Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières/06

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DU


MOUVEMENT INTELLECTUEL


PARMI LES POPULATIONS OUVRIÈRES.





LES OUVRIERS DE LA LOIRE.[1]




Au milieu des montagnes du Forez, dont la base sépare le bassin du Rhône de celui de la Loire, s’étend, à partir des environs de Givors, à travers Rive-de-Gier et Saint-Chamond jusqu’au-delà de Saint-Etienne, une succession de vallées plus ou moins profondes, sillonnées par des torrens, tantôt nues et arides, tantôt fécondes et verdoyantes, où l’industrie possède un magnifique domaine. Les ouvriers qui habitent cette région forment un groupe isolé dont la physionomie s’encadre d’une façon fort originale entre les sommets de leurs montagnes. Les uns tissent les rubans de tout genre dont les flots étincelans vont ensuite inonder le monde; les autres, à demi nus près de brasiers ardens, travaillent le fer rougi ou le verre en fusion; enfin les derniers, voués à l’extraction de la-houille, ont pour atelier les profondeurs mêmes de la terre.

Prise en bloc, en comptant les rubaniers disséminés dans les montagnes et dont Saint-Etienne est la métropole, la population laborieuse de ce district ne saurait être évaluée à moins de cent cinquante mille individus. Son éloignement ne l’a pas garantie, sur les points où elle est agglomérée, contre la violente secousse qui ébranla les classes ouvrières après la révolution de 1848; mais le soulèvement s’est produit chez elle sous un aspect singulier. Nulle part on ne peut mieux distinguer les deux influences auxquelles l’histoire rapportera tout le mouvement intellectuel des populations ouvrières au milieu du XIXe siècle : l’une provenant d’une source étrangère à ces populations, l’autre sortant de leur propre sein. Le flot terrible qui venait du dehors atteindre les ouvriers de la Loire sur leurs montagnes tendait à les entraîner sur une mer sans rivages; quant aux aspirations intérieures qui les agitaient, bien que souvent aveugles et souvent excessives, elles renfermaient au contraire certains germes dont il était facile de tirer parti. Avant de pouvoir apprécier la portée relative de ces deux élémens, il faut connaître aussi les deux faces distinctes sous lesquelles s’offre à nous la vie des ouvriers forésiens, observée tour à tour dans les ateliers où s’exerce leur industrie et dans les modestes habitations où se conserve depuis si longtemps l’originalité de leurs mœurs.


I. — INDUSTRIES DE LA LOIRE ET REGIME DU TRAVAIL.

La contrée qu’occupe le groupe des ouvriers de la Loire est traversée par le chemin de fer de Lyon à Saint-Etienne, qui a donné une si vive impulsion à l’industrie locale. Après avoir longé le Rhône jusqu’à Givors, on monte par une pente ininterrompue au sommet de la chaîne du Forez : sur un court espace de quatre lieues, entre Rive-de-Gier et Saint-Etienne, la différence de niveau est d’environ 1,000 pieds. On s’élève de la vallée du torrent du Gier, qui se jette dans le Rhône, à celle d’un des affluens du Gier, le Janon, et puis à la vallée de l’impétueux ruisseau le Furens, qui, après avoir traversé Saint-Etienne, où il a plus d’une fois causé de grands désastres, va se précipiter dans la Loire. Le chemin de fer se déploie au milieu d’un nuage d’épaisse fumée s’échappant sans relâche des usines dont la contrée est couverte. Tantôt les rails perchés sur la cime d’un coteau dominent des fourneaux embrasés construits dans le bas de la vallée; tantôt, s’enfonçant sous la montagne, ils atteignent aux régions que peuple la noire armée des mineurs. Sous le tunnel de Terre-Noire, on passe si près des puits de charbon, qu’il serait impossible d’élargir la voûte, reconnue pourtant beaucoup trop étroite. Etabli dans des conditions extrêmement difficiles, ce railway est ouvert au public depuis l’année 1832. Il n’existait alors en France qu’un seul tronçon de voie ferrée de 18 kilomètres de long, et appartenant à cette même région, celui de Saint-Etienne à Andrézieux sur la Loire, terminé en 1827[2]. Le chemin de Lyon était donc mi essai, essai hardi, mais dans lequel on sentait ces tâtonnemens qui se rencontrent au début de toutes les carrières où s’élance le génie de l’homme. A l’origine, on le comparait dans le pays à un cheval boiteux trottant sur des cailloux. La traction s’est faite pendant longtemps, en partie du moins, à l’aide de chevaux, même de bœufs. Il n’y a pas plus de sept à huit ans que la remonte des trains de Saint-Chamond à Saint-Etienne s’opère avec des locomotives. A la descente, les convois, lancés sur la pente de la montagne, reviennent seuls, par l’effet de la pesanteur, jusqu’à Rive-de-Gier, où la machine est allée les attendre. Malgré diverses améliorations réalisées à mesure que la science a étendu son domaine, ce chemin présente toujours des particularités vicieuses qui tiennent aux conditions primitives de, son établissement et à la nature du sol. Il existe d’ailleurs beaucoup moins pour les voyageurs que pour les produits de la contrée, auxquels il doit la prodigieuse prospérité dont il jouit.

Quand on veut voir à l’œuvre l’industrie locale et pénétrer parmi les ouvriers dont elle utilise les bras, il faut, en venant de Lyon, quitter la voie ferrée à Rive-de-Gier, et, laissant derrière soi, sur la gauche, les dernières élévations des Cévennes, gravir pas à pas la chaîne du Forez. Rive-de-Gier, qui marque le commencement de cette ruche laborieuse échafaudée le long des montagnes, est une cité exclusivement industrielle : il n’y en a peut-être pas une autre en France où la production occupe aussi complétement tous les bras. On n’y trouve pas une seule maison de commerce ou de commission. Dans cette ville d’ouvriers, tous les hommes, riches ou non, travaillent de leurs mains : pas de bourgeoisie, pas de classe ayant des loisirs. Tel avait commencé sa carrière par servir les maçons, portant sur ses épaules ce récipient incommode appelé l’oiseau, qui, devenu millionnaire, ignore toujours ce que c’est que le repos. Tel autre, simple ouvrier de forge d’abord, puis chef d’un établissement métallurgique dont les produits rivalisent avec les plus beaux fers de l’Angleterre, reste encore le premier forgeron de son usine. On n’a pas besoin d’entrer à Rive-de-Gier pour y reconnaître la patrie du travail : la ville est enveloppée d’un nuage de fumée qui s’aperçoit des hauteurs voisines et laisse à peine entrevoir le faîte des cheminées. Les ouvriers sont groupés dans des ateliers de différentes natures : des aciéries, des forges, des verreries produisant des verres de toute sorte, principalement des bouteilles et des verres à vitre[3].

En se rendant de Rive-de-Gier à Saint-Chamond, à dix kilomètres plus haut dans les montagnes, on longe une suite d’usines : la belle fabrique d’acier d’Assailly, les forges de l’Horme, et de nombreux fours à coke brûlant en plein air. A Saint-Chamond, le bruit diminue, le ciel s’éclaircit; on sent que dans cette ville, où des vestiges de monumens romains rappellent une certaine splendeur évanouie à travers les siècles, le sol est moins profondément imprégné de l’esprit industriel. Saint-Chamond s’est laissé ravir à peu près complètement la fabrication des rubans. Elle compte toutefois plusieurs fabricans d’une haute habileté, et elle règne encore en souveraine sur l’industrie des lacets, qui occupe ici 21 ateliers et 8,000 métiers, mis la plupart en mouvement par des appareils hydrauliques et exclusivement surveillés par des femmes. Plusieurs établissemens pour le moulinage de la soie ne renferment également que des femmes. La clouterie à la main et un petit nombre d’usines à vapeur emploient seules des hommes[4].

En quittant Saint-Chamond, on traverse un pays fortement accidenté, mais où rien ne rappelle, jusqu’à ce qu’on ait atteint les forges de Terre-Noire, le mouvement de la région inférieure. Située au fond d’une gorge pittoresque, l’usine de Terre-Noire fait vivre une population de 1,800 individus. La fabrique a créé tout ce qui existe autour d’elle; un village est pour ainsi dire sorti de terre dans ce lieu sauvage, qui semblait voué à une perpétuelle immobilité. L’établissement a été construit en 1822, à une époque où des forges commençaient seulement à s’installer dans le département de la Loire. Ces usines, qui marchent toutes à la houille, ont réalisé les premières applications des procédés anglais dans notre pays. Elles placent leurs fers le long du littoral de la Loire et du Rhône, et à Paris, Marseille, Toulon, Rochefort, etc. Elles alimentent encore sur les lieux mêmes plusieurs industries métallurgiques; leur prospérité intéresse ainsi un personnel nombreux dans le district de Saint-Etienne.

Quand on monte jusqu’au plateau sur lequel est située cette dernière ville, sous un ciel froid et neigeux, on croirait au premier abord qu’elle est condamnée par sa position à un éternel isolement. On a vu pourtant qu’elle avait été mise en rapide communication avec deux grandes voies fluviales, qui lui permettent de diriger ses produits soit vers l’Océan, soit vers la Méditerranée. C’est que la Providence avait enfoui sous les montagnes de cette région une matière qui vivifie l’industrie moderne, et que cette matière nécessite d’immenses moyens de transport. Le voisinage de la houille profite d’abord à diverses fabrications de Saint-Etienne, telles que la quincaillerie et la fabrique d’armes, qui date de François Ier, et qui comprend, en dehors d’un bel établissement placé sous la direction de l’état, un grand nombre de petits ateliers particuliers. La plus importante des industries stéphanoises, celle des rubans, tire elle-même un avantage de la richesse minérale du pays; elle lui doit la facilité des communications créées pour le transport de la houille. La rubanerie du Forez a le monde entier pour marché, et bien qu’elle rencontre aujourd’hui au dehors, notamment à Zurich en Suisse, une concurrence redoutable pour certains articles, bien qu’on lui ait enlevé quelques-uns de ses plus habiles ouvriers, elle reste toujours incomparablement supérieure à ses jalouses rivales pour le bon goût et pour l’élégance des produits. L’opulente ville de Saint-Etienne, dont la fondation semble dater du Xe siècle, n’est réellement sortie de son obscurité que dans l’ère industrielle où nous vivons. Singulier effet des situations! tandis que la cité des montagnes prenait un prodigieux accroissement, l’ancienne capitale du Forez, Feurs, qui devait regarder autrefois avec dédain, des rives de la Loire où elle est bâtie, la bourgade juchée sur des hauteurs inaccessibles, est tombée de son rang politique dans une insignifiance absolue. Autre circonstance digne d’être remarquée, voilà une place enrichie surtout par une industrie de luxe, dans laquelle le goût exerce le principal rôle : eh bien ! en dehors de sa fabrication spéciale, elle ne laisse pas percer le moindre sentiment de l’art. Les beaux-arts fuient cette ville enfumée, mal pavée, à l’aspect monotone et triste, où la domination appartient exclusivement à l’esprit d’industrie, qui s’y montre infatigable et éminemment habile dans sa sphère, mais toujours replié sur lui-même.

Dans ce pays, où tout est de création récente, le développement donné à l’exploitation de la richesse minérale du sol remonte à peine au-delà d’une trentaine d’années. Les extractions de la houille, qui ont dépassé 15 millions de quintaux métriques en 1847, n’arrivaient pas à quatre millions en 1820. On les a vues monter sans cesse depuis cette époque, surtout après l’établissement des nouvelles voies de communication. Le bassin houiller de la Loire, qui n’a que 22,000 hectares de superficie, est devenu le plus productif de tous les bassins houillers de la France[5]. Il présente la forme d’un triangle très allongé, dont la base s’appuie sur la Loire et dont le sommet vient aboutir jusque sur la rive gauche du Rhône, en face de Givors. Tout ce territoire appartient à un même système au point de vue de sa formation, mais il est d’usage de le diviser en trois parties : les deux riches bassins de Saint-Etienne et de Rive-de-Gier, et un espace intermédiaire désigné sous le nom de bassin de Saint-Chamond, longtemps regardé comme stérile et encore peu productif aujourd’hui. Le mode d’exploitation de ces terrains offre divers caractères qui touchent au sort de la nombreuse population vivant du travail des mines. Le gîte carbonifère de la Loire est partagé entre soixante-deux concessions d’une étendue et d’une fécondité extrêmement inégales. Il y en a qui se composent seulement de 10 hectares, telles que la concession de Verchères-Feloin, tandis que d’autres en renferment près de 6,000, comme celles de Firminy et Roche-la-Molière. On en compte vingt-cinq à peu près qui sont inactives ou improductives. Certaines concessions sont exploitées isolément et parfois même fractionnées entre plusieurs mains; mais trente-deux, dont quelques-unes sont des plus riches et des mieux situées, appartiennent à une seule société, la Compagnie des mines de la Loire, qui, au moment de sa formation, avait donné lieu dans la presse parisienne à une polémique ardente, et qui est encore dans le pays l’objet des plus vives discussions. Née à Rive-de-Gier, où elle grandit rapidement, cette association compléta son réseau en s’adjoignant, en 1845, une autre compagnie créée dans le bassin supérieur sous le nom de Société des mines de Saint-Etienne[6].

Le travail du mineur varie suivant la disposition des couches : quelquefois le charbon est presque à fleur de terre, et on se borne à percer des voûtes sous lesquelles on descend par une pente plus ou moins inclinée; le plus souvent on est obligé de creuser des puits pour atteindre jusqu’aux filons carbonifères; on perce ensuite des galeries souterraines qui se ramifient comme les rues d’une ville. Une particularité de l’exploitation des houillères du bassin de Rive-de-Gier, quoique situées au pied des montagnes, c’est l’extrême profondeur des puits. La plupart n’ont pas moins de 200 à 400 mètres. Le plus profond de tous, celui du Plat de Gier, situé entre la Grande-Croix et Saint-Chamond, atteint 550 à 560 mètres, et il est encore en creusement. Aux environs de Saint-Etienne, les puits n’ont souvent que 25 à 30 mètres. La profondeur la plus grande à laquelle on soit descendu est de 320 mètres dans le percement de Montsalson, au point culminant de tout le bassin. L’exploitation des houillères de la Loire, et par suite le travail qui en résulte pour la population forésienne, se trouvent assurés par la diversité et la qualité tout-à-fait supérieure des produits. On rencontre à Saint-Étienne les charbons de forge les plus renommés du monde. Une concession du même district, celle de la Ricamarie, renferme des houilles à gaz, c’est-à-dire des houilles riches en principes volatiles, très recherchées pour les usines d’éclairage de Lyon et d’une partie des villes du Midi. La variété appelée charbon de grille, qui convient au foyer des chaudières à vapeur et aux usages domestiques, abonde particulièrement dans le rayon de Rive-de-Gier. Les houilles de ces montagnes s’écoulent en quantités bien plus considérables par le Rhône que par la Loire. On les trouve dans une grande partie de la France, à Paris, à Nantes, à Mulhouse, à Toulon, à Toulouse, dans les forges de la Champagne, de la Bourgogne, de la Nièvre, de la Haute-Bretagne. Les charbons qui leur font particulièrement concurrence sur certains marchés sont ceux de la Belgique, de la Flandre française, de l’Auvergne, du Bourbonnais et du Languedoc. La valeur des produits annuels de l’industrie extractive dans la Loire est de 15 à 17 millions. Ce chiffre forme à peu près le sixième de la production totale du district industriel de Saint-Etienne, estimée à 110 ou 120 millions, dont 55 ou 60 reviennent à la rubanerie et à la passementerie, et 40 ou 43 aux industries du fer et aux verreries.

La vie industrielle des ouvriers, c’est-à-dire le régime du travail, doit varier profondément entre des industries aussi différentes. Dans la rubanerie de Saint-Etienne, l’organisation des ateliers ressemble en général à celle des ateliers lyonnais. L’ouvrier possesseur de métiers travaille chez lui, soit seul, soit avec un ou plusieurs compagnons, et reçoit du fabricant les matières premières à mettre en œuvre. Ici comme à Lyon, des améliorations considérables ont été introduites récemment dans les instrumens du tissage. Jadis on se servait seulement de métiers à la main, appelés métiers à basse ou à haute lisse. qui ne permettaient de confectionner qu’une seule pièce à la fois, soit unie pour les métiers à basse lisse, soit façonnée pour les autres. Maintenant, si on excepte les femmes et quelques travailleurs isolés des campagnes, on n’emploie plus que des métiers dits métiers à barre, avec lesquels un seul homme peut fabriquer jusqu’à 32 ou même 36 pièces à la fois[7]. Le prix de ces appareils est beaucoup plus élevé que celui des métiers de l’industrie de Lyon, où chacun peut devenir chef d’atelier avec 250 ou 300 francs d’économie. Les métiers à barre coûtent en moyenne 1,000 francs; il y en a qui sont en noyer ou même en acajou, et qui valent de 2,000 à 3,000 francs. Ces derniers brillent comme des pianos; mais le bruit monotone qui s’en échappe suffirait pour apprendre que le bras qui les manie est réduit à répéter sans cesse les mêmes mouvemens. Le tisseur de rubans, une fois le métier monté, n’a plus, en effet, qu’à lever et à pousser une longue barre en bois placée en avant de l’appareil, et les petites navettes chargées de fils marchent comme par enchantement. La barre étant souvent lourde à remuer, il faut avoir l’habitude de ces saccades continues pour ne pas être promptement hors d’haleine. Les yeux se fatiguent cependant plus que les bras. On est obligé, à tout moment, quand se brisent des fils extrêmement ténus, de les rattacher à un faisceau d’autres fils dont les couleurs variées et scintillantes causent un continuel éblouissement. Aussi la vue s’affaiblit-elle plus vite dans le tissage des riches articles façonnés que dans la plupart des autres fabrications. L’industrie des lacets n’impose point de semblables exigences : d’ingénieux appareils se chargent de toute la partie pénible du travail, et ne laissent aux femmes que des soins peu fatigans, soit pour les yeux, soit pour les bras. On a bien essayé d’employer aussi dans les rubans le secours d’un moteur mécanique. On cite, à quelques lieues de Saint-Etienne, un atelier hydraulique qui renferme 85 métiers ; mais la tendance de cette fabrication à se constituer en grands ateliers est très peu sensible : la rubanerie paraît un peu plus disposée à quitter la ville pour se répandre dans la campagne ; toutefois elle émigré de Saint-Etienne moins vite que le tissage des étoffes de soie unie n’émigré de la cité lyonnaise.

Les rubaniers stéphanois ne prolongent pas, comme à Lyon, la journée de travail effectif durant quatorze et seize heures; depuis 1848, ils ne travaillent que douze heures sur vingt-quatre. Bien que la loi sur la durée du travail laisse les ateliers proprement dits en dehors de ses dispositions, il n’est pas douteux qu’il n’y ait ici, comme partout, un véritable intérêt public au point de vue moral et au point de vue économique, à ce que la limite de douze heures prévale dans les usages industriels; mais, dit-on, les commandes de rubans arrivent parfois en masses énormes aux maisons de fabrique, et semblent réclamer un supplément de travail. Si cette exigence se manifestait rarement, on pourrait, sans grands inconvéniens, s’écarter d’une règle à laquelle la loi, même dans les industries où elle est applicable, permet, en certains cas, d’apporter des exceptions. Malheureusement l’exception tend bientôt à prendre la place de la règle, et alors reparaissent ces abus contre lesquels se sont élevés, avec une énergie qui les honore, d’éminens manufacturiers dans les diverses régions de la France. La limitation de la durée du travail journalier à douze heures, qui doit être regardée comme un des bienfaits de notre législation industrielle, a d’ailleurs l’avantage de réagir contre l’habitude à laquelle le commerce cédait de plus en plus, et souvent sans nécessité, d’attendre à la dernière heure pour transmettre ses commandes en fabrique. Quand les commissionnaires sauront bien qu’on ne travaille plus seize et dix-huit heures par jour, ils s’y prendront un peu plus tôt, au grand avantage de l’industrie comme à celui des travailleurs; il est bien rare qu’ils ne soient pas libres de gagner quelques jours. On ne verra pas plus qu’aujourd’hui les commandes s’en aller vers les fabricans du dehors : elles ont la plupart du temps trop de raisons pour rester en France. Qu’on ne l’oublie pas, — dans la rubanerie, le travail prolongé la nuit peut avoir des suites funestes et réduire considérablement la période durant laquelle un individu jouit d’une assez bonne vue pour conduire un métier de rubans façonnés. En répartissant l’ouvrage sur un plus grand nombre de journées, la limitation tend aussi à réduire les temps de chômage. Il vaut mieux, pour l’économie domestique et pour la moralité privée, que le tisseur gagne une certaine somme en trois mois que de la gagner en six semaines pour rester six semaines inoccupé. Les ouvriers de la passementerie sont, de tous les travailleurs de Saint-Etienne, ceux qui reçoivent les plus forts salaires. Un chef d’atelier peut tirer d’un métier 100 à 125 francs par mois en laissant au compagnon qu’il emploie une somme égale. Quelques ouvrages de luxe rapportent même davantage.

Le régime de l’industrie métallurgique de Saint-Etienne se rapproche, du moins sous un rapport, de l’organisation de la rubanerie : tous les ouvriers de la quincaillerie et presque tous ceux de l’armurerie travaillent à leur domicile et avec des instrumens qui leur appartiennent; les matières qu’ils emploient sont en outre achetées par eux. Les ouvriers armuriers attachés à la fabrique nationale se trouvent dans une position exceptionnelle, qui ne permet pas de les prendre pour terme de comparaison. Exposés depuis une vingtaine d’années à d’assez dures vicissitudes, les autres ouvriers de cette catégorie ont profité, après 1848, de l’activité imprimée aux armemens militaires; ils peuvent en ce moment gagner de 50 à 55 sols par jour. Le travail des quincailliers est plus ingrat; leur industrie est en pleine décadence; dans l’intention fort louable de la ranimer, on a songé à ouvrir une exposition publique de ses produits et à distribuer quelques encouragemens honorifiques ou pécuniaires. Par malheur, le mal tient à la constitution même de cette industrie, à l’éparpillement de la force productive dans de très petits ateliers où ne sauraient s’installer les grands appareils propres à simplifier et à perfectionner le travail. Comment ces forges imparfaitement outillées pourraient-elles lutter contre nos magnifiques usines du Haut et du Bas-Rhin, de la Moselle, du Nord et de la Seine? De plus, les ouvriers quincailliers de Saint-Etienne, qui vendent à des commissionnaires les produits de leur travail, se font entre eux une concurrence désespérée auprès de ces acheteurs peu empressés, ils ne tirent que difficilement de leur labeur quotidien 40 ou 45 sols. A Saint-Chamond, parmi les cloutiers à la main, dont l’industrie est également en déclin, et aux environs de Rive-de-Gier, dans quelques petites communes peuplées de forgerons à domicile, on trouve aussi, malgré des habitudes laborieuses, une situation très gênée et parfois misérable.

La rétribution du travail est bien supérieure dans les grands ateliers métallurgiques de cette même contrée : à Rive-de-Gier notamment, les ouvriers en fer reçoivent de 3 francs 50 centimes à 4 francs 50 centimes par jour. Les ouvriers verriers sont beaucoup plus favorisés encore. Leur gain, qui représente près de 30 pour 100 dans la valeur des produits fabriqués, s’élève pour les souffleurs de verres à vitre à environ 300 francs par mois; mais aussi quelle pénible besogne! Les verriers travaillent, pour ainsi dire, dans le feu, qui dessèche en eux les sources mêmes de la vie. On sait que cette industrie avait reçu des anciens rois de France des faveurs exceptionnelles; les verriers se considéraient comme anoblis. Un usage, invariablement consacré par une durée de plusieurs siècles, formait en outre, au profit de leurs familles, un privilège qui a survécu à tous les privilèges de l’ancien ordre féodal, et auquel il n’a été apporté que de récentes et timides dérogations. Les souffleurs en verre jouissaient de la faculté de n’admettre dans leurs rangs que les fils de verriers; aucun autre apprenti n’était reçu sur les fours. Eh bien! ce gain considérable, cette digue élevée contre la concurrence, n’ont pas toujours été suffisans pour les retenir dans le pays. Rive-de-Gier a eu à souffrir plus d’une fois, notamment en 1846 et 1847, de l’émigration d’un assez grand nombre d’ouvriers appelés par les verreries d’Angleterre, d’Espagne et d’Italie, où on leur assurait 5 à 600 francs par mois, quelquefois même davantage. Cette espèce de drainage des forces vives de la fabrique a provoqué les premières atteintes au privilège des fils de terriers. Dès que la pépinière privilégiée devenait insuffisante pour le recrutement des fabriques, il fallait bien prendre en dehors les agens indispensables à la production.

La dernière catégorie des ouvriers de la Loire comprend les travailleurs occupés à l’extraction de la houille. Le labeur du charbonnier, qui paraît si brutal quand on l’envisage seulement en lui-même, prend une place éminente sur l’échelle des travaux industriels dès qu’on le regarde du point de vue des services qu’il rend à la société. Ces troglodytes, dont le visage noirci ne rappelle plus qu’imparfaitement la face humaine, sont les agens de la production universelle. Agriculteur d’un genre singulier, le mineur déchire la terre non pour la féconder, mais pour lui arracher le principal aliment de l’industrie moderne ; au-dessous de nos riantes prairies et de nos champs verdoyans, il récolte des moissons là où les mains de l’homme n’ont rien semé; mais il ne peut pas porter ses regards vers le firmament, il touche son ciel avec la main, parfois même il lui est impossible de se dresser de toute sa hauteur, et il a plus réellement qu’Atlas la terre sur ses épaules. Point de lumière autour de lui; son soleil consiste dans la petite lampe attachée à son chapeau, et dont la lueur blafarde lui fait mieux sentir l’obscurité où il est plongé. Les charbonniers passent au moins douze heures par jour sous terre : ils emportent avec eux leur nourriture quotidienne. Menacés à tout moment, tantôt par un soudain éboulement des terres, tantôt par le choc de quelque appareil inaperçu, tantôt par la subite atteinte de cet ennemi perfide qu’ils appellent tout simplement le grisou, ils s’accoutument bientôt néanmoins à leur existence au point de ne pouvoir plus guère, au bout d’un certain temps, reprendre le travail en plein soleil.

On voit quels frappans contrastes divisent les travaux exécutés dans ces industrieuses montagnes du Forez; ces contrastes ne sont pas sans influence sur l’état moral des diverses classes d’ouvriers qui les habitent.


II. — MOEURS ET CARACTÈRE DES OUVRIERS DE LA LOIRE.

Quel que soit le milieu où l’homme se trouve placé, à quelque labeur qu’il ait voué sa vie, toujours une partie de lui-même reste immuable : c’est celle qui compose le fonds de la personnalité humaine; mais les objets qui entourent chaque individu, la carrière dans laquelle s’exerce son activité, viennent ensuite agir singulièrement sur ses inclinations et lui imprimer ce sceau profond de l’habitude qu’on nomme une seconde nature. On croit souvent que l’homme choisit sa profession alors que sa liberté est dominée ou considérablement réduite par l’empire des circonstances; sa préférence fût-elle d’ailleurs indépendante et éclairée, une fois dans la carrière, il n’en recevrait pas moins de son état des impressions destinées à colorer sa vie tout entière. Cette inévitable conséquence offre un large aliment à l’analyse morale dans un pays où se rencontrent côte à côte, comme dans la Loire, des groupes d’individus consacrés à des travaux d’une nature aussi diverse. Les variétés de caractères naissent alors de la différence des occupations journalières. On les voit se former auprès du métier du tisseur de rubans, de la fournaise du verrier et du forgeron, ou dans l’antre du mineur. Chaque classe d’ouvriers étale à nos yeux ses mœurs, ses goûts et son esprit.

Parmi les charbonniers, le trait de caractère le plus saillant, c’est l’insouciance, cette insouciance qui dérive d’un travail à peu près assuré et toujours semblable à lui-même. Le mineur considère son état comme un emploi qui, en lui assurant à peu près un revenu fixe, l’affranchit de toute préoccupation. On serait enclin à s’apitoyer sur sa dure existence; mais le charbonnier ne s’en plaint pas, et, pourvu que l’exploitation de la houille ne soit pas menacée d’un chômage, ou qu’une réduction n’atteigne pas le chiffre du salaire, il descend heureux dans son puits. La bonhomie forme un trait original dans la physionomie morale du mineur; n’ayant pas d’intérêts à débattre chaque jour, le charbonnier vit étranger aux ruses dont certaines transactions se compliquent trop souvent. Chez le verrier, on reconnaît l’orgueil d’un état longtemps fermé à la concurrence par un privilège de race, et, comme l’ouvrier de cette catégorie a entendu dire que la nature de son travail abrégeait sa vie, il semble se hâter de jouir avec une sensualité souvent grossière, mais toujours étudiée et systématique. L’ouvrier en fer est bruyant dans son existence extérieure, comme s’il voulait imiter le retentissement du marteau sur l’enclume, il a quelque chose de la rudesse du métal qu’il manie; mais, de même qu’on parvient à ployer le fer en le soumettant à certaines préparations, de même ces natures abruptes ont un fonds de flexibilité qui les empêche de résister quand on sait les prendre. Les rubaniers se distinguent par un goût prononcé pour tout ce qui brille, et ce goût se traduit dans la vie réelle en habitudes dispendieuses. On dirait qu’ils sont jaloux de se donner à eux-mêmes l’éclat de leurs tissus, sauf à en partager la fragilité. De cette inclination vient, dans les rapports des rubaniers entre eux, une certaine suffisance qui s’irrite de la moindre contradiction. Ont-ils une discussion même des plus frivoles, surtout en présence d’un tiers, — ils se passionnent avec une sorte de frénésie pour paraître avoir raison.

À cette première source de variétés morales qui tient à la nature des travaux quotidiens, il s’en joint une autre entre le groupe des travailleurs de Saint-Étienne et celui de Rive-de-Gier : je veux parler d’une différence de race. Quand on examine de près les populations de ces deux cités, la ville haute et la ville basse, qui se jalousent ouvertement, il est impossible de croire qu’elles proviennent d’une souche identique. Sur la hauteur vit une race petite, trapue, musculeuse, qui paraît être la lignée autochthone des montagnes du Forez. Les femmes ont, du reste, les traits agréables et le visage frais comme la brise de ces régions élevées. À Rive-de-Gier, la stature est haute, les formes sont minces et élancées. Les femmes, avec leurs cheveux noirs et leur œil allongé, ont une beauté qui porte je ne sais quelle empreinte méridionale. Évidemment la souche d’où cette race descend n’appartient pas à notre sol. Peut-être, dans les temps lointains où les compatriotes d’Abdérame envahissaient le midi de la France, quelque colonie de Sarrasins a-t-elle cherché un asile au pied de ces montagnes et y a-t-elle pris racine.

Au milieu de ces différences de race et de profession, un signe est commun à tout le groupe des ouvriers de la Loire : c’est la vie en famille ; mais les conditions de cette vie offrent des variétés notables d’après le genre de travail. Parmi les rubaniers stéphanois, la vie intérieure respire une certaine aisance qui serait plus marquée sans leur habitude d’aller les jours de repos s’installer au cabaret, où ils consomment de gaieté de cœur un gain que la prévoyance commanderait de mettre en réserve. L’intérieur des quincailliers atteste un dénuement à peu près complet. Les charbonniers de Saint-Étienne, jouissant d’un revenu plus sûr, pourraient être chez eux un peu moins tristement installés ; mais leurs femmes se font remarquer par une extrême indifférence pour l’arrangement de leur ménage, dont la malpropreté est proverbiale dans le pays. Au premier abord, on pourrait croire que cette négligence tient au travail des mines et s’étend à tous les ouvriers qui s’y livrent ; mais non, il faut s’en prendre ici à une habitude locale, car à Rive-de-Gier la propreté règne dans le logis du mineur. Tandis qu’aux environs de Saint-Étienne le charbonnier, sale et tout noir de houille, a toujours l’air de sortir de son puits, dans le bassin inférieur il a soin de sa personne, et, une heure après son travail, on ne devinerait presque plus son métier.

Le nœud de la famille est assez généralement respecté, et garde quelquefois toute sa force primitive chez les charbonniers des campagnes. Il n’est pas rare de voir une famille nombreuse prendre à sa charge l’enfant orphelin d’un parent même éloigné, sans songer à se plaindre du fardeau qui en résulte pour elle. La situation des femmes n’est pas la même parmi les travailleurs de Saint-Étienne, de Saint-Chamond et de Rive-de-Gier. Dans les deux premières villes, les femmes ont généralement part au travail industriel, soit dans l’atelier de leur mari, soit dans les établissemens des manufacturiers. A Saint-Etienne, dans la rubanerie, elles se chargent en outre le plus souvent des transactions extérieures; elles vont prendre elles-mêmes l’ouvrage chez le fabricant, et elles débattent le prix des façons, tandis que le chef de la famille reste à son métier. Rien de semblable ne se produit à Rive-de-Gier, où court ce dicton, qui, sous une forme un peu naïve, contient un grand fonds de vérité : « Rive-de-Gier est le paradis des femmes, le purgatoire des hommes, et l’enfer des chevaux. » En effet, les femmes d’ouvriers ne sont ici assujetties à aucun travail; on ne les voit point, comme dans les pays d’agriculture, affronter dans les champs les intempéries des saisons, ou, comme dans les contrées manufacturières, passer le jour auprès d’un métier, ou bien enfin porter de lourds fardeaux comme dans certaines villes de commerce; elles restent chez elles et vivent absolument en rentières. Les hommes ont un travail pénible, mais un gain élevé; la récompense suit l’épreuve. Les chevaux, soumis au plus rude labeur, soit dans des chemins défoncés et montueux, soit dans les mines, où ils sont descendu, pour n’en plus sortir, trouvent ici un véritable enfer. Voilà le proverbe expliqué.

La condition des femmes de Rive-de-Gier est assez enviée dans les cités du voisinage, et l’envie amène, comme toujours, des insinuations malveillantes. Ce n’est pas néanmoins dans la ville basse que les mœurs sont le plus relâchées. Le souffle de la démoralisation a davantage affligé Saint-Etienne : de même que le vent des montagnes, il s’affaiblit en descendant vers la plaine. De toutes les industries du pays, la rubanerie est celle qui en a le plus souffert. L’ivrognerie est plus commune parmi les travailleurs de la Loire que chez les tisserands de la fabrication lyonnaise ; elle forme le vice principal des ouvriers du fer et de la houille, qui ne connaissent point d’autre délassement que le cabaret. C’est là qu’on voit s’épanouir en eux le sentiment du bonheur; l’âme brille un instant à travers leurs yeux animés, mais pour s’anéantir bientôt dans des excès qui éteignent jusqu’à la dernière lueur de l’activité morale.

On s’imagine peut-être qu’au milieu de tout cet abandon, les habitudes religieuses doivent être singulièrement affaiblies, surtout à Saint-Etienne : il n’en est rien cependant. Les églises n’y sont pas désertées, comme à Lyon, par la population laborieuse. Si on excepte une partie des compagnons rubaniers, tous les travailleurs, hommes et femmes, se font remarquer par leur assiduité aux offices des dimanches ; mais, désolante contradiction ! on ne rapporte du temple presque aucun enseignement pour la conduite de la vie. Les ivrognes ne deviennent point tempérans, la dissolution des mœurs ne fait point place à la mâle domination des sens, la patience et la résignation ne rentrent point dans les âmes ulcérées. En un mot, la religion est pratiquée sans opposer un frein au débordement des passions; l’habitude et la routine font presque tous les frais de ce zèle extérieur. A tout prendre, cette disposition est encore préférable à ces aveugles défiances qui semblent ailleurs avoir creusé un abîme entre l’église et les masses laborieuses. Si le terrain est également desséché par l’indifférence, on peut du moins y pénétrer plus aisément. Les oreilles ne sont pas fermées à l’enseignement religieux, qui, dans des temps moins agités que ceux d’où nous sortons, finira sans doute par trouver le chemin des cœurs.

Les intelligences populaires ont reçu là, comme partout, depuis une vingtaine d’années, une forte impulsion. L’arène dans laquelle se distribue l’instruction s’est élargie, et, sans être encore suffisantes, les écoles gratuites, dirigées le plus souvent par des frères de la doctrine chrétienne, se sont beaucoup multipliées. Malheureusement, parmi les enfans qui apprennent à lire et à écrire, un petit nombre cultivent seuls plus tard ce premier enseignement; toutefois, ceux mêmes qui négligent les germes confiés à leur enfance gardent encore quelques notions plus ou moins vagues qui les placent, sous le rapport intellectuel, au-dessus des individus restés étrangers à tout essai d’instruction. Les charbonniers sont les plus ignorans parmi les ouvriers de ce district : sur vingt travailleurs de cette catégorie pris à l’âge de vingt-cinq à trente ans, on en rencontre à peine deux ou trois qui puissent écrire quelques lignes. Les passementiers de Saint-Etienne sont au contraire les plus instruits : comme ils ont de petits comptes à tenir dans leurs travaux journaliers, ils sentent le prix de l’écriture, et n’en perdent pas tout-à-fait l’habitude. Ils montrent aussi certaines dispositions pour la musique; on en a vu se livrer avec entraînement à leur goût pour cet art, et y consacrer presque tous leurs momens de loisir. Une faculté qu’il ne serait pas impossible de rattacher au sentiment de l’harmonie semble inhérente à ce pays : c’est une merveilleuse aptitude à saisir le mécanisme d’un travail quelconque, une rare habileté pour cadencer suivant de justes proportions les parties diverses d’un appareil. Cette faculté se révèle chez les ouvriers des usines métallurgiques et surtout chez les rubaniers, qui jouissent, pour la dextérité de leurs mains, d’une renommée sans égale dans toutes les villes où se fabrique la passementerie. A Paris, par exemple, où cette fabrication a pris un si grand développement depuis quelques années, on n’occupe guère que des ouvriers stéphanois, du moins pour les métiers à barre. Le noyau de ces travailleurs, s’étant peu à peu grossi, compose, à l’heure qu’il est, au milieu de la capitale, une véritable colonie forésienne, colonie singulière qui conserve intactes ses mœurs originales. L’attitude et les mouvemens de ces expatriés volontaires éclairent même d’un jour vif, à cause du contraste du milieu où ils vivent, les traits essentiels du groupe dont ils sont passagèrement détachés. Ce groupe a ses traditions, ses institutions, son esprit politique, et ce n’est pas un des aspects les moins intéressans sous lesquels s’offrent à nos yeux les populations laborieuses des bords de la Loire[8].


III — INSTITUTIONS ET TENDANCES POLITIQUES DES CLASSES OUVRIÈRES DE LA LOIRE.

On connaît l’état moral des nombreux ouvriers dont Saint-Etienne, Rive-de-Gier, Saint-Chamond, sont les centres industriels. Qu’a fait la société pour améliorer cet état? qu’ont fait les ouvriers eux-mêmes? C’est une dernière question à examiner.

On sait dans quelle voie fâcheuse avait été dirigée l’éducation politique des classes ouvrières quand la révolution de 1848 les appela violemment à un rôle inattendu. D’innombrables efforts ont été tentés depuis cette époque pour éclairer les masses sur leur intérêt véritable et pour les rattacher à la société par des institutions particulières. Les ouvriers de la Loire, placés dans l’orbite de la grande et turbulente métropole assise au confluent de la Saône et du Rhône, avaient reçu, plus que d’autres populations industrielles, un enseignement vicié. Saint-Etienne figurait au nombre des villes où l’esprit d’agitation était le plus enraciné. Une première manifestation désordonnée y avait éclaté dès longtemps comme contre-coup des journées de Lyon en 1834. En réalité, cette émeute, aisément comprimée du reste, venait plutôt d’une pensée de confraternité industrielle que d’un sentiment déjà hostile au gouvernement établi. La situation était moins tendue à Saint-Etienne qu’à Lyon, l’inimitié entre les divers élémens de la fabrique moins vive et moins alarmante. Les circonstances qui pesaient sur les salaires dans l’industrie des étoffes de soie n’affectaient pas au même degré la fabrication des rubans. Le fond des âmes couvait cependant un ferment d’irritation continuellement réchauffé par les factions politiques, et qui, plus tard, à la nouvelle de la révolution de février, amena des actes de la plus odieuse brutalité. Seulement, le choc ne porta pas sur les magasins des fabricans, et on s’en tint envers ces derniers à des menaces. S’il y avait eu à Saint-Etienne autant de motifs de haine qu’on s’est plu à le dire entre le travail et le capital, si les ouvriers y avaient été victimes de la cupidité de la fabrique, croit-on que, dans ces jours de folie, ils eussent épargné leurs spoliateurs?

Le torrent se dirigea vers des maisons religieuses où, comme à Lyon, quelques métiers à tisser avaient été établis. C’était une concurrence qu’on voulait abattre, et, dans le bouillonnement des cerveaux, on ne songeait guère à se demander si elle ne profitait pas aux membres les plus malheureux de la famille ouvrière. Comme les travaux exécutés dans les couvons appartenaient surtout à la catégorie de ceux qui sont habituellement confiés aux femmes, des femmes se mirent à la tête de l’attaque. Elles furent secondées et promptement dépassées par l’élément le plus vicié de la population, par ce ramas mobile d’individus qu’on rencontre dans toutes les grandes cités, et qui n’appartiennent positivement à aucun métier. On escalada les couvens dont les murailles s’élevaient au-dessus de la ville, sur quelques mamelons de la montagne. Les meubles furent brisés, et, comme dans une place prise d’assaut par des forces indisciplinées, l’incendie vint en aide à la dévastation. Les envahisseurs étaient descendus dans les caves, ils y avaient défoncé quelques pièces de vin; plusieurs d’entre eux sortirent ivres-morts du milieu des flammes. Les chefs d’atelier de Saint-Etienne se vantent aujourd’hui de n’avoir pas concouru à ces horribles scènes : s’ils entendent parler d’un concours purement matériel, ils disent vrai; mais où étaient-ils donc pendant le sac des couvons? Ne s’étaient-ils pas rendus sur les gradins de la colline, où ils assistaient au désordre comme à un spectacle? Par leurs cris et par leurs gestes, n’appuyaient-ils pas les dévastateurs plutôt que la force publique impuissante? A-t-on le droit, après cela, de décliner la responsabilité de pareils déportemens? Les ouvriers de la rubanerie furent d’ailleurs l’âme de l’agitation, qui se perpétua longtemps après la ruine des maisons religieuses. Pendant quelques mois, l’autorité fut si complètement annulée, qu’on n’osait pas dresser un procès-verbal pour des contraventions de police, même quand ces contraventions étaient le plus évidemment nuisibles à la communauté. Ce n’est qu’un peu plus tard qu’une administration municipale vigoureuse et intelligente put rétablir l’empire des lois.

La situation morale était de plus troublée par d’ardentes préoccupations politiques. On lisait tous les soirs dans les cafés, et souvent à haute voix, les journaux les plus exaltés, et on les commentait avec frénésie. Les publications irritantes circulaient de main en main. Dans les vœux exprimés alors par les masses, on ne rencontrait que ces deux idées jetées à tous les vents de la tempête : les ouvriers sont exploités par les fabricans; ils ont besoin de s’unir pour résister à cette exploitation. Quand les rubaniers stéphanois se plaignaient de ne pas recevoir une suffisante rétribution, de ne pas profiter en une assez large mesure du développement de la richesse à Saint-Etienne, l’exagération était manifeste. Le prix des façons était plus élevé dans la passementerie que dans aucune autre industrie textile. On pouvait citer un grand nombre de petites fortunes réalisées parmi les chefs d’atelier, et dans l’agrandissement de la ville, plus de dix-huit cents maisons avaient été bâties par eux en dix années. Les rubaniers réclamaient sans doute avec plus de raison contre l’excessive durée des journées de travail ; mais le seul tort des fabricans avait été de ne pas chercher à réagir contre les usages du commerce. Quant au désir des travailleurs de puiser en eux-mêmes des points d’appui et des moyens de soulagement, il se rattachait à des tendances qui caractérisent de plus en plus, depuis un quart de siècle, les évolutions de notre société industrielle : on cherchait visiblement à remplacer les garanties qui, malgré les plus graves inconvéniens, découlaient du régime des corporations antérieur à 1789; mais quel résultat utile espérer de ces aspirations dans un moment où elles se manifestaient par le désordre et la violence? Si on veut que l’union des intérêts identiques puisse devenir une utile sauvegarde, il faut qu’elle s’accomplisse dans le calme et qu’elle se rattache à l’intérêt général. Autrement, loin d’apporter aux classes ouvrières quelques élémens de sécurité et de bien-être, elle engendrerait autour d’elles, en semant l’inquiétude et en paralysant le travail, mille causes de ruine et de misère. S’emparant avec une audacieuse habileté des idées qui séduisaient les masses, les meneurs politiques s’efforçaient d’irriter les âmes et d’armer les bras. Ils voulaient organiser les travailleurs, mais les organiser comme s’ils avaient eu devant eux un ennemi implacable à combattre. La population, ainsi remuée, fut bientôt envahie par les doctrines socialistes, qu’elle ne comprenait point, mais qui flattaient son double désir de recevoir de plus forts salaires et de s’affranchir de toute dépendance vis-à-vis des fabricans. Au fond, les rubaniers stéphanois n’appartenaient pas plus au socialisme par les habitudes de leur vie que par leurs traditions morales. S’ils regardaient d’un œil jaloux les propriétaires, ce n’était pas en haine de la propriété privée, c’était par regret de ne pas être au nombre de ses détenteurs. Affectionnant passionnément son chez-soi, ambitieuse d’avoir sa maison, chaque famille répugnait instinctivement à toute atteinte portée à son individualité.

Les charbonniers de la Loire n’avaient pas pris feu aussi facilement que les passementiers : il fallait du temps pour soulever cette masse ordinairement inerte. Peut-être même ne serait-on pas parvenu à l’agiter si le chômage de toutes les industries n’avait pas diminué la production des houillères. Le désordre n’éclata que vers la fin du mois de mai 1848. Les procédés mis en œuvre par les travailleurs de cette catégorie se ressentirent de leur grossière ignorance : on aspirait à des augmentations de salaire, on les exigea par la force ; on supportait impatiemment les préposés qui commandaient dans les puits, on les chassa et on en nomma d’autres à leur place; on voulait que l’extraction de la houille ne diminuât pas, même quand la consommation s’arrêtait : on décréta purement et simplement que les propriétaires des mines seraient obligés de faire travailler les ouvriers six jours par semaine. Comment se défendre d’un sentiment de tristesse en voyant des hommes dont les sentimens n’étaient pas pervertis, des chefs de famille qui avaient leurs enfans à nourrir, tomber dans de pareilles extravagances ? Si le régime improvisé par eux avait pu subsister, il était facile d’en prévoir l’effet : comme la houille ne se vendait plus, on n’aurait pu que leur abandonner une caisse vide. Cette rude population fut lente à se calmer, comme elle avait été lente à se mettre en mouvement. En 1849, lors des troubles de Lyon, on réussit encore à faire sortir de Rive-de-Gier près de deux mille individus et à les entraîner vers le Rhône; mais ils se trouvèrent dépaysés aussitôt qu’ils eurent perdu de vue l’atmosphère fumeuse de leur cité; la plupart se débandèrent, et ceux qui voulurent poursuivre leur route furent dispersés par quelques pelotons militaires. A dater de cette échauffourée, les charbonniers sont restés tranquilles jusqu’à la grève toute récente qui vient d’inquiéter le bassin de Rive-de-Gier; cette grève, aujourd’hui calmée, n’avait son origine dans aucune excitation politique : elle avait eu pour cause la substitution, dans quelques puits, du travail à la tâche au travail à la journée[9].

La triste histoire des agitations qui ont eu lieu dans le district industriel du Forez met dans la plus complète évidence ce fait, — qu’en haïssant les populations ouvrières à elles-mêmes, on les avait livrées aux perfides suggestions des ennemis de l’ordre social. Ce n’est plus seulement en vue de secourir, comme on l’a toujours fait, les individus isolés qui tombent sur l’âpre chemin du travail, qu’il fallait s’occuper des masses laborieuses ; c’était surtout en vue de satisfaire à des besoins nouveaux, besoins collectifs nés du développement de l’industrie ; c’était en vue de fortifier les liens qui, malgré les différences de situation, unissent naturellement les divers intérêts engagés dans la production. La société dispose, sans doute, d’une assez grande force pour triompher des attaques auxquelles elle est exposée ; mais son vrai triomphe, c’est d’en rendre l’emploi inutile et de faire naître la sécurité publique de la cohésion même des intérêts. Quelles sont donc les institutions qui existent dans la contrée stéphanoise soit pour éclairer les ouvriers, soit pour les soutenir dans les épreuves de la vie ?

Les institutions de ce genre appartiennent ici à l’initiative des communes ou à celle de quelques grands établissemens industriels. En fait de créations municipales, vous trouvez comme partout des salles d’asile et des écoles primaires. Saint-Étienne possède neuf asiles dirigés par les sœurs de l’ordre de Saint-Joseph et occasionnant une dépense annuelle de 6 à 8,000 francs. Les écoles pour les garçons et pour les filles en coûtent environ 40,000, et reçoivent à peu près quatre mille enfans. Sur sept écoles de garçons jouissant d’une allocation municipale, six sont tenues par des frères de la doctrine chrétienne, et toutes les classes de filles sont dirigées par des religieuses. Deux classes d’adultes pour les hommes, et une pour les femmes, s’ouvrent le soir durant une partie de l’année. Quelque étendus que soient ces moyens d’instruction gratuite, ils sont encore trop restreints, si on les compare aux besoins d’une ville de plus de 50,000 âmes, où la population ouvrière occupe une si large place. À Rive-de-Gier, le vide est plus grand encore : huit ou dix frères doivent y suffire à l’éducation d’un millier d’enfans. Certains grands établissemens particuliers sont allés plus loin que les communes dans le champ des institutions destinées aux classes laborieuses. À Terre-Noire, par exemple, ces fondations embrassent toute la vie du travailleur. Salles d’asile pour les jeunes enfans, écoles pour les garçons jusqu’au moment où ils sont admis au travail, classes du soir pour les adultes, écoles pour les jeunes filles, caisse de secours mutuels largement dotée par l’usine, infirmerie ouverte à tous les membres de la famille ouvrière, tels sont les principaux traits d’un tableau que vivifie partout le sentiment de la charité chrétienne. Sur un théâtre beaucoup plus vaste, la compagnie des mines de la Loire possède des institutions analogues qui intéressent 15 à 18,000 individus. Certes, de graves devoirs étaient imposés, sous ce rapport, à cette puissante association. Les grandes sociétés privées participent en quelque sorte du caractère de l’autorité publique. Plus sont nombreuses les individualités qu’elles embrassent dans leur orbite, et plus elles participent de près à la mission du gouvernement. Profitant de la paix sociale, elles doivent contribuer à la maintenir en se tenant dans leurs œuvres au niveau de l’esprit du temps, en se montrant toujours justes, libérales et bienveillantes envers les travailleurs dont elles utilisent les bras.

Il était d’avance évident qu’une association de capitalistes comme celle des mines de la Loire aurait pour effet d’ouvrir de nouvelles sources de travail. De toute nécessité, il lui fallait tirer parti des fonds accumulés sous sa main, ou subir une rapide et désastreuse liquidation. La compagnie possédait d’ailleurs des moyens d’action infiniment plus larges que les anciennes exploitations, dont la rivalité devenait une source intarissable de procès dispendieux. Fidèle à la loi qui dominait son existence, elle a développé largement la production des houillères, soit en reprenant des travaux abandonnés, soit en étendant le rayon des mines qui existaient déjà, soit en perçant de nouveaux puits. Elle a donc fourni à la masse des travailleurs un nouvel élément d’occupation. Qu’on suppose un instant le cas où cette grande association viendrait à s’écrouler, le désœuvrement et la misère s’étendraient comme une plaie sur le pays. Qui pourrait recueillir cette succession dont l’ouverture serait une véritable calamité publique? Une autre conséquence devait sortir de l’établissement d’une compagnie en mesure de suffire à de larges avances : c’était l’amélioration des moyens de travail. Autrefois on ne descendait pas en général très avant dans les mines de ces contrées; dans les galeries souterraines, les transports s’effectuaient souvent à des d’homme, le charbonnier marchait de pair avec le cheval. Aujourd’hui de meilleurs procédés d’extraction permettent d’attaquer le sol plus profondément. De plus, on a établi dans les galeries des voies ferrées et des bennes[10] à roulettes, qui demandent, il est vrai, à être maniées avec précaution pour éviter les accidens résultant au sein des ténèbres de la rapidité des mouvemens, mais qui constituent néanmoins un véritable progrès. Nous donnerons une idée de la puissance des agens mécaniques employés, en disant qu’à Rive-de-Gier, où des inondations souterraines avaient causé d’immenses ravages en 1836, il existe une vaste machine à épuisement, d’une force de 400 chevaux, qui soutire les eaux des entrailles de la terre dans presque toute l’étendue des concessions de ce bassin appartenant à la compagnie de la Loire.

Cette société dont relèvent tant de familles, cette société exposée aux regards de l’opinion publique et qui avait à justifier son existence mise en question, a dû en outre, dans un temps comme le nôtre, être amenée à prendre une prompte initiative en fait d’institutions d’assistance ou d’éducation pour les ouvriers. Ses efforts en ce genre datent presque de sa fondation. Son organisation lui permettait d’ailleurs de grouper des élémens divers et, en agissant dans de vastes proportions, d’atteindre à des résultats inaccessibles aux forces individuelles. Trois établissemens ont été créés par la compagnie, sous l’heureux nom de maisons des ouvriers, à Lorette, près de Rive-de-Gier, au Soleil, et à la Ricamerie, près de Saint-Etienne. Ces trois établissemens, qui sont le pivot de toute son action secourable, supposent une immense clientèle de travailleurs et de grandes ressources financières. Entourée de cours, de jardins et de prairies, chaque maison d’ouvriers renferme un hôpital pour les mineurs blessés en travaillant[11], un asile pour les enfans des deux sexes, une école et un ouvroir pour les jeunes filles. Les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul sont à la tête de ces établissemens, et à une charité touchante elles joignent des exemples d’ordre et de propreté qui trouveront là une-voie pour se répandre parmi les familles laborieuses. S’il est un moyen de réagir sur les habitudes des ménages d’ouvriers, c’est précisément dans l’éducation des filles qu’on le trouvera. L’instruction des jeunes garçons formerait sans doute, bien qu’à un moindre degré, un autre élément d’influence. Aussi est-il à regretter que la compagnie laisse aux parens le soin de les envoyer aux écoles communales jusqu’au moment où ils descendent dans les puits. On avait eu la pensée de fonder, sous la direction des ingénieurs de la société, une classe de mineurs qui aurait servi de pépinière pour recruter les chefs des travaux. Ce projet, dont diverses circonstances ont empêché la réalisation, serait un utile encouragement donné au travail.

L’aide prêtée aux familles laborieuses ne se renferme pas dans les maisons d’ouvriers. Pour tous les charbonniers malades par l’effet d’autres causes que des blessures reçues en travaillant, et pour leurs familles, on a organisé un service médical à domicile entièrement gratuit, et dans lequel une large part est encore laissée aux sœurs de charité. Bien que ces soins réduisent un peu le rôle des sociétés d’assistance mutuelle entre ouvriers, la compagnie, réunissant en bloc plusieurs associations de ce genre qui existaient isolément avant sa formation, a créé une caisse générale de secours au moyen d’un léger prélèvement sur les salaires, d’une subvention égale à la masse de ces prélèvemens[12], et du produit des amendes disciplinaires. Exonérée des frais de maladie, la société mutuelle donne des secours en argent aux ouvriers blessés ou malades, à leurs enfans en bas-âge, aux mères, veuves ou enfans des ouvriers décédés à la suite de blessures occasionnées par le travail, et en certains cas à leurs frères et sœurs. L’institution remplit ainsi quelques-unes des fonctions d’une caisse des retraites, mais elle n’y supplée pas complètement. Il serait fort utile d’instituer une caisse de ce genre en la rattachant à la caisse nationale des retraites. Depuis 1846, la compagnie de la Loire a consacré environ 1,200,000 fr. à ses établissemens de bienfaisance, si on compte le prix d’acquisition et les frais d’appropriation des maisons d’ouvriers[13].

Comment ces fondations, ces secours, ces services sont-ils appréciés par la population laborieuse qui en tire avantage? Quand on fouille le fond des âmes, quand on cherche à en faire sortir, dans l’abandon des conversations familières, la pensée intime, s’en échappe-t-il une expression de reconnaissance envers la compagnie? Non; on semble croire qu’il s’agit pour elle de payer une dette. Qu’au point de vue du devoir social, qu’au point de vue de la charité chrétienne il y eût là en effet une obligation sacrée, de pareils actes n’en restent pas moins volontaires devant la loi positive, et ce n’est pas à ceux qui en profitent de se considérer eux-mêmes comme des créanciers. Cette disposition des esprits est en partie l’œuvre des influences de diverses sortes qui ont tâché de répandre parmi les mineurs l’idée qu’ils sont la proie d’une réunion de capitalistes; mais elle tient surtout à la nature des rapports de la compagnie avec les masses. Il est plus facile à une grande association de se montrer bienfaisante à l’aide de dispositions générales que de mettre dans ses relations quotidiennes une bienveillance constante et appropriée à tous les cas particuliers. On est obligé de regarder les choses de haut et de s’arrêter seulement à l’ensemble des résultats obtenus. On est dès lors exposé à ne voir que des chiffres là où il y a des hommes, et à considérer des organes vivans comme les rouages d’un vaste mécanisme qui fonctionne pour produire. La compagnie de la Loire, on ne saurait trop l’en féliciter, a voulu amoindrir ces conséquences fâcheuse, en multipliant les institutions protectrices; mais la sympathie envers les souffrances individuelles peut seule conquérir réellement les cœurs. De plus, pour prévenir le gaspillage et assurer l’ordre dans les secours, on a dû adopter des règles sévères; on a dû s’efforcer aussi de réduire les dépenses, de les renfermer dans les strictes prévisions des statuts. Rien n’est mis en oubli pour alléger, par exemple, le fardeau des pensions allouées soit à des ouvriers frappés d’une incapacité absolue de travail, soit à des veuves de charbonniers. Certaines vérifications utiles obligent parfois d’entrer dans le domaine de la vie privée. Toutes ces précautions altèrent aux yeux abusés des travailleurs le caractère des services rendus. La compagnie des mines de la Loire ne s’est point laissé décourager par ces interprétations malveillantes; mais l’idéal à réaliser pour elle, c’est de joindre à la prudence nécessaire dans la répartition des secours cette générosité qui sait au besoin tempérer la rigueur des règlemens.

A côté des institutions de prévoyance aidées par le concours des chefs d’industrie, les ouvriers passementiers de Saint-Etienne avaient avec leurs seules ressources formé entre eux, en 1848, une société d’assistance mutuelle destinée à prêter secours aux sociétaires malades et à faciliter le placement des travailleurs sans ouvrage. Par malheur, l’institution était née sous de mauvaises inspirations. Après le 24 février, les rubaniers avaient d’abord voulu ressusciter à Saint-Etienne cette question du tarif si stérilement débattue à Lyon en 1831. Leurs tentatives n’ayant pu triompher d’impossibilités matérielles, un homme exalté, mais habile, qui n’appartenait point à la classe ouvrière, mais qui fut alors l’âme de ses mouvemens, conçut le plan de cette association de secours qui devait, dans sa pensée, imposer, par voie indirecte, aux manufacturiers un minimum de salaire. En permettant de faire manœuvrer les ouvriers comme un régiment, cette société, nommée Société populaire, devenait en outre un puissant engin politique. Elle était partagée en divisions et en sections. C’était dans la section, composée des hommes d’un même quartier et se réunissant une fois par semaine dans quelque café, que résidait effectivement la délibération. Quant à l’assemblée générale de la société, comme on n’avait pas trouvé de local assez vaste pour la contenir, elle se tenait en plein vent, au Champ-de-Mars, entre les pics des montagnes. Cette institution, qui obtint parmi les ouvriers un succès considérable, voulut imposer dans l’industrie rubanière une loi absolue, sans tenir aucun compte des volontés récalcitrantes. En ce qui regarde la durée du travail par exemple, des violences furent commises, sinon par la société agissant en corps, du moins par quelques-uns de ses membres animés de sa pensée, envers certains chefs d’ateliers dissidens. De plus, en intervenant sans cesse dans les rapports des ouvriers et des patrons, la société formait un germe permanent de coalition. Elle était d’ailleurs parfaitement administrée sous le rapport financier, et, quand elle a été dissoute comme dangereuse pour l’ordre par un arrêté de M. le général de Castellane le 3 janvier 1852, elle possédait en caisse 26,320 fr, qui ont dû être répartis entre tous ses membres par les soins du commissaire central de police. La Société populaire a été amèrement regrettée par les ouvriers; de nombreuses démarches ont été faites pour obtenir son rétablissement. Des chefs d’atelier honnêtes et rangés nous ont déclaré à nous-même, à Saint-Etienne, que la dissolution leur avait ravi un précieux moyen de soulagement.

Quelle que soit la sympathie qu’inspire toute institution susceptible de prêter appui aux familles laborieuses, il est impossible de méconnaître que dans l’association stéphanoise une pensée excellente en elle-même avait été gâtée par un alliage funeste. Les fabricans, a-t-on souvent répété, l’avaient jugée avec une sévérité trop systématique, c’est possible; mais si le bien était par eux méconnu, le péril n’en débordait pas moins de tous côtés. Est-ce à dire que l’idée fondamentale de l’œuvre, l’idée d’assistance mutuelle ne saurait être dégagée des ruines de la caisse populaire? Non sans doute, pourvu qu’on se place sous l’égide d’un principe plus vrai et moins intolérant. L’harmonie des intérêts étant le but de toute société, une institution qui sème la haine porte en elle sa condamnation. Longtemps méconnue ou trop contrariée par les lois, l’idée de mettre en commun, parmi les groupes d’ouvriers, certaines chances de la vie, en vue de soutenir les individus que la maladie ou l’âge empêche de travailler, a obtenu récemment une satisfaction importante. Un décret du 26 mars 1852 est venu élargir la voie devant les sociétés de secours mutuels; cet acte peut recevoir à Saint-Etienne, comme ailleurs, les plus utiles applications. Il facilite le rapprochement des intérêts sans permettre aux passions aveugles de se réunir en faisceau. Il a surtout ce mérite de permettre de la part des patrons un concours direct qui est une des meilleures garanties pour le succès de pareilles institutions. Il ne s’est pas établi jusqu’à ce jour, dans la riche cité forésienne, un concert entre les fabricans pour créer, à l’aide de sacrifices volontaires et proportionnels, quelqu’une de ces œuvres qui, comme la Caisse des Ouvriers en soie de Lyon et la Société d’encouragement à l’épargne de Mulhouse, répondent si bien au caractère de notre époque et aux exigences de l’ordre industriel. Ce n’est pas que la bonne volonté ait ici fait défaut; mais on avait eu le tort de subordonner la réalisation des projets conçus à des éventualités trop douteuses. Ainsi, dans une délibération de 1851, la chambre de commerce de Saint-Etienne disait à ce sujet : « Ne devons-nous pas désirer voir arriver le moment où le commerce pourra venir en aide à la classe laborieuse, non par des vœux, mais par des dotations aux caisses de retraite ? » La chambre aurait voulu pouvoir, comme à Lyon, rattacher le concours des négocians à l’établissement connu sous le nom de Condition des soies. Or, les revenus de cet établissement sont versés à Saint-Etienne dans la caisse municipale, et non dans les mains de la chambre de commerce. Ce n’était pas là cependant un motif pour s’arrêter : Mulhouse n’a pas de Condition, et la redevance des fabricans est calculée sur la somme des salaires payés par eux. La souscription volontaire pourrait encore être basée sur le chiffre de la patente. La chambre de commerce de Saint-Etienne s’honorerait elle-même et rendrait un véritable service à la communauté stéphanoise en conduisant à bonne fin une question jusqu’ici trop stérilement débattue. Le moment est d’ailleurs favorable pour agir. Si les traditions de désordre ne sont pas complètement anéanties à Saint-Etienne, elles sont du moins amoindries et paralysées. Quoique fermentant encore sourdement dans quelques têtes, le levain de l’ancien esprit a perdu de sa force, et le terrain s’est raffermi. Les ouvriers, en voyant qu’on s’occupe activement de leur bien-être, comprendront plus vite qu’ils ont tout à gagner à ce que les questions industrielles restent des questions purement industrielles, dont il est absurde de croire la solution attachée à des révolutions dans le gouvernement du pays.

Lorsque l’on rassemble en un vaste cadre tous les traits de l’état intellectuel et moral du district industriel de la Loire durant ces dernières années, on s’aperçoit aisément qu’en fait de politique et de socialisme, les brandons de désordre venaient du dehors; l’irritation, bien que rapidement développée, était purement artificielle. Les idées qu’on émettait touchant les heures de travail et les sociétés d’assistance révélaient au contraire un vrai sentiment des intérêts de la population ouvrière. Sur ce terrain, la société peut non-seulement accepter la discussion, mais elle peut encore exercer une action appropriée à tous les besoins légitimes. Il suffit d’ouvrir les yeux pour s’en convaincre : loi sur les caisses de retraite, loi sur les sociétés de secours mutuels, loi sur l’apprentissage, loi sur la durée du travail, loi sur les avances aux ouvriers, loi sur les bureaux de placement, et d’autres encore, voilà de larges assises pour notre société industrielle, qui ressemblait trop, depuis la destruction de l’ancien régime, à un édifice sans fondemens. Les lois pourront encore, sans tomber dans les inconvéniens de la réglementation, en se bornant à faciliter la route devant les activités individuelles à mesure que la nécessité s’en produira, exercer au profit du travail une action tutélaire ; mais elles ne sauraient accomplir leur mission qu’en réduisant à l’impuissance ces passions aveugles, ces haines envenimées, qui seraient prêtes à sacrifier à l’attrait de satisfactions impossibles le maintien même de l’ordre social.


A. AUDIGANNE.

  1. Voyez les livraisons des 1er juin, 1er septembre et 15 novembre 1851, des 15 février et 1er août 1852.
  2. Le chemin d’Andrézieux, construit avec une seule voie, avait reçu d’abord des rails en fonte qui n’avaient pas plus de 1 mètre 20 centimètres de longueur. Il suit tous les accidens d’un sol tourmenté, avec des courbes de 50 à 100 mètres de rayon, quand elles devraient en avoir au moins 300 pour répondre aux règles de l’art. Cette même contrée possède encore le railway de Saint-Étienne à Roanne, qui vient se souder sur celui d’Andrézieux à la Quérillière, mais dont la construction est postérieure d’une année à celle du chemin de Lyon à Saint-Étienne. Il se compose d’une série de plans inclinés et de remblais dans les montagnes, puis de longs alignemens dans les plaines du Forez. Ces voies plus ou moins défectueuses possèdent des tarifs élevés que l’industrie du pays trouve extrêmement lourds.
  3. Il n’est pas sans intérêt de remarquer ici que les bouteilles de nos fabriques sont sans concurrence au dehors; l’augmentation de prix qui résulte du transport est le seul obstacle à de plus abondantes exportations. quant à nos verres à vitre, ils ne s’écoulent plus au-delà de nos frontières, la Belgique ayant, grâce à diverses circonstances, ravi à nos verriers de Rive-de-Gier le marché des Échelles du Levant, où Ils plaçaient autrefois une partie de leurs produits.
  4. Une usine où se fabriquent pour les voitures de chemin de fer, à l’aide d’un procédé nouveau et rapide, des bandages de roues qui sortent du laminoir ronds et soudés, renferme environ 80 ouvriers ; mais cette usine n’est qu’une dépendance immédiate de Rive-de-Gier.
  5. L’étendue des concessions atteint dans la Loire près de 27,000 hectares, mais elle dépasse la ligne carbonifère. D’après le dernier compte-rendu publié par l’administration des mines, le bassin produisait 3,248,000 quintaux métriques de plus que celui du Nord, qui vient immédiatement après sous le rapport des quantités extraites, et qui embrasse 54,000 hectares. Dans la France entière, 453,000 hectares de terrains concédés, renfermant 268 mines exploitées, avaient donné, la même année, 44 millions de quintaux métriques. Les massifs dont l’existence est démontrée dans la Loire contiennent plus de 2 milliards et demi d’hectolitres, et il est permis de conjecturer la présence d’une autre masse de charbon au moins équivalente.
  6. La compagnie figure dans la production générale des houilles de la Loire pour un peu plus des deux tiers. La concurrence a plutôt gagné que perdu du terrain durant ces derniers temps.
  7. Ces appareils sont de deux sortes, à barre tambour pour les pièces unies, et à barre Jacquart pour les pièces façonnées.
  8. Ces enfans d’un même pays habitent très rapprochés les uns des autres sur les hauteurs du faubourg du Temple, aux alentours des barrières de Ménilmontant et de l’Orillon, dans des maisons garnies assez proprement tenues, et qui parfois leur sont exclusivement réservées. Logés deux par deux, ils ne se casernent jamais dans ce qu’on appelle des chambrées contenant jusqu’à douze ou quinze lits, comme les travailleurs d’autres corps d’état, les maçons, les terrassiers, les scieurs de long, etc. Considéré en bloc, cet essaim semble extrêmement uni; mais si on pénètre dans ses rangs intimes, on reconnaît que la similitude des situations et des destinées ne le soustrait pas toujours à la discorde. Il est scindé en deux partis, les compagnons et les ouvriers libres. Les compagnons sont les plus exclusifs; ils se regardent comme des ouvriers d’élite et comme formant une sorte d’aristocratie. Ils ne se font pas scrupule de faire renvoyer d’un atelier un de leurs compatriotes étranger à leur société, quand ils peuvent le remplacer par un des leurs. Les ouvriers non compagnons sont plus tolérans, au moins dans leur langage, et ils condamnent hautement ces divisions entre des hommes liés par une même origine et par un même état.
  9. Le système du travail à la tâche, appliqué déjà sur d’autres points du bassin de la Loire, quand il n’est pas calculé de manière à réduire le salaire antérieur, ne soulève aucune objection. Disons cependant qu’il exige dans les houillères de nombreuses distinctions à cause des différences qui s’y rencontrent à chaque pas sous le rapport de la nature du terrain, et qui augmentent ou diminuent la difficulté du travail.
  10. Les bennes sont d’immenses paniers dans lesquels on met le charbon.
  11. Dans les concessions isolées, on ne délaisse point les ouvriers blessés; les propriétaires de mines les font soigner à leurs frais à l’hôpital civil.
  12. La compagnie s’est réservé le droit de supprimer la subvention; mais il n’est sans doute pas à craindre qu’elle use de ce droit.
  13. Le seul entretien des maisons d’ouvriers a coûté, depuis 1846, en bloc, plus de 300,000 francs, et les secours de toute nature ont dépassé 500,000 francs. Les ouvriers ont eux-mêmes largement contribué au soulagement commun, les retenues sur les salaires s’étant élevées, durant le même espace de temps, à 400,000 francs environ.