Du fondement de la morale

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Du fondement de la morale
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 177-188).
LEÇONS SUR L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE,


PAR M. VICTOR COUSIN.

Nous avons sous les yeux une publication d’une haute importance : M. Cousin est à la veille de donner aux amis de la philosophie la première partie de ce grand ensemble de leçons qui composent sa carrière de professeur tout entière. L’enseignement de M. Cousin a eu deux époques, celle qui s’étend de 1815 à 1820, et où la jeune école philosophique se forme et se constitue ; puis, après un silence de huit années, la brillante époque de 1828 à 1830, où l’éclectisme se produit dans le monde avec le cortège de ses applications les plus élevées et les plus hardies.

Cette seconde période des leçons de M. Cousin est parfaitement connue du public ; la première l’est à peine, et cependant c’est peut-être la plus curieuse et la plus féconde. Comme le dit l’illustre écrivain lui-même : « Ce sont là les commencemens, c’est le berceau de la philosophie nouvelle. Le temps lui apportera des forces. Peu à peu elle agrandira son horizon et ses vues. De la philosophie moderne elle s’étendra dans la philosophie ancienne ; elle joindra Platon à Descartes, Aristote à Locke, Proclus à Malebranche, elle s’enfoncera même dans les ténèbres de la scolastique ; elle embrassera tous les âges de la pensée humaine ; elle rappellera tous les systèmes à un petit nombre de principes élémentaires, harmonieux et opposés, toujours en guerre et inséparables. Ici elle est encore bien loin de ses derniers développemens ; elle est renfermée dans l’enceinte de la philosophie moderne, et elle commence à peine à entrevoir l’antiquité ; mais elle est déjà en possession de toutes les idées essentielles et d’une doctrine bornée, mais solide. Elle est assise sur le sens commun ; elle a l’enthousiasme du beau et du bien, elle aime la liberté et la vertu ; elle est toute pénétrée de la pensée de Dieu ; elle ne s’élève pas encore bien haut, mais on sent qu’elle a des ailes. »

Dès l’année 1811, M. Royer-Collard avait engagé le combat avec vigueur contre la philosophie de la sensation ; mais à l’exemple de Reid, qu’il avait pris pour maître, il ne s’était guère avancé au-delà de l’horizon de la psychologie. Il restait à poursuivre le condillacisme sur le terrain de la métaphysique, de l’esthétique, de la morale. Cela même était peu encore, si l’on n’opposait pas à l’analyse artificielle de l’école sensualiste une observation plus complète et plus vraie de la nature humaine, à la morale de l’intérêt celle du devoir, à une métaphysique toute négative la foi du genre humain retrouvée au plus profond de la conscience, et tout ensemble au faîte des plus libres spéculations. Ce fut l’œuvre propre qu’entreprit avec une ardeur merveilleuse le jeune suppléant de M. Royer-Collard, emporté dès les premiers jours, et comme malgré lui, hors du cercle étroit où sa sincère et pieuse déférence avait d’abord voulu s’enfermer, cherchant partout, en Allemagne, en France, et déjà dans l’antiquité, des adversaires à Condillac, et à lui-même des inspirateurs ; pénétrant courageusement dans les souterrains de la philosophie germanique, allant de Kant à Fichte, quittant Fichte pour Malebranche et Malebranche pour Platon, et préparant de la sorte l’union future, l’union aujourd’hui indissoluble de la philosophie et de son histoire.

Sans rester étranger à aucun des grands problèmes philosophiques, l’enseignement de 1815 à 1820 eut pourtant ce caractère de tout ramener au problème moral comme à un centre commun de critique et d’analyse. Or, de toutes les applications fondamentales de l’éclectisme, la morale est celle dont il était resté le moins de traces, et qui présente en ce moment le plus d’intérêt et de nouveauté. Nous sommes heureux de pouvoir satisfaire d’avance la curiosité des amis de la philosophie, en citant quelques fragmens où les vues morales de M. Cousin sont présentées dans un style digne d’elles par la noblesse et la pureté. Pour nous, qu’il nous suffise de signaler en peu de mots le trait essentiel qui les caractérise.

La morale que la philosophie française s’honore d’enseigner est entièrement fondée sur la raison, et en même temps elle est d’une irréprochable sévérité. C’est au nom de la conscience qu’elle nous parle de nos devoirs ; mais la religion la plus austère ne nous les imposerait pas avec une autorité plus inflexible. Ce dut être un noble spectacle, en ces tristes premières années de la restauration, où les caractères fléchissaient sous la double servitude d’une philosophie sensualiste encore debout et d’une réaction religieuse qui préludait aux derniers excès ; ce dut être une source de nobles émotions et de généreuses espérances que cette voix mâle et fière qui disait à la jeunesse : La liberté fait toute notre dignité morale, et l’essence de la liberté elle-même, c’est sa subordination au devoir. Les générations nouvelles apprenaient à cette sévère école à répudier en ce qu’il eut d’incomplet l’esprit du XVIIIe siècle, tout en retenant ce qui fit sa grandeur et sa force, je veux dire l’indépendance de la pensée et l’énergique sentiment des droits de l’homme. En redisant ses leçons de 1818, M. Cousin peut se rendre ce témoignage qu’il est encore aujourd’hui ce qu’il était dans ces orageuses années de sa jeunesse, où il combattait au premier rang contre une réaction formidable. Combien d’autres ne pourraient dire comme lui : « Ce sont les principes de notre mortelle révolution qui formaient déjà, comme ils composent encore aujourd’hui après vingt-cinq années de réflexions nouvelles, notre foi morale et politique ! » Mais ce n’est pas ici le moment de récriminer ; hâtons-nous de livrer au lecteur quelques-unes de ces fortes pages où le sentiment moral et religieux s’unit avec l’indépendance philosophique en une si belle harmonie :


« La philosophie n’usurpe aucun pouvoir étranger ; mais elle n’est pas disposée à déserter son droit d’examen sur toutes les grandes manifestations de la nature humaine. Toute philosophie qui n’aboutit pas à la morale est à peine digne de ce nom, et toute morale qui n’aboutit pas au moins à des vues générales sur la société et le gouvernement est une morale impuissante qui n’a ni conseils ni règles à donner à l’humanité dans ses épreuves les plus difficiles.

« La philosophie a devant elle deux routes différentes : elle peut faire de deux choses l’une, ou bien accepter les données du sens commun, les éclaircir, par là les développer et les accroître, et fortifier, en les exprimant fidèlement, les croyances de l’humanité ; ou bien, préoccupée de tel ou tel principe, l’imposer aux données naturelles du sens commun, admettre celles qui sont conformes à ce principe, plier les autres artificiellement à celles-là, ou les nier ouvertement ; c’est ce que l’on appelle faire un système.

« Les systèmes philosophiques ne sont pas la philosophie : la philosophie les surpasse de toute la supériorité d’un principe sur ses applications. Les systèmes s’efforcent de réaliser l’idée de la philosophie, comme les institutions civiles s’efforcent de réaliser celle de la justice, comme les arts expriment de leur mieux la beauté infinie, comme les sciences poursuivent la science universelle Les systèmes philosophiques sont nécessairement imparfaits, sans quoi il n’y en aurait jamais eu deux dans le monde. Heureux ceux qui passent aussi en bien faisant, et qui répandent dans les esprits et dans les aines, avec quelques erreurs innocentes, le goût sacré du vrai, du beau et surtout du bien ! Mais les systèmes philosophiques suivent leur temps bien plus qu’ils ne le dirigent ; ils reçoivent leur esprit des mains de leur siècle. Au milieu du XVIIIe siècle, vers la fin de la régence et sous le règne de Louis XV, la philosophie anglaise de Locke, transportée en France et développée selon le goût du temps, y produisit une école célèbre qui long-temps domina et qui domine encore parmi nous, protégée par de vieilles habitudes, mais en contradiction radicale avec l’esprit nouveau, avec les institutions et les mœurs issues de la révolution française. Sorti du sein des tempêtes, nourri dans le berceau d’une révolution, élevé sous la mâle discipline du génie de la guerre, le XIXe siècle ne peut en vérité contempler son image et retrouver ses instincts dans une philosophie née à l’ombre des délices de Versailles, admirablement faite pour la décrépitude d’une monarchie arbitraire, mais non pas pour la vie laborieuse d’une jeune liberté environnée de périls. Pour moi, entre un système tout-puissant, il est vrai, mais dont je connais l’origine, entre ce système et la foi éternelle de l’humanité devenue le besoin le plus pressant de la société nouvelle, j’ai fait mon choix, et, après avoir combattu la philosophie de la sensation dans sa théorie métaphysique, je n’hésiterai pas à la combattre dans la doctrine morale qu’elle devait nécessairement produire, et qui a si long-temps régné sur les esprits et sur les ames, je veux dire la morale de l’intérêt…

« Reconnaissons d’abord que cette morale est une réaction extrême, mais jusqu’à un certain point légitime contre la rigueur excessive de la morale stoïque, et surtout de la morale ascétique qui étouffe la sensibilité au lieu de la régler, et, pour sauver l’ame des passions, lui commande un sacrifice de tous les instincts de la nature qui ressemble à un suicide.

« L’homme n’est fait pour être ni un sublime esclave, comme Épictète, appliqué à bien supporter la mauvaise fortune sans s’efforcer de la surmonter, ni, comme l’auteur de l’Imitation, l’angélique habitant d’un cloître, appelant la mort comme une délivrance bienheureuse et la devançant, autant qu’il est en lui, par une continuelle pénitence et dans une adoration muette. La vie humaine n’est point une prison, ni le monde un couvent. Le goût du plaisir, les passions même ont leur raison dans les besoins de l’humanité. Ou la vie est un contre-sens inintelligible qu’il faut briser le plus tôt possible, ou elle a son prix et une fin digne de son auteur. Mais, pour que l’homme en fasse un emploi légitime, la première condition, c’est qu’il y tienne. Le premier lien de l’homme avec la vie est le plaisir. Otez le plaisir, et la vie lui est sans attrait. Supprimez la passion, plus d’excès, il est vrai, mais plus de ressort suffisant ; faute de vents, le vaisseau ne marche plus et s’enfonce bientôt dans l’abîme. Supposez un être auquel manque l’amour de lui-même, l’instinct de la conservation, l’horreur de la souffrance, surtout l’horreur de la mort, qui n’ait de goût ni pour le plaisir ni pour le bonheur, en un mot destitué de tout intérêt personnel, un tel être ne résistera pas longtemps aux innombrables causes de destruction qui l’environnent et qui l’assiègent ; il ne durera pas un jour. Jamais une seule famille ne pourra se former ni se maintenir, jamais la moindre société. Celui qui a fait l’homme, et qui l’a fait apparemment pour qu’il se conservât et se développât, n’a pas confié le soin de son ouvrage à la vertu seule, au dévouement et à une charité sublime : il a voulu que la durée et le développement de la race et de la société humaine fussent assis sur des fondemens plus simples et plus sûrs, et voilà pourquoi il a donné à l’homme l’amour de soi, l’instinct de la conservation, le goût du plaisir et du bonheur, les passions qui animent la vie, l’espérance et la crainte, l’amour, l’ambition, l’intérêt personnel enfin, mobile puissant, permanent, universel, qui nous pousse à améliorer sans cesse notre condition sur la terre.

« On le voit, nous ne venons pas contester à la morale de l’intérêt la vérité ni même la légitimité de son principe ; nous sommes convaincu que ce principe existe, et qu’il a sa raison d’être. La seule question que nous posons est celle-ci : Le principe de l’intérêt est vrai en lui-même ; mais n’y a-t-il pas aussi d’autres principes tout aussi vrais, tout aussi légitimes ?…

« Il ne faut pas confondre la puissance et le droit. Un être pourrait avoir une puissance immense, celle de l’ouragan, de la foudre, celle d’une des forces de la nature ; s’il n’y joint la liberté, il n’est qu’une chose redoutable et terrible, il n’est point une personne : il n’a pas de droits. Il peut inspirer une terreur immense : il n’a pas droit au respect. On n’a pas de devoirs envers lui.

« Le devoir et le droit sont frères. Leur mère commune est la liberté. Ils naissent le même jour, ils se développent et ils périssent ensemble. On pourrait même dire que le droit et le devoir ne font qu’un, et sont le même être envisagé de deux côtés différens. Qu’est-ce, en effet, que mon droit à votre respect, sinon le devoir que vous avez de me respecter, parce que je suis un être libre ? Mais vous-même vous êtes un être libre, et le fondement de mon droit et de votre devoir devient pour vous le fondement d’un droit égal et en moi d’un égal devoir.

« Je dis égal de l’égalité la plus rigoureuse, car la liberté, et la liberté seule, est égale à elle-même. Il n’y a d’identique en moi que la personne. Tout le reste est divers ; par tout le reste, les hommes diffèrent ; car la ressemblance est encore de la différence. Comme il n’y a pas deux feuilles qui soient les mêmes, il n’y a pas deux hommes absolument les mêmes par le corps, par la sensibilité, par l’esprit, par le cœur. Mais il n’est pas possible de concevoir de différence entre le libre arbitre d’un homme et le libre arbitre d’un autre. Je suis libre ou je ne le suis pas. Si je le suis, je le suis autant que vous, et vous l’êtes autant que moi. Il n’y a pas là de plus ou de moins. On est une personne morale tout autant et au même titre qu’une autre personne morale. La volonté, qui est le siège de la liberté, est la même dans tous les hommes. Elle peut avoir à son service des instrumens différens, des puissances différentes, et par conséquent inégales, soit matérielles, soit spirituelles ; mais les puissances dont la volonté dispose ne sont pas elle, car elle n’en dispose point d’une manière absolue. Le seul pouvoir libre est celui de la volonté, mais celui-là l’est essentiellement. Si la volonté reconnaît des lois, ces lois ne sont pas des mobiles, des ressorts qui la meuvent : ce sont des lois idéales, celle de la justice, par exemple ; la volonté reconnaît cette loi, et en même temps elle a la conscience de pouvoir s’y conformer ou l’enfreindre, ne faisant l’un qu’avec la conscience de pouvoir faire l’autre, et réciproquement. Là est le type de la liberté, et en même temps de la vraie égalité ; tout autre est un mensonge. Il n’est pas vrai que les hommes aient le droit d’être également riches, beaux, robustes, de jouir également, en un mot d’être également heureux : car ils diffèrent originellement et nécessairement par tous les points de leur nature qui correspondent au plaisir, à la richesse, au bonheur. Dieu nous a faits avec des puissances inégales pour toutes ces choses. Ici l’égalité est contre la nature et contre l’ordre éternel ; car la différence est, tout aussi bien que l’harmonie, la loi de la création. Rêver une telle égalité est une méprise étrange, un égarement déplorable. La fausse égalité est l’idole des esprits et des cœurs mal faits, de l’égoïsme inquiet et ambitieux. C’est l’envie appliquée à l’impossible. La vraie égalité accepte sans honte toutes les inégalités extérieures que Dieu a faites, et qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme non-seulement d’effacer, nais de modifier. La noble liberté n’a rien à démêler avec les furies de l’orgueil et de l’envie. Comme elle n’aspire point à la domination, de même et en vertu du même principe elle n’aspire point davantage à une égalité chimérique d’esprit, de beauté, de fortune, de jouissances. D’ailleurs, cette égalité-là, fût-elle possible, serait de peu de prix à ses yeux ; elle demande quelque chose de bien autrement grand que le plaisir, la fortune, le rang, à savoir le respect. Le respect, un respect égal du droit sacré d’être libre dans tout ce qui constitue la personne, cette personne qui est vraiment l’homme ; voilà ce que la liberté et avec elle la vraie égalité réclament, ou plutôt commandent impérieusement. Il ne faut pas confondre le respect avec les hommages. Je rends hommage au génie et à la beauté. Je respecte l’humanité seule, et par là j’entends toutes les natures libres, car tout ce qui n’est pas libre dans l’homme lui est étranger. L’homme est donc l’égal de l’homme précisément par tout ce qui le fait homme, et le règne de l’égalité véritable n’exige de la part de tous que le respect même de ce que chacun possède également en soi, et le jeune et le vieux, et le laid et le beau, et le riche et le pauvre, et l’homme de génie et l’homme médiocre, et la femme et l’homme, tout ce qui a la conscience d’être une personne et non une chose. Le respect égal de la liberté commune est le principe à la fois du devoir et du droit ; c’est la vertu de chacun et c’est la sécurité de tous ; par un accord admirable, c’est la dignité parmi les hommes et c’est aussi la paix sur la terre. Telle est la grande et sainte image de la liberté et de l’égalité, qui a fait battre le cœur de nos pères, et celui de tout ce qu’il y a eu d’hommes vertueux et éclairés, de vrais amis de l’humanité. Tel est l’idéal que poursuit la vraie philosophie à travers les siècles, depuis les rêves généreux d’un Platon jusqu’aux solides conceptions d’un Montesquieu, depuis la première législation libérale de la plus petite cité de la Grèce jusqu’aux travaux de l’assemblée constituante, jusqu’à noire immortelle déclaration des droits.

« Ce n’est point là l’idéal que la philosophie de la sensation a le droit de se proposer. Elle part d’un principe qui la condamne à des conséquences aussi désastreuses que celles du principe de la liberté sont bienfaisantes. En confondant la volonté avec le désir, elle justifie la passion qui est le désir dans toute sa force, la passion qui est précisément le contraire de la liberté. Elle déchaîne ainsi tous les désirs et toutes les passions, elle ôte tout frein à l’imagination et au cœur ; elle rend chaque homme bien moins heureux de ce qu’il possède que misérable de ce qui lui manque ; elle lui fait regarder son voisin d’un œil d’envie ou de mépris, et pousse incessamment la société vers l’anarchie ou vers la tyrannie. Où voulez-vous, en effet, que conduise l’intérêt à la suite du désir ? Mon désir est certainement d’être le plus heureux possible. Mon intérêt est de chercher à l’être par tous les moyens, quels qu’ils soient, sous cette seule réserve qu’ils ne soient pas contraires à leur fin. Si je suis né le premier des hommes, le plus riche, le plus beau, le plus puissant, etc., je ferai tout pour conserver les avantages que j’ai reçus. Si le sort m’a fait naître dans un rang peu relevé, avec une fortune médiocre, des facultés bornées et des désirs immenses, car, on ne peut trop le redire, le désir aspire à l’infini en tout genre, je ferai tout pour sortir de la foule, pour augmenter mon pouvoir, ma fortune, mes jouissances. Malheureux de ma place en ce monde, pour la changer, je rêve, j’appelle les bouleversemens, il est vrai, sans enthousiasme et sans fanatisme politique, — l’intérêt seul ne produit pas ces nobles folies, — mais sous l’aiguillon brûlant de la vanité et de l’ambition. Me voilà donc arrivé à la fortune et au pouvoir ; l’intérêt réclame alors la sécurité, comme auparavant il invoquait l’agitation. Le besoin de la sécurité me ramène de l’anarchie au besoin d’un ordre quelconque, pourvu qu’il soit à mon profit, et je deviens tyran, si je puis, ou serviteur doré du tyran. Contre l’anarchie et la tyrannie, ces deux fléaux de la liberté, le seul rempart est le sentiment universel du droit, fondé sur la ferme distinction du bien et du mal, du juste et de l’utile, de l’honnête et de l’agréable, de la vertu et de l’intérêt, de la volonté et du désir, de la sensation et de la conscience…

« Il est une autre doctrine qui, mécontente à la fois de la philosophie grossière de la sensation et de la philosophie ambitieuse de la raison, croit se rapprocher du sens commun en faisant reposer sur le sentiment la science, l’art et la morale. Cette école, illustrée dans ces derniers temps par Rousseau et surtout par M. Jacobi, veut qu’on se fie à l’instinct du cœur, à cet instinct plus noble que la sensation et moins subtil que le raisonnement. N’est-ce pas le cœur en effet qui sent le beau et le bien, n’est-ce pas lui qui, dans toutes les grandes circonstances de la vie, quand la passion et le sophisme obscurcissent à nos yeux la sainte idée du devoir et de la vertu, la fait briller d’une irrésistible lumière, et en même temps nous échauffe, nous anime, nous donne le courage de la pratiquer ?

« Nous aussi, grace à Dieu, nous avons reconnu et nous avons mis bien au-dessus de la sensation ce phénomène admirable qu’on nomme le sentiment ; nous croyons même qu’on en trouvera ici une analyse plus précise et plus complète que dans les écrits où le sentiment règne seul. Oui, il y a un plaisir exquis attaché à la contemplation de la vérité, à la reproduction du beau, à la pratique du bien ; il y a en nous un amour inné pour toutes ces choses ; et, quand on ne se pique pas d’une grande rigueur, on peut très bien dire que c’est le cœur qui discerne la vérité, que les grandes pensées viennent du cœur, que le cœur est et doit être la lumière et le guide de notre vie.

« Aux yeux d’une analyse peu exercée, la raison spontanée et le sentiment se confondent par une multitude de ressemblances. Le sentiment est attaché intimement à la raison ; il en est la forme sensible. Au fond du sentiment est la raison, qui lui communique son autorité, tandis que le sentiment prête à la raison son charme et sa puissance. La preuve la plus répandue et la plus touchante de l’existence de Dieu n’est-elle pas cet élan du cœur qui, dans la conscience de nos misères et à la vue des imperfections de tout genre qui nous assiègent, nous suggère irrésistiblement l’idée confuse d’un être infini et parfait, nous remplit, à cette idée, d’une émotion inexprimable, mouille nos yeux de pleurs ou même nous prosterne à genoux devant celui que le cœur nous révèle, alors même que la raison refuse d’y croire ? Mais regardez-y de plus près : vous verrez que cette raison incrédule, c’est le raisonnement appuyé sur des principes d’une portée insuffisante ; vous verrez que ce qui nous révèle l’être infini et parfait, c’est précisément la raison elle-même et la raison seule ; vous verrez que c’est ensuite cette révélation de l’infini par la raison, qui, passant dans le sentiment, produit l’émotion et les ravissemens que nous avons rappelés. A Dieu ne plaise que nous repoussions le sentiment ! Nous l’invoquons au contraire et pour les autres et pour nous. Nous sommes ici avec le peuple ; nous sommes peuple nous-mêmes. C’est à la lumière du cœur, empruntée à celle de la raison, mais qui la réfléchit plus vive dans les profondeurs de notre être, que nous nous confions, pour entretenir dans l’ame de l’ignorant toutes les grandes vérités, et pour les sauver même dans l’ame du philosophe des égaremens ou des raffinemens d’une philosophie ambitieuse.

« Nous pensons, avec Quintilien et Vauvenargues, que la noblesse des sentimens fait la hauteur des pensées. L’enthousiasme est le principe des grands travaux comme des grandes actions. Sans l’amour du beau, l’artiste ne produira que des œuvres régulières peut-être, mais froides, qui pourront plaire au géomètre, mais non pas à l’homme de goût. Pour communiquer la vie à la toile, au marbre, à la parole, il faut la porter en soi. C’est le cœur, mêlé à la logique, qui fait la haute éloquence ; c’est le cœur, mêlé à l’imagination, qui fait la grande poésie. Songez à Bossuet, à Homère, à Corneille, à Racine leur trait le plus caractéristique, c’est le pathétique, et le pathétique, c’est le cri du cœur. Mais c’est surtout dans la morale qu’éclate la puissance du sentiment. Le sentiment est comme une grace divine qui nous aide à accomplir la loi sérieuse et austère du devoir. Combien de fois n’arrive-t-il pas qu’en des situations délicates, compliquées, difficiles, on ne sait pas démêler où est le vrai, où est le bien ! Le sentiment vient au secours du raisonnement qui chancelle ; il parle, et toutes les incertitudes se dissipent. En écoutant ses inspirations, on peut agir imprudemment, mais rarement on agit mal : la voix du cœur, c’est aussi la voix de Dieu.

« Nous faisons donc une grande place à ce noble élément de la nature humaine. Nous croyons l’homme presque aussi grand par le cœur que par la raison. Nous rendons hommage aux généreux écrivains qui, dans le relâchement des principes et des mœurs au XVIIIe siècle, ont opposé le charme et la puissance du sentiment à la bassesse du calcul et de l’intérêt. Nous sommes avec Hutcheson contre Hobbes, avec Rousseau contre Helvétius, avec l’auteur de Woldemar contre la morale de l’égoïsme ou celle de l’école. Nous leur empruntons ce qu’ils ont dit de vrai ; nous leur laissons des exagérations inutiles ou dangereuses. Il faut joindre le sentiment à la raison, mais il ne faut pas remplacer la raison par le sentiment. D’abord il est contraire aux faits de confondre la raison avec le raisonnement et de les envelopper dans la même critique. Le raisonnement est, après tout, l’instrument légitime de la raison : il vaut ce que valent les principes sur lesquels il s’appuie. Ensuite la raison, et singulièrement la raison spontanée, est, comme le sentiment, immédiate et directe ; elle va droit à son objet, sans passer par l’analyse, l’abstraction, la déduction, opérations excellentes sans doute, mais qui en supposent une première, l’aperception pure et simple de la vérité. Cette aperception, c’est à tort qu’on l’attribue au sentiment. Le sentiment est une émotion, non un jugement ; il jouit ou il souffre, il aime ou il hait ; il ne connaît pas. Il n’est pas universel comme la raison, et même, comme il touche encore par quelque côté à l’organisation, il lui emprunte quelque chose de son inconstance. Enfin le sentiment est attaché à la raison il la suit, il ne la précède point. En supprimant la raison, on supprime donc.le sentiment qui en émane, et la science, l’art et la morale manquent de fondemens fermes et solides. »


Après avoir ainsi réfuté tour à tour la morale de l’intérêt et celle du sentiment, et établi ensuite les devoirs et les droits de l’homme sur leur véritable base, l’idée rationnelle du bien, l’illustre écrivain, passant de la morale à la théodicée, remonte jusqu’au premier et dernier principe des idées comme des existences, jusqu’à Dieu lui-même :


« Dieu est le principe du bien : il l’est comme fondement de toute vérité, de la vérité morale comme de toutes les autres. Tous nos devoirs sont compris dans la justice et la charité. Or, de qui peut nous venir une telle loi, sinon d’un être essentiellement juste et bon ? C’est là, selon nous, une démonstration invincible et souveraine de la justice et de la charité divine : cette démonstration éclaire et soutient toutes les autres. Dans cet immense univers dont nous entrevoyons une faible partie, malgré plus d’une obscurité, Dieu nous apparaît juste et bon. Tout semble ordonné en vue du bien général, éclatante image de ce que doit être la conduite de l’homme. Enfin Dieu seul peut achever l’ordre moral. Cet ordre a pour loi l’harmonie de la vertu et du bonheur, il réclame donc l’accomplissement de cette loi. Sans doute, elle s’accomplit déjà dans le monde visible, dans les conséquences de tout genre qui suivent les bonnes et les mauvaises actions, dans la société qui punit et récompense, dans l’estime et le mépris public, surtout dans les troubles et dans les joies de la conscience. Toutefois cette loi nécessaire n’est point exactement accomplie ; elle doit l’être pourtant, ou l’ordre moral n’est point satisfait, et la nature la plus intime des choses, leur nature morale, demeure voilée, troublée, pervertie. Il faut donc qu’il y ait un être qui se charge d’accomplir, dans un temps qu’il s’est réservé et de la manière qui conviendra, l’ordre dont il a mis en nous l’inviolable besoin ; et cet être, c’est Dieu.

« Ainsi de toutes parts, de la métaphysique, de l’esthétique, surtout de la morale, nous nous élevons au même principe, centre commun, fondement dernier de toute vérité, de toute beauté, de tout bien. Le vrai, le beau et le bien ne sont que les révélations diverses d’un même être. L’intelligence humaine, interrogée sur toutes ces idées qui sont incontestablement en elle, nous fait toujours la même réponse ; elle nous renvoie à la même explication au fond de tout, au-dessus de tout, Dieu, toujours Dieu.

« Nous voici donc arrivés, de degrés en degrés, à la religion. Nous voici en communion avec les grandes philosophies qui toutes proclament un Dieu, et en même temps avec les religions qui couvrent la terre et qui toutes reposent sur le fondement sacré de la religion naturelle. Par là nous entendons, non pas la religion à laquelle l’homme peut arriver dans cet état hypothétique qu’on appelle l’état de nature, mais la religion que nous révèle la lumière naturelle accordée à tous les hommes sans le secours d’une révélation particulière. Tant que la philosophie n’est pas parvenue à la religion, elle est au-dessous de tous les cultes, même les plus imparfaits, qui du moins donnent à l’homme un père, un témoin, un consolateur, un juge. Par la religion, la philosophie entre en rapport avec l’humanité, qui, d’un bout du monde à l’autre, aspire à Dieu, croit en Dieu, espère en Dieu. La philosophie contient le fonds commun de toutes les croyances religieuses ; elle leur emprunte en quelque sorte leur principe, et elle le leur rend entouré de lumière, élevé au-dessus de toute incertitude, placé à l’abri de toute attaque. La philosophie peut donc à son tour se présenter au genre humain. Elle aussi elle a droit à sa confiance ; car elle lui parle de Dieu au nom de tous ses besoins et de toutes ses facultés, au nom de la raison et au nom du sentiment…

« La théodicée a deux écueils : l’un est l’abstraction, l’abus de la dialectique ; c’est le vice de l’école et de la métaphysique. S’efforce-t-on d’éviter cet écueil, on court le risque d’aller se briser contre l’écueil opposé, je veux dire cet effroi du raisonnement qui s’étend jusqu’à la raison, cette prédominance excessive du sentiment qui, développant en nous les facultés aimantes et affectueuses aux dépens de toutes les autres, nous jette dans un anthropomorphisme sans critique, et nous fait instituer avec Dieu un commerce intime et familier où nous oublions un peu trop l’auguste et redoutable majesté de l’être divin. L’ame tendre et contemplative ne peut ni aimer ni contempler en Dieu la nécessité, l’éternité, l’infinitude, qui ne tombent point sous les prises de l’imagination et du cœur, mais qui se conçoivent seulement. Elle les néglige donc. Elle n’étudie pas non plus Dieu dans les vérités de toute espèce, physiques, métaphysiques et morales, qui le manifestent ; elle considère en lui particulièrement les caractères auxquels s’attache l’affection. Dans l’adoration, Fénelon retranche toute crainte pour ne laisser subsister que l’amour, et, comme je l’ai déjà dit, sainte Thérèse et Mme Guyon finissent par aimer Dieu comme un amant.

« On évite ces excès contraires d’une sentimentalité raffinée et d’une abstraction chimérique, en ayant sans cesse présens à la pensée et la nature de Dieu par laquelle il échappe à tout rapport avec nous, la nécessité, l’éternité, l’infinitude, et en même temps ceux de ses attributs qui sont nos propres attributs transportés en lui par cette raison très simple qu’ils en viennent.

« Je ne puis concevoir Dieu que dans ses manifestations et par les signes qu’il me donne de son existence, comme je ne puis concevoir un être que par ses attributs, une cause que par ses effets, comme je ne me conçois moi-même que par l’exercice de mes facultés. Otez mes facultés et la conscience qui me les atteste, je suis pour moi comme si je n’étais pas. Il en est de même de Dieu : ôtez la nature, et, mon ame n’apercevant plus nul signe de Dieu, je n’y songe pas même. C’est donc dans la nature et dans l’ame qu’il faut le chercher et qu’on peut le trouver…

Telle est notre théodicée : elle rejette les excès de tous les systèmes, et elle contient, nous le croyons au moins, tout ce qu’ils ont de bon. Au sentiment elle emprunte un Dieu personnel comme nous sommes nous-mêmes une personne, et à la raison un Dieu nécessaire, éternel, infini. En présence de deux systèmes opposés, l’un qui, pour voir et sentir Dieu dans le monde, l’y absorbe, l’autre qui, pour ne pas confondre Dieu avec le monde, l’en sépare et le relègue dans une solitude inaccessible, elle leur donne à tous les deux une juste satisfaction en leur offrant un Dieu qui est en effet dans le monde, puisque le monde est son ouvrage, mais sans que son essence y soit épuisée, un Dieu qui est tout ensemble unité absolue et unité multipliée, infini et vivant, immuable et principe du mouvement, suprême intelligence et suprême vérité, souveraine justice et souveraine bonté, devant lequel le monde et l’homme sont comme le néant, et qui pourtant se complaît dans le monde et dans l’homme, substance éternelle et cause inépuisable, impénétrable et partout sensible, qu’il faut tour à tour rechercher dans la vérité, admirer dans la beauté, imiter à une distance infinie dans la bonté et dans la justice, vénérer et aimer, étudier sans cesse avec un zèle infatigable et adorer en silence !…

« Cette doctrine est si simple, elle est tellement dans toutes nos puissances, elle est si conforme à tous nos instincts, qu’elle paraît à peine une doctrine philosophique ; et en même temps, si vous l’examinez de plus près, si vous la comparez avec tous les systèmes célèbres, vous trouverez qu’elle s’en rapproche et qu’elle en diffère, qu’elle n’est absolument aucun d’eux et qu’elle les embrasse tous et les représente précisément par le côté qui les recommande à l’attention de l’histoire. Bien imparfaite encore, œuvre incomplète des méditations et de l’enseignement de quelques années, le temps, je l’espère, la fortifiera et l’agrandira. Telle qu’elle est, puisse-t-elle pénétrer dans les esprits et dans les ames, y déposer et y entretenir le goût du sens commun, sans lequel la philosophie n’est qu’une spéculation arbitraire ; le goût de la philosophie, sans lequel le sens commun n’est qu’un instinct aveugle ; le goût enfin de l’histoire de la philosophie, sans lequel le plus puissant génie, privé de l’expérience des génies qui l’ont devancé, se trouverait au XIXe siècle livré aux mêmes chances d’erreur que celui qui le premier osa penser ! N’oublions pas que, si la philosophie du XIXe siècle peut surpasser toutes les philosophies précédentes, c’est à la condition de les bien connaître, de distinguer les erreurs et les vérités qu’elles lui transmettent, de laisser tomber les unes dans l’abîme du passé, de recueillir soigneusement les autres, et d’y asseoir les espérances de l’avenir. »