Du mouvement catholique en France depuis 1830/01

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DU
MOUVEMENT CATHOLIQUE.

PREMIÈRE PARTIE.

I. — renaissance catholique.

Chaque siècle, comme chaque homme, a ses exagérations, ses contrastes. Sous ce rapport, nous n’avons rien à envier aux générations qui nous ont précédés, et ce serait une étrange histoire que celle des opinions et des idées extrêmes qui ont eu cours dans l’époque troublée où nous vivons. Le peuple qui tuait son roi, qui proscrivait son Dieu, il y a tantôt cinquante ans, s’est agenouillé devant les autels qu’il avait brisés naguère. C’est là, à part l’imprescriptible puissance du sentiment religieux, une loi éternelle des choses de ce monde, un reflux inévitable qui nous ramène toujours au point que nous avons quitté, pour nous emporter de nouveau et nous y ramener encore. L’outrage révolutionnaire, en tombant sur les choses saintes, avait préparé une réaction religieuse, comme le régicide avait préparé une restauration. L’église de France eut bientôt cicatrisé ses plaies : de grands esprits, de grands écrivains se rallièrent à la cause du catholicisme et la défendirent, les uns par la logique, les autres par la poésie, Dieu fut, pour ainsi dire, rappelé de l’exil.

À l’origine même du siècle, le point de départ de cette ère nouvelle est marqué dans la politique par le concordat de 1801, dans la littérature par le Génie du christianisme, qui parut un an après le concordat. Retardé sous la restauration par l’appui même que lui prêtait le pouvoir, dans l’intérêt d’une politique qui se rejetait vers le passé, le mouvement religieux a pris, depuis 1830, un développement nouveau. On sait l’affluence qui se porte aux églises dans les grandes solennités, l’empressement du public à suivre les prédictions des orateurs chrétiens, le succès des cours de la faculté de théologie, et, s’il convient de faire une assez large part à la curiosité de la foule, il est juste aussi de reconnaître qu’auprès des oisifs et des curieux il y a les chrétiens sincères. Sans aucun doute, il faut attribuer la cause principale de ce mouvement à la séparation de la religion et de la politique opérée par la révolution de juillet, à la pensée, encourageante pour la foi sérieuse, que la liberté de conscience était acquise, et que le pouvoir ne spéculerait plus sur les croyances.

La renaissance des idées catholiques s’est produite dans la littérature par des manifestations diverses. Il a été fondé dans plusieurs villes, et sur le plan de la Société littéraire de l’université catholique de Louvain, des académies religieuses, qui se recrutent surtout parmi les jeunes gens, et qui ont pour but de discipliner aux mêmes doctrines les hommes qui s’occupent des travaux de l’esprit. Nous citerons à Paris le Cercle catholique, qui a été présidé par M. Rendu, conseiller de l’Université ; l’Institut catholique, qui est présidé par M. de Villeneuve-Bargemont ; la Société de Saint-Paul, qui publie, comme appendice de l’Univers, un recueil mensuel, la Revue de Saint-Paul, dont la mission est d’immoler, sans respect de la langue et des convenances, tous les écrivains qui ne se font pas les champions aveugles de l’intolérance ; à Lyon, l’Institut catholique, présidé par M. le cardinal de Bonald.

La propagande trouve des auxiliaires plus puissans encore dans les sociétés de bons livres, dans l’activité des imprimeries spéciales, dont quelques-unes sont même dirigées par des prêtres. En 1840, M. l’abbé Migne, ancien directeur de l’Univers religieux, fondait au Petit-Montrouge une imprimerie qui occupa dès la première année cent quarante ouvriers, et qui devait donner, par séries de publications successives, toute une encyclopédie catholique. Saint-Sulpice et Saint-Thomas d’Aquin ont aujourd’hui des bibliothèques paroissiales, et la presse religieuse semble lutter d’activité avec les presses des sociétés bibliques du protestantisme. Cette librairie, qui a résisté aux crises les plus graves, a pour principaux centres Paris, Lyon et Tours. Paris produit en général les grandes collections, les éditions de luxe, les Bibles ou les Évangiles illustrés ; Lyon, les éditions populaires et à bon marché. Voici à peu près pour toute la France, depuis 1835, le terme moyen des publications de chaque année, dans chaque genre :

Érudition et commentaires bibliques 
25
Catéchistes et sermonnaires 
50

Apologistes et mystiques 
290
Philosophie 
8
Vies des Saints 
40
Histoire ecclésiastique 
60
Littérature et poésie religieuses 
35
Total 
508

Il est à noter que les livres de prières à l’usage du culte ne sont pas compris dans ce chiffre déjà si élevé, et qui donne par les tirages à grand nombre une masse d’exemplaires beaucoup plus considérable que les autres branches de la librairie, à l’exception toutefois de la librairie universitaire. À part l’empressement du public religieux et la modicité des prix, cette remarquable propagation s’explique par le patronage constant du clergé. Ainsi il exige dans plusieurs séminaires de véritables boutiques (c’est le mot dont on se sert pour désigner ces sortes de dépôts), destinées à approvisionner le diocèse. Les annonces sont affichées sous le portail des églises, quelquefois même on fait la vente dans les sacristies ; on joint au volume quelque prière emportant indulgence, et au besoin des distributions gratuites sont faites à titre d’aumônes spirituelles. Certaines congrégations s’occupent même activement des placemens de la librairie religieuse ; c’est ainsi que parmi les frères de Saint Augustin qui ont leur principal établissement à Avignon on trouve, à côté des frères solitaires et des hospitaliers, les missionnaires propagateurs des bons livres.

Les arts, comme la littérature ont subi l’influence du prosélytisme. La peinture, après avoir épuisé l’élément païen, a demandé au christianisme, et quelquefois sans trop le comprendre, des inspirations nouvelles. Les nombreux travaux exécutés dans les églises favorisaient d’ailleurs, par un côté positif, cette tendance des esprits, et, sans que les artistes en soient peut-être pour cela plus catholiques, le nombre des sujets religieux s’est considérablement accru dans ces dernières années. En 1833, le chiffre des peintures pieuses exposées au salon, et pouvant figurer dans les églises, était de vingt seulement ; il s’est élevé en 1838 à quatre-vingt-six, et à cent soixante-un en 1842. Dans l’architecture, la réaction a été plus sensible encore, et du moins profitable à l’art même. L’iconographie chrétienne, appliquée à la conservation des monumens, s’est constituée de nos jours comme une science toute nouvelle. Des cours d’archéologie religieuse ont été ouverts dans les séminaires, et la dévotion s’est éveillée de toutes parts pour les reliques de pierre, comme on dit, qui sont les seuls poèmes complets et achevés que nous ait légués le moyen-âge. À défaut d’une inspiration originale et d’une foi suffisante pour les grandes créations, on a reproduit textuellement les compositions du passé. C’est un progrès néanmoins ; puisqu’il s’agit de christianisme mieux vaut la copie ogivale que le pastiche païen. On a vu même dans la construction des églises, les choses se passer exactement comme au moyen-âge. Ainsi, en ce moment, on bâtit à Rouen, sur la colline du Bon secours, une chapelle à la Vierge, et, comme aux âges les plus mystiques, les ouvriers donnent des journées gratuites tandis que M. l’archevêque et M. le premier président donnent des vitraux, à la seule condition de voir sculptées leurs armoiries sur les fenêtres.

Du reste, il est juste de le dire, le sentiment religieux du XIXe siècle, au milieu de ses entraînemens parfois mondains et purement admiratifs ou littéraires, a eu aussi son côté pratique ; il ne s’est point contenté de cette dévotion égoïste et stérile qui ne veut que son propre salut. Effrayée des misères inévitables que la civilisation traîne à sa suite, effrayée de la dureté de la charité légale et de l’impuissance trop souvent démontrée de la philanthropie, la foi contemporaine s’est imposé l’exercice des œuvres bienfaisantes commandées par l’Évangile. Tandis que les réformateurs matérialistes s’adressaient au peuple en lui montrant la terre promise dans l’application de leurs utopies, la piété sincère, moins orgueilleuse et plus puissante que le bien, s’adressait aux pauvres et leur tendait la main. Les plus tièdes eux-mêmes applaudiront sincèrement à la propagation des œuvres de bienfaisance, et leur pardonneront de grand cœur ce qu’elles ont parfois d’un peu mondain. Il faut donc citer dans Paris, comme ayant droit à la reconnaissance publique, la société de Charité maternelle, l’association de Sainte-Anne, celle des Mères de famille, fondée par M. de Quélen en faveur des orphelins du choléra ; la société des Amis de l’Enfance, sous la protection du saint enfant Jésus ; la société de Saint Vincent-de-Paule, qu’il ne faut pas confondre avec la société de Saint-Paul, et qui compte deux mille deux cents membres dans Paris, et des agens dans cinquante villes de la province ; l’œuvre de Saint-Charles, pour les prêtres âgés et infirmes ; la société de Saint-François Régis, pour la légitimation des enfans et la consécration civile et religieuse de ces ménages libres qui sont une des plaies des classes laborieuses : cette utile association a des succursales dans vingt-trois villes des départemens, et même une succursale à Constantinople. N’oublions pas non plus, dans un autre ordre d’institutions, mais toujours dans la sphère du bien pratique, la salutaire influence qu’ont exercée les idées catholiques, appliquées à l’organisation et à la direction de la colonie agricole de Mettray, des pénitenciers de Bordeaux, de Marseille et de Lyon.

Placées sous le patronage des membres du clergé, les sociétés chrétiennes de bienfaisance ont rallié à Paris comme quêteuses, présidentes, distributrices de secours, des dames du plus grand nom et des jeunes gens du monde élégant, qui partagent dans les divers quartiers de la capitale, avec MM. les curés des paroisses, les fatigues de la charité. À défaut de dotations suffisantes et de patrimoine foncier, les œuvres de charité ont recours aux cotisations annuelles, aux quêtes, aux loteries. La plupart d’entre elles publient chaque année le budget des recettes et justifient de l’emploi des fonds en présentant le chiffre des pauvres qui ont été secourus, le tableau des aumônes, soit en argent, soit en objets de première nécessité. Il convient d’ajouter, pour la gloire de notre époque, que les diverses communions, les divers cultes, se sont rencontrés souvent, pour la pratique du bien, et comme sur un terrain neutre, dans ces associations, dont quelques-unes sont administrées par des sociétés mixtes, composées de catholiques et de protestans. Toutes les œuvres de charité cependant n’ont pas cette louable tolérance ; il en est qui imposent aux pauvres qu’elles secourent, comme condition première de leur aumône, le strict accomplissement des devoirs religieux et l’assiduité aux exercices du culte. Ce fait a de l’importance, car, si nombreuses que soient les convictions sincères, on est surpris du brusque passage d’une indifférence presque générale aux pratiques de la dévotion la plus fervente, et quand on voit, par exemple, dans une paroisse de Paris, qui compte à peine 27,000 ames, le nombre des communions, qui avait été, en 1835, de 750 seulement, s’élever, en 1838, à 9,500, et à 20,000 en 1840, on peut se demander s’il faut attribuer exclusivement cette progression à l’éloquence des prédicateurs et à l’influence des conférences religieuses.

À côté des associations établies pour soulager les misères humaines, il en est d’autres qui s’occupent avant tout du prosélytisme. La plus importante, celle qui rappelle le moyen-âge en le dépassant, est sans contredit l’œuvre de la propagation de la foi, qui a pour but de seconder les missions par des prières et des secours d’argent. Fondée à Lyon en 1822, cette œuvre compte aujourd’hui sept cent mille associés en France et à l’étranger ; elle a recueilli, en 1841, 2,752,215 francs, chiffre d’autant plus remarquable que la cotisation obligatoire n’est que de cinq centimes par semaine ; mais, quand le pauvre donne un sou, il y a des riches qui donnent 1,000 francs. La propagation publie, à cent cinquante mille exemplaires, des Annales qui font suite aux Lettres Édifiantes. Les sacrifices que s’impose l’Europe catholique dans l’intérêt de ses croyances religieuses ont été grands sans doute dans ces derniers temps ; quoi qu’il en soit cependant, le protestantisme s’est montré dans son prosélytisme beaucoup plus prodigue d’argent : les diverses communions protestantes de l’Europe ont dépensé, en 1842, pour les missions et les distributions de livres, 26,734,474 francs.

Dans Paris, chaque paroisse a, pour ainsi dire, sa confrérie ; la plus étendue, celle qui a pris le nom d’archi-confrérie du Sacré-Cœur, et qui est dirigée par M. l’abbé Desgenettes, l’apôtre le plus actif, le plus influent du prosélytisme parisien, a réuni cinquante mille associés dans la capitale, et elle offre cela de remarquable, qu’elle a discipliné, sous la direction d’un prêtre dont les sympathies politiques sont loin d’êtres acquises aux idées révolutionnaires, un grand nombre de membres du parti républicain, et christianisé en quelque sorte les débris de la société des Droits de l’homme et les démolisseurs de l’archevêché.

Le jansénisme lui-même, après un long assoupissement, s’est réveillé dans cette résurrection générale ; il a choisi pour sa métropole Saint-Séverin. Deux cent cinquante familles environ le représentent dans cette paroisse, son dernier refuge. Unanimes dans les convictions religieuses et parfaitement unies par le rigorisme, les familles jansénistes de Saint-Séverin sont également ralliées à une même foi politique ; elles votent aux élections comme un seul homme, et toujours avec l’opposition.

L’esprit monastique, de son côté, gagne et se propage ; les ordres de la plus sévère observance, les trappistes, ont compté les fondations les plus nombreuses, et la France, en moins de vingt-cinq ans, a vu s’établir plus de monastères que le XVIIe siècle dans toute sa durée. Il va sans dire que les jésuites n’ont pas attendu, pour reprendre position, la levée du ban d’exil qui pèse sur eux ; comme toujours, ils ont dissimulé leur enseigne : ce ne sont plus même les pères de la foi, ce sont tout simplement des prêtres appliqués aux fonctions du saint ministère[1] ou des prêtres pensionnaires suivant les cours publics de Paris, qui habitent à Paris, rue des Postes, une maison ecclésiastique, sous la direction de M. Loriquet, le fameux historiographe de M. le marquis de Buonaparte, généralissime des armées de sa majesté Louis XVIII. Les jésuites, à Paris comme dans la province, tendent sans cesse à empiéter sur les attributions du clergé séculier ; ainsi, dans la maison de la rue de Postes, on célèbre chaque jour, pour accaparer les fidèles, des messes qui se succèdent sans interruption, et qui ne durent que le temps voulu par la discipline liturgique. On n’attend jamais, il en est de même pour la confession, et l’affluence des femmes est grande ; chacun des révérends pères a sa spécialité pour les diverses conditions : l’un confesse les domestiques, un autre les bourgeoises, un troisième les dames du faubourg Saint-Germain, qui sont fort assidues. Ce n’est probablement pas par le rigorisme que le couvent de la rue des Postes fait au clergé de la paroisse cette concurrence victorieuse, car, s’il fallait en croire les indiscrets, la conversion des pécheurs les plus endurcis ne demanderait jamais plus d’un jour.

Les couvens de femmes se sont multipliés dans une proportion bien plus grande encore, et, comme sous la vieille monarchie, la capitale compte plusieurs communautés de dames augustines, bénédictines, carmélites, de dames chanoinesses, de dames de l’Annonciade, de l’Assomption, de la Visitation, du Sacré-Cœur, de Sainte-Marie-de-Lorette, etc. ; en tout trente-six maisons. La plupart de ces communautés ont ouvert, comme annexes, des établissemens d’éducation ; d’autres, comme les dames de Saint-Michel, recueillent et sauvent par le travail les femmes qui, prêtes à tomber au plus triste degré de l’abaissement, ou qui déjà tombées, implorent un asile contre la misère et la faim, pour échapper au vice. Malgré les rigueurs de la clôture, on dit que le souffle un peu mondain du siècle a pénétré dans quelques-unes de ces pieuses retraites, et que les idées d’émancipation intellectuelle ont franchi les grilles des parloirs. On assure même qu’un éloquent directeur, sachant l’utile appui que les femmes peuvent prêter à la propagande religieuse, a songé, dans le couvent dont il est le fondateur, à établir l’enseignement du latin et de la théologie.

Les congrégations religieuses qui se vouent à l’instruction des classes ouvrières prennent aussi chaque jour plus d’extension. Les congrégations de femmes comptent 10,375 institutrices, qui élèvent 620,000 enfans environ. Les frères de la doctrine chrétienne, qui sont au nombre de 2,136, ont aujourd’hui, en France, 382 établissemens, où plus de 164,000 élèves reçoivent l’instruction gratuite.

Puissamment secondée par les aumônes de l’Europe catholique, l’œuvre des Missions étrangères s’est remarquablement étendue ; on a fondé à Paris une association pour la propagation du catholicisme en Angleterre ; une autre société s’est formée pour le rachat et le baptême des enfans idolâtres ; les plus ardens courages se sont tournés vers la Chine et l’Océanie, et la France du XIXe siècle a inscrit plus d’un nom sur son martyrologe. Dans ces guerres lointaines contre les idolâtries barbares, la France et l’Angleterre, comme si elles devaient se rencontrer sur tous les champs de bataille, se sont trouvées face à face. Le catholicisme français a dignement soutenu la lutte ; mais dans les missions du Levant, qui n’ont pas les dangers du martyre, la religion a eu le tort d’intervenir dans la politique. Les lazaristes, et entre autres leur général, M. l’abbé Étienne, ont été chargés de faire de la diplomatie ; ils ont échoué, et souvent même ils ont contrarié les véritables intérêts du pays. La lutte en effet, dans l’Orient., n’est pas contre l’islamisme ; on ne convertit pas les musulmans : elle est tout entière contre l’église catholique du rit grec, à laquelle on veut faire adopter le rit latin, résultat insignifiant au point de vue de la foi, et en affaiblissant ainsi l’église catholique grecque, on ne s’aperçoit pas qu’on prête la main à la Russie, qui la combat, de son côté, avec une intolérance singulière, afin de lui substituer son église schismatique et de se frayer la voie à l’aide du schisme. La Porte persécute à son tour, et la France, qui assiste au débat et s’y mêle par ses missionnaires, témoigne, quand elle est invoquée, plus que de l’indifférence. Ainsi, quand le patriarche de Smyrne, de Constantinople et d’Alexandrie, retenu pendant six mois dans une sorte de captivité en vertu du firman d’un pacha, a fait le voyage de France, quand il est venu à Paris solliciter une protection devenue nécessaire, on l’a repoussé ; lui qui est le pape de l’Orient, on l’a laissé sans ressources suffisantes dans un galetas du faubourg Saint-Germain, et les journaux religieux l’ont plaisanté sur sa barbe : singulière manière d’ouvrir, comme on dit, par les missions et le catholicisme, la route à l’influence et à la civilisation française en Orient !

Lyon est dans la province le centre le plus actif et comme la métropole de cette renaissance catholique ; mais il faut faire deux parts : d’un côté, la population éclairée et sage, qui est conservatrice et sainement religieuse ; de l’autre, la congrégation fondée en 1824. Cette congrégation, déjà puissante en 1830 et organisée comme les sociétés secrètes, s’est jetée dans la résistance politique ; on l’a vue attaquer la faculté de théologie, en même temps qu’elle cherchait à circonvenir, pour les entraîner hors des voies de la modération, les membres du haut clergé lyonnais. Après Lyon, on trouve, en seconde ligne, Nantes et Rennes, puis Bordeaux et Toulouse ; le centre, le nord et l’est de la France ont pris aux œuvres du prosélytisme une part beaucoup moins vive, ce qui fait dire aux rédacteurs des statistiques catholiques : Hélas ! nous avons là aussi une France obscure. Il aurait fallu ajouter, pour être juste, que le catholicisme de cette France obscure est en général plus sincère, plus modéré que celui des grands centres, et surtout qu’il laisse moins de prise aux passions politiques ou aux intérêts personnels.

Le gouvernement de juillet s’est toujours montré sympathique au mouvement religieux ; il y a plus de dix ans déjà, M. de Montalivet, dans la séance du 15 février 1832, demandait aux chambres une augmentation de traitement pour le clergé catholique. Le cardinalat français a été réhabilité en 1836 ; des sommes considérables ont été affectées à la construction, à la réparation des églises et des presbytères ; les pensions du clergé régulier, dépossédé par la révolution, ont été presque doublées ; les missions ont trouvé partout dans les consulats, dans les stations de la marine militaire, et conformément aux instructions précises du pouvoir, une protection active et efficace. On a érigé en évêché, dans nos possessions d’Afrique, l’ancienne province de Julia Cæsarea ; 350,000 francs ont été affectés, en 1842, à l’agrandissement de la cathédrale d’Alger ; d’autres sommes importantes ont été consacrées, en Afrique, à la construction de dix églises nouvelles, et des terres ont été allouées aux trappistes dans la colonie. L’un des premiers actes de ces religieux, et c’est là comprendre dignement l’esprit du christianisme, a été de recueillir, pour leur donner la nourriture et l’instruction, plus de trois cents jeunes Arabes que la guerre avait rendus orphelins, et qui erraient sans asile et sans secours. La cour de Rome, on le sait, a exprimé à plusieurs reprises, « la joie très vive » que lui faisait éprouver la conduite du gouvernement français dans les affaires du catholicisme, et tout récemment, en témoignage de ce bon accord, elle a envoyé un nonce, c’est-à-dire un ambassadeur, à la place de l’inter-nonce, ou simple chargé d’affaires, qui était accrédité près du cabinet des Tuileries depuis 1830.

Nous venons de faire rapidement la part du mouvement catholique dans ce qu’il a généralement de désintéressé, et, en présence de ces faits, on ne peut douter des tendances religieuses de notre époque. Cette foi ressuscitée du XIXe siècle n’est malheureusement pas toujours la foi qui éclaire et qui sauve. À côté des hommes sincères, il y a les hommes de parti ; à côté du catholicisme chrétien, il y a un catholicisme politique, littéraire et mondain, qu’on exploite de plus en plus au profit des intérêts et des passions.

En France, où les instincts sont généreux, on est disposé à oublier le soir même du combat les inimitiés de la veille ; cependant, s’il est toujours noble et digne de pardonner, il est souvent utile de se souvenir, et peut-être avons-nous oublié trop vite la guerre soutenue, pendant la restauration, contre les libertés publiques, par un parti qui couvrait son ambition des intérêts du ciel, et qui voulait regagner en un jour le terrain dont quatre-vingt-neuf l’avait dépossédé. Égaré par des rancunes étroites contre les conquêtes et les idées des temps nouveaux, ce parti avait arraché la religion du sanctuaire pour la mêler imprudemment à nos luttes politiques et, quand arriva le jour du danger, il fut impuissant à soutenir le pouvoir qu’il avait précipité vers sa chute. Depuis 1830, il est resté fidèle à ses rancunes, à ses espérances ; il murmure parce qu’il ne règne pas, et il intrigue plus sourdement encore.

La révolution de juillet ? s’il avait fallu le croire, allait ramener quatre-vingt-treize. C’était, non pas le triomphe d’un principe politique modéré, mais le réveil de la philosophie du XVIIIe siècle, le triomphe de l’impiété. En vain Rome reconnaît dès les premiers jours le gouvernement nouveau ; la soumission au saint-siége, cette fois, n’est plus d’accord avec les sympathies politiques ; on se sépare de la cour de Rome ; on ouvre la guerre contre le pouvoir en refusant la prière ou le serment. Les mêmes hommes qui déclaraient sacriléges les prières prononcées par le clergé de Saint-Germain sur les tombes du Louvre essayèrent encore d’agiter la Vendée catholique, en lui montrant pour drapeau l’étendard pacifique de la croix. D’un autre côté, le dogme de la souveraineté populaire avait fait de nouveau irruption dans les idées, et pénétré, au sein de l’église elle-même, en quelques esprits ardens. Il y eut alors, dans le clergé français, comme un schisme politique qui, séparé en deux camps, protesta, ici au nom du passé, là au nom de l’avenir. C’étaient d’une part, dans l’ancien clergé, quelques hommes qui n’écoutent qu’un sentiment exclusif, le regret d’un régime qui n’est plus, thaumaturges impuissans qui voudraient ressusciter Lazare, les entêtés, comme a dit Grégoire XVI à propos de M. de Quélen ; c’étaient, dans le jeune clergé qui date de la restauration, quelques néophytes formés à l’école de De Maistre mitigé par les doctrines qu’avait alors M. de Lamennais. Humanitaires romantiques qui aspiraient au rôle de réformateurs sociaux, ils ont rêvé une sorte de république universelle sous la présidence du pape ; dans la philosophie, faute d’avoir distingué les vérités naturelles des vérités révélées, ils sont arrivés à nier la raison ; dans l’histoire, ils ont réhabilité l’inquisition et les pieuses impiétés de la ligue, tout en se portant les défenseurs de la révolution française ; et pour avoir un prétexte de se poser en apôtres, et de réclamer au nom du salut de tous la dictature souveraine, ils ont calomnié les institutions et les hommes de leur temps. En se mêlant ainsi à tous les bruits du monde, en faisant tour à tour une arme de parti de la chaire, du mandement, du journalisme, ils ont essayé de constituer un état dans l’état, et en dernière analyse ils n’ont constitué dans le catholicisme qu’une sorte d’hérésie frelatée de politique.

Les théologiens s’étaient faits mondains ; les mondains, à leur tour, se firent théologiens ; depuis long-temps déjà, la littérature avait préparé cette illumination de la grace. MM. de Châteaubriand et Lamartine avaient prêté à la foi des vieux âges l’autorité de la raison et du génie moderne, et jeté, comme on l’a dit, sur l’ossuaire du passé la magnifique tenture de leur parole. Le bruit s’était fait autour de l’œuvre de ces hommes d’élite, qui, sans avoir la rigoureuse orthodoxie, avaient du moins trouvé l’émotion, et cette foule qui s’agite et se remue à la suite des grands écrivains se lança dans leur voie, espérant atteindre aux mêmes sommets. Comme si le bras de Dieu s’était raccourci, comme si l’église avait tremblé sur sa base immobile, les mondains offrirent en témoignage de leur foi, non pas leur sang, mais leurs volumes. Ce n’est pas, certes, qu’il faille interdire la discussion des problèmes religieux à ceux qui vivent dans le siècle ; on peut, sans être docteur en théologie, traiter du christianisme. La lutte fait la vie, et une société où l’on ne discuterait pas serait une société morte. Mais au moins sommes-nous en droit de demander à ceux qui ont la prétention de nous instruire et de dogmatiser, s’ils ont la science et la vraie foi. Quelques-uns, même parmi les mieux intentionnés, n’auraient-ils pas péché par excès de zèle, et pris par hasard une certaine lassitude de l’indifférence et du doute, une vague aspiration vers la croyance pour la croyance elle-même ? Singulière étourderie ! Quand les docteurs, les pères, les mystiques, descendaient dans l’arène des discussions religieuses, ils s’étaient préparés par l’étude et la science ecclésiastique aux combats contre l’hérésie ; ils s’étaient exilés, avant d’écrire, dans la solitude intérieure de leur ame, et voilà qu’aujourd’hui des hommes qui vivent au milieu des illusions du monde et des bruits de la vie abordent résolument et de pleine confiance, avec une solution toujours prête, des mystères que saint Augustin, saint Bernard et Bossuet n’abordaient qu’avec l’humilité du génie. Ne serait-ce point, pour quelques-uns, une affaire de mode, de parti, de distraction ? Il faut du neuf : on en prend partout, même dans les choses les plus sérieuses et les plus graves.

Il est résulté de là que les idées, les doctrines du parti religieux, du parti exagéré qui intrigue et s’agite, sont tombées dans une confusion singulière et dans les contradictions les plus étranges, ce qui s’explique encore par la diversité des élémens même qui ont formé ce parti.

Le vent du prosélytisme, en effet, a soufflé de tous les points du ciel. L’église néo-catholique a recruté ses confesseurs dans le spleen du byronisme, dans le romantisme, dans tous les partis politiques, dans tous les engouemens littéraires. La polémique religieuse s’est imprégnée de toutes les passions du moment, et il y a dans chaque paroisse, autour de l’église orthodoxe, vingt succursales schismatiques qui ont recueilli à titre de collatéraux les messie sans culte de l’olympe de Ménilmontant, les souscripteurs dispersés de l’église française, les extatiques enfans de la nouvelle Jérusalem. C’est une mêlée générale où chacun vient prêcher non pas le règne de Dieu, mais le règne de son idée, de son orgueil. Les hommes sages se sont émus, effrayés même de cette intervention indiscrète des mondains dans les choses de la foi, et des exagérations compromettantes de quelques écrivains qui sont pourtant d’église. M. l’archevêque de Paris, qui combattait et écrivait sous la restauration en faveur du gallicanisme, a protesté, dans l’Instruction pastorale sur la composition, l’examen et la publication des livres en faveur desquels les auteurs ou éditeurs sollicitent une approbation[2], contre cette foi indisciplinée, inquiète, aventureuse, qui n’est souvent qu’une révolte de la vanité, un soulèvement de l’ambition.

Mais après la censure ecclésiastique il reste encore une large part à la critique profane, qui a pour mission de défendre le bon sens et les institutions du pays. Le parti religieux ne se contente pas de prêcher le salut du monde ; il réclame la suprématie de la pensée, l’infaillibilité dans la science ; il veut régner dans l’enseignement et dans l’état. Avant d’accepter son autorité, il convient de vérifier ses titres. En étudiant quelques produits de ce mouvement intellectuel, nous aurons plus d’une fois l’occasion de nous rappeler ces mots d’un grand écrivain de notre temps, « qu’il faut par raison s’endurcir aux absurdités, car on aurait trop à souffrir dans ce monde, si l’on y portait la douloureuse susceptibilité du bon sens. »

Du reste, nous aurons de l’indulgence ; nous n’exagérerons pas ; la vérité est toujours assez triste, et, avant d’entrer dans le détail de notre tâche, nous commençons par déclarer que le catholicisme de l’église est ici tout-à-fait hors de question. Il ne s’agit pas pour nous de discuter dans ces pages la tradition ou la révélation ; nous ne sommes pas docteur en théologie, nous ne sommes pas non plus de l’école de d’Holbach, et nous savons d’ailleurs, fussions-nous sceptique, que le scepticisme n’est excusable qu’à la condition d’être respectueux ; car c’est toujours une faute de mettre en question la croyance d’un peuple, quand on n’a rien à lui donner en retour, de même que c’est un crime de détruire quand on est impuissant à édifier.

II. — les érudits, les apologistes, les historiens.

La critique sacrée, qui constitue dans le protestantisme une science importante, et qui a éveillé en Allemagne la curiosité de tant d’esprits sérieux, est en général peu cultivée en France. Parmi les membres du clergé, quelques hommes distingués par un vrai savoir, tels que MM. Glaire et Cœur, de la Faculté de théologie de Paris, rappellent encore la tradition des Calmet et des Sacy ; mais c’est là une exception. La plupart des écrivains religieux de notre temps n’ont fait que compromettre la gravité ou l’autorité des Écritures, les uns par des spéculations mercantiles, les autres par des commentaires qui rappellent souvent les plus bizarres rêveries du moyen-âge, quelques-uns même par des paradoxes politiques qui ne sont pas sans danger ; et telle est la faiblesse des travaux de l’exégèse française, que les protestans déclarent, avec un dédain superbe, qu’elle est trop au-dessous d’eux pour qu’ils lui fassent les honneurs de la discussion.

Parmi les traducteurs ou les commentateurs de la Bible, MM. les abbés Orsini, Clément et Genoude sont surtout cités et prônés. Quelle est donc la valeur de leurs travaux ? M. Orsini, l’historien romantique de la Vierge, s’est borné à faire illustrer la Bible de vignettes pour les gens du monde, et, afin de rendre le format plus portatif, il a supprimé les Petits Prophètes et l’Apocalypse. M. l’abbé Clément, dans sa Philosophie sociale de la Bible, a mis la science ecclésiastique, et une science souvent étendue, il faut le reconnaître, au service des théories communistes ; plus d’une page de son livre pourrait figurer dans le journal de l’association communautaire icarienne. Quant à M. de Genoude, qu’un grand poète a comparé à une poutre de cèdre du Liban taillée pour le saint lieu, sa Sainte Bible est, après la Gazette de France, son œuvre capitale. C’est aux sympathies de M. de Genoude pour Voltaire que nous devons la traduction de la Bible ; lui-même a pris soin de nous l’apprendre dans l’Histoire d’une ame, singulière confession que nous rencontrerons plus loin, au paragraphe des romans : « Je m’engageai, dit-il, pour réparer le mal que j’avais pu faire en partageant les dédains de Voltaire, en les communiquant à mes camarades de collége, à traduire les livres saints, et à consacrer à ce travail tout le sentiment poétique qui était en moi ! » Il n’est guère plus étonnant de voir M. de Genoude voltairien avant d’être prêtre que de le voir radical en même temps que légitimiste ; mais M. de Genoude poète ! quelle révélation inattendue ! et qui s’en serait jamais douté par ses livres ? Que de mystères et de contrastes dans un même homme ! M. de Genoude traduit, dit-il, les livres saints pour s’acquitter envers Dieu : je crains bien, en vérité, qu’il ne soit resté son débiteur, sa traduction n’est qu’un pastiche enjolivé, et les commentaires qui l’accompagnent ne sont de nature ni à instruire ni à édifier. Ces commentaires, qui n’apprennent rien, et qui n’ont pas même le mérite d’être correctement écrits, accusent une précipitation de travail impardonnable dans un sujet aussi grave, et l’introduction n’est qu’un prospectus à la gloire du traducteur. Cette introduction est signée, il est vrai, des éditeurs de M. de Genoude, mais la responsabilité ne lui en revient pas moins tout entière, et l’on se demande avec surprise comment, dans la préface d’un livre composé uniquement pour la gloire de Dieu, il a laissé dire qu’avant lui, M. de Genoude, on n’avait donné de la Bible que des parodies et des caricatures. Ces critiques amères contre tous les travaux antérieurs ne sont pas moins contraires aux convenances qu’à la charité chrétienne ; elles sont contraires à l’autorité des censures ecclésiastiques, car ces caricatures de la Bible ont été officiellement approuvées dans leur temps par des hommes dont l’église s’honore. Comment M. de Genoude, en confiant ainsi les choses saintes à des mains profanes, a-t-il oublié, si mal à propos, que Jésus ne souffrait pas les vendeurs dans le temple ?

Des théologiens improvisés, étrangers à l’église, sont venus aussi offrir aux livres saints le tribut de leurs commentaires, et l’on peut lire de curieux spécimens de cette exégèse de fantaisie dans l’Unité, de M. D’Etchégoyen, véritable traité de géométrie occulte et de philologie cabalistique, qui nous ramène à Corneille Agrippa ; dans la Résurrection, de M. Stoffels, apocalypse humanitaire du néo-catholicisme, où viennent se confondre toutes les excentricités philosophiques et littéraires ; dans l’Univers expliqué par la révélation, d’un anonyme qui prétend nous dévoiler les secrets les plus profonds de l’époque antédiluvienne. Qu’est-ce que le monde ? C’est la manifestation de la lumière calorique agent de l’affinité, de l’électricité et du magnétisme. Qu’est-ce que le néant s’animant du fiat de la pensée divine ? C’est un zéro qui engendre des unités. Qu’est-ce que l’homme dans le paradis terrestre ? Un esprit cométaire. Et pourquoi en a-t-il été banni ? Parce qu’il s’est jeté avec la femme dans la voie des créations sidérales. Ne croirait-on pas entendre des astrologues expliquer, suivant le caprice de leurs rêves, les livres respectés où Dieu a laissé sa parole ? La foi soumise honore le mystère par le silence ; la foi inquiète et peu sûre d’elle-même le compromet par des explications hasardées. C’est le fait des demi-théologiens de ne jamais s’arrêter à temps devant la barrière infranchissable, comme c’est le fait des demi-savans de se poser des problèmes qu’on ne saurait résoudre. Les uns cherchent à soulever les voiles dont Dieu lui-même s’est enveloppé, les autres poursuivent la quadrature du cercle ou le mouvement perpétuel. Des deux côtés, n’est-ce pas la révolte de la faiblesse et de l’orgueil contre l’impossible ? Au lieu de s’égarer ainsi dans des divagations sans but, la science catholique ne ferait-elle pas mieux de chercher à réfuter le docteur Strauss ? Personne dans le clergé jusqu’ici ne l’a tenté ; on s’est borné à le mettre à l’index.

De tous les modernes apologistes, le plus fécond est sans contredit M. de Genoude : compilateur, éditeur, imprimeur, M. de Genoude dirige avec un zèle infatigable des entreprises multipliées de catholicisme ; il fait traduite au rabais les pères des premiers siècles, emprunte Wiseman à l’Angleterre, Jean Kühn à l’Allemagne, place Bossuet et Fénelon sous la protection de ses préfaces, et se publie lui-même, entre Fénelon et Bossuet, dans la Bibliothèque chrétienne du dix-neuvième siècle, collection des chefs-d’œuvre de la littérature catholique qui s’imprime sous sa direction. M. de Châteaubriand a écrit le Génie du christianisme ; M. de Genoude en écrit la Raison. C’est, pour la Gazette, une occasion de rapprochemens flatteurs et un livre magnifique pour les lecteurs désintéressés, ce n’est que Bergier enjolivé de métaphores. Bossuet a écrit l’Exposition de la doctrine de l’église ; M. de Genoude, qui ne redoute point le parallèle, publie une Nouvelle Exposition du dogme catholique ; et attendu que M. de Lamennais a donné les Affaires de Rome, M. de Genoude donne à son tour, comme introduction au Dogme catholique, ses impressions de voyage dans la capitale du monde chrétien. Ce qui flatte surtout M. de Genoude dans la ville de Saint-Pierre, c’est la pensée qu’en se faisant prêtre, on peut devenir cardinal ; ce qui flatte les lecteurs c’est d’apprendre que, si la Gazette a été mise à l’index par le saint-siége, le saint père en a du moins très bien accueilli le propriétaire. En dernière analyse, c’est une apologie explicative de M. de Genoude qui sert de prolégomènes à l’apologie de la religion chrétienne ; et lorsqu’on voit ainsi la silhouette de l’auteur se dessiner à tous les horizons, on ne saurait mieux faire que d’appliquer à M. de Genoude ce jugement que lui-même a porté dans son discours préliminaire des œuvres de Fénelon, sur les théologiens mondains de notre époque : « On trouve l’écrivain derrière toutes les combinaisons de pensée et tous les artifices du langage ; tout révèle l’intention de ramener sur soi l’attention du lecteur…, et l’on se trouve mal à l’aise en retrouvant toujours un tiers entre soi et la vérité. » En ce qui touche la science théologique de M. de Genoude, on aurait tort de se montrer exigeant, car il faut se rappeler qu’il a été dispensé des études du séminaire, et que le sentiment poétique qui est en lui, ainsi que les embarras de ses candidatures, ont dû nécessairement lui causer, même au point de vue de l’orthodoxie, quelques distractions. Du reste, pour prévenir les objections, M. de Genoude a fait comme les poètes méconnus qui prouvent au public leur génie par des certificats ; il a imprimé, à la suite de son livre, des lettres de satisfaction délivrées par quelques membres du clergé. Un haut dignitaire ecclésiastique lui a même envoyé la calotte rouge du cardinal de Bérulle, faustum omen ! et cependant les premières pages du premier chapitre du Dogme catholique sont fortement empreintes de trithéisme et de sabellianisme En fait d’hérésie, le panthéisme universitaire serait-il seul par hasard un cas réservé ?

Souvent, et c’est là un des caractères distinctifs de la foi de notre temps, quand le cœur demande à croire, l’esprit se révolte et veut douter encore, et il semble que, tout en cherchant à convaincre, certains écrivains religieux éprouvent, comme à leur insu, le besoin de combattre les doutes qui murmurent sourdement en eux. Au moyen-âge, la foule, pour se précipiter dans la foi, fermait les yeux et s’y jetait en aveugle ; mais, entre le moyen-âge et notre époque, il y a Luther, Voltaire, la révolution : ou ne saurait échapper complètement, quoi qu’on fasse, aux influences de ce passé qui nous touche, pour renouer en un jour avec les temps qui sont plus loin ; nos modernes docteurs, tout en protestant de leur soumission, vont fouillant partout afin de chercher et de retenir la certitude, qui leur échappe à tout instant. Les uns exhument dans le passé les apologistes qui datent de l’origine même du christianisme, les écrivains religieux qui combattaient les païens. On réimprime, on traduit Tertullien, saint Irénée, etc. L’imprimerie catholique du Petit-Montrouge et les frères Gaume nous ont rendu dans des collections vraiment gigantesques la plupart des pères. Cependant, depuis Tertullien, la science a marché, on ne peut combattre le scepticisme moderne avec les armes qui terrassaient la philosophie païenne ; il fallait donc demander des argumens nouveaux aux lumières nouvelles apportées par la civilisation, et dans ces derniers temps il s’est formé une école d’apologistes qui s’appuie d’une part sur les témoignages historiques, de l’autre sur les sciences naturelles.

L’incrédulité du XVIIIe siècle, on le sait, avait attaqué la foi par les traditions ou la chronologie ; pour lui répondre, on a tourné contre elle ses propres armes : on a tenté de démontrer d’une part que l’histoire confirmait de tous points les affirmations du catholicisme, et de l’autre que les dogmes chrétiens se retrouvaient dans la tradition universelle, comme témoignage d’une révélation primitive. Mais, en poussant cette méthode à des limites extrêmes, on est arrivé à donner, même dans les sermons, les impuretés du paganisme, spurcitiæ paganorum, comme preuves des mystères catholiques, à étayer la Bible par les livres sacrés de l’Inde et de la Chine, le dogme de la déchéance par la fable de Prométhée, la transgression d’Ève et la révolte de sa curiosité par la fable de Pandore, le paradis terrestre par le règne de Saturne, le péché originel par Œdipe. Ce procédé est surtout familier à l’auteur de la Religion constatée universellement, M. de La Marne, qui fait sa spécialité de rechercher dans toutes les croyances du vieux et du nouveau monde les dogmes catholiques, et qui appuie sur cette base, repoussée par Rome, l’autorité du saint-siége. Rome, en effet, a raison de protester contre ce système, car tous les grands apologistes, Bossuet et Pascal entre autres, ont vu dans les révélations de l’ancienne et de la nouvelle alliance deux faits indépendans et absolus : si les dogmes de la chute de l’homme, de la réhabilitation par un homme-dieu, de la Trinité, ont constitué de tout temps la croyance universelle du genre humain, que devient la révélation par le Christ ?

Les apologistes qui ont invoqué les sciences naturelles en faveur de la religion se sont attachés surtout à la géologie. Le déluge a été garanti par l’autorité de Cuvier, et de la sorte c’est l’élément scientifique, c’est-à-dire un élément toujours variable, toujours incomplet, qui est devenu en matière de foi l’unique fondement de la croyance : c’est le système qui fait accepter le miracle. Cependant, si le système qu’on invoque aujourd’hui est combattu, infirmé demain par un système nouveau, viendra-t-on recommencer la concordance et la démonstration ? N’est-ce pas orgueil de croire qu’on peut ainsi, sans être pris de vertige, se pencher sur tous les abîmes, contrôler tous les miracles ? Et de quelle autorité sera le contrôle, puisque ces docteurs déclarent tantôt qu’ils sont théologiens, mais qu’ils ne sont pas géologues, tantôt qu’ils sont géologues, mais qu’ils ne sont pas théologiens, quelquefois même qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre[3] ? Nous leur dirons donc avec M. l’archevêque de Paris que « c’est un malheur pour la religion lorsqu’elle a pour apologistes des écrivains aussi peu préparés à la défendre[4]. » Nous leur rappellerons en même temps ce mot du dernier des pères de l’église : « Ils décident de tout sans hésiter jamais, parce qu’ils ne savent pas et qu’ils se figurent ne rien ignorer de ce qui est dans le ciel et sur la terre. »

En effaçant les limites qui séparent les faits naturels et les faits révélés, en essayant à tout prix une concordance qui n’est point encore possible, on paralyserait la science, si elle consentait à s’annihiler devant la théologie ; on compromettrait la foi en la rendant responsable des erreurs ou des variations de la science. Le vice de la méthode est démontré d’ailleurs par la stérilité des travaux. Le clergé lui-même a tenté, pour répondre au reproche d’ignorance et confondre tous les doutes, de compléter l’enseignement des séminaires par l’étude des sciences naturelles. On a ouvert des cours ecclésiastiques de géologie, de physique sacrée. M. l’abbé Moigno s’est installé, pour faire ses expériences, dans les caves de Saint-Sulpice, où se tiennent des conférences mystiques, scientifiques et littéraires, à l’usage des adultes de la classe ouvrière. Où sont cependant jusqu’à ce jour les observations, les découvertes ? Quels sont les géologues, les physiciens du clergé ? La science théologique de la concordance en est réduite à emprunter au protestantisme anglais le docteur Buckland, en lui pardonnant d’avoir fait prêter les textes sacrés, comme elle pardonne à M. Letronne sa critique du déluge, quand elle a besoin de ses argumens contre le système astronomique de Dupuis. Quel que contestables que soient, du reste, les travaux qui dans ces derniers temps ont eu pour but de donner la science comme auxiliaire à la foi, il faut du moins rendre cette justice à ceux qui les ont tentés : c’est qu’ils représentent le côté progressif de la réaction catholique. Ce qui a manqué généralement c’est la patience et l’étude, et sans aucun doute, avec moins d’enthousiasme et plus de réflexion, on arrivera à des résultats satisfaisans. Ici du moins on veut s’éclairer : c’est un mérite qu’il faut reconnaître, et nous n’aurons que trop souvent l’occasion de constater les singulières tendances qui poussent, au nom du progrès religieux, un grand nombre d’esprits à s’abêtir, pour nous servir d’un mot de Pascal.

L’histoire, comme l’érudition sacrée, comme les sciences naturelles, a subi le contre-coup de la réaction religieuse. L’école catholique s’est montrée souvent d’une sévérité excessive à l’égard des écrivains qui ne sont pas placés à son point de vue exclusif. Cette rigueur est-elle justifiée par ses titres ? Deux groupes distincts composent cette école : ils représentent, l’un, le lyrisme monarchique et le mysticisme sentimental ; l’autre, l’ultramontanisme le plus rétrograde et l’intolérance inquisitoriale. Dans le premier de ces groupes, et parmi les écrivains qui datent de la restauration, figurent au premier rang et par ordre chronologique MM. de Conny et Laurentie. M. de Conny, dans son Histoire de la révolution française, s’est placé au point de vue le plus absolu du légitimisme et de l’absolutisme ; c’est un fidèle gentilhomme qui écrit du pied de l’échafaud de Louis XVI, et ne voit devant lui qu’une victime et un bourreau ; sa juste indignation contre les excès lui fait entièrement méconnaître les idées, et les septembriseurs représentent à ses yeux la nation entière. M. Laurentie, dans son Histoire de France, s’est placé également au point de vue du droit divin et du monarchisme de la Quotidienne, mais avec un certain élan chevaleresque qui ne manque pas d’élévation. Dans le livre de M. Laurentie, le peuple s’efface toujours devant le roi, comme le roi devant Dieu, et tout problème historique n’a jamais ainsi qu’une solution strictement absolutiste et étroitement catholique. Quant à M. Capefigue, qui représente dans cette école la production accélérée et infatigable, il se préoccupe avant tout du pittoresque, et le catholicisme n’est pour lui qu’un élément d’enluminure ; M. Capefigue s’inquiète peu de rechercher à travers les évènemens humains cette secrète pensée d’en haut qui fait mouvoir les hommes. Ce qui le charme dans la religion du moyen-âge, ce sont les belles chapes, les processions, les enfans de chœur, les orgues et les missels. On dirait qu’en feuilletant les vieux livres, il n’a pris de notes que dans les vignettes envermillonnées ; et, quand par hasard il fait de la science ecclésiastique, il enrichit le calendrier par des canonisations de fantaisie en dédoublant saint Germain-l’Auxerrois pour en faire un saint Germain d’Auxerre et un saint Germain de Paris. Dans la jeune école, parmi les hommes nouveaux, nous trouvons MM. de Riancey, fondateurs du Cercle catholique, qui ont pris pour criterium, dans leur Histoire universelle, les paradoxes les plus absolus de Joseph de Maistre ; M. Amédée Gabourd, qui procède de Marchangy en l’exagérant ; M. de Préo, qui écrit dans la Bibliothèque de la jeunesse chrétienne, sous la sauve-garde d’une approbation archiépiscopale, l’histoire des guerres civiles de la Vendée, pour enseigner aux jeunes gens « l’amour sacré de la religion et de la patrie » ; M. de Landine de Saint-Esprit, l’historiographe de la Bibliothèque catholique, qui a donné en moins de trois ans une série de dix-sept volumes, comprenant toute l’histoire de France et les Fastes du Christianisme. C’est une Babel, sans notes, sans dates, où les points d’exclamation et d’admiration remplacent les idées. Les titres des chapitres sont de véritables logogryphes ; l’histoire du moyen-âge est écrite d’après les manuscrits et les éditions xilographiques coordonnés avec les médailles, et l’histoire de Napoléon d’après la garde montante des Invalides. L’authenticité des faits de cette histoire repose sur la loyauté des vieux chevrons ; on y voit, entre autres, que Napoléon, au haut de sa renommée, s’est jeté en bas,… que les phases de son règne ont été l’orage des couronnes,… que l’anarchie est un arbre dont les boutons portent des greffes amères et que l’émeute est la garde montante de la terreur. » Les dix-sept volumes sont tous de ce style et de cette manière ; nous ne nous y arrêterons pas plus long-temps.

Voilà les autorités les plus importantes. Le chiffre se complète par quelques professeurs du haut enseignement universitaire, tels que M. Lenormant, qui a réhabilité en Sorbonne, à propos de la Saint-Barthélemy, la théorie des rigueurs salutaires, et c’est là une circonstance heureuse qui sauvera sans doute, par la réversibilité des mérites, quelques professeurs panthéistes. Du reste, la disette d’historiens est si grande, qu’on a eu recours ici, pour défendre la papauté, à l’Allemagne protestante, à MM. Hurter et Ranke, par exemple, en prenant soin toutefois, comme l’a fait M. de Saint-Chéron, de convertir certains passages du texte par des interpolations, des suppressions et des contre-sens, ou d’annoncer la prochaine abjuration des auteurs. Malgré ces précautions, on est arrivé à un travail sans valeur pour les catholiques, attendu que le pape a mis à l’index les histoires protestantes de la papauté, sans valeur pour les érudits exacts, car il est arrivé que les auteurs allemands, comme M. Ranke, ont protesté contre les traductions. Il y a plus encore, et voici le fait que la Revue a déjà signalé : un auteur italien, M. Amari, publie à Palerme une histoire des vêpres siciliennes ; des écrivains catholiques en traduisent textuellement trois cents pages, mutilent le reste, substituent aux idées libérales de l’auteur des idées ultramontaines, et donnent la traduction au public, comme une œuvre personnelle qu’ils signent de leur nom. Parmi les livres originaux, relatifs à l’histoire de l’église, qui sont produits en France pendant ces dernières années, les travaux de MM. les abbés Receveur et Rohrbacher ont à peu près seuls mérité de prendre rang au nombre des livres sérieux, car on ne saurait accepter comme des ouvrages historiques la plupart de ces Vies des Saints qui encombrent les catalogues de la librairie religieuse. À part la Vie de sainte Élisabeth, de M. de Montalembert, la Vie de sainte Zite, de M. de Montreuil, et la Vie de saint Bernard, de M. l’abbé Ratisbonne, qui se recommandent par des qualités réelles, on ne trouve guère dans cette série que de pitoyables légendes, dignes, sous tous les rapports, de faire suite aux histoires du prince Fortunatus et des quatre fils Aymon. Telle est du reste la propension de certains esprits à tout croire, qu’on vient de publier une traduction de la Légende Dorée, que l’église elle-même avait depuis long-temps reléguée parmi les contes les plus apocryphes.

L’école ultramontaine a pour chefs naturels les jésuites : les disciples qui se sont placés sous leur invocation rappellent souvent la méthode et l’esprit de ces maîtres par des emportemens irréfléchis contre les plus nobles conquêtes des temps modernes, et l’insaisissable mobilité de leurs sympathies, qui s’accommodent également du régicide au nom de la liberté, de la tyrannie au nom de la religion.

Dans les temps anté-chrétiens, l’école ultramontaine se place au point de vue le plus absolu d’une casuistique intolérante. Les historiens de cette école en sont encore à maudire Julien l’Apostat, et même Jupiter ; les philosophes et les héros païens ne sont pour eux que des fous. Les docteurs du moyen-âge réclamaient en paradis une petite place pour Trajan ; M. l’abbé Carle, au contraire, l’un des organes les plus exagérés de l’ultramontanime, déclare qu’avant la religion chrétienne il n’y avait ni vertus, ni patriotisme, et que le courage de Régulus n’était qu’une rage fastueuse et concentrée. Il s’emporte contre Lucrèce, « qui, après avoir supporté les violences faites à son corps, après y avoir consenti peut-être, se tue pour faire oublier sa faiblesse par un crime ! » Saint Augustin était plus indulgent que M. Carle ; il a dit en parlant de Lucrèce : innocentem et castam Lucretiam. L’évêque chrétien blâme la femme païenne parce qu’elle se tue ; il ne la calomnie pas.

Dans l’histoire du moyen-âge, c’est encore toujours et partout, à propos de la puissance temporelle de l’église, du clergé, du pape, de l’inquisition, une exagération pareille, très souvent une ignorance singulière du passé et une sincérité contestable. Voltaire et son école avaient calomnié le christianisme, en le chargeant de faits odieux qui ne sont imputables qu’aux plus mauvaises passions des hommes ; il était facile de répondre, de démontrer que la religion n’est pas la complice des crimes de la barbarie, et que ceux qui ont fait le mal en l’invoquant ont menti à ses doctrines. Par malheur, on ne sait que le mot de Constantin : « Si je voyais un prêtre pécher, je le couvrirais de mon manteau ; » et pour absoudre Dieu, qui n’a jamais fait cause commune avec les ambitieux et les méchans, on a essayé de réhabiliter les égaremens des hommes. Les plus éclairés eux-mêmes ont cherché, pour les cruautés du passé, des palliatifs anodins, témoin M. de Montalembert, qui, à propos de la guerre des Albigeois, a cru donner une assez large part au blâme en disant « qu’on n’a point encore trouvé le moyen de faire une guerre de religion avec aménité et douceur[5]. » Faut-il donc s’étonner que M. Carle, dans sa Vie de Savonarole, dise, en d’autres termes, que la foi n’a pas de plus sûr gardien que le bourreau ; que, si l’Espagne a été grande, elle le doit à l’inquisition, et que, si les rois n’ont pas versé la dernière goutte de l’iniquité, c’est uniquement parce que les théologiens ont répété, dans les livres et dans les chaires, licet occidere tyrannum ? M. Carle, du reste, se réfute lui-même, car, en même temps qu’il réhabilite l’auto-da-fé, il s’emporte contre Alexandre VI, parce qu’il a fait brûler Savonarole. N’est-ce pas sa conscience d’honnête homme qui met en défaut sa logique d’historien ? Telles sont d’ailleurs les contradictions incroyables dans lesquelles il est tombé, qu’un journal a reproduit récemment le récit de la mort de Savonarole en donnant de grands éloges à l’auteur, qu’il avait pris pour un philosophe ; c’est qu’en effet, ultramontain dans sa préface, M. Carle est presque voltairien dans sa conclusion. Faut-il s’étonner que le plus exagéré peut-être des enfans perdus de l’ultramontanisme souffle avec plus d’ardeur encore sur la cendre éteinte des bûchers du saint-office, pour brûler, non plus seulement les hérétiques, mais la troupe odieuse d’écrivains et de philosophes qu’ils ont recrutée pour arrière-garde, tous les scélérats et tous les fous[6] ? Passe pour les scélérats ; mais les fous ! Dans la justice civile, la folie est une excuse ; on ne tue pas les fous, on cherche à les guérir. Dans la justice néo-catholique, il n’y a pas de circonstances atténuantes. Voilà donc nos croyans progressifs plus intolérans que les inquisiteurs du siècle passé, car le dernier de ces inquisiteurs, don Emmanuel Abad-la-Sierra, proposait, en 1794, de réformer la procédure du saint-office et d’adopter des mesures plus conformes à la religion et aux intérêts de l’état. L’école moderne ne sait pas même ce mot célèbre de saint Bernard : Fides suadenda, non imponenda. On dirait que, dans ce catholicisme militant, l’ardeur inconsidérée du prosélytisme enlève aux uns la charité, aux autres le calme impartial de l’esprit, qui est la première qualité de l’historien. Ainsi M. Lacordaire désavoue l’inquisition et ressuscite l’ordre de saint Dominique qui en a été l’un des principaux instrumens ; et dans un mémoire relatif aux frères prêcheurs, il repousse toute collaboration de ces moines aux œuvres du saint-office, en défiant qu’on trouve un texte qui les accuse. M. Lacordaire, s’il s’était donné le temps de chercher, aurait facilement trouvé des textes, car ils sont partout, dans les registres de l’inquisition de Toulouse, aux manuscrits de la Bibliothèque du roi, dans l’Histoire de l’église gallicane, du père Longueval, dans l’Histoire du Languedoc du bénédictin dom Vaissette, qu’on n’accusera certes pas de philosophisme, et même dans Quétif, l’annaliste de l’ordre dont M. Lacordaire porte l’habit.

Si les bruits du passé, échos lointains que nous entendons seulement aux heures recueillies de l’étude, troublent ainsi la sûreté de la critique historique, que sera-ce donc dans le tumulte des discordes contemporaines ? L’histoire tombera au niveau du dernier pamphlet. Entrons, pour en juger, avec M. l’abbé de Robiano dans les temps qui nous touchent, et parcourons la Continuation de l’histoire ecclésiastique de Berault Bercastel. Au début du quatrième volume, nous sommes en 1815. L’époque est grosse d’un avenir peu douteux. Des monstres à face humaine se répandent sur l’Europe armés des doctrines des droits de l’homme, et ces monstres sont représentés en France par le déiste et sensuel Louis XVIII, correspondant de Robespierre et de Marat, et ses ministres plus ou moins ineptes, qui ont refusé de rendre une existence légale aux jésuites, qu’on redemandait partout, aux jésuites, qui ont droit à la dictature de toutes philosophies, de toutes les sciences. Sous la direction de pareils hommes, on conçoit que le vaisseau de l’état ait eu grand’peine à faire sa route. Heureusement il se rencontra au fond de la Beauce un cultivateur qui fut envoyé par le ciel vers l’épicurien d’Hartwell. Un jour que Martin, c’est le nom du cultivateur, travaillait dans sa vigne, un inconnu, qu’on a su depuis être un ange, se présenta devant lui, et lui dit : — « Va trouver le roi et avertis-le de prendre garde. » — C’était le 15 janvier 1816. Martin, qui fut d’abord envoyé à Charenton par M. Decazes, vint ensuite aux Tuileries, et le roi lui dit : — Donnez-vous la peine de vous asseoir. — Martin répondit au roi : — Sire, vous êtes bien honnête, mais vous êtes trop bon. Les libéraux sont de méchantes gens, des impies, etc. — Et, à la suite de cette conversation, le déiste Louis XVIII pleura beaucoup, parce que Martin, ajoute M. de Robiano, lui avait révélé une chose très secrète, et dont-il n’avait pu avoir connaissance que par révélation : c’est que le prince avait eu autrefois, dans une chasse, la pensée de tuer Louis XVI[7]. D’après la version de Martin, dit l’historien ecclésiastique, il avait tout disposé pour le succès, il coucha même le roi en joue, mais une branche d’arbre qui l’arrêta, un seigneur qui vint à passer, firent manquer le coup. Louis VIII refusa de se rendre aux avis de Martin ; tant de noirceur ne pouvait rester impunie ; le duc de Berry tomba donc sous le couteau de Louvel. Pour expliquer le meurtre, M. de Robiano ajoute que Louvel, à part les autres motifs et inspirations qui le guidaient, avait une sœur vis-à-vis de laquelle la passion du moribond avait négligé de s’acquitter de ce que les théologiens défendent de promettre, mais qu’ils condamnent toujours à tenir[8]. En d’autres termes, la sœur de Louvel avait vendu une nuit au prince, et le prince tomba sous le poignard du frère pour ne pas avoir soldé la nuit. Voilà, dans les livres de M. de Robiano, la part des morts ; quant aux vivans, ils sont traités de telle sorte, que tenter de les justifier contre l’historien, ce serait les calomnier encore. Grace à la protection de quelques membres du clergé et aux annonces de la presse religieuse, on assure cependant que ce livre s’est vendu à six mille exemplaires.

Que conclure, en dernier résultat, des travaux que nous venons de passer en revue ? La critique sacrée, la science, l’histoire, ont-elles des lumières nouvelles à espérer de l’école ultra-catholique ? Cette école a perdu, dans la critique ecclésiastique, les bonnes traditions de la science du passé. Pour les questions scientifiques, elle a rétréci ses horizons en s’enfermant dans la glose, et elle est restée complètement en arrière de la pensée moderne. Dans l’histoire, elle se montre crédule comme les légendaires, emportée comme les ligueurs. Ce qu’elle sait de positif, de vrai, de précis, elle l’a appris de ceux même qu’elle combat. Qu’elle soit donc reconnaissante à l’égard des libres penseurs, puisqu’elle a reçu d’eux l’initiation ; pour avoir le droit d’être sévère, qu’elle s’élève au moins jusqu’à leur niveau. En attendant, qu’elle les respecte comme ses maîtres.

III. — les philosophes. — les utopistes.

C’est parmi les morts que l’école militante de la réaction ultra-catholique compte aujourd’hui ses autorités philosophiques. En effet, quels sont les penseurs contemporains qu’elle peut légitimement revendiquer ? Placé dans les régions solitaires et sereines de la contemplation rêveuse, au-dessus des luttes des partis, M. Ballanche n’a rien à démêler avec elle. M. de Lamennais ne lui appartient plus ; le dogme n’est pas aujourd’hui le point de départ de sa philosophie. M. Buchez est catholique : par ses doctrines métaphysiques, il se rattache en bien des points à M. de Bonald, il l’exagère même ; mais ses sympathies politiques suffiraient seules à le séparer du parti religieux, tel qu’il s’est constitué dans ces derniers temps, et ce parti ne l’accepte qu’avec réserve et sous bénéfice d’inventaire. Nous ne reviendrons point ici sur les morts, si vivement admirés et si diversement jugés, qu’invoque la philosophie ultra-catholique ; la plupart ont été appréciés dans cette Revue même. Nous nous bornerons à examiner rapidement l’état actuel de l’école, si toutefois on peut donner ce nom à un cénacle confus, où chaque écrivain, isolé dans un système individuel, confine à tous les systèmes, où chacun est maître sans avoir de disciples, où l’on ne rencontre que la contradiction, quoiqu’on parle toujours au nom de l’autorité et de l’unité.

Voyons d’abord les mondains, car ce sont eux qui s’annoncent avec le plus de ferveur comme les véritables soutiens du catholicisme, et qui abordent le plus résolument les difficiles problèmes de la philosophie religieuse. Nous le disons à regret, ce qui les distingue avant tout, ce n’est ni la science positive ni l’orthodoxie, mais bien l’excentricité. L’école catholique a réclamé comme un des siens M. Blanc Saint-Bonnet, et elle a rangé parmi les œuvres les plus notables de notre époque le livre de l’Unité spirituelle. Il est juste sans doute de reconnaître dans le travail de M. Saint-Bonnet des qualités sérieuses : la pensée qu’il poursuit d’étudier l’homme en Dieu, la société dans l’homme, et dans la société le but et l’objet de la création, ne manque ni d’élévation, ni de grandeur, mais en réalité, M. Blanc Saint-Bonnet, rêveur solitaire qui ne s’est point initié par des études suffisantes aux grandes questions philosophiques, n’est qu’un théosophe de la famille de Saint-Martin. Le plus souvent, au lieu d’une discussion scientifique, il écrit des élévations : sa philosophie, il le dit lui-même, a été pensée avec le cœur. Il est arrivé de là qu’en se laissant entraîner par les aspirations les plus irréfléchies, il s’est souvent perdu dans le monde supra-sensible comme dans un labyrinthe inextricable, tantôt pour y chercher la véritable situation de l’enfer, tantôt pour constater que les anges et les femmes se ressemblent dans la partie supérieure du corps, ou pour nous annoncer que nous touchons au règne du Saint-Esprit. Enfin, M. Saint-Bonnet, adepte fervent d’une sorte d’illuminisme humanitaire, se place à tout instant sur le bord des abîmes sans fond du panthéisme mystique, et cette tendance a complètement échappé aux critiques catholiques, qui sont cependant à l’affût des panthéistes. M. Roselly de Lorgues s’attaque également aux plus hauts problèmes, et, dans la Mort avant l’Homme, il explique, en les modifiant parfois, les dogmes de la déchéance et de l’expiation. Il semble que pour M. Roselly de Lorgues les mystères les plus profonds n’ont plus de voiles ; mais comment croire à son infaillibilité, quand il se trompe sur des questions de baccalauréat, et qu’il confond Xénophon, le commandant des dix mille, avec le philosophe Xénophanes, chef de l’école éléatique ? Il était difficile d’aller plus loin ; pourtant M. Roselly de Lorgues s’est vu dépassé par M. Guiraud, qui, dans sa Philosophie catholique, a donné le dernier mot de l’incroyable. Ce livre n’a été pris au sérieux que par les protestans, sans doute comme argument contre le catholicisme. Ici, d’ailleurs, comme partout, c’est encore l’anarchie dans la confusion, et tandis que M. Roselly de Lorgues récuse, sous prétexte de panthéisme, la théorie du progrès, M. Guiraud, de son côté, nous promet, non plus le progrès dans la sphère des perfectionnemens moraux, intellectuels, politiques, en un mot dans la sphère des faits humains, mais une véritable transfiguration qui nous fera passer à l’état d’anges, et nous délivrera du poids gênant de nos entrailles. Nous revenons ainsi au globe perfectionné du millenium, à cette seconde édition de la terre où les hommes n’auront plus besoin de manger. M. Guiraud travaille à faire concorder l’histoire avec la théologie du séminaire ; pour le récompenser, le séminaire l’excommunie, car il s’est oublié jusqu’à dire, comme conclusion de ses théories orthodoxes, que Satan joue dans ce monde un rôle plus important que Dieu lui-même. À cette occasion, L’Université catholique l’a déclaré hérétique, et de la pire espèce, hérétique satanien, de telle sorte que, récusé tout à la fois par les philosophes, les historiens et les théologiens, il se trouve sur une sorte de terrain vague, entre sa paroisse et l’institut. Les femmes elles-mêmes, au milieu de cette ferveur générale, ont été subitement saisies de caprices métaphysiques et théologiques. La science sérieuse, pas plus que l’orthodoxie, n’a rien à démêler avec les Études sur les idées et leur union au sein du catholicisme, avec la Formation du dogme catholique ; et quoique l’auteur de ce dernier livre ait interjeté appel du jugement porté par la Revue, nous maintenons, pour notre part, l’arrêt sur tous les points en ce qui touche la portée scientifique de l’œuvre. Quant à l’orthodoxie, il suffira de rappeler que la Formation du dogme catholique a été mise à l’index en cour de Rome.

Pour les néophytes les plus candides et les plus enthousiastes de cette école, la philosophie toute entière s’est résumée dans une négation absolue de la raison. En abordant la science, ils ont commencé par briser son instrument et les gens de bon sens se sont demandés en riant si pour nier la raison il ne faut pas commencer par la perdre. C’était justice, car, dans leur prétendue mysticité absolutiste, ces philosophes allaient plus loin que les docteurs les plus absolus. Au moyen-âge, on voyait dans la philosophie l’humble servante de la scolastique, mais on n’y voyait pas l’inévitable ennemie de la foi. On proclamait l’incertitude, l’insuffisance de la raison ; on ne l’insultait pas et, tout en signalant ses ombres et ses ténèbres, on acceptait sa lumière là où sa lumière pouvait éclairer. Les docteurs de la scolastique moderne ont contre eux et la tradition des grands esprits du moyen-âge, qui cherchaient dans la raison les premiers élémens de la certitude religieuse, et la croyance forte et calme du XVIIe siècle. Par malheur, ils ne connaissent ni leur temps, ni le passé, ni les livres même sur lesquels ils s’appuient, car, en attaquant le rationalisme, c’est saint Augustin, saint Thomas, saint Anselme, toutes les lumières de l’église qu’ils attaquent, et M. l’archevêque de Paris se voit forcé de prendre contre eux, au nom de la foi, la défense de la raison, et par cela même de la philosophie. « À défaut de génie et d’instruction suffisante, leur dit-il, on aura recours à l’exagération et à l’enflure ; au lieu de montrer l’insuffisance de la raison, on la présentera comme impuissante à arriver jamais à la certitude ; au lieu d’affirmer la nécessite de la foi pour connaître, pour observer la vérité religieuse, on rendra son domaine absolu, universel ; on révoltera au lieu de persuader ; au lieu de faire des croyans, on préparera des sceptiques[9]. »

L’église ne pouvait rester étrangère à la mêlée philosophique de notre temps. Intervenir était pour elle un devoir et un droit : quel a été son rôle ? En 1830 elle fut ébranlée par un mouvement qui semblait correspondre au mouvement de la société civile ; M. de Lamennais en était l’ame et le chef. L’Avenir en fut pendant quelque temps la tribune retentissante ; mais M. de Lamennais ne tarda point à dépasser le but. Il avait un instant entraîné l’église, puis il s’en sépara brusquement, et, ainsi privé de l’homme qui faisait sa force et son espérance, le clergé se rejeta avec une sorte d’effroi dans une orthodoxie immobile, de peur de tomber dans des erreurs nouvelles. Les prêtres qui depuis ont posé le pied dans la science n’ont marché qu’en tremblant, comme on marche au bord d’un abîme, et, les yeux fixés sur leur guide, l’innocente Philosophie de Lyon. Les uns, comme M. Gerbet, après avoir fait, dans la sphère des vérités religieuses, la part très distincte de la raison et de la foi, se sont contredits eux-mêmes en s’emportant contre le rationalisme ; d’autres, comme MM. de Salmis et de Scorbiac, ont borné leur ambition et leur gloire à éditer un manuel à l’usage du collége de Juilly. Il en est de même de M. Rattier, professeur à Pont-Levoy, qui, dans son Cours complet de Philosophie, n’a donné qu’un traité élémentaire raisonnable, terne et très hostile aux philosophes. Parmi les soixante-dix ouvrages de philosophie qui se publient chaque année, terme moyen, c’est à peine s’il en est deux ou trois qui appartiennent au clergé, et, depuis deux ans, le catalogue des ouvrages philosophiques de l’église se borne à peu près au Panthéisme de M. Maret et à l’Histoire de l’Éclectisme alexandrin, de M. l’abbé Prat. Le plus grand mérite du livre de M. Maret est dans les formes bienveillantes de sa polémique. Quant à l’Éclectisme alexandrin de M. l’abbé Prat, c’est tout simplement une attaque déguisée contre l’éclectisme moderne. En effet, pendant long-temps, quand on avait besoin d’argumens pour combattre M. Cousin, on les empruntait à M. Pierre Leroux, sans s’inquiéter de son panthéisme, de sa métempsycose, de ses facéties contre les prêtres qu’il traite de parias et d’éducateurs noirs. Plus tard on a tenté de combattre avec des armes personnelles ; mais par prudence, en jetant l’anathème sur l’éclectisme, au lieu de s’en prendre à M. Cousin, on s’est adressé à Julien l’Apostat et à Simon le Magicien. Ce n’est point là la méthode de la science, mais tout simplement la tactique du pamphlet. Les Institutions philosophiques de M. Bouvier, évêque du Mans, bien que traduites en chinois pour l’usage des missions et adoptées dans un grand nombre de séminaires, ne sauraient, sous aucun rapport, être acceptées comme une œuvre de science. Par la barbarie du latin, les formes d’exposition, ce livre nous rejette parfois au plus profond du moyen-âge ; M. Bouvier semble se détourner à dessein des grands problèmes agités par la pensée moderne, pour s’arrêter, comme les docteurs du XVe siècle, à des questions de vaine curiosité (c’est le mot de l’église) sur la nature plus ou moins corporelle des anges, leurs formes et leur langage, la méchanceté des démons, leurs ruses, et les faux miracles qu’ils opèrent à l’aide des possédés. Dans sa théodicée, M. Bouvier pense en exorciste plutôt qu’en philosophe ; dans sa morale, il donne à certaines questions des solutions souvent fort contestables. Ainsi, et nous aurons occasion de revenir sur ce point, il enseigne que l’esclavage considéré en soi est une chose absolument licite. En politique, M. l’évêque du Mans semble avoir pris à tâche d’appliquer les doctrines du probabilisme aux cas de conscience de tous les partis. Les princes, dit-il, ne sont point obligés par les lois qu’ils ont faites, attendu que nul ne s’oblige soi-même ; puis il défend la légitimité des coups d’état ; de déductions en déductions, il en arrive ensuite au licet occidere tyrannum, en tant que le tyran est usurpateur, et il déclare en outre qu’il faut regarder comme des amis et des bienfaiteurs les armées étrangères qui défendent, lorsqu’il y a usurpation, la cause du prince légitime contre les sujets rebelles. La science, on le voit, n’est plus ici, comme aux beaux jours du maître des sentences, que l’humble servante, non pas de la théologie, mais tout simplement de la casuistique, et telle est dans l’enseignement ecclésiastique la disette de livres vraiment sérieux que les Institutions de M. Bouvier sont aujourd’hui à leur sixième édition, et qu’elles forment la base de l’enseignement philosophique dans les grands et dans les petits séminaires, où elles remplacent la Philosophie de Lyon. Cette dernière du moins était cartésienne, et M. Bouvier répudie le cartésianisme ; là est tout le progrès du livre ! Que reste-t-il donc au clergé militant parmi ses philosophes ? M. l’abbé Bautain, qui fut pendant quelque temps le Pierre l’Ermite de la grande croisade contre la raison, dont M. de Lamennais fut le saint Bernard éloquent et hétérodoxe. Arrêtons-nous donc à M. l’abbé Bautain.

Elève de l’École normale, éclos dans l’Université, M. Bautain a rompu avec les traditions universitaires, tout en gardant sa chaire de philosophie. Il entre dans les ordres vers trente ans, à l’époque où les idées sont ordinairement fixées, et change de doctrines en changeant d’habit ; professeur de philosophie, il nie la philosophie en récusant la raison, sous prétexte qu’elle ne peut même pas servir à prouver l’existence de Dieu. L’évêque de Strasbourg, M. de Trévern, qui avait conféré la prêtrise à M. Bautain, s’alarme de ce pyrrhonisme, et menace de faire parler les censures ecclésiastiques, de façon que c’est le vieux prélat, mûri par l’expérience de l’église et de la vie, qui défend la raison, au nom de l’autorité, contre les ardeurs juvéniles du néophyte transfuge de la philosophie qu’il enseigne. M. l’évêque de Strasbourg a même ôté à M. Bautain les pouvoirs spirituels ; il y a eu schisme dans le diocèse, et M. Bautain a fait le voyage de Rome. Il en est revenu, après amende honorable, absous et apaisé mais, à l’occasion, il souffle encore cette pauvre petite lueur tremblante qui nous éclaire. En effet, les livres qu’il a publiés récemment semblent prouver qu’il garde à la raison de vieilles rancunes, et qu’ils seront toujours, elle et lui, au plus mal ensemble. Il suffit d’ouvrir, pour nous en convaincre, sa Psychologie expérimentale.

Pour traiter de la psychologie, M. Bautain commence par faire table rase de la méthode psychologique, qui a produit, suivant lui, un rationalisme hideux, qui se dessèche, comme Narcisse, dans sa propre contemplation, et donne naissance à tous les crimes par le principe de la souveraineté populaire. Cela posé, et sans plus s’inquiéter de la méthode, M. Bautain essaie de démontrer comment la psychologie expérimentale peut expliquer les songes, les visions et les effets attribués au magnétisme ; il définit ensuite l’esprit de la nature, l’esprit animal, l’esprit végétal, l’esprit minéral et l’esprit du monde, qui a sous ses ordres des espèces de grooms qui mettent les régions supérieures en rapport avec la terre au moyen des rayons solaires, de la pluie et de la rosée. Toutes ces belles théories ne sont rien moins, à ce que dit M. Bautain, que la parole chrétienne scientifiquement expliquée ; mais expliquer scientifiquement des dogmes révélés, n’est-ce pas soumettre le mystère au contrôle de la raison ? Quand nous ne sommes plus dans le rêve, nous sommes dans la contradiction. À l’appui de ses systèmes, M. Bautain invoque la révélation ou la Bible : qu’il n’invoque que lui-même, car ce qu’il a vu, il l’a vu dans son esprit, dans son extrême dedans, et non dans les livres saints, qui ne sont pas les complices de ses excentricités. Et comme ses doctrines ne sont qu’un non-sens perpétuel, tandis que par la négation de la raison il donne d’une part le scepticisme pour fondement à la foi, de l’autre il exploite son opinion sceptique au profit du mysticisme ; il admet une faculté supérieure à la raison, qui nous met en communication avec Dieu et les purs esprits ; il en arrive à la gnose, et recule de quinze siècles dans les routes de l’esprit humain. Par sa plastique, qui fait l’office de mère, par ses esprits inférieurs, supérieurs, intermédiaires, il nous a rendu les éons mâles et femelles du gnosticisme, c’est-à-dire de la plus folle des hérésies, de celle qu’un écrivain ecclésiastique appelait l’aposthume où sont venues affluer toutes les impuretés de l’idolâtrie orientale.

Lorsqu’il s’adresse aux philosophes, M. Bautain ne parle que d’autorité ; lorsqu’il s’adresse aux théologiens, il ne parle que de progrès et de réforme : on dirait que la gloire orageuse de Luther le tente, et qu’il veut aussi ouvrir sa diète de Worms dans les salles d’études des séminaires. La méthode qui a formé Bossuet et Fénelon ne lui suffit pas ; il veut en introduire une nouvelle, toute mystique, composée d’un peu de sciences exactes, d’un peu de physiologie, d’anatomie et de médecine, et de beaucoup de littérature, le tout mêlé et trituré, et formant un mélange dont le parfait modèle est une thèse médico-philosophique, soutenue par M. Bautain devant la Faculté de médecine de Stasbourg pour l’obtention du diplôme de docteur. Cette thèse a pour objet de déterminer l’idée de la vie. Qu’est-ce que la vie ? « C’est le principe actif de tout ce qui existe. » Comment se développe-t-elle ? « Par la fécondation ou intra-susception qui a lieu sous l’action du rayon vivificateur, au moment où le passif et l’actif, le subjectif et l’objectif, s’unissent. » M. Bautain prend ensuite l’homme ab ovo. Nous nous voyons à l’état de point salin ou de cristallisation dans la forme pure, et nous apprenons, entre autres, que l’homme, lorsqu’il n’est encore que point salin, éprouve tous les appétits blâmables qui le font plus tard pécher contre le sixième commandement ; qu’il veut déjà, le don Juan qu’il est, se réharmoniser, et qu’il cherche le sexe, son complément. Si M. Bautain parle ici d’après sa propre expérience, il faut lui rendre cette justice, qu’il se souvient de loin, et de plus loin que saint Augustin, qui ne se rappelait pas même sa nourrice. Après avoir été point salin, l’être devient homme ou femme, et M. Bautain, fidèle au procédé néo-catholique, s’arrête complaisamment à ce qui concerne la femme, — laquelle est spécialement femme dans l’ame par la force centrale et attractive, dans le corps par la prédominance des fonctions attractives et d’assimilation, par l’excès du mouvement centripète sur le mouvement centrifuge ». Quant à l’homme, qui sent moins centralement, il vit dans son ame, dans son esprit et dans son corps, en subjectivant l’objectif, et en objectivant le subjectif, et, quand il est tout-à-fait à l’état d’individu humain, il éprouve plus vivement l’appétit du sexe, son complément. » Alors le multiplicande cherche le multiplicateur, l’actif cherche le passif… le conclusif, c’est-à-dire que l’homme veut se marier. Il se marie donc, puis il vieillit, puis il meurt. Et qu’est-ce que la mort ? « C’est en général le brisement du rapport entre un foyer et une forme subjective et particulière et un foyer et une forme objective et générale ; c’est la cessation de la réaction de celui-ci sur celui-là, c’est une extinction de l’action vitale. ». « En d’autres termes, l’homme meurt quand il cesse de vivre, c’est ce que nous avait appris depuis long-temps l’élégiaque destinée de M. de La Palisse.

Dans le dogmatisme, on le voit, les philosophes qui sont d’église ne sont guère plus heureux que les mondains, peut-être sont-ils moins orthodoxes encore. Aucune doctrine vraiment scientifique n’est sortie de ce mouvement, et dans la polémique ou plutôt dans la controverse, c’est la même stérilité ; toute la lutte aujourd’hui se résume dans une seule question : le panthéisme. Mais cette lutte est-elle toujours sincère ? Au moyen-âge, dans les combats intellectuels, l’église était grande surtout par sa bonne foi. Aujourd’hui, quand on attaque les libres penseurs, sous prétexte de sauver la religion, on commence souvent par leur prêter des doctrines qui ne sont pas, qui n’ont jamais été leurs doctrines, et qu’ils réprouvent hautement. Qu’on s’en prenne à M. Cousin, par exemple, qui est devenu comme un point de mire, par cela seul qu’il est le plus illustre représentant de l’école française du XIXe siècle. L’accusera-t-on d’être matérialiste, impie ? Non, car chacun pourrait vérifier et s’assurer par ses yeux et son bon sens que l’accusation est fausse. Ses adversaires eux-mêmes, quand ils sont de bonne foi, témoin M. Maret, l’historien du panthéisme, conviennent que sa part est grande dans la réaction spiritualiste de notre temps ; ils conviennent « qu’on ne peut refuser au développement nouveau qu’il a imprimé à la pensée de l’éclat et de la grandeur, comme on ne peut lui refuser à lui-même la puissance du talent et la droiture des intentions. » Comment se fait-il donc qu’on nous dise et qu’on nous répète que, sous les doctrines hautement enseignées et vivement défendues par M. Cousin, il se cache une doctrine occulte subversive de tout principe chrétien, une sorte d’athéisme jésuitique plus dangereux que l’athéisme avoué, enfin le panthéisme, puisqu’il faut l’appeler par son nom. Ici, la ruse devient transparente ; on a choisi le panthéisme, parce que, ainsi que le dit M. Maret, s’il est nettement formulé dans Schelling, dans Fichte, dans Hegel, il est dans l’école française indéterminé et vague. C’était habile, car une doctrine indéterminée et vague se trouve par cela même qu’elle n’est nulle part, et, en effet, on la trouve partout, même dans saint Anselme, dans Bossuet et dans Salomon, en torturant les phrases. On n’a fait, par là, que transporter dans la philosophie ce procédé d’interprétation littérale que l’on condamne dans le protestantisme ; on n’a fait qu’appliquer à la spéculation ces réquisitoires de tendance qu’on appliquait, il y a quinze ans, avec la même bonne foi, à la politique. Vous êtes panthéiste ! Par ce mot, on répond à tout. C’est absolument comme les jésuites qui disaient à Pascal : Vous êtes un tison d’enfer. Pascal, ne sachant que répondre, eut recours à Arnaud : Monsieur Arnaud, vous qui avez fait une logique, donnez-moi donc un argument pour prouver que je ne suis pas un tison d’enfer. — Arnaud resta court. Et comment démontrer en effet qu’un homme, un enfant d’Adam, n’est pas un tison d’enfer ? Ce n’est pas le panthéisme : c’est la philosophie elle-même qu’on poursuit. Pour être juste, il convient de remarquer néanmoins que, dans le clergé, les esprits sérieux se sont tenus en dehors de cette polémique irritante. À Lyon même, où les intrigues de la réaction ultramontaine sont des plus vives, M. l’abbé Pavy, doyen de la Faculté de théologie, ainsi que M. Noirot, professeur de philosophie au collége royal, ont protesté en toute occasion contre les attaques inconvenantes dont les sciences philosophiques sont chaque jour l’objet. M. Noirot, qui compte au premier rang des esprits distingués, a prouvé, par un enseignement dont l’Université s’honore à juste titre, qu’on peut servir la philosophie sans trahir les intérêts de la religion.

Dans tous les temps, les utopistes, en leur qualité de rêveurs, ont été les collatéraux des philosophes. Il n’en coûte pas plus en effet pour réformer le monde que pour l’expliquer, et de nos jours, où tant de gens tiennent à la disposition de l’humanité un paradis tout fait, le néo-catholicisme ne pouvait rester en arrière. Comme les philosophes, les utopistes ont cherché pour leurs rêves l’abri des traditions respectées, et ce n’est pas une des moindres bizarreries de cette époque que de voir les hommes dont les théories sociales sont le plus opposées invoquer avec un enthousiasme égal, en faveur de doctrines qui se combattent, une même doctrine religieuse. Cette fois encore nous rencontrons l’anarchie dans l’hérésie.

Les uns, pèlerins de Goritz, sont venus, sourians et joyeux, nous dire à chaque embarras, à chaque heure de trouble, comme si les peuples devaient payer pour les fautes des rois, que l’ange exterminateur avait tiré son épée contre la France, pour la punir d’une révolution généreuse ; que le choléra de 1832 était l’expiation de la charte de 1830, attendu qu’il y a dans toute charte une hérésie ou une impiété. Un dieu légitimiste, voilà le dieu de cette théodicée.

Ici nous aurons, et toujours au nom de l’Évangile, une monarchie théocratique, là une théocratie pure, basée sur la communion métaphysique des ames, et dans laquelle disparaîtront l’amour paternel, l’amour filial, l’amour conjugal, qui ne sont que des formes diverses de l’égoïsme sympathique, et qui doivent s’absorber dans une affection unique, l’affection de la grande famille humaine, dont le père est au ciel. Ailleurs encore, et toujours au nom de l’Évangile, c’est une aristocratie mystique qu’on appelle, attendu que le sentiment de l’égalité n’est qu’un instinct de convoitise[10], et que « la manne spirituelle qui fait vivre les nations a été déposée par Dieu même aux mains de la noblesse ; c’est donc à la noblesse qu’il faut confier le pouvoir, car elle seule est chargée de l’initiation. » L’auteur du Platon polichinelle nous propose à son tour de convertir les chambres en monastères, et d’astreindre les députés au moment du vote des lois, à des jeûnes sévères au pain et à l’eau. En qualité de moines, ils feront vœu de pauvreté, et se trouveront très satisfaits de toucher 50 cent. par jour, ce qui donnera pour chacun d’eux 182 fr. 50 cent. au bout de l’année, et le pays en sera quitte, pour le traitement des deux chambres, moyennant une somme annuelle de 12,750 fr. Il est impossible de trouver un gouvernement à meilleur compte, à moins toutefois qu’on ne substitue, ainsi que le veut un illuminé du néo-catholicisme, Dieu aux instrumens de chair, à qui le monde obéit pour son malheur.

Le fouriérisme lui-même, le fouriérisme sensuel et matérialiste, devait se christianiser, et M. Louis Rousseau, dans sa Croisade du dix-neuvième siècle, afin de réveiller d’un sommeil dangereux ses contemporains, qui marchent comme des somnambules au bord d’un abîme, a tenté de concilier Fourier et saint Benoît, le phalanstère et le couvent, pour créer la tribu chrétienne. La voix de tous ces utopistes s’est perdue dans les bruits sérieux de la vie ; tous ces réformateurs naufragés ont célébré leurs agapes dans des catacombes, et c’est par là seulement qu’ils nous rappellent la primitive église. Mais d’autres voix ont retenti avec un éclat qui serait devenu fatal au repos de la société, si pour récolter des tempêtes il suffisait toujours de semer du vent. Les Paroles d’un Croyant ont fait école : le pastiche biblique a été décalqué dans des pastiches nouveaux, et les Jérémies modernes ont psalmodié Babeuf en exagérant M. de Lamennais. L’apôtre du radicalisme catholique se signe dévotement avant de commencer son prône contre la propriété, contre la loi. Ce ne sont pas les excès, les abus du pouvoir qu’il attaque, c’est le pouvoir en lui-même, quel qu’il soit, parce qu’il le confond toujours avec la tyrannie, comme il confond l’obéissance avec l’esclavage. « Le Christ, dit-il au peuple, quand il est venu pour le racheter, s’est contenté de te sauver dans ton ame ; mais sa pitié s’est arrêtée là : il t’a laissé la souffrance et le travail comme une expiation. Plus charitable, j’abolirai le mal, je ferai pour toi ce que n’a point fait la victime du Calvaire ; je te donnerai la communauté, et te baptiserai avec le sang impur que tes mains généreuses auront versé. Ainsi soit-il. » Telle est en substance la trame des prédications que propagent depuis quelques années, dans des pamphlets ou des almanachs populaires, les communistes et les solidairunis, qui travaillent, en invoquant l’Évangile, à la désapprobation individuelle.

Ici, une démocratie sans frein nous ramène aux hérésies d’Épiphane, des pauvres de Lyon, à la fraternité de Muncer ; là, c’est la théocratie qui nous fait reculer jusqu’à Grégoire VII. Les bénédictins de Solesmes tentent, au nom de l’ultramontanisme, une émeute liturgique contre les bréviaires gallicans, et des séminaristes, qui parodient Joseph de Maistre, réclament pour le pape la suprématie temporelle. — Le pouvoir de l’église, établi par Dieu même, ne peut être borné par les hommes. Interdire au pape l’arbitrage souverain de la politique européenne, c’est exclure Dieu lui-même du gouvernement du monde, car le pape est seul interprète de tous les devoirs et de tous les droits. — Par cette interprétation des droits, on espérait sans doute engager le vieillard qui règne à Rome dans une cause à jamais perdue ; mais c’est jouer de malheur en vérité, car ici les ultramontains ont contre eux la papauté du XIXe siècle, Grégoire XVI, qui a dit : « Préoccupée du bien des ames, l’église n’entend nullement porter dans un intérêt de parti un jugement sur les droits des personnes… La coutume et la règle du clergé apostolique est de veiller partout à la sage administration des choses spirituelles, sans que pour cela il soit censé avoir rien statué sur la connaissance et la fixation des droits des princes[11]. » La restauration s’est perdue par les hommes qui étaient plus royalistes que le roi ; l’église se compromet par ceux qui sont plus papistes que le pape. Ainsi, en résumé, que trouvons-nous dans la philosophie de l’école ultra-catholique ? Dans le dogmatisme, des illuminés ; dans la lutte contre la raison, des sceptiques ; dans la polémique contre les libres penseurs, des adversaires sans sincérité. Il y a pourtant dans cette école des hommes qui réclament, au nom de l’église, le droit de surveillance et de contrôle absolu sur les sciences spéculatives : attendons de leur part, pour accepter le contrôle, des œuvres plus sérieuses. Croire n’est pas savoir, et les philosophes qu’on attaque pourraient demander avec raison à ceux qui nient le libre examen, ou qui se perdent dans les évanouissemens du mysticisme, cette agonie de l’esprit, ainsi que l’a dit un penseur du moyen-âge : Quel élément nouveau avez-vous donné à la science ? Quel argument sérieux avez-vous prêté à la foi ? À vous entendre, vous apportez la lumière, et vous faites tout simplement comme les architectes des cathédrales, qui éteignaient les clartés du jour sous les vitraux sombres. Qu’avons-nous trouvé en outre dans les utopies socialistes et politiques ? D’une part, des rêveurs qui construisent un monde impossible, en dehors des conditions éternellement nécessaires au repos et à la vie des sociétés ; de l’autre, des agitateurs emportés qui nous rendent le catholicisme de la ligue et la démocratie de quatre-vingt-treize. Heureusement, pour remuer le monde, qui a gagné de l’expérience en vieillissant, il faut aujourd’hui autre chose que des phrases et des pamphlets ; la société ne recule pas de plusieurs siècles en un jour, elle ne se jette pas non plus d’un seul bond dans tous les hasards d’un avenir inconnu.

IV. — les mystiques et les thaumaturges.

À ne juger notre époque que par la surface et les actes de la vie pratique, on peut se croire bien loin du moyen-âge. Certaines traditions du XIIe siècle cependant sont vivantes encore parmi nous. Il semble que le passé ne meurt jamais tout entier, et quelques rêveurs, comme effrayés des clartés de leur temps, se sont rejetés vers l’ombre. Le mysticisme, mais un mysticisme qui n’oblige pas, qui ne se macère pas, qui ne s’humilie pas, s’est ranimé avec son spleen maladif, ses faiblesses énervantes, ses défaillances amoureuses. Il a demandé au passé ses visions, ses extases ; il nous a rendu ses prophètes et ses thaumaturges.

Ici, comme toujours, dans cette renaissance religieuse, on a commencé par des évocations des vieux ages. Bonaventure, Louis de Blois, tous les moines qui vivaient à genoux et qui mouraient sur la cendre, sont sortis, habillés en Français du XIXe siècle, de la poussière séculaire où l’indifférence les avait laissés dormir si long-temps. Cette littérature ressuscitée des pieux soupirs, des saints embrasemens, trouve un public nombreux et fidèle ; les mystiques, dans la librairie religieuse, ont tous les honneurs de la vente, et, pour faire juger de la popularité dont ils jouissent, il suffira de citer la passion de la sœur Emmerich, qui s’est débitée à quatorze mille exemplaires. Ce fait, du reste, est significatif, car on voit par là que le catholicisme aujourd’hui agit plutôt par le sentiment que par la doctrine, ce qui doit nécessairement jeter les esprits dans une religiosité flottante et vague, au lieu de les tourner vers la pratique.

Les cantiques des morts ont de notre temps trouvé des échos ; le rosier du jardin de Marie s’est couvert de fleurs nouvelles, et les mystiques modernes, qui sont comme les romantiques de la foi, ont écrit leurs élévations et leurs mystères. Le vieux mysticisme cependant ne suffit pas toujours à nos chrétiens progressifs ; il s’exalte et s’exagère encore dans les ames brusquement saisies par la grace, et il en est qui vont jusqu’à nous promettre dans ce monde cette vision béatifique que le moyen-âge lui-même avait désespéré d’atteindre. L’auteur des Études sur les idées et leur union au sein du catholicisme a développé une théorie nouvelle qui résume merveilleusement les bizarreries dispersées dans les livres des visionnaires modernes. Pour nous plonger dans l’éternelle lumière, dans l’invisible et l’inconnu, nous n’avons plus à attendre les révélations de la mort ; il nous suffit de recourir au sens mystérieux de la religiosité ou superstition ; ce sens se manifeste par un effroi surnaturel, un frisson qui nous prend quand nous touchons un mort, quand nous marchons dans les ténèbres. Il est en vous, en moi, comme il était dans Socrate et dans Napoléon. Par la superstition, on s’élève à la claire notion de Dieu, on voit l’incorporel, on touche l’intangible. Il suffit de vouloir et d’observer la continence ; quand on le veut, on monte tous les degrés de la spirale infinie qui se perd au ciel ; si parfois le pied se dérobe dans cette lointaine ascension, le magnétisme, qui est devenu l’auxiliaire néo-catholique de la grace, est là sur le dernier échelon qui nous tend la main, et ce ne sont plus seulement quelques rares élus, quelques hommes amis du maître suprême, qui s’élèvent ainsi, tout vivans, des ombres de la terre aux clartés du tabernacle céleste ; c’est l’humanité tout entière, l’humanité, ce navire qui court des bordées entre le fini et l’infini, qui va sombrer en Dieu. Il y a mariage, comme le dit M. l’abbé de La Treyche, entre la créature et son auteur, et ce mariage, ainsi que les tristes unions de ce bas monde, a ses réjouissances : « La salle nuptiale est la création tout entière, et l’harmonie des êtres forme le concert. » Ne cherchons donc dans ce mysticisme avorté, qui n’est qu’une sorte de panthéisme humanitaire, ni les élans sincères de la foi, ni la poésie de l’extase, ni la grandeur du rêve philosophique. Nous sommes aussi loin de Hugues de Saint-Victor que de Boehm ; et pour trouver l’apparence d’une doctrine, quelque chose qui ressemble à la science, il faut, cette fois encore, passer la frontière : nos mystiques sont réduits à emprunter Goerres à l’Allemagne, à lui demander des théories, des argumens, des idées.

Si vive que soit la ferveur, on s’éblouit vite cependant à courir ainsi à travers les sphères lumineuses. Les modernes Élisées redescendent volontiers du Créateur à la créature, des splendeurs de l’éternelle beauté à la contemplation de la beauté périssable. Auprès du mysticisme de l’esprit, nous rencontrons le mysticisme du cœur et comme toutes les excentricités se touchent, tandis que les réformateurs sensualistes travaillent à la désubalternisation de la femme, les néo-catholiques travaillent à son assomption, pour la préparer à l’apostolat de l’hymen. Au lieu de se contenter de confesser les filles d’Ève, mission parfois délicate, il y a des abbés qui se sont laissé prendre aux exagérations sentimentales et romantiques des don Juan convertis, et qui, tout en célébrant la Vierge, ont célébré la femme dans un style qui fait sourire les mondains, murmurer les rigoristes, et qui pourrait même faire rêver plus d’une belle chrétienne. Ainsi est-il arrivé à M. l’abbé de La Treyche, auteur du Mystère de la Vierge, qui, au lieu d’un livre de dogme ou de morale, se trouve, de la meilleure foi du monde, n’avoir écrit qu’un supplément au Mérite des Femmes. M. de La Treyche, qui est de l’école de M. l’abbé Orsini, s’est épris d’autant plus vivement de son sujet, qu’il le voit à travers le prisme du célibat clérical, et dans sa prose il a entonné un véritable épithalame. Dans les temps anté-chrétiens, les femmes ne sont à ses yeux qu’un appendice de la brute, parce qu’alors elles ressentaient encore l’âcreté de la concupiscence de leur mère Ève, dont les puissances étaient devenues actives hors de l’ordre ; mais depuis, l’amour a complètement changé de forme sans que l’harmonie des sexes fût brisée pour cela ; la loi de la chair, avec sa tendance à l’exclusif, est devenue subalterne ; la femme s’est régénérée, elle a pris dans la vie une grande étendue. Et cette étendue, pouvait-elle ne pas la prendre ? elle qui, toujours altérée d’amour, vit et expire dans l’amour (l’auteur ne dit pas si c’est l’amour terrestre ou l’amour divin), elle qui nous apprend à aimer, qui reçoit notre dernier soupir ! Et M. l’abbé ajoute : Ce dernier soupir, tous ne le rendent pas dans les bras de la femme, il est vrai, mais tous voudraient l’y rendre ! — Le sacrement de mariage est pour lui une nouvelle occasion d’élégie, moment solennel où une ame dit à une ame sa compagne : Toujours ! douce union dont l’essence réside dans les ames et ne peut résider que là ! car ceux qui prennent une femme pour traverser le désert de la vie se ravalent jusqu’à la brute, quand ils n’ont pas une flamme céleste. Passe encore pour le mariage, c’est chose grave et orthodoxe ; mais le mystère ! le mystère de l’amour est-il également du ressort de l’orthodoxie ? et n’est-ce pas s’avoisiner de Gentil Bernard que de célébrer chose aussi profane ? « Le mystère, parfum doux et subtil,… vapeur légère, attrait aussi irrésistible qu’inexplicable,… espace sans limites, vague, indéterminé… Qu’est-ce que l’amour, si ce n’est chose mystérieuse ? si vous attentez à son mystère, il s’envole[12]. » Tout cela est un peu mondain dans la forme, mais fort innocent au fond. Au point de vue de la discipline, M. de La Treyche a eu un tort cependant : au lieu de s’inspirer exclusivement de sainte Thérèse, il s’est inspiré de l’auteur de Lélia, qu’il cite, parmi ses autorités canoniques, à la page 171 de son volume, bien que Lélia ait été mise à l’index en cour de Rome ; ce qui prouve que dans l’église elle-même on est parfois mieux renseigné sur les romans que sur les publications du sacré collége.

S’il en est ainsi des hommes qui sont d’église, des célibataires par vocation, si leur prose s’allume de tant d’ardeur, que sera-ce donc des profanes ! Loin d’être un instrument de péché, les filles d’Ève sont devenues pour eux un instrument d’édification, « l’amour de la créature est souvent précurseur de l’amour divin, et la femme, qui se métamorphose, comme dans le saint-simonisme, en prêtre social, est une sorte de missionnaire attrayant et potelé qui ne fait parler toutes ses graces, les attitudes, les regards, les soupirs, la coquetterie des larmes, que pour engager l’homme dans les voies du salut ; « car en même temps qu’elle met une rose dans ses cheveux pour relever aux yeux de celui qu’elle aime l’éclat de son teint, elle met une vertu dans son cœur. » Jusque-là cependant, nous naviguons sur le fleuve de Tendre, et c’est tout au plus péché véniel ; mais n’est-ce pas, je le demande, une véritable profanation que d’assimiler la dualité intime des sexes à la trinité divine, que de déclarer la femme une hostie terrestre qui fait communier l’homme avec tous ses frères, et de dire aux Madeleines échevelées, qui n’ont pas encore le repentir pour avoir droit au pardon : « Beaux christs d’amour, femmes adultères, vous qui bramez dans le bagne conjugal, espérez » ?

Nous voilà donc ramenés aux hérésies galantes du moyen-âge, aux dulcinistes, et presque aux dormant-ensemble. Auprès des hérétiques, nous trouvons maintenant les prophètes et les thaumaturges. Comme les poètes, les néo-catholiques ont la prétention de sauver le monde et de voir dans les temps qui ne sont pas encore. Les nations s’égarent ; ils s’agenouillent sur le parvis du temple pour leur montrer la route ; les uns sont tristes, jettent de la cendre sur leurs cheveux, se désespèrent et maudissent ; les autres espèrent et chantent le cantique de l’avenir, mais tous sont également inspirés, car ils ont entendu en eux des voix intérieures. « Le jour de la justice approche, disent les prophètes qui pleurent ; les signes précurseurs de l’agonie du monde ont éclaté, et déjà les politiques, les rédacteurs de l’ancien Globe ont disparu comme Balthasar à Babylone dans un festin. — Hommes, nos frères, réjouissez-vous, disent à leur tour les prophètes qui chantent, le monde se transfigure, la société s’organise par le verbe social, et le temps est arrivé où tous les peuples vont célébrer la messe à Sainte-Sophie de Constantinople. » Dans les prophéties, comme partout, on le voit, c’est encore le chaos ; les jésuites de Lyon, dans leurs petits livres, et M. de Genoude, dans ses préfaces, annoncent l’avénement de l’antéchrist ; les humanitaires mystiques annoncent le règne de Dieu ; les fouriéristes christianisés, la réalisation de la théorie sociétaire, dont ils ont découvert le prochain triomphe dans l’Apocalypse ; M. Stoffels prédit la résurrection morale, et M. Madrolle la dégénération. Faut-il pleurer avec ceux qui pleurent, espérer avec ceux qui espèrent ? Marchons-nous vers le jour ou vers la nuit ?

Ici on a parodié Jérémie, Ezéchiel, l’Apocalypse. On va maintenant parodier le Christ, et le néo-catholicisme, pour témoigner de sa foi, affichera l’orgueil de la crédulité ; il outragera le bon sens public en ressuscitant les jongleries de Saint-Médard et des convulsionnaires. La restauration, en fait de prodiges, n’avait que le labarum de Migné et les neuvaines du prince de Hohenlohe. Depuis la révolution de juillet, le ciel s’est montré moins avare, et nous sommes riches aujourd’hui en miracles indigènes et en miracles exotiques. En France, nous avons auprès de Draguignan Mlle Miollis, la stygmatisée, dont les pieds et les mains sont percés de blessures pareilles à celles qui ont déchiré le Christ. Nous avons la sainte robe d’Argenteuil ; les médailles immaculées, qui ont été apportées du ciel, en 1830, à une jeune fille de Paris, et celles qu’on a retrouvées récemment dans les catacombes, et sur lesquelles se voit le portrait de la Vierge, dessiné d’après nature par l’ordre de Publius Lentulus. Satan lui-même opère des merveilles ; on a compté, dans l’année qui vient de finir, quinze possédés à Toulon ; le 8 mai 1843, il s’est fait dans le diocèse de Metz un exorcisme magnifique, et M. l’abbé Frère, chanoine de Paris, a écrit un livre pour restituer au diable le mérite et le monopole des prodiges qu’on attribue au magnétisme. Quand les miracles manquent dans le pays, on va s’approvisionner au-delà des Alpes, car l’Italie est jeune et féconde encore pour les merveilles, et les saints la visitent à peu près comme les dieux la visitaient au temps du vieil Évandre. En 1842, dans l’église de Saint-André del Fratte, à Rome, la Vierge s’est montrée à un jeune Israélite, M. Ratisbonne, radieuse, souriante, et traits pour traits comme on la voit sur les médailles immaculées. Elle fit signe à M. Ratisbonne de se mettre à genoux devant elle : il obéit ; puis, par un signe nouveau, elle lui ordonna de se relever, et d’ennemi acharné du nom chrétien qu’il était auparavant, M. Ratisbonne se releva fervent catholique. Cette conversion, comme celle de M. Veuillot a été comparée à la conversion de saint Paul, et M. Walsh en a fait un livre. La même année, Mlle de Maistre, la petite-fille du comte Joseph, a été guérie d’une exostose au genou par l’application d’un portrait du révérend del Bufalo, fondateur de la société des prêtres du précieux sang. Le fait est attesté par les médecins qui ont visité le genou, et qui l’ont trouvé, après le miracle, droit, lisse et blanc. On cite encore, parmi les faits notoires, les angoisses de l’addolorata de Capriano, qui souffre tous les vendredis les douleurs de la passion et du crucifiement, et les extatiques du Tyrol, qui ont été visitées récemment par M. l’abbé Nicolas, membre de l’institut catholique de Lyon. On cite surtout sainte Philomène, la thaumaturge du dix-neuvième siècle, dont la vie, écrite par un prêtre italien, et traduite par un jésuite de Fribourg, est aujourd’hui en France à sa dixième édition[13]. Les reliques de cette sainte, déposées à Muguano opèrent de tels prodiges depuis quelques années, que le traducteur jésuite hésite à les raconter. « Les impies, se demande-t-il, diront peut-être que c’est une sorte de blasphème d’attribuer à la puissance divine de pareilles minuties ; » et il lève l’objection en ajoutant : « Pas plus qu’il ne l’est d’attribuer à Dieu la formation de ces petits insectes qui humilient l’orgueil et tourmentent la sensualité de l’homme. » Ici se trahit la pensée secrète : plus nous oserons, plus nous obtiendrons. — Il y a un grand nombre d’anté-christs dans le monde actuel, il faut les renverser : il faut surtout, à l’aide des miracles, terrasser le rationalisme. — Étrange erreur, de croire qu’on régnera sur l’avenir aux mêmes conditions que sur le passé ! étrange méthode, qui consiste à traiter le scepticisme par la superstition, comme dans la médecine, les contraires par les contraires ! Aux reproches souvent mérités d’intoérance, on répond par les emportemens de la colère ; aux doutes respectueux de l’esprit, on oppose les folies d’une superstition qui souvent n’a pas même l’excuse de la sincérité ou la poésie de l’ignorance. M. l’archevêque de Paris n’a-t-il pas raison quand il dit, à propos de ces miracles apocryphes propagés de notre temps comme article de foi : « Il est des écrivains qui, en haine du rationalisme, semblent se faire un jeu de le braver pour lui abandonner une victoire facile. » — Insister plus long-temps sur ces livres bizarres, sur ce mysticisme de convention, ce serait fatiguer sans profit le bon sens de nos lecteurs. Laissons donc ces rêveurs se bercer doucement dans leurs dévotes hallucinations. Qu’on y prenne garde cependant, en cherchant ainsi à nous rejeter dans le moyen-âge, en reculant trop loin dans le passé, on n’aura fait peut-être que prendre un chemin détourné pour nous ramener au XVIIIe siècle.


Ch. Louandre.
  1. Almanach du diocèse de Paris, memento du clergé pour l’année 1843, p. 102
  2. Paris, chez Adrien Leclerc, 1842, in-4o.
  3. On peut voir la Cosmogonie de la Révélation, par M. Godefroy, 1841 ; — les Élémens de Géologie, par M. Chambau, etc.
  4. Instruction pastorale sur la composition, l’examen et la publication des livres. Paris, 1842 ; in-4o, pag. 10.
  5. Histoire de sainte Élisabeth, 1836, in-4o ; introd., p. XXVI.
  6. M. Veuillot, Pèlerinages de Suisse, tom. II, p. 186.
  7. Pages 6-9 et 23.
  8. Tom. IV, pag. 23, en note.
  9. Instruction pastorale, p. 23.
  10. Études sur les idées et leur union au sein du Catholicisme, vol. I, p. 223-229.
  11. Sollicitudo ecclesiarum. Constitution de SS. Grégoire XVI, 5 avril 1831.
  12. Le Mystère de la Vierge, pag. 156.
  13. La Thaumaturge du dix-neuvième siècle ; Lyon.