épouvantable qui s’est déroulé dans une des maisons de la rue Loretto. Aucun d’entre eux n’a paru étonné des choses qu’il racontait ; tous en parlaient comme si elle eussent été naturelles et légitimes. Il y a plus. On assure que des mères accompagnées de leurs filles suivaient les débats, prêtant l’oreille aux récits de scènes horribles et d’épisodes scabreux. Femmes, mères, le théâtre ne vous suffit pas, il vous faut la cour d’assises ! « Limitons le plus possible la publicité des actes criminels, dit l’Italia evangelica à propos du procès dont nous venons de parler, et célébrons les œuvres généreuses, les vertus héroïques, en un mot ce qui respire le bien. »

Quand la petite presse parle des actions au point de vue moral, comment le fait-elle ? Elle exalte le mérite des traits de l’honnêteté la plus élémentaire ; à lire tel ou tel de ses faits divers, il semble que rendre un bijou trouvé à son possesseur, c’est accomplir un acte de la plus haute vertu ; que venir au secours d’un pauvre diable qui vient de se casser la jambe sur la voie publique, c’est faire preuve d’un dévouement admirable. Au lieu de donner au peuple de précieux conseils touchant les carrières professionnelles, on lui sert à foison des anecdotes grivoises, présentées sous une forme vive et légère, dans ce style attrayant dont les Français semblent avoir le secret. Et quel profit peut-on retirer de pareilles lectures ? Tout y est léger : le fond et la forme ; tout y est corrupteur, même les annonces provocatrices de la dernière page.

Si de la morale nous arrivons à la religion, comment en parle la petite presse ? Avec quel sans façon ne s’exprime-t-elle pas à son égard ! Personne n’a oublié la manière saugrenue dont un petit journal parlait de la Bible, à propos de la nouvelle version projetée par une réunion de théologiens juifs, catholiques et protestants :

« La Bible est un livre magique, c’est comme qui dirait le procès-verbal du monde à partir de la Création. Il a pour admirable prologue ce recueil des divines légendes, l’épisode du Paradis perdu. Le monde est à peine créé que déjà l’action humaine se dramatise par la passion. Le Créateur avait peint ce beau décor du Ciel et de la Terre pour encadrer une tranquille églogue, une idylle paisible, la vie de l’innocence immaculée, de la candeur éternelle, de la béatitude par la simplicité. Il avait fait Ève une ingénue. Et cette splendide mise en scène de l’Éden n’a servi qu’à une grande coquette. »

Macaulay, dans les derniers essais que M. Guillaume Guizot vient de traduire, compare quelques littérateurs de son temps à des bottiers ou à des vendeurs de produits pharmaceutiques qui empruntent tous les moyens de la réclame pour débiter leurs produits. Encore, du temps de Macaulay, disait-on d’un ouvrage pour le faire lire : « Il est beau, il est admirable, » tandis que ces réclames grossières se font aujourd’hui pour l’écoulement des ouvrages licencieux. Le public est tellement blasé, il a le goût si faussé qu’on a recours à toute sorte de moyens pour satisfaire son amour des nouveautés. Tous les sujets sont bons pourvu qu’ils servent à amorcer les lecteurs. Et les littérateurs chargés de fournir au public sa nourriture quotidienne, de servir des mets piquants au palais émoussé de la foule, trouvent partout matière à leur inspiration. Prenons pour exemple le crime du Pecq. Se sentir inspiré par ce drame sanglant, c’est chose singulière tout au moins ! Et pourtant il ne faut pas trop s’en étonner. « Quoi, dit M. Jules Claretie, ce n’est pas tout de nous heurter dans la réalité à ce cadavre enveloppé d’un tuyau ? Il faudra encore le rencontrer dans les romans illustrés à l’usage des apprentis et dans les mélodrames populaires ? C’est un peu trop. On a dit un jour en parlant d’un homme seul :

Quelque crime toujours précède les grands crimes ;
dans la foule, au contraire, c’est le crime qui suit presque toujours les grands crimes. Le meurtre a ses plagiaires. L’art de tuer a ses imitateurs comme l’art de peindre et l’art d’écrire. Un magnétisme affreux, ce que Dante appelle la luxure du sang, se dégage de tout assassinat. Les cerveaux faibles en ont peur. Et le mieux serait de faire silence sur ces abîmes de férocité. Car, en vérité, si tout ce fracas de publicité morbide continue, on finira un jour par se demander ce que c’est que la gloire, — cette gloire qui jaillit au front des grands hommes sous l’aspect d’un rayon, à la face des bandits, sous la forme d’un jet de boue, mais qui en fin de compte n’est que du bruit, de la renommée et du tapage. Si bien que Tropmann est tout simplement un homme plus illustre que Malesherbes et Malesherbes un homme plus vertueux sans doute, mais beaucoup moins connu que Tropmann. »

Aujourd’hui l’annonce criée des journaux est celle-ci : Récit repoussant, détails horriblesRéalité épouvantable. Les marchands offrant ces écœurantes productions n’ont-ils pas été très justement comparés à un boucher qui dirait : « Voyez, prenez ma viande, elle est pourrie et pleine de vers. » Eh bien ! cette étrange réclame qui ferait fermer une boucherie ne nuit pas aux marchands de journaux qui attirent la foule en criant partout les ignobles produits qu’ils se chargent de lui vendre.

Nous verrons plus loin le rôle que la législation doit jouer dans la question qui nous occupe, et la répression qu’on est en droit d’attendre d’elle quant à la publication des mauvais livres. Nous comprenons que pour les libraires qui amorcent les chalands par leur étalage ou leurs réclames sans vergogne, il n’y ait que la loi, et la loi bien appliquée qui puisse leur faire peur. Mais ce que nous comprenons difficilement, c’est que des considérations d’un ordre plus relevé que des motifs légaux ne touchent pas nos libraires soi-disant honnêtes, et que ces derniers, cédant à la mode, mêlent l’ivraie au bon grain, et tout en propageant dans la société des ouvrages aux tendances nobles et élevées, consentent à écouler des productions pornographiques mettant ainsi en pratique ce Mot de Vespasien : « L’argent n’a pas d’odeur. »

Dans cette œuvre démoralisatrice accomplie par la littérature, on peut attribuer une très large part à l’École Naturaliste, qui a pour père dans notre siècle Balzac. Dans sa Comédie humaine Balzac a fait une minutieuse étude de l’âme ; il a dépeint la société en traits indélébiles. Pour présenter des personnages vivants et réels, pour donner des types si achevés, Balzac a dû mettre au jour les replis les plus secrets de la nature humaine, et par là il est le précurseur des écrivains naturalistes de notre temps. Mais, notons-le bien, sous l’enveloppe charnelle de ses personnages, on sent battre un cœur, et les héros de Balzac sont des caractères et non pas seulement des tempéraments.

Il en est autrement de Flaubert, qui rappelle pourtant Balzac en bien des points ; celui-ci était un fin psychologue, celui-là n’est plus qu’un physiologiste. Aussi, au lieu de nous donner des œuvres intéressantes, comme Eugénie Grandet où, tout en donnant libre cours à son imagination, Balzac a dépeint si minutieusement les détails les plus intimes de la vie domestique, Flaubert tombe brusquement dans le réalisme le plus complet et se montre incapable de créer une figure quelque peu sympathique. Du monde, il ne voit que les mauvais côtés, le mal et laideur. Déjà les critiques lui refusent le nom de romancier ; en effet, ni Salammbô, qui est après tout une savante étude archéologique où revit l’ancienne Carthage, ni la Tentation de Saint-Antoine, qui est une exposition des hérésies philosophiques et morales des premiers siècles, ne sont à vrai dire des romans et n’excitent à l’intérêt que la triste et sombre histoire de Madame Bovary pouvaient encore éveiller dans le public. De chute en chute, Flaubert a fini par écrire Bouvard et Pécuchet où il se fait l’apôtre du réalisme et attribue à un seul homme toutes les actions stupides et malhonnêtes.

C’était là le dernier mot du réalisme, auquel succéda, dans la personne de M. Zola, le naturalisme avec toute sa crudité ; désormais les sentiments ne sont plus que des sensations, l’homme tout entier n’est qu’une combinaison d’atomes produite par l’action de certaines forces physiques, soumise aux lois de l’hérédité et à l’influence fatale du milieu ; le roman devient de l’histoire naturelle ; l’auteur change sa plume en scalpel et endosse le tablier de l’anatomiste.

On a beaucoup parlé de l’honnêteté de Flaubert dans sa vie privée, de son renoncement, de son désintéressement ; on est allé jusqu’à vanter les austérités de sa vie d’ermite ; de même pour Zola, on a affirmé qu’il menait l’existence la plus rigoureuse et que c’était sans autre parti pris que celui de moraliser qu’il a fourni un aliment aux appétits déréglés des masses. C’est possible ; mais qu’importent les intentions de l’auteur ; qu’il soit poussé par l’intérêt à flatter les bas instincts du peuple, ou par le simple désir d’innover en littérature, il fait une œuvre déshonnête celui qui, dans le silence du cabinet, consacre son temps et son esprit à composer ces ouvrages infâmes et immondes pour lesquels il n’est pas de flétrissure assez énergique, puisque, bien loin de donner au peuple le dégoût du vice, ils ne servent qu’à le corrompre. Que quelques esprits supérieurs, se sentant assez maîtres d’eux-mêmes et de leurs impressions, étudient à titre de curiosité telle page de Zola, ce n’est pas à ce nombre restreint de lecteurs que ces ouvrages feront du mal ; mais nous pensons à la masse des lecteurs qui, lisant ces ouvrages non en simples curieux pour tâcher de pénétrer la manière d’écrire de l’auteur ou étudier son style, mais en hommes désireux de satisfaire les besoins de leur esprit et les appétits secrets de leur cœur, sont par cela même exposés à en subir l’influence malsaine. Soyez bien persuadés que les succès de Nana et de Pot-Bouille, succès d’ailleurs scandaleux, bien loin d’arrêter la démoralisation, n’ont fait que l’accroître et que la popularité de l’auteur est moins le résultat de son talent que du caractère immoral de ses œuvres.

Un conférencier de talent, M. Montchal, de Genève, a défendu Zola dans des séances publiques en Italie. Profondément convaincu de l’honnêteté et de la sincérité de l’auteur français, il a cherché à démontrer qu’il ne s’est jamais complu dans la peinture du vice, qu’il n’a point eu l’intention de prêcher le sensualisme, et que ses nombreux détracteurs ont eu tort de prendre pour de l’obscénité la crudité de ses ouvrages. Il a soutenu que ses œuvres n’étaient ni plus ni moins que des œuvres morales précisément par le dégoût du vice qu’elles inspiraient, et qu’au lieu d’être un corrupteur, l’auteur de Nana était un moralisateur qui voyait les choses comme elles doivent être vues et les exposait sans déclamation et sans pédantisme. D’ailleurs Proudhon n’a-t-il pas dit : « Il est des choses dont on n’inspire bien l’horreur qu’en en parlant comme le peuple, dans les termes les plus énergiques, toute expression détournée pouvant paraître une atténuation du crime plutôt qu’un égard aux bienséances. »

M. Montchal a dit que Zola était un moraliste qui montrait dans la Confession de Claude le danger de certaines unions conjugales, dans Thérèse Raquin la puissance vengeresse du remords, dans le Vœu d’une morte le combat entre l’amour et l’amitié et la grandeur du sacrifice, dans Rougon Macquart la honte du second empire et ses durs châtiments, dans l’Assommoir une mère oubliant ses devoirs les plus sacrés, dans Nana la condamnation de la débauche moderne, le portrait d’une femme ignoble qui ne règne que par les sens et destinée à inspirer le dégoût et le mépris, dans Pot-Bouille enfin, les vices et le train quotidien de la bourgeoisie du second empire.

Pour ce qui est des intentions morales de Zola, nous ne les contesterons pas ; mais nous devons constater que les résultats de ses œuvres sont tout l’opposé de ceux qu’en attendait l’auteur, puisque, comme nous l’avons dit, ces peintures, fussent-elles exactes, exercent une influence néfaste sur les mœurs. Mais, est-il vrai que ces peintures soient exactes ? Nous le nions formellement. Bien que nous n’ayons pas à nous occuper de Zola autrement qu’au point de vue moral, il nous est permis néanmoins de signaler chez lui un défaut capital. Dans ses écrits, où l’inconvenance du fond rivalise avec la grossièreté de la forme, il pèche par la fausseté de ses peintures. Les monstruosités qu’il présente au public n’ont pu exister que dans son imagination ; ses personnages ne sont pas vrais, ils n’ont jamais vécu ; aussi n’excitent-ils aucun intérêt. Dans les livres de Zola, l’action se déroule dans un milieu que l’auteur a l’air de connaître et qu’il ne connaît pas du tout ; nous parlons surtout de ses dernières productions, car ses premiers héros, ceux de l’Assommoir, bien que fort exagérés, sont des types ; on se figure mieux avoir rencontré Coupeau et Gervaise, que les Campardon, les Mouret et les Trublot de Pot-Bouille, que M. Zola nous dépeint comme des bourgeois et qui ne sont que des bourgeois fictifs ! Ne pouvant faire des portraits, l’auteur fait des caricatures, et des caricatures si exagérées qu’elles sont presque le contraire des types qu’il voulait présenter. Comme on l’a remarqué, s’il crie fort, c’est faute de pouvoir dire juste.

M. Zola fait grande parade de ces prétendus documents humains sur lesquels il édifie ses récits. Par là il en impose, se donnant pour un travailleur infatigable, un chercheur ingénieux qui pénètre partout, voit tout. Quelqu’un bien placé pour donner des informations exactes, a assuré que, comme ses confrères de l’école naturaliste, M. Zola accordait trop de confiance aux renseignements que lui fournissent des tiers mal informés. Nous n’en voulons pour preuve que les fausses déclamations auxquelles M. Zola s’est livré contre les protestants, qui sont certes bien loin d’être à l’abri de toute critique, mais qui méritaient de tout autres reproches que ceux qu’il leur a adressés. Impossible d’être plus injuste et plus maladroit que dans la peinture qu’il fait de l’Allemagne de 1880 « où les lettres agonisent sous le joug des sectes religieuses et dans les brouillards de la métaphysique. Ils (les Allemands) n’ont plus un auteur dramatique, plus un romancier d’une véritable valeur. La police religieuse est là qui écrase l’originalité. Leur morale tourne à l’hypocrisie ; ils exigent, dans les livres et au théâtre, le silence sur les chancres qui les dévorent. »

Nous pourrions aussi à l’aide de passages caractéristiques des écrits de Zola montrer les lacunes de cette intelligence, son absence de goût et d’esprit. Non seulement son sens moral est faux, non seulement il lui manque le sens psychologique, mais il n’a même pas le sens littéraire ; abstraction faite de son côté religieux, le sens moral est proprement le sens humain ou, pour parler plus clairement, le sens de ce qu’il y a dans l’homme de supérieur à la nature. Comment les personnages de Zola, qui vivent inconscients d’eux-mêmes, de leur état de dégradation, livrés à l’influence irrésistible de leurs passions et de leur tempérament, dociles instruments des lois fatales de leur nature et de leur constitution intime, comment de pareils personnages pourraient-ils secouer le lecteur, l’arracher à sa torpeur ou à son indolence et lui inspirer cette énergie que peut seule donner la vue d’un caractère bien trempé, d’une individualité libre et forte ?

Tout ce bruit qui s’est fait autour de la personne de M. Zola est indigne de l’esprit français ; c’est une révoltante insulte faite à la morale même la plus complaisante, puisque ce qui sort de sa plume constitue un véritable outrage aux mœurs. Ses livres qui respirent la sensualité, en s’adressant aux plus pervers instincts de l’humanité, sont un véritable poison pour ceux qui les lisent, et ils sont, hélas ! trop nombreux. « On serait bien étonné, nous disait un pasteur, en apprenant les noms de ceux qui dévorent les ouvrages de Zola, combien de jeunes filles, de mères de famille, de jeunes hommes, sans compter les hommes faits ! »

Comment attendre de la lecture des ouvrages de M. Zola d’autres fruits que le dérangement et la dégradation de l’ordre étant donné le point de vue terre à terre de l’auteur. Pour lui, l’homme n’est qu’une machine pensante, qu’un animal qui fait partie de la nature au même titre que les autres animaux, qu’une brute soumise aux multiples influences du sol où elle est née et où elle vit. L’être humain est devenu un produit de l’air et du sol, comme la plante. Les milieux exercent une action nécessairement déterminante sur les individus, qui agissent dès lors d’après la logique des faits combinée avec la logique de leur propre tempérament. L’homme, produit de l’hérédité, des circonstances ambiantes de l’air et du sol, est donc privé de toute liberté morale, de spontanéité, de volonté et de responsabilité. Personne ne nie l’influence qu’exercent sur l’homme le milieu où il vit, le climat, la nourriture, le tempérament, mais cette influence d’un ordre inférieur n’est pas la seule qui existe. M. Zola ne tient nul compte du jugement, de la volonté, dont l’action est prépondérante et capable de résister victorieusement à l’action secondaire des impressions et des sensations. Car si l’homme peut aliéner sa liberté, il peut aussi résister aux passions. C’est cette possibilité de réagir contre le fatalisme des lois physiques que l’homme tire de sa constitution intime que M. Zola ne voit pas ou ne veut pas voir. Et quand il prétend que c’est pour amender les mœurs qu’il publie ses livres et servir ainsi la cause de la morale, nous lui répondons que là où il n’y a pas liberté et responsabilité il ne saurait y avoir de morale. D’ailleurs, quand on assimile l’homme à l’animal, quand on affirme qu’un même déterminisme régit la pierre que mon pied heurte sur le chemin et le cerveau de l’homme, quand le matérialisme le plus absolu constitue la base d’une doctrine et fait le fond d’un écrit, que vient-on parler de moralité ?

Dans un roman, naturaliste ou autre, ce qu’il faut nous montrer, c’est la lutte du bien contre le mal ; et si le bien vient à succomber, comme cela arrive fréquemment dans la vie, qu’on nous dépeigne du moins les conséquences désastreuses d’un pareil fait. Un roman écrit dans de pareilles conditions, nous pourrons encore le signaler comme d’une lecture dangereuse pour certains âges et certaines personnes placées dans certaines dispositions, mais nous ne l’appellerons pas un livre immoral. Ce que nous reprochons le plus à M. Zola, ce n’est pas de peindre le mal, mais de nous le présenter comme régnant en maître absolu et exclusif sur la terre, et après nous avoir traîné à travers toutes les turpitudes du vice et toutes les bassesses de l’humanité déchue, de nous dire, « voilà la vie. » Non, la vie n’est pas comme il la dépeint ; les êtres qu’il compose avec ses fameux documents humains ne sont pas vrais, la boue dont ses personnages sont faits n’est pas celle qui constitue la nature humaine ; l’argile de nos corps recèle une étincelle divine, une âme immortelle capable de dominer la matière. En prétendant peindre l’homme tel qu’il est, M. Zola nous en donne un portrait inexact, parce qu’il y manque les traits lumineux, qui, eux aussi, font partie de la figure humaine. Chez M. Zola, tout repose sur des instincts bas, grossiers, bestiaux ; l’homme y est pour ainsi dire animalisé au lieu d’être rappelé à lui-même, au sentiment de sa dignité, à tout ce qui l’élève au-dessus des animaux. Dans l’Assommoir comme dans Nana, M. Zola a concentré dans un seul individu toutes les turpitudes dont il a été le témoin, sans accorder à ses héros un seul mouvement honnête, une seule vertu. Or, tous les moralistes vous diront que le plus abject, le plus déchu des hommes, il y a toujours une trace de l’image de son divin créateur ; c’est cette divine étincelle, qui n’est jamais complètement éteinte dans l’âme humaine, qui rend possible la conversion et le relèvement. Dire le contraire, c’est traîner l’humanité dans la boue, c’est ravaler l’homme, qui est le couronnement et la gloire de la création par sa liberté et ses nobles instincts, au niveau le plus inférieur, et faire de lui la honte et le déshonneur de cette nature dont il est le roi.

M. Zola prétend que ses œuvres sont chastes ; nous repoussons formellement cette prétention. La chasteté qui vient du dégoût n’est pas la chasteté. Ce n’est pas être pudique, que d’étaler l’impudicité ; ce n’est pas faire une œuvre salutaire, que de mettre le poison dans toutes les mains. Un auteur est chaste quand il décrit les passions sans troubler l’imagination du lecteur, quand il se sert des personnages du roman pour élever ses lecteurs vers cet idéal qui plane au-dessus de la réalité matérielle ; un auteur n’est pas chaste lorsque ses œuvres ont pour effet presque fatal de servir d’amorce au vice en excitant à la sensualité. On a beau dire qu’on dégoûte du vice en le peignant, le lecteur quand il pose le livre s’est toujours sali les doigts. Dans ces créatures effrontées, dans ses personnages débraillés et cyniques, M. Zola ne met absolument rien qui puisse faire pressentir la possibilité du relèvement. Pas une lueur dans ces ténèbres profondes, pas un souffle vivifiant qui traverse cette atmosphère pestilentielle. Quant à la religion, qui seule pourrait dompter ces instincts bestiaux et relever ces âmes dégradées, la façon dont M. Zola parle dans ses récits des enterrements, des mariages et des premières communions ne peut guère nous laisser de doute sur le rôle que lui assigne ce grand moralisateur.

Bien autre est le réalisme anglais de M. Ed. Jenkins. Son roman de mœurs bacchiques, loin de s’occuper comme l’Assommoir français, des hommes et des femmes appartenant exclusivement au peuple, s’intitule en toutes lettres le roman de l’ivrognerie. C’est le vice national, aussi bien celui de l’aristocratie que celui des classes déguenillées, que l’auteur entend dévoiler et combattre, ce vice hideux qui, étendant ses ravages dans toutes les couches de la société, a coûté à l’Angleterre, depuis le commencement de ce siècle, plus cher que cinq ou six révolutions. Ce livre qui, lui aussi, appartient au réalisme, malgré toutes ses pages terrifiantes est bien moins révoltant que l’Assommoir ; l’idée du relèvement s’y trouve, Dieu n’en est pas exclu ; une idée chrétienne plane au-dessus de ces réalités sinistres.

Nous croyons qu’il serait superflu de multiplier à l’infini les exemples propres à caractériser le roman contemporain et à montrer la voie funeste pour les mœurs dans laquelle il s’est engagé. Les romanciers de la bohême et du demi-monde, comme ceux de l’école réaliste à outrance, nous fourniraient en grand nombre des citations de nature à confirmer ce que nous avons affirmé et à mettre en lumière les traits caractéristiques que nous nous sommes efforcé de relever chez les auteurs les plus connus, chez ceux qui ont le plus éveillé la curiosité malsaine du public. Aussi bien, ce que nous avons dit nous semble suffisant pour que nous n’ayons pas besoin d’insister davantage.

Nous laissons donc de côté le roman pour jeter un rapide coup d’œil sur le théâtre. Loin de nous la pensée d’être absolu. Nous savons bien que, suivant les temps et les pays, les représentations dramatiques peuvent ne pas produire les effets que nous déplorons aujourd’hui notamment dans les pays de langue française ; nous savons que toutes les pièces ne sont pas corruptrices et que tous les auteurs ne sont pas corrompus, mais là n’est pas la question ; nous n’avons pas mission d’étudier si la morale du théâtre est nécessairement relâchée, si le théâtre a, au point de vue moral, des inconvénients inévitables, qu’ils proviennent de sa nature même ou des circonstances nécessaires dans lesquelles il se trouve placé ; nous avons à constater en quoi le théâtre fait du mal et à montrer par des exemples bien choisis en quoi il sape le système social par sa base, comment il détruit la moralité de l’individu en étouffant la voix de sa conscience. À d’autres le meilleur rôle, celui d’étudier au point de vue littéraire les beautés de l’art dramatique ; à nous la tâche ingrate et pénible de rechercher les conséquences fatales des pièces de théâtre, fussent-elles des chefs-d’œuvre.

Les anciens eux-mêmes reconnaissaient les mauvais côtés du théâtre. « La scène, dit Tertullien est le sanctuaire de Vénus : Sacrarium Veneris. » C’est à cette déesse que Pompée dédia son théâtre, auquel il n’osa pas donner le nom de théâtre par crainte des censeurs. Il éluda leur sévérité en lui donnant le nom de temple de la déesse de Paphos. Properce, Ovide et d’autres auteurs savaient bien l’influence du théâtre au point de vue des mœurs puisqu’ils conseillaient de le fréquenter ou de s’en abstenir suivant qu’on voulait ou non perdre sa pureté. On sait ce que Justinien pensait des spectacles. Il ne pouvait les regarder comme un divertissement : « Quis ludos appellet eos ex quibus crimina oriuntur. » Tous les sages de l’antiquité n’en ont pas eu une meilleure opinion. Le fameux législateur d’Athènes s’opposa de toutes ses forces à leur établissement ; il disait que, si on les tolérait, on les verrait bientôt détruire les lois et corrompre les mœurs : prophétie que la suite des événements se chargea de réaliser. Plutarque donne pour raison de la dépravation et de la perte d’Athènes la passion de la population pour les spectacles. Tacite attribue la pureté des mœurs des Germains au fait que les spectacles leur étaient inconnus. Le gouvernement de Lacédémone ne tolérait pas le théâtre par la raison que les tragédies et les comédies étaient une atteinte au respect des lois. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Soyons persuadés que les raisons pour lesquelles les honnêtes gens redoutaient le théâtre dans l’antiquité sont les mêmes aujourd’hui. Le théâtre, en dirigeant ses coups destructeurs sur chacun des piliers de l’édifice social, ne peut manquer de le renverser. La sainteté du mariage est traînée dans la boue, les liens de la famille sont brisés ; l’honneur dû à la femme, le respect que commandent les cheveux blancs, sont exposés aux sarcasmes les plus grossiers. Quel rôle ridicule le théâtre fait jouer aux maris trompés ! quel sort il leur attribue ! Chose triste à dire, les pièces du jour obtiennent de grands succès d’hilarité. Elles réussissent à rendre ridicule aux yeux du public ce qui est respectable, à faire rire de ce qui devrait exciter son mépris ou sa pitié ; et le public, quand il rit, est désarmé. Comment s’indigner contre des auteurs qui vous ont amusé !

L’éminent publiciste belge M. de Laveleye écrivait il n’y a pas longtemps : « En France, et il en est de même en Belgique, le fond des diverses pièces de théâtre les plus en vogue, c’est l’adultère dans toutes ses variétés et sous toutes ses formes. Les romans et les comédies qui ont du succès doivent être sévèrement bannis du cercle d’une famille honnête. »

Lorsque fut représenté à Paris en 1876 l’Ami Fritz d’Erckmann-Châtrian, pièce fort honnête à tous égards, la Revue des Deux Mondes fit à cette occasion des réflexions qui montrent à quel degré inférieur, au point de vue moral, est descendu le théâtre :

« Une pièce sans adultère est bien la plus grande des originalités par le temps qui court. On nous a délivrés des Grecs et des Romains ; qui nous délivrera des maris indignes et des femmes coupables ? Faites donc comprendre aux bonnes gens qui, à deux cents lieues de Paris, voient nos pièces recommencer, toutes à l’envi, le même plaidoyer sur l’adultère, faites-leur comprendre qu’il n’y a là qu’une mode littéraire, le désir d’émoustiller des auditeurs que l’on croit plus blasés qu’ils ne le sont, et une sorte de forfanterie du vice qui nous fait trouver un sujet d’orgueil dans une injuste réputation d’immoralité. »

Après la famille, le théâtre attaque la société. Cette haine du pauvre contre le riche, que les romans de M. Souvestre inspirent, M. Victor Hugo se charge de la provoquer sur la scène ; au théâtre, ce sont les riches qui sont la partie gangrénée de la société. Les drames de Marie Tudor, le Roi s’amuse, Ruy Blas, Angelo contiennent des énormités à cet égard. Écoutons ce que la fille du peuple dit à la grande dame :

« Ah ! fard, hypocrisie, trahisons, vertus singées, fausses femmes que vous êtes. Non, vous ne vous valez pas. Nous ne trompons personne nous ! Vous, vous trompez tout le monde ; vous trompez vos familles, vous trompez vos maris, vous tromperiez le bon Dieu si vous pouviez… Oh ! les vertueuses femmes qui passent voilées dans les rues… ! » Étrange paradoxe ! comme s’il n’y avait de vertueux que l’enfant du peuple et de corrompu que le riche. Comme si le péché n’habitait pas tous les étages de la maison.

On sait que toutes les maladies morales, il n’en est point qui se propage autant que la passion du suicide. Si on consulte les documents officiels de la France depuis 1846, on voit que le nombre des suicides s’est accru d’une manière effrayante. Cet accroissement, au dire des juristes et des moralistes, est dû sans contredit en majeure partie à l’influence du théâtre où on lui fait jouer un rôle considérable. De même qu’en Angleterre depuis Shakespeare le nombre de suicides s’est beaucoup augmenté, de même en France depuis M. de Vigny cette manie funeste s’est multipliée. Son Chatterton est une des pièces qui ont le plus idéalisé, exalté, excusé le suicide.

On raconte qu’un jeune homme, en proie à cette folie du suicide, alla un jour s’asseoir dans le théâtre où on jouait le drame de Chatterton, portant sous ses vêtements l’arme dont il voulait se frapper, et résolu à se donner la mort au moment où le héros de la pièce s’empoisonne sur la scène. On voit, par ce fait, à quel point certains esprits peuvent retirer de ces dangereux spectacles une influence néfaste. On ne joue pas impunément avec certaines armes.

Voici un fait qui donne la mesure des dangers que présente la mauvaise littérature dramatique. Toutes les fois que se jouait sur les théâtres du boulevard parisien une de ces pièces pleines de déclamations haineuses ou de provocations perfides comme le premier quart de notre siècle en produisait, la police était obligée de redoubler de vigilance et d’activité pour surveiller les populations des quartiers de la capitale qui fournissaient le public ordinaire de ces spectacles avidement recherchés et accueillis avec enthousiasme par une foule passionnée.

À la même époque, il faisait à la préfecture de police, comme le dit M. Poitou dans son travail sur le roman et le théâtre, une statistique qui avait pour but de signaler, en quelque sorte jour par jour, toutes les publications littéraires et politiques d’un caractère plus ou moins dangereux, de constater leur action sur l’opinion publique et qui montrait ainsi la concordance trop manifeste qui existe entre la perversion croissante des idées et les agitations qui, sous des formes et des prétextes divers, se produisaient dans certaines classes de la population de la grande Babylone.

On peut se rappeler le succès immense qu’obtint, sur l’un des théâtres du boulevard, pendant l’année qui précéda la révolution de Février, le drame de Félix Pyat intitulé : le Chiffonnier de Paris. Dans cette pièce la probité, la vertu, la générosité se trouvent toujours du côté du pauvre ; tandis que le riche, dont l’auteur oppose le type à celui du pauvre, est toujours un scélérat, un homme infâme, qui doit son immense fortune au vol, que dis-je ? à l’assassinat. D’après l’auteur, la femme qui jouit d’une bonne réputation, celle qui est innocente, c’est celle qui porte une ceinture dorée ; la femme coupable, celle qui a mauvaise réputation, c’est celle qui marche presque nue. Celui qui prend l’argent d’autrui, c’est celui qui est considéré et récompensé, tandis qu’on méprise et condamne celui qui perd le sien. Celle qui abandonne ses enfants et court les festins, c’est celle qu’on encense, tandis qu’on met en prison celle qui recueille les enfants abandonnés. Pour accumuler sur la tête du riche tout le poids de l’infamie, l’auteur met en scène une demoiselle, la fille du baron Hoffmann qui, ayant commis une faute, fait exposer son enfant pour se disculper et accuse ensuite d’infanticide la pauvre ouvrière qui l’a recueilli ! Qu’on s’étonne après cela si le mois suivant les applaudissements du peuple sont changés en cris de guerre contre la société !

Un des côtés les plus immoraux du théâtre, c’est que le mal y est très souvent pris comme élément comique. À quel degré d’abaissement la scène n’est-elle pas descendue pour nous donner ce type de Robert Macaire, qui, né sur les scènes du Boulevard, se retrouve dans des pièces de plus haute volée. L’assassinat, le vol, toutes les turpitudes et tous les vices, personnifiés dans des individus pleins d’esprit jovial, de plaisanteries, de saillies et de calembours, voilà pour le fond. Il en est de même pour les détails. Demi-ivre, le héros de ces pièces débite des quolibets au milieu des situations les plus émouvantes, à propos de la souffrance, de la mort…, les sentiments de la famille sont ridiculisés, ainsi que tout ce qu’il y a de respectable, par ces personnages à la fois grotesques et cyniques.

Une aberration morale encore plus commune au théâtre qu’au roman, ce sont cette exposition continuelle de ces héroïnes de la dépravation et ces réhabilitations mensongères qu’on voit sur la scène. Les amours charnelles et terrestres de ces femmes perdues sont confondues par les auteurs dramatiques avec l’amour chrétien ; abominable profanation de l’Évangile. On lit dans la Dame aux camélias, ces paroles adressées à la femme coupable qui meurt : « Dors en paix Marguerite ! Il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé[9]. »

Suicide, fatalisme de la passion, amour libre, adultère, réhabilitation par l’amour, l’homme en lutte avec la société, la société rendue responsable du mal, appels aux plus mauvaises passions du cœur humain, destruction de la famille par la démoralisation de l’individu, et de la société par celle de la famille, plaidoyers violents contre la propriété et l’héritage ; voilà ce que nous donne chaque jour le théâtre moderne.

Les choses saintes ne sont pas faites pour être profanées sur le théâtre et offertes au public pour l’amuser. L’emploi de l’élément chrétien sur la scène a été justement condamné à plusieurs reprises par un auteur qui n’est ni prélat, ni piétiste, mais simplement homme de goût et de bon sens ; nous voulons parler de Boileau :

 De la foi d’un chrétien les mystères terribles
D’ornements égayés ne sont point susceptibles.
L’Évangile à l’esprit n’offre de tous côtés
Que pénitence à faire et tourments mérités ;
Et de vos fictions le mélange coupable
Même à ses vérités donne l’air de la fable.


 Ce n’est pas que j’approuve en un sujet chrétien
Un auteur follement idolâtre et payen…
Et, fabuleux auteurs, n’allons point dans nos songes,
Du Dieu de vérité faire un Dieu de mensonges.

Il y a eu et il y a des gens qui, se faisant du théâtre et de son influence une haute idée ont pensé qu’il serait possible de le rendre utile, bienfaisant, propre à développer l’intelligence et le goût, à inspirer de nobles et généreux sentiments. On sait même qu’il se trouve des hommes d’un esprit supérieur et d’une intelligence élevée, qui caressent encore le projet de fonder un théâtre exclusivement consacré à la représentation, soit des chefs-d’œuvre classiques, soit de compositions littéraires dans lesquelles les convenances et la morale, ne seraient jamais sacrifiées à l’intérêt dramatique.

« Je ne sais, dit Madame Aug. Craven[10] en parlant de cette tentative tant soit peu chimérique, si ce projet est destiné à jamais avoir son exécution. Mais il faut noter que ceux qui s’en occupent prétendent être assurés du concours de plusieurs grands artistes et affirment que si le public favorisait cette entreprise, elle serait secondée par des talents du premier ordre qui en assureraient le succès. Cette bonne volonté seule suffirait pour indiquer que dans ce qui manque à l’élévation, à la moralité de la scène française moderne, la responsabilité des auteurs et celle des spectateurs, est infiniment plus lourde que celle des acteurs.

« Quoi qu’il en soit, ces réflexions ont été à la fois réveillées et combattues dans mon esprit par la lecture singulièrement intéressante pour moi des mémoires de la jeunesse de Miss Kemble[11]. Ce livre m’a semblé démontrer assez clairement que la pensée de relever la profession théâtrale doit être rangée au nombre des chimères, puisque cette profession exercée avec le plus grand succès, et dans les conditions les plus favorables à la réalisation de ce rêve, a toujours inspiré à l’auteur de ces mémoires un éloignement qu’elle sait éloquemment motiver.

« On me dira peut-être, que cela tenait chez Fanny Kemble à la hauteur de son âme, à la rare distinction de son esprit. Peut-être. Mais alors cela ne signifierait-il pas que, mettant les choses au mieux, et lors même que le théâtre ne serait qu’un noble délassement et une véritable école de mœurs, la profession d’acteur ne pourra jamais être adoptée volontiers par ceux, ni surtout par celles qui, avec les dons indispensables pour l’exercer, sont doués de sentiments délicats et élevés. »

Si le théâtre ne présentait pas de graves inconvénients moraux, il n’inspirerait pas du dégoût à un aussi grand nombre d’acteurs. Mademoiselle Mars déconseilla vivement la carrière dramatique à une jeune fille désireuse d’y entrer. « Vous l’enlèveriez aux joies intimes de la vie régulière et honnête, disait-elle à ses parents, vous la précipiteriez dans les orages et les aventures de la vie de théâtre. » Talma parle de la scène en termes qui prouvent les dangers inhérents à la profession d’acteur ; il appuie sur ce fait que celui-là ne sera jamais qu’un médiocre acteur dont l’âme n’est pas susceptible de ressentir des passions extrêmes. Lorsque Lekain touchait presque au terme de sa carrière, il avoua à la marquise de Saint-Chamond que sa vie avait toujours été agitée et malheureuse. Mac Ready, le fameux acteur anglais, déclarait que jamais il ne permettrait à sa fille d’entrer au théâtre. Mademoiselle Desclée, qui sur la scène moderne contribua pour une si large part au succès d’Alexandre Dumas fils, appelait la vie d’acteur une vie de saltimbanque, et ressentait une telle tristesse dans l’exercice de sa profession que ni les triomphes de la scène, ni les fleurs dont on la couvrait ne pouvaient adoucir l’amertume de son âme et remplir le vide affreux de son cœur.

Enfin, quand elle a été devenue chrétienne, Jenny Lind, ce rossignol du Nord qui charma pendant vingt ans toutes les scènes du monde, n’a plus voulu reparaître au théâtre, en dépit des plus brillantes propositions et des sollicitations pressantes de son souverain. Pourquoi ? Parce qu’elle était chrétienne.

Nous avons parlé du théâtre au point de vue de la société, de la famille et du monde. Puisqu’il exerce une si pernicieuse influence sur l’homme, sur l’âme humaine, comment ne serait-il pas incompatible avec la profession de chrétien ? « J’ai servi Satan pendant trente ans, dit un acteur converti, mais maintenant tous mes talents seront au service de Dieu… Vous ne savez pas ce qui se passe derrière les coulisses ! Ah, croyez-moi, vous qui respectez votre âme, n’allez jamais au théâtre. »

Aussi l’Église s’est-elle toujours prononcée contre le théâtre ; catholiques et protestants et, bien avant eux les Pères de l’Église, l’ont condamné et ont reconnu que, malgré des exceptions fort rares, les spectacles étaient incompatibles avec la morale de l’Évangile, soit à cause de la nature même des pièces représentées, soit à cause du genre de vie des acteurs, soit enfin à cause du public lui-même : « Tragédie, comédie, pantomime, n’importe, dit Tertullien, ces représentations profanes, sous quelque nom qu’on les désigne, sont indignes du chrétien. Toutes vos précautions ne vous sauveront pas des dangers inévitables qui les accompagnent, à savoir l’attrait du plaisir et d’un plaisir coupable, l’enivrement des sens, l’intrigue mensongère qui les accompagne, le langage dans lequel elles s’expriment. Que vous apprend, dites-moi, cette tragédie ? Rien que des aventures controuvées ou exagérées, qui ne rappellent à votre esprit, la plupart du temps, que des actes ou violents ou honteux et qui développent dans votre cœur des germes malheureux que l’on verra se déclarer par de trop fidèles imitations.

« Cette comédie qu’expose-t-elle à vos regards ? Les manèges de la séduction et le déshonneur des époux, d’indécentes bouffonneries, des pères joués par leurs enfants, des vieillards imbéciles ou débauchés.

« Cette pantomime ? Elle étale à vos yeux ce que la bouche n’a pas le courage de prononcer. Quelle école pour les mœurs ! ou plutôt que d’aliments pour toutes les passions !

« Non, le Dieu que nous servons ne permet pas d’autoriser par sa présence ce que l’on serait coupable de faire. On nous dit : à mon âge, avec la force de mes principes ou la disposition de mon caractère, je n’ai rien à redouter du spectacle. Et moi j’en appelle à l’expérience ; je vous demande qui est jamais sorti du théâtre comme il y était entré ? Si j’interroge votre conscience, qu’aura-t-elle à me répondre ? De bonne foi, est-ce là la place d’un chrétien ? On ne se trouve dans le camp ennemi que quand, infidèle à son prince, on a déserté ses drapeaux.

« On aura beau avancer que le théâtre est susceptible de réformes qui en éloignent le danger, qu’il est même des spectacles honnêtes, et qui en font des écoles de morale ; je serais toujours en droit de répondre que le charme des sens est un mauvais introducteur des sentiments vertueux ; et que le théâtre, quel qu’il soit, ne cessera jamais d’être condamnable, soit par lui-même, soit par l’entourage de séductions qui l’escortent. Vous allez y chercher des modèles de vertus : les dignes interprètes de l’Écriture que vos poètes ! Les dignes organes du Saint-Esprit que vos auteurs ! Que deviendriez-vous, je vous le demande, si, pendant que vous êtes dans ce foyer de dissolution, vous veniez à être surpris par quelque accident funeste ? »

L’Église catholique, suivant en cela l’exemple et les principes des Pères de l’Église, s’est constamment opposée au théâtre, bien que les papes et les prélats aient senti leur impuissance à empêcher les spectacles. Témoin le pape Gélase qui reconnaissait que ce n’était point par négligence, ni par lâcheté que ses prédécesseurs avaient toléré le théâtre, mais qu’ils y avaient été contraints. Non seulement les pontifes ont protesté, mais encore ils se sont toujours efforcés d’apporter quelques restrictions à l’usage des spectacles ; par exemple Innocent XI, Innocent XII et Clément XI défendirent aux femmes l’accès de la scène et repoussèrent les requêtes que les comédiens de France leur adressèrent pour être délivrés de la rigueur des canons à leur égard. En tous cas, l’Église romaine a souvent protesté contre l’abus des spectacles dans les communautés religieuses (en dehors des pièces pieuses proprement dites) et condamné les compositions dramatiques dont le sujet est tiré de l’Écriture Sainte, l’introduction sur le théâtre des sujets empruntés à la religion et l’usage de la comédie les jours de jeûnes et de fêtes.

Si l’on consulte les procès-verbaux des synodes protestants, on voit que les Réformés ne s’élevèrent pas avec moins de force contre les spectacles, surtout lorsque le sujet de la pièce était emprunté à l’histoire sacrée.

« Ne sera loisible, dit la discipline synodale, aux fidèles d’assister aux comédies, tragédies, farces, moralités, jouées en public ou en particulier, vu que de tout temps cela a été défendu aux chrétiens, comme apportant corruption des bonnes mœurs, mais surtout quand l’Écriture Sainte y est profanée. Néanmoins quand, en un collège, il sera jugé utile à la jeunesse de représenter quelque histoire, on le pourra tolérer, pourvu qu’elle ne soit point prise de l’Écriture Sainte et que cela se fasse rarement par l’autorité du Colloque qui en verra la composition. »

On se rappelle que Théodore de Bèze ayant composé une tragédie intitulée : le Sacrifice d’Abraham pour l’instruction de la jeunesse, la congrégation des pasteurs de l’Église de Genève s’en émut vivement et empêcha formellement que la pièce ne fût représentée par les élèves du Collège.

Et nous ne pensons pas que le théâtre moderne soit plus compatible avec les exigences du christianisme et même qu’il puisse y avoir un trait d’union quelconque entre le spectacle actuel et le chrétien. « Eh bien, en présence de notre théâtre moderne (citons ici M. Tophel[12]), j’ose dire, avec Saint-Paul : jugez vous-mêmes, y a-t-il accord entre la pureté et la souillure, entre l’œuvre de l’Esprit en nous et ce qui est devenu l’un des foyers de celle de Satan ?

« Je ne méconnais pas les bons éléments qui subsistent dans le théâtre, pas plus qu’il ne faudrait oublier les grandes beautés du paganisme ancien ! Mais, comme le mélange de vrai et de faux faisait précisément le péril du paganisme, c’est le bon, le peu de bon qui subsiste parmi les souillures de la scène qui me paraît en constituer l’un des plus grands dangers ; les bonnes pièces font le pont aux mauvaises, et transforment notre théâtre, au point de vue du vice, en un jardin d’acclimatation. » Voilà pourquoi les chrétiens doivent s’en abstenir.


Constater l’existence de l’immoralité est chose facile ; ce qui est difficile c’est de rechercher les causes si complexes qui la produisent ; les mauvaises lectures sont souvent la cause unique et première, souvent aussi elles sont seulement l’une des causes de la frivolité et du sensualisme. De plus, la littérature licencieuse est autant l’effet que la cause de l’immoralité. D’une part elle ne peut naître et se répandre que si elle à une clientèle toute prête ; d’autre part, une fois mise en circulation, elle multiplie sa clientèle. Dans une société démoralisée, quels sont les germes de corruption qui lui ont permis de naître, quels sont ceux qu’elle y a introduits une fois née ? Voilà ce qu’il faudrait distinguer avec soin, et cette analyse ne se fait pas sans difficulté.

Les détails qu’on va lire nous ont été fournis par des pasteurs, des avocats, des instituteurs, des médecins, des militaires, des directeurs d’hôpitaux, de maisons d’aliénés[13].

Nous avons choisi parmi de nombreux exemples, ceux qui démontrent le mieux l’action corruptrice des mauvaises lectures.

« Certains poisons agissent lentement, dit M. de Gasparin, certaines idées, certaines images ne tuent pas l’âme dès le premier jour, mais elles demeurent, elles reparaissent, elles se joignent à d’autres tentations et déterminent des chutes profondes. Il est des moqueries au sujet de la foi qui semblent avoir glissé sur nous, et que nous retrouveront peut-être un an, dix ans plus tard ; le virus a circulé, la croyance s’en est allée peu à peu, pièce après pièce, décomposée par un scepticisme latent dont nous n’avons pas même eu conscience. »

D’autres fois, les effets ne tardent pas à se faire sentir. David Hume eut foi aux Saintes Écritures jusqu’au jour où, se préparant à des discussions théologiques, il lut les ouvrages des incrédules. Voltaire, âgé de cinq ans, apprit par cœur un poème empreint de scepticisme, et dès lors il ne cessa jamais de subir l’influence de cette première lecture. À dix-neuf ans, il fait dans sa tragédie d’Œdipe deux esprits forts de Philoctête et de Jocaste, l’un craignant de n’être rien que le fils d’un roi, l’autre déclarant que la science des prêtres est uniquement fondée sur la crédulité publique. Quand il cessa de croire à l’inspiration des Écritures Saintes, Théodore Parker continua à croire à la divinité de Jésus-Christ jusqu’au jour où la lecture des ouvrages philosophiques de Strauss lui fit perdre à jamais la foi aux vérités évangéliques.

Wilberforce parlant de l’influence de Lyndsey sur son propre esprit s’exprime en ces termes :

« J’étais poussé à cette lecture par une folle curiosité et je fus obligé de m’arrêter après avoir lu une partie du second volume ; car, sans me laisser prendre à la finesse et à la hardiesse de quelques-uns de ses arguments et objections, mon esprit en fut néanmoins si ébranlé et blessé, qu’après avoir abandonné l’ouvrage, je restai deux ou trois jours avant de redevenir moi-même. »

Ce sont les ouvrages tels que ceux de Proudhon, de Renan, de Buckle, de Schopenhauer et de Darwin qui ont produit les plus fâcheux effets sur le sens moral de la Russie. Cela se conçoit facilement, car il n’existe pas dans ce pays de chaires de philosophie dignes de ce nom, ni dans les universités, ni dans les séminaires ; aussi les jeunes gens sont-ils incapables de juger à fond des ouvrages de forme paradoxale. Ne pouvant pas discerner le vrai du faux, ils adoptent de bonne foi les plus grandes énormités, les théories les plus malsaines. Les auteurs que j’ai nommés plus haut ont produit en Russie ce que M. Tourgueneff a nommé le nihilisme, qui n’est autre chose que la négation de tout, de la religion, de la patrie, de la famille. Cette funeste tendance, conséquence directe de lectures mauvaises, a eu de déplorables résultats.

Si l’inspiration divine donne une grande puissance de bien aux livres de la Bible, l’inspiration diabolique d’un ouvrage est une puissance de mal, et l’influence de la littérature malsaine est si pernicieuse que l’on peut dire que, même chez ceux qu’elle ne corrompt pas, elle laisse derrière elle dans les âmes comme une odeur de mort.

Un homme avancé dans la piété affirmait que la seule lecture d’une poésie licencieuse, lecture faite accidentellement, avait comme empesté sa pensée pendant plusieurs jours. Et Robert Hall confesse dans l’un de ses sermons, qu’après avoir lu certain livre profane qu’il avait cru pouvoir impunément prendre comme sujet de délassement, il eut toutes les peines du monde à se remettre aux devoirs de son ministère.

Les mauvaises lectures ont été pour une large part dans les causes qui ont amené à la ruine morale et souvent aussi matérielle bien des jeunes gens sur lesquels on avait fondé de bonnes espérances et qui avaient même reçu une instruction évangélique. C’est ainsi qu’un jeune instituteur zélé et plein de bons principes religieux a eu la fatale idée de chercher dans la lecture des romans un délassement à ses travaux. Bientôt ses lectures l’ont absorbé d’une manière démesurée ; son école, de plus en plus négligée, a commencé à aller de plus en plus mal ; peu à peu il a abandonné les saintes assemblées, est entré dans un cercle mondain, s’est adonné au jeu et à la boisson, et aujourd’hui il vogue sur les flots dangereux du rationalisme, remplissant chaque jour plus mal ses devoirs d’instituteur.

L’histoire de ce malheureux est, avec quelques variantes, celle de beaucoup d’autres pauvres égarés.

Les personnes qui ont étudié de près la plaie de la prostitution que notre société porte au côté, tout en reconnaissant qu’elle est due à des causes multiples, sont toutes frappées de la part énorme qu’il faut attribuer dans la production de ce mal à l’influence de l’imagination surexcitée par la littérature corrompue.

Les femmes perdues devenues repentantes avouent toutes à leurs conducteurs spirituels le mal profond que leur avaient fait les livres immoraux et irréligieux, qui ont défloré leur cœur, faussé leur conscience, souillé leur esprit et ainsi ont préparé et amené leur chute.

L’enquête dirigée par M. Mouraieff après l’attentat de Karakozof, en 1866, a révélé à cet égard des faits inouïs. Citons ici le fragment d’un procès-verbal d’une assemblée de nihilistes : « Une demoiselle âgée de dix-huit ans a répondu à la question : qu’est-ce qu’une mère ? (on traitait de la famille). C’est un logement humide à louer pour neuf mois à qui y mettra le prix. » C’est le nihilisme qui a produit en Russie les conspirations enfantines, ainsi nommées parce que les conspirateurs étaient presque toujours des jeunes gens de quinze à vingt ans. Ces menées avaient pour but, comme on le sait, d’abolir la famille, de massacrer l’Empereur et ses proches, ainsi que les fonctionnaires de l’État. Le nihilisme a tellement abaissé le niveau moral de la classe moyenne en Russie, qu’un Russe qui, par la position qu’il occupe dans l’empire, en connaît bien les populations, disait dernièrement : « Si jamais nos anarchistes étaient assez forts pour faire une révolution, on assisterait à des scènes auprès desquelles les infamies de la Commune de Paris ne seraient que des gentillesses. »

Chez les individus, quels ravages ne produisent pas les ouvrages de philosophie et les poésies empreints de scepticisme ; ouvrages d’autant plus dangereux qu’ils sortent de plumes habiles.

En France, un élève d’une école normale doué d’une grande intelligence a manqué sa vocation d’instituteur, parce qu’il a, non pas lu, mais dévoré à l’insu de ses maîtres et au détriment de ses leçons, quelques-uns des romans de mœurs d’Eugène Sue.

Un autre jeune homme, élevé par ses parents, qui appartiennent à une bonne famille bourgeoise, a perdu sa vocation au saint ministère en lisant les œuvres de G. Sand et les poésies d’A. de Musset. Abreuvé de regrets et d’amertume, cherchant le contentement d’esprit qu’il n’avait plus, le jeune bachelier embrassa la carrière des armes. Par ses talents et ses capacités mathématiques, la nouvelle recrue monta en grade. Une place de comptable dans les bureaux de l’officier payeur de son régiment lui fut offerte ; il l’accepta et en remplit consciencieusement les charges pendant quelques années. Mais il continua à nourrir son cœur d’œuvres malsaines. Enfin, dégoûté de la vie par ses lectures, poursuivi nuit et jour par l’amer souvenir de sa vocation manquée, le commissaire comptable chercha à mettre fin à son existence par l’asphyxie. Rappelé à la vie, il récitait dans son délire les vers de l’auteur qui lui avait fait perdre sa foi[14].

« Ô Christ, je ne suis pas de ceux que la prière
Dans les temples muets amène à pas tremblants ;

Je ne suis pas de ceux qui vont à ton Calvaire
En se frappant le cœur baiser tes pieds sanglants :
Et je reste debout sous tes sacrés portiques
Quand ton peuple fidèle, autour de noirs arceaux,
Se courbe en murmurant sous le vent des cantiques,
Comme au souffle du Nord un peuple de roseaux.
Je ne crois pas, ô Christ ! à ta parole sainte ;
Je ne suis venu trop tard dans un monde trop vieux.
D’un siècle sans espoir naît un siècle sans craintes,
Les comètes du nôtre ont dépeuplé les cieux. »


Conseils, exhortations, redoublement d’affection de ses amis, tout fut inutile pour rendre à notre grand liseur de romans la sérénité d’autrefois et les joies pures de l’enfance. Après bien de douloureuses alternatives, l’infortuné jeune homme mit fin à son existence, victime, après bien d’autres, des mauvaises lectures.

Des jeunes gens, élèves d’un pensionnat de la Suisse allemande, se sont fait dernièrement remarquer par leur matérialisme et leur vie désordonnée. Le docteur qui a soigné l’un d’eux dit n’avoir jamais vu une corruption pareille et une si grande légèreté.

Ces jeunes gens étaient tout remplis de Zola et des romans du jour. L’un d’eux, qui était de fort bonne famille, quand on lui reprochait ses lectures scandaleuses, répondait qu’il avait bien le droit de les continuer, puis qu’il les avait commencées en compagnie de ses parents ! Paresse, gourmandise, indifférence complète à l’égard des misérables, railleries à l’adresse des malades, des impotents et des malheureux en général, tels sont quelques-uns des défauts qui caractérisent ces jeunes gens.

« Si je me reporte à mon enfance, me racontait un jour un homme de bien, je me souviens que, parmi mes camarades, quelques-uns, à l’intelligence vive et ouverte, nous amusaient par leurs saillies et leurs bons mots entremêlés malheureusement de paroles et de récits obscènes. Ils me fascinaient un peu ; mais un jour mon père me défendit de fréquenter leur compagnie, en me disant que ces jeunes gens se procuraient leurs livres chez un voisin dont la bibliothèque n’était composée que des plus mauvais romans de cette époque. Cela se passait de 1840 à 1845. Je remarque, ajoutait mon père, que tes camarades sont gagnés, entraînés par ces lectures, tu en verras un jour les tristes conséquences…

« Bien des années se sont écoulées depuis lors, et ces jeunes gens se sont éteints les uns après les autres, après avoir traîné une vie misérable, remplie d’immoralité et de débauche. »

« Parmi mes camarades d’enfance, ajoutait ce même témoin, il en est trois qui, je le sais, ont a cette époque réussi à se procurer des livres licencieux. Ces jeunes gens appartenaient à des familles respectables et n’avaient jamais eu sous les yeux que des exemples excellents. Leurs parents n’avaient rien négligé pour en faire des hommes utiles à leur pays, mais j’ai su qu’ils s’étaient laissé entraîner à des actions coupables ; ils n’ont pas tardé à se faire remarquer par leur manque de règles et de principes ; ils ont conservé quelque temps, il est vrai, les apparences d’hommes de bonne santé ; mais les excès de leurs années de jeunesse, fruit des mauvaises lectures, avaient laissé en eux des germes malsains ; leur vie a été manquée, pleine de mécomptes, d’agitations et de soucis ; ils ont fini misérablement et, à la douleur de les avoir perdus par suite de si tristes circonstances, s’est ajoutée pour leurs infortunés parents à la peine d’avoir à élever les familles qu’ils ont laissées. »

Ces exemples prouvent à quel point les jeunes gens qui se laissent entamer par ces lectures frivoles et malsaines perdent le goût des livres instructifs et du travail suivi. Vivant dans un commerce incessant avec des ouvrages corrupteurs, ces jeunes hommes n’osaient plus exprimer librement leurs pensées au sein de leurs familles et recherchaient de préférence la compagnie des débauchés.

Poursuivons :

Un jeune homme de talent, habile horloger, d’une conduite exemplaire jusqu’à l’âge de dix-neuf ans, travailleur infatigable, ayant eu le malheur de lire par hasard des livres propres à enflammer les passions, est tombé subitement, par suite de ses mauvaises lectures, dans un état d’idiotisme qui a forcé ses parents à le placer dans un établissement d’aliénés où il vit encore presque à l’état de brute.

« J’ai connu, m’écrivait un pasteur de la Suisse, un jeune homme brillamment doué, appartenant à une famille simple et honorable ; il promettait de fournir une belle carrière dans les arts techniques. La facilité avec laquelle il faisait ses études lui créait de nombreux loisirs qu’il consacrait à la lecture. Il fut d’abord passionné pour les récits de chasse et d’aventures et ne rêva plus qu’expéditions lointaines. Quelques camarades lui prêtèrent des romans parisiens ; il les lut avec fureur ; ses loisirs ne lui suffisaient plus, il lisait des nuits entières, et même pendant ses heures de classe. Les études s’en ressentirent et de brillantes qu’elles étaient, elles devinrent bientôt médiocres et finirent par être manquées. En outre, une corruption profonde envahit graduellement son cœur. Il s’adonna à toutes les passions, au vin, à la luxure… Il vola même, pour payer les sommes énormes qu’il devait à divers cabinets de lecture. Incapable de travailler, il devint brutal, violent. Un soir, à la suite d’une altercation avec son père, il saisit un fusil et se brûla la cervelle dans le jardin de sa famille.

« Ayant connu ce jeune homme de près et ayant assisté aux débuts de sa décadence, je n’hésite pas à dire que c’est la littérature licencieuse qui l’a perdu. »

On me citait récemment l’exemple d’un jeune homme fort bien doué qui fut réellement rendu fou par la lecture de Rocambole, roman qui paraissait en feuilleton dans le Petit-Journal vers 1863. Ce fut là le point de départ de la ruine de ce jeune homme qui est tombé depuis dans de graves écarts.

On pourrait encore multiplier les exemples et prolonger cette triste nomenclature de jeunes gens ainsi dépravés au début de la vie par la mauvaise littérature. Que dire de cet étudiant, fils d’un pasteur très pieux et très respectable, pour qui la lecture des Confessions de J.-J. Rousseau fut le commencement d’une vie qui à fini dans la fange, après s’être écoulée dans le vice. Non seulement les lectures obscènes corrompent les jeunes gens, mais encore elles maintiennent dans la mauvaise voie ceux qu’elles ont dévoyés. C’est ainsi que, dans une colonie agricole, des libertins s’excitaient à des actions honteuses au moyen d’ouvrages licencieux.

Un philanthrope me racontait qu’il a eu l’occasion d’observer un jeune homme dont la moralité est complètement détruite par les mauvaises lectures, qui dévore les productions malsaines et ne veut pas lire un ouvrage s’il ne renferme des histoires scabreuses ou invraisemblables.

On me citait tout dernièrement le fait suivant : plusieurs élèves d’un séminaire allemand qui, par la lecture des écrits de Piron et de Voltaire tels que Candide, ont perdu la pureté de leur âme, ont dû être chassés de l’établissement pour leur inconduite. Plus tard la plupart d’entre eux ont brisé leur avenir par la légèreté de leurs mœurs.

C’est ainsi qu’un jeune écolier de quinze ans à peine, passionné pour les lectures malsaines qu’il dévorait pendant la nuit, malgré les défenses sévères de son père, finit par déserter le foyer domestique, pour courir d’aventure en aventure ; appauvri et malade, il est allé d’hôpital en hôpital, jusqu’à ce que, arrêté un jour dans la rue comme fauteur de désordres, au milieu de circonstances aggravantes, il a été mis en prison, où il est mort, dans la fleur de l’âge, des suites de sa vie déréglée, en maudissant les livres qui avaient fait de lui la honte de sa famille.

Les mauvaises lectures exercent une influence particulièrement diabolique sur les jeunes gens que leurs études, leur vocation retiennent loin du pays natal. Pour tromper la nostalgie, on lit ; et si le livre est mauvais il saisit, captive, étreint beaucoup plus facilement. On emprunte à un camarade, qui lui aussi veut combattre l’ennui, le volume fatal ; on lui prête des ouvrages de même nature ; souvent on s’associe pour la lecture, et l’on savoure ensemble les impressions malsaines et sensuelles que celle-ci fait naître.

En veut-on un exemple ?

Trois jeunes gens faisaient leurs études dans une ville d’Allemagne. Ils s’y lièrent intimement et ne tardèrent pas à faire ménage commun. C’étaient des jeunes gens rangés, qui s’abstenaient du mal dans leurs conversations et dans leurs actions. Un livre, un mauvais livre vint tout gâter et changer en rapports illicites leur douce liaison. Ce livre néfaste était un roman de Pigault le Brun, et non un des pires, car c’était M. Botte.

On sait que Pigault, auteur immoral et incrédule, ne décrit pas des scènes de débauche ; mais il remplit ses ouvrages d’allusions libertines et de situations scabreuses. Le feu allumé par cette lecture dans leur imagination, ces jeunes gens se mirent à lire d’autres romans qui achevèrent de les perdre. Deux d’entre eux moururent misérablement, après une vie d’aventures, de libertinage et d’incrédulité. Le troisième, arraché à temps à sa vie de désordre, après avoir fait un jour le récit de ses aventures, ajoutait : « Si je suis encore là pour raconter cette triste histoire, c’est grâce à la miséricorde de Dieu ; si, après ces jours mal employés et ces lectures démoralisantes, j’ai été ramené au bon chemin, la gloire en est à Celui qui cherche ce qui est perdu. La vérité biblique fut pour moi un préservatif. Elle me ramena à la maison paternelle après la vie libertine. Nous avions fait tout ce qu’il fallait pour nous perdre et c’est une mauvaise lecture faite en commun qui nous mit tous les trois dans une vie de déroute. »

On peut se rendre compte de l’influence des mauvais livres en lisant la procédure qui se déroula devant les tribunaux de Lausanne en mars 1881. Un jeune homme nommé Janavel avait tué son frère ; le juge n’eut pas de peine à faire ressortir que le meurtrier avait perdu le sens moral depuis longtemps par la lecture des romans.

On pourrait en dire autant de bien des meurtriers.

Mais un fait encore plus significatif est celui qui s’est passé à peu près à la même époque en Hollande. On se rappelle l’assassinat du jeune Bogaerts par un misérable qui l’avait attiré dans les dunes, près de la Haye, où il voulait le tenir caché pour obtenir de l’argent du père, mais le tua avant même de connaître le résultat de sa tentative de chantage. Or de Jung, l’assassin, a avoué que l’idée du meurtre lui était venue par la lecture du roman Les deux Mères dont le fond est un écœurant enchevêtrement de crimes. L’un des épisodes de ce livre est l’enlèvement par trois coquins de Maximilienne, fille du marquis de Coulange, dans un but de chantage. C’est cette idée que de Jung avait trouvée excellente et essayé de mettre en pratique.

En parlant de l’assassin du curé de Saint-Arçons, son avocat insiste sur le danger de la presse immorale. « L’âme de notre client, dit-il, a été salie par cette presse ignoble qui se distribue au chantier ; il a lu ces journaux et ces brochures qui traînent dans la boue les choses les plus saintes et les plus respectables ; il a lu ces ignominies signées Leo Taxil, et il a mis en pratique ces conseils. Est-il donc seul coupable ?… Mais ceux qui écrivent de pareilles horreurs, ceux qui corrompent le peuple, voilà également les coupables ! L’arsenal des lois ne contient-il rien contre eux ?…

« Le mal est grand et plus il l’est, moins on songe aux remèdes propres à sauver notre pauvre société de l’effondrement et de la ruine dont elle est menacée… »

Nous avons dit précédemment qu’en Angleterre le danger des mauvais lectures était moindre parmi les classes supérieures et moyennes que dans la société inférieure. C’est dans la jeunesse du bas peuple que se produit surtout actuellement un courant d’impiété et d’immoralité, produit en particulier par la diffusion de mauvais ouvrages traduits d’Eugène Sue et des livres anglais à sensation qui font le récit des crimes fameux et de la vie des voleurs célèbres. Lord Shaftesbury raconte que des garçons ayant lu des Quarante voleurs, quarante d’entre eux formèrent une bande qui sortait tous les soirs pour se livrer au vol. Quatre de ces vagabonds pris et traduits en justice avouèrent avoir été conduits au vol par la lecture de l’ouvrage précité.

Il n’y a pas longtemps que deux jeunes gens de quatorze à quinze ans entrèrent dans une maison et battirent cruellement une vieille femme. Ils furent condamnées à la prison. Lord Shaftesbury alla visiter leur père, honnête ouvrier qui lui dit que ses fils avaient été très sages jusqu’au jour où ils commencèrent à lire un de ces mauvais livres où le crime est dépeint comme chevaleresque. Un de ces jeunes gens lut entre autres une histoire où l’on racontait qu’un garçon avait pénétré dans une maison tandis que son camarade attaquait une femme, et ils n’eurent l’un et l’autre aucun repos jusqu’à ce qu’ils eurent mis en pratique ce qu’ils avait appris dans leurs lectures.

Les comptes rendus des tribunaux de Londres racontent le cas d’un jeune homme de dix-huit ans accusé de vol avec effraction. Ce garçon, après avoir dit comment il s’était sauvé de la maison paternelle, ajouta : « Je lisais beaucoup un livre intitulé l’Almanach de Newgate qui raconte la vie des plus grands criminels, je l’appelais mon Catéchisme et lus cet ouvrage qui rendit honteux à mes yeux le travail et l’honnêteté. Ce livre est un excellent manuel pour former au vol un jeune homme et il est la cause de la plupart des premiers actes coupables pour beaucoup de voleurs. Je commençais d’abord à lire ces livres pour m’amuser et ils me firent croire bientôt que c’était un péché d’être honnête. De là ils m’ont conduit, en passant par la taverne et le bal public, à la prison où je suis maintenant. »

Devant le tribunal anglais un autre jeune homme de dix-sept ans a parlé ainsi : « Je commençais à lire l’Almanach de Newgate et d’autres mauvais livres tels que la biographie de Jaques Shepard, Richard Turpin. Ceux-ci, joints aux conseils de méchantes gens me donnèrent l’idée d’imiter les voleurs dont je lisais la vie et d’essayer si je ne pouvais pas moi aussi agir comme eux. »

L’enfant aujourd’hui est précoce, horriblement précoce parfois, par exemple lorsqu’il arrive à ouvrir le ventre à de plus petits que lui, ainsi que le féroce adolescent Lemaître l’a fait dans un hôtel parisien du Boulevard de la Villette ; il résulte des déclarations faites devant le tribunal que cet acte hideux a été inspiré à ce jeune drôle par la lecture des romans publiés par les petits journaux à un sou. « J’avais lu une scène pareille dans le Chasseur de Femmes, a dit pour excuse le sinistre assassin. »

La littérature est soumise elle aussi à des entraînements pour produire de l’effet, elle est souvent exposée à tomber dans les plus grandes extravagances. « Montrez toujours les boyaux des gens qui meurent, disait Moïse Millaud aux romanciers du Petit Journal, c’est une esthétique comme une autre. » Ah ! si tous ceux qui tiennent une plume se disaient qu’après tout ils ont charge d’âmes, ils n’auraient pas aussi souvent l’occasion de lire le récit des crimes si abominables dans les faits-divers des journaux ! Le mal que répand la petite presse est incalculable.

« J’avais, écrit Raymond Berthier, un bon vieux grand-père, naïf quoique profondément remarquable, qui n’était point sorti de sa province et qui me disait après la lecture d’un roman de Ponson du Terrail :

« Voilà ce qui arrive dans le feuilleton : un homme qui veut se débarrasser de son ennemi s’en va tremper dans un charnier une aiguille en pleine chair d’une bête morte du charbon et pique ensuite cette aiguille dans le fauteuil où doit s’asseoir celui qu’il déteste et qui périra d’infection charbonneuse. Eh bien, on me dira ce qu’on voudra, mais au fin fond du cœur, l’homme, l’auteur qui est capable d’inventer une pareille machination n’est pas un honnête homme. »

Voici un fait entre autres qui montre combien il y a inconséquence et imprudence pour des personnes pieuses ou seulement honnêtes à garder dans leur bibliothèque des livres immoraux.

Un jeune homme était en séjour chez un ecclésiastique. La bibliothèque de celui-ci était une bibliothèque avant tout pastorale. Cependant il y avait aussi sur ces modestes rayons assez de livres de voyages, de biographies littéraires et de bonnes poésies pour occuper les loisirs d’un jeune homme. Ajoutez à cela deux ou trois bons romans. Le pasteur désirait proscrire de chez lui les mauvais livres ; mais, par une malheureuse négligence, il avait laissé, parmi d’autres excellents ouvrages de poésie, un méchant poème auquel il avait fait grâce parce qu’il était illustré d’une eau-forte de Flameng et qui était d’ailleurs relégué au dernier rayon. Or, de tous les livres de cette modeste bibliothèque, ce fut précisément celui-là qui attira le plus l’attention du jeune homme et dont il s’empara pour le lire. Le livre fut détruit (un peu tard) et le digne ecclésiastique se promit qu’aucun mauvais livre, fût-il illustré par Flameng, ne serait plus désormais toléré dans sa bibliothèque.

On m’a parlé d’un homme qui a une telle passion pour les mauvaises lectures qu’il leur consacre des journées entières, sans songer à sa besogne ; aussi la pauvreté se fait-elle souvent sentir dans la maison. Sa femme ne jouit pas d’une réputation sans tache et ses enfants sont négligents, irréguliers au travail, en un mot, on sent qu’ils ne sont soumis à aucune discipline. On peut dire que si la famille ne marche pas bien, c’est la dissipation d’esprit du père qui en est la cause.

Ce n’est pas impunément que l’homme vit dans le commerce des mauvais livres. Comme elle est vraie cette parole de saint-Paul « Que celui qui croit être debout prenne garde qu’il ne tombe. » À ce sujet citons un exemple concluant : Il n’y a pas longtemps que dans une ville d’Allemagne un citoyen honnête, marié, entouré de la considération de sa famille et de ses amis se mit à lire et à traduire l’Histoire scandaleuse des Papes et des Souverains, par Lachâtre. Ce malheureux tomba dans un oubli complet de lui-même et de sa dignité et s’adonna à des vices abominables. Déshonoré, ruiné, il a été condamné par les tribunaux à deux années de prison et s’est enfui par de la l’Océan.

« Récemment, m’écrivait un pasteur, j’ai été appelé à visiter un vieillard de ma paroisse. Son scepticisme et son cynisme le rendaient inaccessible aux vérités de l’Évangile. Il voyait la mort approcher, sans repentir et sans espérance. Pourquoi ? Sans doute parce que la bouteille avait été son idole ; ancien soldat de Charles X, il avait fréquenté en beaucoup de lieux de mauvaises sociétés. Mais un de ses frères, homme pieux, m’a affirmé que la pire société pour cet homme c’étaient les mauvais livres, et qu’il avait perdu tout sens religieux et moral dans le culte des écrits licencieux… »

Autres exemples de perdition morale causée par les mauvaises lectures.

Dans le centre de la France, un contrôleur d’une compagnie de chemins de fer avait acheté une édition illustrée des Contes de La Fontaine. Un jour, s’étant aperçu de la disparition du livre, il le chercha, mais en vain. Quelques jours après, il fut étonné de retrouver le volume à sa place ordinaire. Il ne savait à qui attribuer cette disparition momentanée. Sa maison était fréquentée par une jeune fille honnête et d’un extérieur décent sur laquelle il n’y avait pas lieu de faire peser des soupçons. Mais un changement subit dans son langage et ses manières, je ne sais quoi de plus libre dans ses allures lui donna l’éveil ; il la questionna, la pressa et découvrit que c’était elle qui avait pris le livre. Peu après la jeune fille tourna mal et se jeta tout à fait dans le désordre. Tous ceux qui la connaissaient ont été unanimes à déclarer que cette lecture a été la cause première de sa chute.

Une jeune fille, entourée dès son enfance d’une atmosphère sérieusement évangélique, élevée par des parents qui la tenaient à l’abri de toute influence mauvaise, s’engagea à leur insu dans des voies dangereuses où elle fut sur le point de perdre et son honneur et sa foi. Elle y avait surtout été poussée par la lecture d’ouvrages frivoles, licencieux, impies, dont quelques-uns avaient été clandestinement empruntés à la bibliothèque paternelle.

Une jeune servante, élevée chrétiennement et placée dans une famille pieuse, se laissa entraîner à fréquenter les bals publics à l’insu de ses maîtres. Elle y noua des relations qui aboutirent à une chute. Ce qui commença, a-t-elle dit depuis, à lui inspirer le désir de la dissipation, c’est un mauvais livre qu’elle trouva dans la bibliothèque d’un membre de la famille où elle était en service.

Les instituteurs, que leur vocation appelle à voir tant de jeunes gens et de jeunes filles, et surtout les instituteurs chrétiens qui, ayant à cœur de soigner l’éducation de l’âme en même temps que la culture de l’esprit, exercent à cet effet un contrôle suivi sur la conduite de leurs élèves, attestent tous que les lectures immorales et clandestines font un mal considérable au sein de la jeunesse. Que de victimes font ces misérables volumes, loués pour quelques sous dans les cabinets de lecture ou prêtés secrètement par une main coupable, qu’on cache sous l’oreiller pour les dévorer pendant les heures de la nuit !

Un jeune homme, malgré les meilleures leçons, les meilleurs exemples, les traditions les plus vénérées s’est laissé tomber jusque dans la débauche. Ce qui a commencé à fausser sa conscience et à souiller son cœur, ce sont les livres qu’on lui prêtait ou qu’il se procurait quand il était au collège. De pareils faits sont malheureusement innombrables.

Dans une école supérieure de filles, deux demoiselles de treize ans qui avaient eu d’abord une conduite irréprochable se relâchèrent peu à peu dans leur travail et perdirent le goût des études. Finalement elles se livrèrent à de telles excentricités qu’elles causèrent un scandale public et qu’il fallut les expulser de l’école. La cause de leur relâchement et de leur désordre moral c’étaient de mauvais romans, à la lecture desquels elles s’étaient adonnées et à laquelle elles consacraient une partie des heures de la nuit. L’une d’elles, qui rentra en elle-même et se convertit, confessa plus tard que ce goût des romans avait excité chez elles des désirs charnels et qu’elles étaient tombées dans ce vice honteux et secret qui a déjà ruiné tant de santés et creusé tant de tombes prématurées.

Une jeune fille, de mœurs irréprochables, jusqu’à l’âge de vingt-deux ans le bonheur de sa famille, reçut un jour d’une soi-disant amie un livre intitulé Péchés mignons. Peu après la lecture de ce livre, elle devint méconnaissable ; la candeur primitive de son visage avait fait place à une expression de lubricité dégoûtante, la timidité et la pudeur, à des allures bizarres, éhontées. Abandonnée pour ce motif par son fiancé, chassée du toit paternel qu’elle avait déshonoré, cette enfant gît aujourd’hui dans la fange de la prostitution.

Deux jeunes filles de bonne maison ont perdu leur honneur, il y a tantôt quinze ans, pour avoir eu l’imagination faussée et échauffée par de mauvais romans. Elles ont, par leur chute, donné naissance à de pauvres enfants illégitimes, fruit de leurs mauvaises lectures. Quelle douleur pour leurs parents ! Quelle honte pour leurs mères !

Une jeune fille, âgée de dix-huit à dix-neuf ans, de bonne famille, complètement corrompue par les mauvaises lectures, est tombée à plusieurs reprises dans le péché de l’impureté. Complètement dégoûtée de tout travail, elle est même incapable d’aider sa mère. Elle disait elle-même qu’elle ne comprenait pas pourquoi elle est sur cette terre où elle se sent inutile et où elle ne rencontre que désenchantement et désillusions. Désœuvrement complet, absence de convictions religieuses, dureté, insensibilité envers ses parents dont elle fait le malheur, voilà pour elle et les siens le résultat de ses lectures diaboliques.

Autre fait semblable :

Une jeune personne qui, par le commerce des livres immoraux, a détruit en elle tout désir de s’instruire, a vu petit à petit son esprit se rétrécir, les sentiments généreux de son cœur s’atrophier pour céder la place à un déplorable égoïsme. Du reste, même désenchantement, même dégoût de la vie, même incapacité pour le travail.

Ce n’est pas sans raison qu’en traitant des dangers de la littérature contemporaine, nous avons signalé le suicide comme un de ses effets parfois inévitable. En voici la preuve. Deux jeunes gens se sont noyés dans un lac de la Suisse, parce que leurs parents s’opposaient à leur mariage. Quelque temps avant cet acte de désespoir la jeune fille racontait à une autre jeune personne qu’elle avait lu un livre fort touchant, dans lequel deux jeunes gens, qui n’avaient pu contracter une union qu’ils désiraient ardemment, s’étaient donné la mort ensemble. Séduite par ce fatal exemple, elle entraîna son fiancé à limiter.

Les médecins sont unanimes à reconnaître les effets désastreux des mauvaises lectures ; en pareille matière, leur avis nous parait être d’un grand poids, car, bien mieux que d’autres, ils sont en mesure de fournir des renseignements utiles. Ils vont jusqu’au fond des choses ; leur profession leur donne pleinement le droit de poser à leurs clients des questions interdites aux autres. Un médecin de Lyon, pieux et digne de foi, raconte qu’une jeune fille de bonne famille était tombée malade par suite d’habitudes vicieuses. Interrogée par le docteur, elle lui avoua qu’elle y avait été entraînée par la lecture de la Religieuse de Diderot.

En dehors des dangers que font courir les mauvaises lectures au point de vue des intérêts spirituels, leurs effets au point de vue purement physique valent la peine d’être étudiés et signalés. Leur action sur le système nerveux et les accidents qu’elle y provoque sont bien connus des hommes de l’art. Voici un trait qui suffit à le prouver.

Un monsieur, qui avait pour domestique une jeune fille, était fort satisfait de son service ; jamais il n’avait remarqué chez elle de dispositions vicieuses. La chambre dans laquelle cette domestique travaillait, ou était censée travailler, était située à un étage supérieur de la maison. Un jour son maître ayant un ordre à lui donner l’appela. Elle descendit aussitôt, mais elle s’affaissa au bas de l’escalier, prise tout à coup d’une crise d’épilepsie, ce qui ne lui était encore jamais arrivé, car elle jouissait d’une bonne santé.

Pendant qu’on la relevait, un livre tomba de sa poche ; c’était un ouvrage licencieux, qu’elle avoua lui avoir été prêté par des voisins. Le volume fut immédiatement brûlé ; mais son contenu permet d’affirmer qu’il faut attribuer à l’excitation causée par sa lecture la crise, d’ailleurs suivie de beaucoup d’autres, dont cette malheureuse fille fut la victime.

L’influence des mauvais livres est si grande qu’elle fait des victimes parmi les personnes élevées dans un milieu moral et chrétien ; et le nombre est considérable des infortunés que ce mal est venu atteindre jusque dans le sanctuaire de la famille. C’est que, parmi les ouvrages nuisibles, il en est qui empruntent les dehors séduisants de l’art. Ils se présentent avec des apparences de mesure, avec des nuances et du coloris qui leur facilitent la victoire, même devant les places les mieux défendues. Seuls avec l’auteur, nous lui prêtons sans défiance une oreille attentive ; de degré en degré, nous nous laissons entraîner où il veut nous conduire ; il gouverne à son gré notre âme qui, miroir trop fidèle, réfléchit les sentiments qu’il exprime. Les exemples que nous avons donnés en font foi.

Fait douloureux à constater, au point de vue qui nous occupe, bien des bibliothèques qui devraient travailler à arrêter la contagion, se font les auxiliaires du mal en répandant en grand nombre les mauvais livres.

Et les désastreux effets que les mauvaises lectures produisent chez la jeune fille, se retrouvent chez la jeune femme.

Une jeune fille élevée par une mère chrétienne la perdit à l’âge de douze ans. Son père, soit pas incapacité soir par indifférence, la laissa livrée à elle-même ; à l’instigation d’une femme de chambre, elle fit des ouvrages d’imagination, sa seule nourriture intellectuelle. De là une vie des plus excentriques, à laquelle le mariage n’apporta aucun remède. Méprisant la vie réelle avec ses devoirs et les saines joies qu’apporte leur accomplissement, pour se nourrir de chimères, elle a cherché le bonheur dans les mille fantaisies d’un luxe stupide. Le dégoût, la ruine ont été la conséquence de cette folle conduite.

On m’a naguère appris la dissolution d’un ménage appartenant au meilleur monde, dont la femme a été perdue par la lecture des romans scandaleux que publient les revues à la mode, qui l’ont peu à peu entraînée à devenir la maîtresse d’un homme haut placé. Le mari a dû demander le divorce.

L’homme est, lui aussi, victime de ces mauvaises lectures, qui vont porter le trouble au sein de ménages auparavant heureux. Témoin le fait suivant. Un couple d’honnêtes ouvriers vivait dans l’aisance. Le mari prit malheureusement goût à la lecture des feuilletons, et se mit à y consacrer une partie de ses nuits quand ce n’était pas la matinée elle-même. Peu à peu le dégoût du travail, le mécontentement de sa position le saisirent. Il se considérait comme un homme déclassé, et se figurait que la fortune lui viendrait en dormant. Reproches de sa femme, querelles, divisions, haine bientôt suivie de coups ! Le ménage se sépara ; la mère mourut minée par le chagrin ; quant au misérable père de famille, il achève de dépenser l’argent qui lui reste encore en vivant avec les ivrognes et les paresseux.

Les mauvaises lectures ne produisent pas seulement des désordres domestiques ; elles poussent au crime.

« Il n’y a dans notre ville qu’une mauvaise bibliothèque, nous écrivait-on d’une petite ville de France, bibliothèque à deux ou trois sous le volume — et quelle littérature ! Ce sont, pour la plupart, des romans immoraux qui font tous les jours de trop nombreuses victimes. Hier encore, une jeune fille, folle de jalousie, la tête exaltée par des lectures malsaines, a tiré trois coups de revolver sur l’un de nos premiers négociants : la mort a été instantanée… »

Voici encore quelques faits propres à éclairer sur les dangers des mauvais ouvrages de littérature.

« Il m’a été donné, m’écrivait il n’y a pas longtemps un pasteur du nord de l’Europe, de jeter un coup d’œil dans l’âme d’une jeune dame. Frappé de sa tristesse contraire à son caractère habituel, je la pressai de questions, et elle finit par m’avouer, vous pourrez penser avec quelle honte, qu’elle était en proie au vice le plus abominable et qu’elle y était tombée à la suite de la lecture d’une brochure dont elle me donnait le titre. »

Une jeune femme mariée, sans enfants, après avoir eu une jeunesse facile, pendant laquelle le goût de la lecture des romans s’est développé outre mesure, a vu sombrer sa position, à plusieurs reprises, par le fait de sa passion qui l’entraînait à négliger ses devoirs vis-à-vis de son mari et d’elle-même. Lorsque le mari, qui était enclin à boire, se livrait plus que de coutume à son penchant, qu’elle-même avait perdu ses clients, que la misère la plus complète hantait son logis, elle cessait momentanément ses lectures, se présentait de nouveau dans les ouvroirs pour obtenir du travail ; puis elle s’efforçait de ramener son mari dans une bonne voie, mais au bout de quelques mois, lorsque tout allait bien et semblait promettre un avenir meilleur, le cabinet de lecture recommençait à séduire et à attirer la malheureuse, et tout était à recommencer ; ainsi pendant plus de dix ans cette famille ne se relevait chaque fois de ses chutes que pour retomber encore.

Moins étendue, mais non moins néfaste que celle des livres immoraux et l’influence des ouvrages sceptiques. Les faits suivants le témoignent clairement. Une jeune Française, d’une honnête famille de négociants au sein de laquelle on lisait et laissait traîner sur la table les livres du jour, a été perdue par ces ouvrages. Ce sont les écrits de M. Renan qui ont détruit sa foi et rendu ainsi sa chute possible. Reçue dans un refuge, elle a pu arriver à la connaissance de la vérité évangélique ; mais les traces funestes de ses lectures ne sont pas encore effacées de son âme ; c’est que les livres impies laissent derrière eux des germes empoisonnées qui font sentir trop longtemps, hélas ! leurs déplorables effets.

Récemment une dame de la haute société française, jeune, belle, entourée de séductions mais incapable de volonté, se suicidait dans des circonstances singulièrement tristes. Peu de jours auparavant, elle avait lu dans la Revue des Deux Mondes l’introduction de Renan à sa traduction de l’Ecclésiaste ; elle disait en admirant beaucoup les théories qu’elle y avait vues énoncées : « Il a bien raison, il n’y a pas d’autre vie après celle-ci, et c’est une folie de croire à la religion. »

On lit dans un des rapports du Refuge de Genève que plusieurs des malheureuses femmes qui y avait été recueillies, avouaient avoir lu la Vie de Jésus de Renan et y avoir trouvé un encouragement à persévérer dans le mal. L’incrédulité est, en effet, un puissant auxiliaire de l’immoralité. Et ce livre, en rendant plus grande celle-là, avait favorisé celle-ci et retardé ainsi chez ces malheureuses le moment du relèvement, en étouffant pour un temps la voix de leur conscience.

Une famille entière, jadis pieuse, conduite à la négation religieuse la plus complète par la lecture d’un livre de M. Renan, a vu ses membres abandonner peu à peu les habitudes morales par lesquelles ils se distinguaient ; quelques-uns même se sont égarés dans les sentiers de l’immoralité la plus dégradante. L’un d’eux, avouant un jour ses fautes à son pasteur, ajoutait que depuis qu’il avait rompu avec l’Évangile il n’avait ni paix ni bonheur.

Cette liste déjà trop longue de naufragés, dupes ou victimes d’une littérature inqualifiable, pourrait être bien augmentée par des directeurs d’hôpitaux ou de maisons de santé bien placés pour constater l’effet d’écrits licencieux. Quand on suit les débats d’une de ces causes criminelles dont les journaux donnent chaque jour les sinistres détails à leurs abonnés avides de nouveautés, on voit dans le plupart des cas bien nettement accusée l’action de la mauvaise littérature. Par elle, la notion du bien et du mal commence à être faussée ; le vice se développe petit à petit par des concessions arrachées à la conscience, puis il se consomme dans la fange, pour finir dans la honte, la prison et la misère. « La maison du paillard, dit l’Écriture, sera réduite à un morceau de pain. »

En lisant ces comptes rendus écœurants des Cours d’assises, qui vous font toucher au doigt les effets directs de la mauvaise presse, et en pensant au nombre de ces faits de perdition qui sont restés dans l’ombre, on frémit en songeant à l’immense quantité de livres qui accomplissent dans les ténèbres et chaque jour leur œuvre de mort.

Quand même on ne connaîtrait pas ces faits particuliers qui prouvent l’action corruptrice des mauvais livres, il suffirait de lire les grands et petits journaux à l’article des faits-divers pour voir ce qu’ils ont produit depuis tantôt cinq ou six ans notamment dans les pays de langue française. La démoralisation va croissant ; on publie de nos jours non seulement des livres indécents mais encore des journaux obscènes. Ainsi la Bavarde de Lyon qui raconte les faits et gestes de l’impureté et du libertinage. À Paris, à Marseille, à Toulouse et à Saint-Étienne, il existe ses feuilles semblables, qui rapportent quotidiennement et sans aucun ménagement les scandales de la rue et de l’alcôve. Et par quels grossiers allèchements ces petites feuilles attirent l’attention du public ! Elles annoncent leur prochain feuilleton en promettant qu’il produira une sensation considérable et sera du plus grand intérêt pour leurs lecteurs, tant à cause du sujet qu’il traite que par l’imprévu et le dramatique des péripéties. Ces petits journaux distribuent gratuitement dans les rues à des jeunes filles et à des enfants leurs premiers numéros contenant à titre d’appât les débuts d’un roman obscène. On se rappelle à cet égard les scandales qui se produisirent à Lyon lors de la publication du Banquier des Jésuites.

« Depuis plus de quarante ans que je suis magistrat, me disait un juriste distingué, j’ai acquis la plus profonde conviction que la littérature licencieuse fait un mal affreux aux personnes des deux sexes. Je parle essentiellement de la jeunesse dont elle détruit non seulement tout sentiment de pudeur, mais corrompt complètement le sens moral. »

La Gazette des Tribunaux, à défaut d’autres sources, fournirait une trop riche moisson d’histoire tragiquement instructives. On a dit que dans toute cause criminelle on avait droit de demander : « où est la femme ? » Nous pensons que bien souvent on pourrait dire : « où est le livre ? »

Et si les comptes rendus judiciaires peuvent nous donner des renseignements en grand nombre, il est permis d’affirmer que la publication des causes juridiques dans tous leurs détails a contribué pour sa part à la démoralisation générale. Est-il nécessaire de raconter les péripéties de tel ou tel crime ? Ne pourrait-on pas s’abstenir de décrire les turpitudes de la nature humaine dans toute leur crudité ? Il est des choses qui ne regardent que la Cour d’assises.


En résumé, les mauvais lectures nous semblent exercer leurs ravages dans tous les pays ; le fléau suit une marche croissante. Les contrées les plus atteintes sont certainement celles de langue française. L’influence de la mauvaise littérature se fait surtout sentir au sein de la jeunesse ; le poison agit plus dans les villes de second et troisième ordre et en province, que dans les capitales. Là, la démoralisation existe en dehors des mauvais livres ; ceux-ci l’entretiennent plutôt qu’ils ne la provoquent ; le foyer s’alimente de lui-même et les mauvaises lectures y font par elles-mêmes moins de ravages qu’on ne pourrait le supposer, parce que le mal est immense. Cela tient aux conditions particulières dans lesquelles se trouvent les jeunes gens dans les grandes villes. Là les faits priment les livres. Ce qu’on voit et ce qu’on entend dépasse en immoralité ce qu’on pourrait lire. Les théâtres, les bals publics, les ateliers sont une école où l’on peut tout apprendre. Les excitations de la rue, le luxe des femmes du demi-monde qui s’affichent scandaleusement, les sollicitations directes au mal par des jeunes gens désœuvrés qui guettent les jeunes filles à la sortie des magasins ou de l’ouvroir, les appels à la débauche des femmes de la rue à des garçons à peine adolescents, les riches devantures où s’étalent les gravures obscènes, tout cela corrompt les mœurs plus vite que ne le feraient des livres.



  1. 2 Timothée II, 17.
  2. Le Juif errant, tome X, p. 188-189
  3. Lélia, tome II, p. 38 et 29.
  4. Id. p. 217.
  5. Les deux Cadavres, tome XXV, ch. Il p.81.
  6. Les deux Cadavres, tome I., p. 85.
  7. Peau-de-chagrin, p. 199.
  8. Père Goriot.
  9. Et dans Marion Delorme de Victor Hugo :

    Je ne le puis ! — Ton souffle a relevé mon âme,
    Mon Didier ! Près de toi, rien de moi n’est resté,
    Et ton amour m’a fait une virginité.

  10. La jeunesse de Fanny Kemble.
  11. Records of a girlhood by Frances Anne Kemble.
  12. Les limites de la liberté chrétienne, p. 63.
  13. Qu’ils reçoivent ici l’expression de notre gratitude pour l’aide et la sympathie qu’ils nous ont accordées.
  14. A. de Musset, Rolla.