Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières/08

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Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 352-381).
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DU


MOUVEMENT INTELLECTUEL


PARMI LES POPULATIONS OUVRIÈRES.






LES OUVRIERS DES MONTAGNES-NOIRES ET L’INDUSTRIE DES DRAPS.[1]





Tandis que dans les Cévennes et les Monts-Garrigues les mœurs industrielles gardent leur originalité, grâce à la dissémination et à l’isolement des centres du travail, une tendance contraire se produit dans les départemens de l’Hérault et du Tarn. Deux groupes distincts habitent cette région, peu visitée encore : l’un est fixé au milieu des montagnes de l’Hérault, et l’autre dans les Montagnes-Noires, sur les confins des départemens du Tarn et de l’Aude[2]. Le caractère commun de ces deux groupes est un mélange de l’esprit méridional et de certaines influences empruntées au nord de la France. Les deux élémens semblent se disputer le terrain. La plus grande partie des ouvriers de ce vaste district sont enrôlés au service de trois villes manufacturières où règne une remarquable activité : Lodève et Bédarieux dans l’Hérault, Mazamet dans le Tarn. Quoique le travail y porte sur une même matière première, — la laine, — chacune de ces cités possède une physionomie fort tranchée, soit sous le rapport des applications industrielles, soit sous celui des mœurs et de l’état des esprits. En réunissant aux singularités qu’on y observe quelques traits plus ou moins frappans, qui sont particuliers à quelques autres fabriques éparses dans le pays, nous arriverons à compléter le tableau du mouvement intellectuel parmi les populations laborieuses de l’antique Gaule narbonnaise.


I. — LODÈVE. — BÉDARIEUX. — MAZAMET.

Dans les manufactures de Lodève, de Bédarieux et de Mazamet, la laine est à peu près exclusivement employée à la fabrication du drap et de quelques étoffes analogues. La tâche des ouvriers de la draperie embrasse les manipulations les plus diverses, et il n’est pas sans intérêt d’en connaître au moins les principales. Après avoir été triées et lavées, les laines sont battues à diverses reprises pour les débarrasser des corps étrangers qu’elles peuvent contenir, et pour assouplir les filamens ; puis on les graisse avec de l’huile, afin de les rendre plus coulantes. On procède ensuite à l’opération du cardage, qui a pour objet d’allonger les fils et de les réunir en larges rubans. La filature commence immédiatement après. Lorsque les fils sont sortis des mains des fileurs, ils sont dévidés et transformés soit en écheveaux, soit en bobines. Les ourdisseurs s’en emparent alors pour disposer les chaînes, qui sont remises aux tisserands avec les fils destinés à la trame. Voici maintenant l’étoffe tissée, mais nous n’avons pas encore du drap. Il faut que le foulage soit venu accroître la solidité du tissu et lui donner de l’élasticité en tous sens. On doit aussi dégraisser les pièces, en extraire les pailles qui s’y sont glissées et réparer les accidens qui ont pu se produire dans la fabrication. On passe enfin aux apprêts, c’est-à-dire à ces opérations qui ont pour but de mettre la marchandise en état d’être livrée au commerce. Ces derniers soins, en partie toujours indispensables, sont plus ou moins multipliés, plus ou moins minutieux, suivant la qualité des draps.

Quand on veut visiter la population industrielle que sa destinée voue à ces divers travaux dans les montagnes de l’Hérault, on quitte à Montpellier le réseau des chemins de fer du midi. Pour gagner Lodève, on suit d’abord une route montueuse et sauvage où la végétation devient de plus en plus rare. Quelques chênes verts rabougris et clair-semés croissent seuls sur des pentes rapides, au bord des précipices. À mesure qu’on s’élève, des monts inégaux dressent dans le lointain leurs sommets capricieusement découpés. Dès qu’on a franchi cette muraille, le tableau change : des vallées larges et fertiles se déploient au pied des montagnes ; la route est bordée d’arbres magnifiques. Aux approches de Lodève, les hauteurs mêmes sont cultivées jusqu’à leur sommet, et on pénètre dans la cité entre deux rideaux de verdure.

La ville est bâtie au sein d’un étroit vallon que traversent les deux petites rivières de la Lergue et de Soulondres. Autour du vallon se dresse un gigantesque amphithéâtre couvert de vignes, d’amandiers et de figuiers. Les maisons, qui auraient pu s’étendre sur un plus long espace en remontant la vallée, se sont serrées les unes contre les autres, de telle sorte que, sous un ciel pur et avec un climat très agréable, Lodève offre un assemblage de ruelles étroites, humides, sombres, où l’air se renouvelle avec peine, où la population semble s’être privée à plaisir de tous les charmes de la nature environnante.

Le développement de la fabrique lodévienne, — dont la première origine remonte à une époque éloignée, — est postérieur à l’introduction des métiers mécaniques dans les filatures, commencée en 1809. Aujourd’hui on compte dans la ville une quinzaine de grands établissemens, qui, à l’exception d’un seul muni d’une machine à vapeur, n’emploient que l’eau des torrens pour force motrice. Le tissage mécanique commence à y pénétrer. Sur une population de 11,000 habitans, la ville compte à peu près 4,000 ouvriers répartis dans des ateliers qui renferment jusqu’à 400 et 450 individus[3]. Lodève circonscrit presque entièrement ses entreprises dans le cercle de la draperie militaire. Les capitaux, loin de manquer sur cette place, y excèdent les besoins, et ils appartiennent à ceux mêmes qui les font valoir. Pas une seule des maisons de Lodève ne serait embarrassée pour mettre 1 million de francs dans ses affaires, et quelques-unes peuvent disposer de moyens plus étendus ; aussi les achats de matières premières se traitent-ils au comptant. Toujours créancière du gouvernement pour des sommes plus ou moins fortes, la fabrique ne doit jamais rien à personne, et les laines existent en magasin par quantités considérables.

Les fortunes manufacturières de Lodève, trop souvent regardées du dehors avec des yeux d’envie, ne sont pas des fortunes gagnées rapidement dans quelques fournitures urgentes ; elles sont le fruit d’un âpre et long travail. Il se trouve sans doute en France d’autres districts manufacturiers où l’on a de même beaucoup travaillé sans avoir pu s’enrichir également ; mais Lodève a eu les avantages de sa spécialité. La fabrique lodévienne a fait quelquefois de longs crédits, elle a répondu hardiment aux demandes qui lui étaient adressées dans des momens difficiles ; puis elle a touché le prix de ses avances sans jamais avoir rien perdu. Dépendant entièrement, quant au travail de ses ouvriers, quant à son existence même, de ses rapports avec le gouvernement, l’industrie de Lodève a pris soin d’approprier ses ateliers à sa fabrication spéciale; elle trouve dans les montagnes voisines des laines qui donnent un feutre extrêmement fort. De plus, la teinture en bleu, si importante pour l’armée, est dans ce pays d’une remarquable solidité[4]. Ces circonstances sembleraient au premier abord devoir garantir contre toute atteinte le domaine du travail local. Cependant d’autres fabriques qui ont pris rang aux dernières adjudications du ministère de la guerre pourraient inquiéter plus tard les manufacturiers de ce pays, s’ils ne s’ingéniaient pas à profiter chaque jour de plus en plus des avantages de leur position.

Les conditions générales de la fabrique changent complètement à Bédarieux, à peine séparée pourtant de Lodève par quelques lieues. La route est, il est vrai, des plus difficiles. Après avoir suivi une délicieuse vallée sans issue, on gravit, par une suite de détours presque inextricables, une des plus hautes montagnes de la contrée, la montagne de l’Escandolgue. Aux environs de Bédarieux, les collines sont moins hautes, moins serrées et aussi moins pittoresques qu’autour de Lodève. Bien qu’on remarque à Bédarieux quelques larges et belles rues, il s’y trouve aussi des ruelles étroites, qui, dans une ville de dix mille âmes, présentent tous les inconvéniens des quartiers les plus décriés de nos grandes cités manufacturières. La rue Rougeoux, par exemple, et le groupe de ruelles aboutissant au carrefour appelé le Plan du Rempart, sont pour les familles ouvrières des asiles vraiment lamentables.

L’industrie de Bédarieux, qui fait vivre plus de cinq mille individus dans la ville et de nombreux travailleurs dans les campagnes, s’est complètement transformée depuis vingt à vingt-cinq ans. La confection des bas de laine, autrefois seul élément du travail de la fabrique, a complètement disparu : elle a cédé la place à la fabrication des draps unis et des étoffes de fantaisie dans le genre d’Elbeuf. A l’origine, on avait dû appeler de Normandie des ouvriers exercés au maniement du métier Jacquart, de même qu’Elbeuf avait tiré de Lyon ses premiers tisserands de la nouveauté. Maintenant on peut se passer de tout concours extérieur. Bédarieux possède à peu près en France le monopole des draps pour casquettes, et vend de 200 à 250,000 pièces d’étoffes par an pour cet unique article. Après la draperie proprement dite, le travail embrasse encore les flanelles et de légers tissus de laine et coton appelés lainettes ou filoselles. Un extrême bon marché distingue tous ces produits[5]. Sans doute il ne faut pas demander ici la perfection de la draperie du nord de la France ; mais les étoffes communes sont aussi une utile et lucrative spécialité.

Le travail des ouvriers de Bédarieux porte sur 500,000 kilos environ de laine par année, et donne lieu à 8 ou 9 millions de francs d’affaires. On compte dans la ville de 14 à 16 grandes maisons de fabrique. L’outillage des filatures semble un peu arriéré, quand on le rapproche de celui de nos établissemens de la Flandre, de la Champagne et de l’Alsace. Tous les appareils mécaniques sont mus par l’eau. Aucun atelier ne réunit plus de 150 à 200 ouvriers, en comptant les femmes et les enfans. Le tissage ne s’effectue qu’à bras, quelquefois en fabrique, le plus souvent au domicile du tisserand, surtout pour les articles unis. Les ateliers de Bédarieux sont en activité toute l’année, à moins d’obstacles matériels tenant à la sécheresse qui tarit la rivière de l’Orbe, sur laquelle les moteurs sont installés, ou bien à des pluies qui empêchent de sécher les draps.

Les produits fabriqués par les ouvriers de Bédarieux s’écoulent facilement. Les manufacturiers de cette ville exportent d’abord une assez notable partie de leurs draps unis soit dans le Levant, soit sur la côte septentrionale de l’Afrique. Les commandes du Levant arrivent par l’intermédiaire des commissionnaires de Marseille. Tandis que nos possessions d’Afrique deviennent un marché de plus en plus important pour Bédarieux, on s’y plaint au contraire que les débouchés orientaux tendent à se resserrer depuis une douzaine d’années[6]. Les articles de nouveautés, les lainettes et les flanelles, se placent presque exclusivement à l’intérieur. Le cercle de la consommation embrasse tout le midi de la France et une partie de nos régions centrales. La célèbre foire de Beaucaire et surtout les foires de Toulouse, qui prennent chaque année une nouvelle extension, sont d’une extrême importance pour Bédarieux. Les étoffes de nouveautés viennent par masses à Paris, dans les maisons de confection d’habillement, obligées par leurs prix de vente de rechercher le bon marché. Presque tous les draps pour casquettes sont également consommés par les ateliers de la capitale, qui répandent ensuite leurs produits sur toute la surface de la France. L’étendue de ces débouchés assure le travail des ouvriers de cette fabrique. Son rapide développement atteste d’ailleurs en elle une remarquable aptitude manufacturière, qui sait, sinon deviner, au moins suivre promptement la manifestation des goûts publics. Bédarieux ne tient néanmoins que le second rang parmi les cités industrielles du district montagneux où règne la fabrication des draps : la première place revient à Mazamet.

Située loin de toutes les routes commerciales, loin même du canal des Deux-Mers, à l’extrémité du département du Tarn, au pied de la Montagne-Noire, que la route suit depuis Saint-Pons, Mazamet n’était, il y a quarante ans, qu’une bourgade insignifiante où se fabriquaient seulement quelques grossières étoffes de laine. L’industrie en a fait rapidement une cité riche, active, ayant des relations étendues, et qu’on a pu surnommer, sans trop la flatter, l’Elbeuf du sud. Les familles ouvrières y composent au moins les deux tiers de la population, dont le chiffre dépasse déjà dix mille âmes. Quoique la ville soit assez resserrée, on n’y rencontre point de ruelles étroites et repoussantes, comme à Bédarieux et à Lodève ; dans les prairies qui l’avoisinent du côté de l’ouest et du nord, elle pourra s’épandre en toute liberté à mesure que le travail y appellera une population plus nombreuse. Ici tout est nouveau, mais tout s’est élevé sans bruit. L’accroissement de Mazamet n’a pas eu, comme celui de Roubaix, Saint-Quentin, Saint-Étienne, un grand retentissement extérieur : de même que l’herbe croît sous les pieds de l’homme sans qu’il la voie pousser, de même s’est accrue la cité des Montagnes-Noires.

Les premiers pas de Mazamet dans la grande industrie sont postérieurs à 1830; mais à une époque plus lointaine, vers le commencement du siècle, alors qu’il se faisait tant de bruit dans le monde, des élans industriels énergiques s’étaient déjà manifestés sur ce sol. Douze hommes avaient alors formé une société de fabrication, et, par la réunion de leurs ressources, assez peu considérables isolément, ils avaient donné naissance à une force collective puissante. Ces douze argonautes qui, sans sortir de leur pays, cherchaient aussi la toison d’or, essayèrent de fabriquer quelques articles nouveaux et de modifier un peu les anciens ; ils conduisirent leurs affaires de telle sorte, qu’au bout d’un court intervalle la plupart purent fonder chacun une maison particulière. Ce premier exemple donné, les destinées de la ville étaient fixées.

Dans la position géographique fort ingrate qu’occupe Mazamet, deux circonstances inhérentes au pays même secondèrent pourtant son essor. Parmi les rudes habitans des montagnes voisines, la main-d’œuvre était à bas prix ; de plus, la nature offrait libéralement aux manufacturiers des chutes d’eau abondamment alimentées par les torrens. La petite rivière de l’Arnette, qui prend sa source au village de Pradel, et dont un canal a rendu l’usage facile, suffit pour mettre en mouvement tous les appareils de la localité.

Des conditions d’un autre ordre, indispensables pour assurer le succès dans la carrière des affaires, — l’audace sans témérité, la ténacité sans entêtement, le désir infatigable de s’avancer dans la voie où l’on est entré, — tous ces instincts qui caractérisent à un si haut degré l’industrie anglaise se révélèrent dès le début au sein de la petite cité du Tarn. Une vive émulation, qui ne s’est jamais démentie, s’étendit des chefs d’établissemens aux ouvriers même. Chacun, en effet, se montre ici incessamment tourmenté de la crainte d’être dépassé par son voisin ; chacun s’applique sans relâche à rehausser par de nouvelles conquêtes les améliorations déjà accomplies. En outre, les fabricans ne pensent point à quitter les affaires aussitôt qu’ils ont amassé une certaine fortune ; ils restent sur la brèche jusqu’à la fin de leur carrière. Les professions libérales, qui honorent l’esprit, mais qui sont trop souvent environnées d’illusions funestes, n’exercent ici aucune séduction. Les chefs de maisons élèvent leurs fils pour la fabrique ; l’esprit des affaires qu’ils tâchent de leur inculquer de bonne heure, ils le considèrent comme la meilleure partie de leur héritage. L’industrie est donc à Mazamet l’unique carrière ouverte à l’ambition et au talent.

Mazamet a encore eu ce bonheur d’avoir, pour l’initier aux larges procédés industriels de ce siècle, un fabricant distingué par sa vive intelligence, M. Houlès, dont le souvenir est également en honneur, auprès des ouvriers et auprès des chefs d’établissement. C’est lui qui, en mettant sa ville natale en possession de nouveaux articles, a ouvert à son activité les voies les plus diverses et créé pour la population de nombreux genres de travail. Quelques centaines d’ouvriers sont occupés encore aujourd’hui à la fabrication des vieilles étoffes, premier noyau de cette manufacture, telles que les cadis, les sorias, etc., qui sont ou blancs ou teints en pièce. Un plus grand nombre s’attaquent aux flanelles, aux molletons, aux tissus appelés tartans, dans lesquels on tâche de calquer l’industrie rémoise[7] ; mais les tissus drapés et foulés sont le principal travail de la population. Dans aucune autre ville du midi, on n’a si largement appliqué l’art des tisserands de Lyon à la fabrication des lainages feutrés. Mazamet recherche d’ailleurs, comme Bédarieux, l’exploitation du genre le plus économique[8].

À mesure que s’étendait le domaine de la fabrique du Tarn, on perfectionnait aussi les instrumens de la production. On montait des filatures avec un matériel comparable à celui des belles usines de nos départemens septentrionaux. Inquiétés d’abord par l’installation des nouveaux appareils qui rendaient des bras inutiles, les ouvriers finissent par reconnaître que chaque progrès réalisé a pour résultat d’accroître la somme de travail. Où en serait l’industrie de la nouvelle cité, si elle avait répudié le concours des engins mécaniques ? En face de la concurrence des autres villes manufacturières, les ouvriers de Mazamet n’auraient pas même pu conserver le fonds primitif qui leur servait à nourrir leurs familles[9].

Plus souvent occupés chez eux que réunis en atelier, les tisserands de Mazamet sont répandus dans un assez vaste rayon, et surtout dans les villages de la Montagne-Noire. Tous les fileurs, au contraire, travaillant en fabrique, se groupent dans la ville ou aux environs. Telle maison occupe soit dans ses établissemens, soit au dehors, 1,200 ouvriers, une autre 600, plusieurs 3 ou 400. Les salaires, dont la moyenne est de 1 franc 40 cent, pour les hommes et 55 cent, pour les femmes, paraissent faibles, si on les compare, sans prendre garde à la diversité des circonstances locales, aux salaires payés dans les villes du nord de la France qui fabriquent des tissus de nouveautés. Toutefois, en mesurant le prix de chaque chose et en tenant compte de la différence des besoins de la vie dans les deux contrées, on s’aperçoit que les tisserands de Mazamet gagnent un peu plus que ceux de Reims et d’Elbeuf,

À la différence de Bédarieux, qui exporte une partie de ses draps, Mazamet n’écoule hors de la France aucun de ses articles ; mais cette ville est en rapport avec presque toutes les parties du territoire national. C’est la vieille Armorique, fortement attachée, on le sait, à toutes ses habitudes, qui reste le champ principal où se répandent les articles anciens de Mazamet. Le tissu nommé cadi n’a rien perdu sur le sol breton de la faveur dont il jouissait il y a cinquante années. Des commis-voyageurs, partis des bords de l’Arnette, ont soin de visiter périodiquement les petits marchands de la Bretagne, afin d’entretenir le goût public pour les produits des travailleurs de la Montagne-Noire. Les articles de fantaisie viennent à Paris en quantité considérable ; mais pour les ouvriers de Mazamet encore plus que pour ceux de Bédarieux, les départemens du midi sont un marché d’une importance tout à fait capitale, et dont la ville de Toulouse peut être considérée comme le point central. L’usage des maisons de la cité des Montagnes-Noires est du reste de porter leurs marchandises ou d’envoyer au moins des représentans pour faire des offres à toutes les grandes foires de nos départemens méridionaux. Ces habitudes commerciales, qui intéressent de si près les destinées du travail, tiennent à la fois au désir systématique des fabricans de se mettre en rapport direct avec les marchands en détail et à l’éloignement des voies habituelles suivies par le commerce. Pour réaliser le plus possible les conditions du bon marché, on s’applique à éviter l’emploi des intermédiaires ; après avoir pris les matières premières à leur source, on porte soi-même les produits le plus près possible du onsommateur.

Telles sont les singularités que présente la grande industrie des draps sous la main des travailleurs de Mazamet, de Bédarieux et de Lodève. La dernière de ces villes ne connaît guère que le drap de troupe. Bédarieux associe la fabrication des tissus unis pour l’exportation à celle des étoffes de nouveautés. À Mazamet, le tisserand s’attaque à peu près à tous les genres de lainages, et ne travaille que pour le marché intérieur[10]. En dehors de ces trois cités et dans leur orbite, la même industrie apparaît encore sur divers points avec quelques caractères dignes d’être signalés.

Dans le voisinage de Lodève, par exemple à Villeneuvette, où la fabrication des draps pour l’armée fait vivre toute la population, composée de 400 personnes, le régime industriel se distingue très profondément de l’ordre établi dans les autres localités. La commune de Villeneuvette est tout entière dans la fabrique : église, mairie, maison du patron et maisons des ouvriers sont renfermées entre les mêmes murailles et appartiennent à un seul propriétaire. La place est entourée de murailles crénelées avec des redoutes de distance en distance ; on y sonne la retraite et on y bat la diane comme dans une ville de guerre ; une fois le pont levé et la poterne close, on ne saurait plus y rentrer. Située au milieu d’un vallon planté de vignes, d’arbousiers et de grenadiers, entourée de coteaux couverts de pins, cette fabrique a été créée en 1660 ; elle reçut à son origine les encouragemens de Colbert et une subvention votée par l’ancienne province du Languedoc. Jusqu’en 1789, on n’y travaillait que pour le commerce du Levant et des Indes[11] ; ce ne fut qu’après la révolution que la fabrication militaire remplaça la fabrication commerciale. Au-dessus de la principale des portes d’entrée, on lisait jusqu’en 1848, en vieux caractères dorés, ces mots, qui renouaient la chaîne des temps : Manufacture royale. Après la révolution de février, on y a substitué ceux-ci : Honneur au travail. Si l’inscription nouvelle rompt avec la tradition, elle s’accorde mieux que l’ancienne avec l’état réel des choses, et elle parle davantage à l’esprit des habitans de cette ruche laborieuse.

À trois ou quatre kilomètres de Villeneuvette, les ouvriers de Clermont-l’Hérault trouvent encore leur principale occupation dans les fournitures militaires ; mais quelques maisons fabriquent en outre des draps unis pour le Levant et des étoiles communes pour l’intérieur. L’industrie se rattache donc d’un côté au genre de Lodève, et de l’autre au genre de Bédarieux. Dans le même département, à Saint-Chinian, les tisserands se rapprochent plus spécialement de la seconde de ces villes ; on y fabrique ces grosses étoffes jaunâtres, ces espèces de castorines si recherchées par les populations maritimes du midi.

Dans le rayon de Mazamet, il existe une localité manufacturière qui comptait dans la fabrication longtemps avant la nouvelle cité industrielle du Tarn, et qui s’est vue rapidement effacer par sa jeune et vigoureuse rivale. Je veux parler de Castres, de cette ville bâtie ou plutôt suspendue sur la rivière de l’Agout, et dont les ouvriers, renommés pour leurs draps appelés cuirs de laine, jouissaient jadis en paix de leur réputation et des fruits de leur travail. Malgré d’honorables efforts pour améliorer les conditions de leur industrie, les fabricans n’ayant pas réussi à étendre le cercle de leurs affaires, les tisserands de la cité castraise tombent chaque jour de plus en plus sous la dépendance de Mazamet, qui en fait déjà travailler un certain nombre[12].

Je pourrais énumérer d’autres fabriques d’étoffes de laine ne dépendant ni de l’une ni de l’autre des trois villes maîtresses de cette industrie ; mais le régime du travail n’y offre aucun trait saillant. En général même, l’état de ces manufactures reste stationnaire, quand la décadence n’y est pas manifeste. Ainsi, dans l’Aude, à Carcassonne, dont les draps noirs communs sont pourtant estimés, la fabrique n’ajoute plus rien depuis longtemps à son ancien domaine ; à Limoux, deux ou trois cents ouvriers vivent précairement autour de petits ateliers manquant de capitaux. La situation est encore plus difficile à Chalabre, dans le voisinage de Limoux. La grosse draperie de Rhodez, de Saint-Geniez, d’Espalion et de Sainte-Affrique, dans l’Aveyron, reste circonscrite dans une étroite arène. La somptueuse cité de Montpellier, qui n’est pas une ville de manufactures, mais une ville d’université, se rattache néanmoins au mouvement industriel du pays par la fabrication des couvertures de laine, qui a lieu dans les environs sur une grande échelle. Cette industrie spéciale n’entraînant que de très minimes frais de main-d’œuvre, le bas prix des matières premières est une des principales conditions de sa prospérité. Comme Montpellier est assez favorisée sous ce rapport par le voisinage des montagnes, où paissent de nombreux troupeaux, l’industrie des couvertures paraît assurée d’y conserver son importance actuelle.

Dans le vaste territoire occupé par la seconde branche de la famille manufacturière du Languedoc, la variété n’est pas le trait distinctif du travail. Une fabrication consommant partout les mêmes matières, munie des mêmes moyens de force, y domine toute autre industrie. Et pourtant, quoique la besogne journalière se ressemble pour l’immense majorité des ouvriers, les mœurs et les caractères n’en présentent pas moins dans les principaux groupes des contrastes complets. Est-ce parce que les cités manufacturières sont séparées par des montagnes qui les isolent les unes des autres ? Est-ce parce que l’industrie, n’y datant pas d’une même époque, n’a pu façonner également les habitudes ? Bien que ces circonstances influent sur la situation, les différences signalées nous semblent pour la plupart provenir d’autres causes. À mesure que l’état industriel se développe davantage dans le midi, on tâche de plus en plus d’imiter les procédés de nos départemens du nord. L’uniformité dans le régime du travail est au bout de pareilles tentatives. En ce qui touche les mœurs au contraire, les diverses localités n’ont pas les mêmes raisons d’abdiquer leur physionomie originelle ; leur caractère primitif s’épanouit avec tout le laisser-aller des instincts méridionaux.


II. — MOEURS ET CARACTÈRES.

Dans la plupart de nos contrées industrielles, quand on visite les grands centres du travail, on est volontiers attiré vers les populations laborieuses par une certaine naïveté de langage qui semble chez elles exclure la dissimulation, par un certain élan qui dénote la vivacité des impressions. Les ouvriers de Lodève font exception : c’est une des populations les moins avenantes qu’on puisse imaginer. Regardant avec défiance tout élément étranger à leur propre cercle, ils affectent un air revêche, provocateur et suffisant ; ils semblent craindre incessamment qu’on ne fasse pas à leur importance une part assez large. Simples chez eux, ils ont l’ambition de compter au dehors, et ils le laissent voir assez brutalement. Il faut les connaître davantage, il faut avoir pénétré dans leur vie intérieure, pour leur accorder une sympathie qu’à première vue on se sent porté à leur refuser, On les trouve toujours très sensibles à la moindre manifestation dédaigneuse ; on s’aperçoit du reste bientôt que ces âmes ardentes, en qui se révèlent certains instincts de la race espagnole, ont un réel besoin d’activité morale, activité qu’égare trop souvent la légèreté de leur nature.

À l’atelier, les ouvriers de Lodève ne manquent pas d’entrain, quand il faut terminer une besogne urgente ; ils ont de l’habileté ou plutôt une extrême agilité de mains dans la fabrication traditionnelle à laquelle ils sont attachés, mais ils ne sont pas comme en d’autres contrées, en Alsace par exemple, essentiellement opiniâtres au travail : ils n’y sont poussés que par le sentiment des nécessités présentes. Toute prévoyance est inconnue dans leur vie domestique. Les incertitudes du lendemain ne leur inspirent presque jamais la pensée de se préparer d’avance à y faire face. Les femmes ne savent pas tenir leur maison, et un désordre repoussant règne presque toujours dans le logis de l’ouvrier. Les filles employées dans les manufactures consacrent, comme à Nîmes, la plus grande partie de leur salaire à des articles de parure. Quant aux jeunes ouvriers, ils remplissent tous les dimanches les nombreux cafés et cabarets de la ville, et y dépensent parfois en quelques heures une grande partie du gain de la semaine. Durant les jours ouvrables, on fréquente assez peu ces établissemens ; les ouvriers ont l’habitude de se promener le soir par groupes sur le quai, appelé Chemin-Neuf, qui longe le torrent bruyant de la Lergue. Comme l’hiver ne dure que deux ou trois mois, il est assez facile pour eux de fuir leurs ruelles étroites et de passer en plein air leurs momens de loisir. Ils aiment d’ailleurs tous les divertissemens extérieurs et surtout les farandoles au son du fifre et du tambourin, danses nationales du Languedoc qui ont l’animation du fandango espagnol.

La population laborieuse de Lodève forme un noyau homogène d’autant plus serré qu’elle ne comprend aucun élément nomade. Si quelques familles sont venues du dehors, elles se sont implantées dans le sol. Les ouvriers du pays ne vont presque jamais travailler loin de la vallée où ils sont nés. Leurs habitudes sédentaires sont encore cimentées par des mariages précoces, qui, dès l’âge de vingt et un ou vingt-deux, ans, fixent pour jamais la destinée des individus. Quand les enfans, garçons ou filles, commencent à travailler, ils continuent généralement à vivre jusqu’à l’époque de leur mariage dans la maison de leurs parens, auxquels ils abandonnent à titre de pension une partie de leur gain, en demeurant maîtres absolus du reste. Comme les denrées alimentaires, la viande surtout, sont d’un prix élevé à Lodève, on est contraint, dès que la famille devient un peu nombreuse, de s’imposer de dures privations.

Sous le toit domestique, les mœurs sont assez régulières. On ne compte dans la ville qu’un petit nombre de naissances llégitimes ; une faute trouve l’opinion publique implacable. Si une fille mal notée se rapprochait, dans une fête populaire, de ses anciennes compagnes, elle serait repoussée non-seulement avec dédain, mais encore avec violence. Un exil à Montpellier, exil qu’accompagne ordinairement une destinée fort triste, est le refuge ordinaire des réputations flétries.

Les habitudes religieuses forment encore à Lodève un frein contre la corruption des mœurs. Il n’y a plus là, comme à Nîmes, deux cultes en présence : la religion catholique règne seule sur les âmes; ses pratiques sont observées avec une remarquable ferveur; elles se transmettent héréditairement dans les familles. Si, durant la fougue de l’âge, les jeunes gens les négligent, ils ne tardent pas à revenir dans le sentier que suivaient leurs pères. En dépit des commotions contemporaines, les ouvriers de Lodève ont conservé sous ce rapport leurs traditions à peu près intactes. Vous les voyez toujours se presser le dimanche dans l’église paroissiale avec l’attitude du respect, couvrir d’ex-votos et de bougies un tombeau ou un calvaire, et remplir souvent les devoirs les plus intimes de la foi catholique. Vous les voyez suivre les processions, rangés en ligne, quelques-uns marchant nus pieds, l’encensoir à la main. Durant ces dernières années, dans les momens de la plus grande effervescence politique, on aurait défendu au péril de sa vie certains objets du culte particulièrement vénérés; on aurait craint de tomber soi-même frappé de mort, si on avait porté sur un signe religieux une main sacrilège; mais on n’en violait pas moins ouvertement les préceptes de la charité évangélique et de la résignation chrétienne. Le clergé, qui jouit à Lodève d’une omnipotence absolue quand il recommande le respect des formes extérieures du culte, le clergé, qui a su garder ici les ménagemens commandés par les circonstances, et faire une juste part entre les patrons et les ouvriers, perd son influence et devient suspect dès qu’il agite des questions étrangères au domaine de la foi.

C’est par les cérémonies qui parlent aux yeux que la religion exerce son empire. Le caractère de la population éclate surtout dans des confréries auxquelles les ouvriers sont affiliés en grand nombre et dans la vénération profonde qu’ils ont tous pour la mémoire d’un ancien évêque de la ville, saint Fulcran. Lodève possède deux confréries qu’on retrouve dans quelques autres villes des mêmes contrées : la confrérie des pénitens blancs et celle des pénitens bleus. Signe unique de distinction entre les deux sociétés, le costume consiste en une cape blanche ou bleue, garnie d’un large capuchon percé de deux trous à la hauteur des yeux, mais qu’on ne rabat plus guère par-dessus la tête et qu’on laisse tomber sur les épaules. Ces corporations, réservées exclusivement aux hommes, restent fidèles à leur origine religieuse dans toutes leurs manifestations. On se réunit surtout pour fêter le patron de la confrérie et pour paraître en corps dans les grandes solennités du culte. La société crée en outre entre ses membres une sorte de parenté morale dont le domaine n’est pas très vaste dans la vie pratique, mais qui s’étend au-delà du tombeau. On assiste aux funérailles des membres décédés, et on fait célébrer pour les morts, à certaines époques de l’année, des prières publiques. Qu’il y ait de la rivalité entre ces deux confréries existant côte à côte et ayant un même objet, il ne saurait guère en être autrement ; mais cette rivalité ne sort pas du cercle religieux : chacune des corporations s’efforce de l’emporter sur l’autre par la richesse de ses emblèmes ; voilà le champ de leur éternel combat. Elles possèdent toutes les deux une croix qui fait leur gloire et qui n’a pas coûté moins de 8,000 francs. Cet éclat qui charme les yeux, des places d’honneur dans les cérémonies publiques qui flattent l’amour-propre des affiliés, contribuent puissamment à rallier les ouvriers autour de ces institutions.-

La vénération tout à fait extraordinaire des classes populaires pour saint Fulcran remue les âmes plus profondément encore. De nombreuses légendes poétisées par l’imagination méridionale forment l’obscure histoire de cet évêque qui vivait au Xe siècle[13]. On garde pieusement la mémoire des prodiges qu’il a opérés durant sa vie, de son inépuisable charité pour les pauvres, de son zèle et de son courage à défendre les faibles et les opprimés contre les passions des puissans et des forts. Ce saint est représenté comme le patron, le soutien, le frère des malheureux. C’est à lui que s’adressent avec une confiance absolue, dans les calamités publiques comme dans les chagrins privés, les supplications des familles. On a composé en son honneur des litanies, des hymnes et des cantiques ; on dit dans un de ces chants :

Saint Fulcran est notre frère
Et notre concitoyen
Il partage nos alarmes.
Attentif à nos besoins
L’indigent, sous ses auspices,
Voit finir tous ses soupirs

Combien ces mots sont propres à émouvoir ceux qui ont connu la misère ! Aussi, quand arrive la fête de saint Fulcran, toute la population laborieuse est en émoi. Les ouvriers se chargent eux-mêmes des préparatifs, et ils s’en occupent avec une indicible ardeur, convaincus que le saint pensera d’abord à ceux qui contribuent à honorer sa mémoire. Cette foi simple et touchante, cet attachement aux traditions locales, ce zèle pour le culte, ces aspirations vers le surnaturel, tiennent une place tout à fait prédominante dans la vie morale des ouvriers de Lodève. Voilà le pain des âmes, voilà l’aliment qui plaît le mieux aux esprits : par malheur, ces élans se mêlent à une ignorance souvent grossière. Vives et promptes de leur nature, les intelligences sont en général fort incultes. Quand on envisage même les classes les plus favorisées de la fortune, on s’aperçoit aisément que le goût de l’étude n’est pas très développé à Lodève, et que le niveau des connaissances est généralement peu élevé. Cette indifférence universelle a pu contribuer à ralentir le développement de l’instruction parmi les masses. Beaucoup de femmes d’ouvriers ne connaissent que le patois local, et les hommes sont incapables de soutenir en langue française une conversation un peu longue et un peu variée. Parmi les travailleurs des fabriques, la moitié tout au plus ont appris à lire ; mais grâce à l’institution des frères de la doctrine chrétienne, on remarque depuis plusieurs années, dans la partie la plus jeune de la population, un progrès qui permet d’espérer pour l’avenir de meilleurs résultats. On peut d’autant mieux y compter, que les familles ouvrières semblent assez portées aujourd’hui à envoyer leurs enfans dans des écoles qui obtiennent toute leur confiance. La population pourra se relever ainsi peu à peu d’un abaissement intellectuel funeste à tous les intérêts.

Entre les ouvriers de Bédarieux et ceux de Lodève, on peut signaler quelques différences morales assez notables. Ces différences semblent s’expliquer par la condition si différente des deux fabriques. Il n’y a pas à Bédarieux comme à Lodève une démarcation infranchissable entre quelques fabricans millionnaires et tout le reste de la cité. D’ailleurs, en élargissant son domaine depuis trente ans, l’industrie de la première de ces villes a successivement modifié, sinon le fond des existences, au moins les perspectives que pouvait embrasser l’imagination des ouvriers. Lodève est demeurée au contraire immobile dans son ancienne spécialité, et rien n’y a diversifié l’horizon du travail. De plus, au lieu des efforts que nécessitaient à Bédarieux, de la part des manufacturiers, des applications nouvelles, les ouvriers lodéviens voyaient uniformément passer sous leurs yeux des fournitures militaires qui leur semblaient assurer sans peine aux fabricans d’infaillibles bénéfices.

Considéré dans son état normal, en dehors de faits récens et sinistres qui ne sont dans l’histoire de la ville qu’un douloureux épisode, le fond des caractères à Bédarieux est plus doux, plus inoffensif qu’à Lodève. Sous le rapport de la vie matérielle, la position est meilleure ; les denrées de consommation étant un peu moins chères que de l’autre côté de la montagne de l’Escandolgue, on s’y nourrit généralement mieux. Un peu plus d’aisance chez les familles ouvrières amène un peu plus de prévoyance dans les habitudes domestiques. Trop souvent, hélas ! la disposition à l’économie se voit contrariée par le goût des ouvriers pour les cabarets et les cafés où ils s’entassent le dimanche. C’est à peu près là l’unique distraction à laquelle ils soient sensibles. Il faut mentionner cependant un plaisir d’un genre spécial qu’un certain nombre d’entre eux affectionnent passionnément : nous voulons parler du braconnage. Courir les montagnes avec un fusil sur l’épaule, chercher le gibier en fuyant les gendarmes, c’était pour eux un passe-temps favori avant que les circonstances politiques eussent entraîné un désarmement général. Nulle part les dernières dispositions légales relatives à la chasse n’avaient été regardées d’un œil plus haineux, nulle part elles n’avaient laissé dans les cœurs de plus profondes rancunes contre les agens chargés de les faire respecter. En dehors de ces courses hebdomadaires, aujourd’hui forcément interrompues, la vie habituelle, dans les jours de repos, présente une complète monotonie. La masse de la population ne laisse percer du reste dans ses divertissemens ni vices ni qualités dignes de remarque. Tout en fréquentant les cabarets, on ne s’enivre presque jamais ; on dédaigne ces plaisirs en commun qui cimentent l’union des familles, mais on ne donne pas l’exemple de ces débauches, ailleurs trop fréquentes, qui dénotent une profonde altération du sens moral.

Les pratiques extérieures de la religion sont assez fidèlement observées à Bédarieux ; il serait facile de compter les ouvriers qui s’abstiennent d’aller à la messe le dimanche. Un peu ébranlées en 1848, les habitudes anciennes ont bientôt repris leur empire. Cependant aucune assimilation n’est possible entre la population de Lodève et celle de Bédarieux. Ici, les cérémonies du culte, les traditions et les légendes religieuses occupent moins de place dans la vie et remplissent beaucoup moins les esprits ; les âmes ne sont pas également imprégnées de ce mysticisme singulier qui, sous des dehors tout matériels, les livre sans cesse aux préoccupations de l’infini. À Bédarieux, on ne connaît pas les confréries de pénitens, du moins parmi les hommes. La ville renfermant une minorité protestante qu’on peut évaluer au huitième de la population, le culte réformé, dont l’idée seule bouleverserait les ouvriers de Lodève, y est régulièrement établi, et n’y suscite ni animosités ni divisions dans les relations privées. Les deux églises n’aspirent point à exercer de propagande l’une vis-à-vis de l’autre. S’il existe quelque différence relativement à l’instruction entre Lodève et Bédarieux, l’avantage appartient à cette dernière ville ; on y trouve en effet un peu plus d’ouvriers sachant lire et écrire. Il est à regretter que les frères de la doctrine chrétienne, favorablement accueillis par les familles de même qu’à Lodève, n’y soient pas plus nombreux ; tant que les moyens d’instruction demeureront au-dessous des besoins, une partie de la population sera vouée à cette ignorance fatale qui laisse aux instincts toute leur brutalité originelle.

Les mœurs des ouvriers de Mazamet, récemment détachés des travaux agricoles, présentent un aspect plus primitif qu’à Bédarieux et à Lodève. Malgré le développement actuel de l’industrie, la vie quotidienne ne rappelle que de très loin les habitudes de ces populations du nord de la France qui sont nées, qui ont grandi dans les fabriques, et dont l’éducation et les goûts ont subi l’impérieuse influence d’une situation héréditaire. De même que les bûcherons ou les pâtres des montagnes voisines, les travailleurs de Mazamet sont généralement modérés dans leurs exigences et faciles à contenter. Le luxe extérieur, le goût pour la parure, par exemple, qui prélève ailleurs une si large dîme sur le gain de chaque jour, est fort peu développé parmi eux. Les occasions mêmes qui le provoquent, les divertissemens publics, les réunions où chacun cherche à briller, sont extrêmement rares. Le dimanche, les filles attachées aux fabriques ne recherchent pour distraction, après les exercices religieux, que de courtes promenades. Aussi y a-t-il de la retenue dans les mœurs. On ne cite pas beaucoup d’exemples de concubinage, et les enfans naturels sont fort peu nombreux. Comme à Lodève, comme dans toute cette région de la France, les ouvriers se marient de bonne heure, et les ménages sont généralement assez unis. Ce n’est pas à dire que les jours de repos se passent en famille : les femmes restent d’ordinaire au logis, et les hommes vont dans les cabarets. La règle municipale, très sévère pour ces établissemens, leur enjoint de fermer à huit heures du soir ; mais dans l’application, une tolérance parfois abusive tempère la rigueur du principe. On commence à s’apercevoir ici qu’on s’éloigne un peu des contrées viticoles du Bas-Languedoc, où règne une remarquable sobriété ; le vice si tristement répandu dans nos contrées du nord, l’ivrognerie, apparaît déjà de temps en temps dans la population des fabriques.

L’élément le plus accessible aux grossières séductions de l’ivrognerie comme à toutes les influences démoralisantes, c’est celui qu’ont appelé du dehors les progrès les plus récens de l’industrie. Ainsi les premiers tisseurs des métiers à la Jacquart ont apporté avec eux la funeste coutume de chômer le lundi. Les ouvriers étrangers n’ont ordinairement pour vivre que le produit de leur travail ; parmi ceux du pays, au contraire, un bon nombre ont reçu en héritage quelque morceau de terre, et puisent dans une situation plus assurée d’utiles conseils de prévoyance et de modération. Grâce à la prospérité soutenue des manufactures, on ne rencontre point du reste à Mazamet ces misères profondes qui désolent d’autres cités industrielles.

À l’intérieur des établissemens, certaines coutumes d’un caractère patriarcal tendent à rattacher les familles à ceux qui les emploient. J’ai vu les femmes employées au triage des laines et au bobinage apporter librement dans l’atelier leurs enfans qu’elles allaitent et qu’elles soignent sans être obligées de se déranger. Comme les nourrices sont placées dans des pièces à part qui ressemblent à des crèches d’un genre spécial, la tolérance accordée ne gêne personne, Ces femmes gagnent à peu près un sou de moins par jour que les autres ouvrières à cause des distractions et des inévitables pertes de temps que leur état entraîne. Tantôt les enfans sont tenus sur les genoux de leur mère, tantôt ils dorment sur un oreiller dans des paniers qui font l’office de berceaux ; d’autres, un peu plus âgés, courent dans l’atelier ou se roulent sur les déchets de laine. On exige d’ailleurs que ces jeunes enfans soient proprement tenus. À mesure qu’ils grandissent, on les admet à prêter leur concours aux ouvriers adultes, et alors on interdit sévèrement à leur égard ces violences qui, en aigrissant les caractères, développent les mauvais penchans.

Presque tous les enfans d’ouvriers fréquentent aujourd’hui les écoles, soit celles des frères de la doctrine chrétienne, soit les classes d’enseignement mutuel. Jusqu’à ces derniers temps, l’instruction avait été fort négligée. Parmi les travailleurs adultes, il n’y en a pas plus d’un sur cinq qui sache lire, plus d’un sur dix qui sache écrire. À défaut de culture intellectuelle, la population ne se distingue pas par ces vives facultés naturelles qui suppléent parfois jusqu’à un certain point aux connaissances acquises : elle est d’un tempérament assez lourd, à peu près comme en Alsace. Le développement de l’instruction varie un peu ici suivant les cultes. Sur 10,000 habitans, 4,000 à peu près appartiennent au culte réformé. Tous les chefs d’industrie, excepté un, sont protestans, tandis que la majorité des ouvriers est catholique. Il y a moins d’instruction parmi ces derniers que parmi les familles laborieuses de la religion protestante, et les causes de cette différence viennent de circonstances toutes locales. D’abord les classes des frères de la doctrine chrétienne, qui sont les seules écoles des catholiques, ne remontent qu’à une époque très rapprochée. De plus, les protestans forment le noyau primitif de la population de Mazamet, où aboutit une rangée de villages du culte réformé situés au pied de la Montagne-Noire, à partir de Saint-Amand-la-Bastide. Or ces premiers occupans du territoire, jouissant de plus d’aisance que les derniers venus, ont pu donner plus d’soins à l’instruction de leurs enfans. Des deux côtés, les habitudes religieuses exercent un assez grand empire. Sans être bien marqué, l’esprit de division a néanmoins gagné du terrain entre les deux communions depuis quelques années ; mais il n’enveloppe pas la vie de manière à devenir, comme à Nîmes, le trait le plus saillant des mœurs locales.

Parmi les travailleurs des fabriques disséminées çà et là dans le groupe des monts de l’Hérault et des Montagnes-Noires, les mœurs se rapprochent généralement des tendances qui prévalent dans l’une ou l’autre des trois cités industrielles les plus importantes. Ces analogies morales laissent percer toutefois de temps en temps des singularités dont il n’est pas toujours facile de se rendre compte. Ainsi, dans la ville de Clermont-l’Hérault, si voisine de Lodève, le sens religieux, au lieu d’être également vif et passionné, demeure assez profondément engourdi. De plus, comme les patrons ne sont pas des millionnaires, comme la fabrique de Clermont ne compte, à part trois ou quatre exceptions, que des maisons peu importantes, les ouvriers se mêlent souvent à leurs chefs dans la vie quotidienne. Il n’est pas rare de trouver le dimanche dans un café, assis à une même table de jeu, celui qui donne et celui qui reçoit le salaire. Si désirable que soit le rapprochement entre le patron et l’ouvrier, c’est ailleurs qu’on aimerait à le voir s’effectuer. Il est choquant que le premier coure la chance de regagner d’un coup de dé le maigre salaire payé la veille à ceux qu’il emploie.

À Villeneuvette, où la communauté ne renferme qu’un seul fabricant, propriétaire de la commune entière, je n’ai pas besoin de dire que de semblables familiarités ne sauraient se produire. Le lien de la subordination y est très solide, quoique en dehors de l’atelier il n’entrave point la liberté de l’individu. Sauf l’obligation de rentrer le soir à une heure fixe, ainsi que dans une place de guerre, chacun vit comme il l’entend et agit comme il le veut. On s’en repose sur certaines conventions entrées dans les mœurs pour garantir la régularité générale. Le jeu et l’ivrognerie ne viennent jamais porter atteinte à l’aisance des familles ; il n’y a dans la commune qu’un seul café et un seul cabaret, qui ferment régulièrement leurs portes à neuf heures du soir. Dans un espace de trente années, on n’a vu qu’une seule naissance naturelle qui n’ait pas été suivie de légitimation ; la communauté repousse l’individu qui ne réparerait pas sa faute par un prompt mariage. On a été plus loin : on a essayé de prévenir l’accroissement de la population au-delà des ressources locales et de résoudre ainsi la délicate question posée par Malthus. On s’était contenté d’abord de décider que la fabrique ne garderait pas ceux des ouvriers qui voudraient se marier avant un âge fixé. Qu’arrivait-il cependant ? L’espérance de voir autoriser une union hâtive, quand il y avait un enfant à légitimer, aplanissait la voie qui conduisait au mal. On a donc pris le parti de renvoyer de la commune l’auteur même du scandale; il faut la simplicité des mœurs locales, il faut les tempéramens que peut apporter à la coutume la prudence du chef de l’établissement, pour que le remède n’entraîne pas les plus graves inconvéniens. Si, même à Villeneuvette, même dans cette sphère étroite et exceptionnelle, le problème de la population présente de telles difficultés, comment s’étonnerait-on qu’il soit insoluble pour la science économique dans les situations ordinaires ? Ces règles diverses, qui résultent de l’usage, je le répète, bien plus que de prescriptions arbitraires, ne constituent pas un joug pénible pour les familles : on ne les sent même pas. Le séjour de Villeneuvette est particulièrement cher à ses habitans; ils n’abandonnent jamais la fabrique, ils l’aiment comme leur propre bien, ils en sont pour ainsi dire les colons partiaires.

Ce n’est pas par l’ignorance que le chef de l’établissement cherche à maintenir l’empire des idées traditionnelles, à préserver contre les attaques du temps cette constitution un peu féodale de l’industrie. Grâce à l’obligation imposée aux pères de famille d’envoyer leurs enfans à l’école, il y a plus d’instruction parmi les ouvriers de cette petite bourgade que parmi ceux de la plupart des villes des mêmes provinces. Dans tout ce groupe méridional, il faut le reconnaître, le développement des esprits se manifeste moins par les études élémentaires qui composent l’enseignement des écoles chrétiennes ou des écoles mutuelles que par l’essor naturel des imaginations. Quand on observe de près les ouvriers à Lodève ou à Bédarieux, à Montpellier ou à Carcassonne, on s’aperçoit que si la science acquise est parmi eux extrêmement bornée et souvent nulle, les âmes sont cependant remuées par des élans spontanés, illuminées par des éclairs instinctifs qui empêchent les facultés morales de tomber dans la torpeur. Nous avons fait remarquer avec quel scrupule les pratiques religieuses sont observées dans les trois principales cités industrielles du Tarn et de l’Hérault. Le même attachement se retrouve parmi les familles répandues autour des fabriques rurales. On dirait qu’on éprouve dans toute cette contrée l’influence de la capitale intellectuelle et littéraire du Haut-Languedoc, de cette belle cité toulousaine, où la foi reste si vivace, et où le culte aime à s’entourer de mystère. Là, dans les églises, une impénétrable enceinte enveloppe le sanctuaire, ainsi qu’en Espagne. Les vives intelligences méridionales percent les voiles et les ombres, et ne ressentent nullement ce besoin de voir tout à découvert, qui dans nos régions septentrionales enlève quelquefois au catholicisme une partie de son prestige, et qui n’a pas même laissé un tabernacle dans les temples protestans. Longtemps la religion se chargea seule de fournir un alimenta l’esprit des classes laborieuses du midi; mais voilà qu’au milieu de ce siècle, des enseignemens politiques sont venus solliciter aussi les intelligences et semer des germes jadis inconnus. Il faut rechercher quelle action ces nouveaux efforts ont exercée sur le mouvement intellectuel des populations ouvrières.


III. — ESPRIT POLITIQUE ET INSTITUTIONS.

A Lodève, où les masses sont portées à se passionner, les provocations qui suivirent la révolution de 1848 soulevèrent jusque dans ses profondeurs cette mer orageuse. La question des salaires avait d’avance préparé les voies à la politique. Les préoccupations des ouvriers à l’endroit de la rétribution du travail, quand elles ne se manifestent pas au dehors sous des formes illicites, sont sans contredit des plus naturelles et des plus respectables. Le travailleur défend son pain et celui de sa famille ; il serait aussi injuste qu’absurde de lui reprocher de vouloir, comme dans toutes les professions, tirer le meilleur parti possible de son industrie. Par malheur, les faux pas sont faciles sur ce sentier glissant, surtout pour des agglomérations d’individus à qui toute réflexion est impossible. Dans une circonstance dont nous sommes déjà séparés par une dizaine d’années, les ouvriers lodéviens avaient fait grevé au milieu de leur misère, pendant cinq à six mois, pour obtenir un salaire plus élevé. A côté du désir d’améliorer leur état, on put dès lors remarquer en eux contre les manufacturiers des ressentimens profonds, gros de ces désordres que nous avons vus éclater, et dont l’organisation même de l’industrie locale favorisait le développement. Dans presque toutes les autres villes industrielles de la France, de petits fabricans qui s’élèvent chaque jour forment des échelons entre la multitude des travailleurs et les grandes fortunes manufacturières. A Lodève, il n’y a rien entre quelques patrons millionnaires et les ouvriers vivant au jour le jour; aussi est-il bien plus facile d’égarer les idées populaires sur la situation relative des capitaux et des bras. On ne se rend pas compte, dans les rangs inférieurs, du temps, des peines et de l’économie que représente la richesse acquise. En l’absence de toute agriculture et de tout commerce dans ces montagnes, l’arène si hermétiquement close que forme la fabrique étant le seul moyen de faire fortune, la jalousie contre les fabricans ne s’est peut-être pas renfermée dans le sein de la population des ateliers. Cependant, sans nier que les meneurs du désordre fussent, dans les derniers temps, étrangers à la classe laborieuse, nous croyons que les ouvriers avaient puisé surtout en eux-mêmes, dans leur état précaire, dans des comparaisons inconsidérées, le sentiment funeste qui, sous le coup des excitations de 1848, les a poussés à des scènes fâcheuses.

Quiconque, après février, aurait vu Lodève pendant la journée seulement ne se serait point douté des émotions qui bouleversaient les cœurs. Les rues étaient désertes, les ateliers, où les commandes de l’état entretenaient le travail, étaient remplis comme en des temps ordinaires. A l’intérieur même des établissemens industriels, aucune manifestation ne décelait des âmes ulcérées; mais le soir, dès qu’on avait quitté la fabrique, dès que la nuit arrivait, le tumulte commençait dans les rues. Un seul cri : c’est notre tour! résumait les sentimens des héros de ces émeutes nocturnes. La force des choses l’emporta sur l’égarement des meneurs : on n’essaya pas de réaliser l’impossible organisation de ce droit du hasard et de la force qui aboutit à la ruine générale. On aurait été bien embarrassé, s’il avait fallu donner à une telle pensée la forme de propositions précises et pratiques.

Dans une fabrique aussi concentrée que celle de Lodève, on pourrait croire que la masse des travailleurs nourrissait l’idée d’exploiter elle-même, par association, l’industrie locale, et, en s’emparant des capitaux des manufacturiers, d’entreprendre directement les fournitures militaires. Cette proposition, si profondément vicieuse qu’elle eût été et quant à son point de départ et quant à ses moyens d’exécution, aurait au moins donné un corps aux prétentions des agitateurs; mais elle ne surgit ni de la révolution de février, ni même des prédications postérieures du socialisme. Les ouvriers de Lodève n’étaient dominés que par le désir d’arriver enfin à la jouissance immédiate des biens dont ils se croyaient les seuls créateurs. Ils sentaient d’ailleurs la fausseté, la faiblesse et le péril de leur attitude, on n’en saurait douter; je n’en veux d’autres preuves que le soin qu’ils prenaient d’envelopper leurs manifestations dans les ténèbres. Trop peu nombreux, les manufacturiers n’avaient aucun moyen de résistance. Quelques-uns seulement, soit mauvais calcul, soit faiblesse, crurent pouvoir conjurer l’agitation en donnant dans leurs propres demeures des fêtes et des banquets aux travailleurs de leurs ateliers. Après le mois de juin 1848, lorsque l’autorité locale fut un peu reconstituée, les ouvriers lodéviens commencèrent à se modérer. Quoique l’ordre matériel ait fait depuis de notables progrès, quelques indices venaient naguère encore attester qu’une surface tranquille couvrait un sol toujours tourmenté. On put cependant se convaincre au mois de décembre 1851, alors que cette lave mal éteinte semblait prête à déborder de nouveau, combien il était facile, grâce à la crainte qu’inspire ici l’autorité, de prévenir les excès de la population lodévienne. Il suffit de la présence de quelques pelotons militaires pour empêcher des manifestations qui n’auraient pas manqué de se produire, si la foule avait été laissée à elle-même comme elle le fut à Bédarieux. Certes, les déplorables égaremens des ouvriers de cette dernière ville y devaient paraître moins probables qu’à Lodève. La population n’avait pas des précédens propres à donner une égale inquiétude. Un changement qui mérite d’être remarqué s’était opéré en elle avant la révolution de février. En 1830, la classe ouvrière à Bédarieux était légitimiste; il eût été facile de la soulever alors avec le nom de Charles X ou de Henri V. Le développement des intérêts industriels, les élémens extérieurs qu’ils introduisirent dans la cité, avaient effacé si complètement ces anciennes impressions, que l’on en avait perdu jusqu’au souvenir en 1848. À cette époque, on était prêt à recevoir une impulsion en un sens tout opposé. Comme on n’avait pas d’ailleurs de ressentimens contre les manufacturiers, l’agitation manquait d’un but; mais l’influence socialiste, qui gagna plus tard du terrain dans le champ des convoitises populaires, vint fournir des prétextes au désordre. Ce n’est pas que les ouvriers en vinssent à répéter le cri de Lodève : C’est notre tour; non, ils entendaient seulement travailler moins et gagner davantage. C’était là pour eux l’alpha et l’oméga de la théorie socialiste. Tourmentée par ces désirs, la population s’imagina, au mois de décembre 1851, que le moment était venu de les satisfaire et d’anticiper sur les promesses qu’on lui avait prodiguées pour 1852. A l’exemple des paysans des environs de Béziers et sur la fausse nouvelle que toute la France était en feu, les ouvriers désertent bruyamment les ateliers, s’arment comme ils peuvent et vont s’emparer de la mairie. Il n’y avait d’autre force publique dans la ville que les gendarmes, qui soutinrent courageusement leur situation, mais qui ne pouvaient contenir un pareil débordement. Dans ce pays de braconniers, on nourrissait contre eux des haines d’autant plus violentes qu’elles avaient été plus longtemps comprimées. Les gendarmes furent les victimes choisies par l’émeute durant une nuit lugubre dont l’histoire s’est déroulée devant la justice. — On semblait rechercher cette volupté sinistre qu’offrent à certaines créatures et dans certaines occasions le mépris de la règle et la révolte contre l’ordre établi. En proie à ces hallucinations, les ouvriers se crurent un moment maîtres du présent et de l’avenir, et ils n’étaient pas en état de se demander ce qu’ils feraient de leur soudaine omnipotence.

Le lendemain de cette orgie sauvage, tout était déjà changé; le torrent avait épuisé sa fougue. On s’interrogeait avec inquiétude sur ce qui se passait en dehors de Bédarieux. Les bruits d’un soulèvement général, répandus et accueillis la veille, ne se confirmaient pas; chaque heure, en s’écoulant, apportait de nouvelles terreurs. Les ouvriers restèrent, pendant deux ou trois jours, dans cette anxiété croissante, impuissans à reprendre courage, maîtres embarrassés et mornes de la cité. Enfin on annonça que des forces militaires approchaient, et l’attroupement, déjà réduit, se dispersa de tous côtés. Affligeant spectacle ! Voilà l’émeute telle que le socialisme l’avait préparée. Pas une idée ne s’échappe de l’agitation; il n’est point question de liberté ni de ces principes abstraits qui, s’ils n’absolvent pas les égaremens d’un jour, en modifient du moins le caractère. En plein XIXe siècle, en pleine civilisation chrétienne, on n’a sous les yeux que les plus sauvages instincts matériels mariés à une brutale ignorance.

Les ouvriers de Mazamet n’ont point subi aussi profondément que ceux de Lodève et de Bédarieux le contre-coup de nos agitations politiques. La révolution de février n’aurait probablement éveillé aucune émotion dans la Montagne-Noire, si la fabrique n’avait alors traversé une période critique qui devait être le point de départ de nouveaux progrès, mais qui pour le moment alarmait les masses et les prédisposait à l’agitation. On venait en effet d’importer les métiers mull-jenny, et les fileurs craignaient de voir arracher de leurs mains la plus grande partie de leur travail. Ln mois s’écoula cependant avant que l’inquiétude des ateliers débordât sur la place publique. Le 24 mars 1848, des attroupemens se forment enfin dans les rues de Mazamet, et des menaces sont proférées contre les chefs d’établissement qui employaient les nouveaux mécanismes; mais l’arrivée d’un détachement militaire arrêta tout d’un coup des manifestations que n’avait accompagnées aucune violence matérielle. Le calme se maintint dès lors sans interruption jusqu’au mois de décembre 1851. Durant l’intervalle, les prédications socialistes n’avaient point épargné ces régions lointaines. Pour les ouvriers de Mazamet, irrités contre les appareils mécaniques, le socialisme voulait dire : Abolition des nouveaux métiers. Sans revêtir une forme déterminée, des promesses propres à flatter leurs convoitises les avaient mis peu à peu sous le joug des partis exaltés. Des rassemblemens se formèrent au mois de décembre 1851, dans les ateliers d’abord, puis dans les rues de la ville. Quelques individus isolés poussaient des cris hostiles aux fabricans, un plus grand nombre s’en prenait encore aux machines comme en 1848; la masse suivait l’émeute par le seul attrait du désordre. Un déploiement peu considérable de force militaire suffit pour rétablir l’ordre en quelques heures. On le voit, si la politique servait à agiter les ouvriers de Mazamet, ceux-ci tendaient sans cesse, par le poids de leur propre esprit, à ramener la question à un débat intérieur dans lequel les principes sociaux n’étaient pas du moins compromis.

Dans les autres fabriques drapières de cette même région du midi, les influences politiques ont eu un rôle moins actif. Ainsi à Clermont-l’Hérault, où il n’y avait en 1848, soit à la fin de février. soit au mois de juin, que de fortes émotions, il se forma en 1851 des rassemblemens tumultueux qui se dispersèrent sans résistance aussitôt que parut la force armée. Les ouvriers de Castres, bien que très rapprochés de Mazamet, restèrent fidèles, en 1848 comme en 1851, sauf des émotions passagères, à leurs habitudes de calme et de docilité. La communauté de Villeneuvette n’a pas, à dire vrai, d’histoire politique. Si elle s’aperçoit des agitations contemporaines, c’est seulement pour songer à se prémunir contre des éventualités menaçantes. Quand des projets sinistres semblaient attendre, pour éclater, une date prochaine, Villeneuvette, avec ses créneaux et ses tourelles, se préparait à se défendre. La commune possédait un petit arsenal muni de soixante fusils que l’état lui avait confiés : quels indices dans de pareils préparatifs ! On se voyait reporté au milieu des hasards du moyen âge, où la force sociale impuissante était obligée de laisser aux individus le soin de se protéger eux-mêmes. A Villeneuvette, les ouvriers, contens de leur sort, faisaient cause commune avec leur chef; le vieil adage « notre ennemi, c’est notre maître, » n’y trouvait point sa confirmation; mais cette individualité singulière, qui tranche sur le fond du tableau, et quelques autres situations exceptionnelles ne suffisent pas pour modifier l’aspect général de l’histoire politique des ouvriers des montagnes de l’Hérault et de la Montagne-Noire. Dans le mouvement des esprits comme dans les manifestations publiques, le caractère méridional domine avec ses entraînemens d’un jour et ses promptes défaillances. La réflexion cède la place plus visiblement peut-être qu’ailleurs à d’aveugles instincts.

Si, détournant les yeux des passions politiques, on les porte sur les institutions économiques existant dans le même groupe, on voit alors la réflexion se faire jour parmi ces masses si légères, si profondément imbues des tendances méridionales. L’organisation de Villeneuvette, par exemple, procède de combinaisons savantes qui remettent en mémoire les clans industriels de l’Alsace. Dans la petite communauté de l’Hérault, l’idée du clan est même réalisée dans des conditions plus complètes qu’à Munster ou à Wesserling. Le régime municipal y reçoit la profonde empreinte du système intérieur de la fabrique. La mobilité dans les fonctions y est inconnue; depuis l’empire, oh n’y a compté que trois maires. En ce moment, le premier magistrat de la commune est en même temps le doyen du clan, et il occupe le fauteuil municipal depuis vingt années; c’est un ouvrier âgé de quatre-vingt-treize ans. Son successeur se trouve pour ainsi dire désigné à l’avance : ce sera l’adjoint, qui a lui-même dépassé sa soixantième année. On devine déjà par cette déférence pour la vieillesse que l’organisation de la communauté doit être calquée sur le modèle de la famille. Le chef y garde en effet quelques-uns des attributs du patriarche et du père; mais son rôle n’est pas un rôle inactif. S’il confère des droits étendus, il impose de continuels devoirs; il prescrit, comme dans une famille, les sacrifices que réclame l’intérêt de chacun des membres de la communauté. La prévoyance s’est formulée dans des institutions qui offrent aux ouvriers des facilités de diverse sorte pour écarter les mauvaises chances de la vie industrielle. D’abord les familles laborieuses n’ont pas de loyer à payer; elles sont logées gratuitement dans des maisons convenablement disposées. De plus, on leur fournit la farine à prix coûtant, pour que chacune d’elles puisse, s’il lui convient de suivre l’usage local, faire elle-même son pain. On évite cependant avec soin que la prudence du patron ne dispense les ouvriers de toute initiative. Aucun avantage résultant des institutions intérieures n’est complètement gratuit; les cotisations demandées étant insuffisantes pour en couvrir les frais, la caisse de l’établissement se borne à combler le déficit. Ainsi chaque famille est obligée de payer un abonnement de 6 francs par an en vue des éventualités de maladie; la dépense s’élève à peu près au double du montant des abonnemens. Pour l’entretien des écoles, on verse mensuellement 60 centimes pour chaque enfant en âge de les fréquenter; il faut encore ajouter à la somme de ces subventions isolées un supplément d’environ moitié. Quand le travail devient impossible, on accorde des retraites, mais seulement pour aider les familles à porter un fardeau dont il ne serait pas moral de les décharger entièrement. Les retraites ne sont d’ailleurs payées qu’à un âge fort avancé, car il est extrêmement difficile de décider les vieux ouvriers à quitter l’atelier. On m’a montré un vieillard de soixante-quinze ans plié par l’âge qui se cramponne encore à son ouvrage, et ne peut se résigner à prendre du repos. Le maire actuel de Villeneuvette, qui jouit d’une pension depuis quinze années, avait travaillé jusqu’à soixante-dix-huit ans. Grâce à ces institutions, les pauvres et les mendians sont aussi inconnus dans la commune que les paresseux et les débauchés.

Nulle part, en dehors de Villeneuvette, les institutions économiques ne forment un ensemble aussi complet; toutefois il se produit des efforts partiels dignes d’attirer l’attention. On doit remarquer par exemple à Lodève des vestiges déjà anciens de l’esprit de corporation tel qu’il apparaît en Flandre. Dans la vieille église de Saint-Pierre, que notre première révolution a malheureusement détruite, chaque corporation avait son autel autour duquel elle rassemblait ses membres pour prier en commun dans certaines occasions déterminées. Cette tendance des intérêts de même nature à se réunir s’est manifestée de nos jours, soit dans l’établissement des tarifs de fabrication, soit dans diverses ébauches de sociétés de secours mutuels. Les tarifs, qui sont la règle admise par les patrons et par les ouvriers pour la rétribution du travail, n’offrent pas, dans une industrie toujours semblable à elle-même, comme l’industrie lodévienne, les difficultés insurmontables qui ont tourmenté la mobile fabrique de Lyon. La question ne s’est d’ailleurs pas posée sur les bords de la Lergue avec le même caractère qu’au confluent de la Saône et du Rhône. La première idée de ces conventions générales appelées tarifs remonte à plus de vingt-quatre ans. Les règles primitivement admises ont été depuis remaniées à diverses époques, notamment en 1845 et en 1848. De tels accords, quand ils sont volontaires de part et d’autre, n’ont rien que de très légitime. Si la loi punit les coalitions, c’est-à-dire le concert entre plusieurs individus pour peser sur la volonté d’autrui, elle garantit en termes énergiques l’exécution des conditions librement stipulées, et elle laisse à chacun la pleine faculté de donner ou de refuser son concours, suivant que la rémunération lui paraît ou non suffisante. Le tarif ne constitue pas un droit immuable, mais il forme de plus en plus à Lodève une institution intérieure de la fabrique, et comme de telles conventions, auxquelles les ouvriers attachent une importance capitale, intéressent le maintien de l’ordre public, elles ne sauraient être exécutées avec trop de scrupule et de fidélité.

Quant aux sociétés de secours mutuels, elles sont en quelque sorte annexées aux confréries des pénitens blancs et des pénitens bleus, sans se confondre aucunement avec elles. L’aide prêtée aux sociétaires malades consiste dans une allocation de 1 franc par jour pendant trois mois. Si modestes que soient ces associations de prévoyance, la politique ne les avait pas épargnées depuis la révolution de février. On les a dissoutes après les événemens de décembre 1851, mais on tolère leur intervention secourable jusqu’au moment où l’assistance mutuelle aura pu être organisée sur les bases plus fermes de la législation actuelle. Les fabricans doivent évidemment prêter un concours empressé à la réalisation d’une pensée qui tend à la fois au soulagement des misères privées et au maintien de la sécurité publique. On dit que la méfiance des ouvriers est un obstacle à la bonne volonté des fabricans; mais l’inertie de ces derniers n’était-elle pas antérieure aux manifestations du désordre ? Les ressentimens qu’ont pu laisser les troubles de 1848 ne doivent pas paralyser une bienveillance qui est d’ailleurs la meilleure garantie pour l’avenir.

A Bédarieux, dans cette ville où l’essor de la fabrique est si récent, l’esprit de corporation ne se rattache pas à des souvenirs héréditaires. Cependant on y avait importé, même avant 1848, les sociétés de secours mutuels. Ces institutions ont su se préserver des atteintes de la politique, et elles n’ont pas été dissoutes comme à Lodève après le 2 décembre ; mais elles auraient besoin de se développer sous l’égide intelligente de la fabrique.

La ville de Mazamet possède deux de ces associations, datant l’une de 1841 et l’autre de 1847, et qui ont toujours admis, comme dans le système de la loi nouvelle, des membres honoraires à côté des membres participans. L’une de ces sociétés est composée de catholiques, et l’autre de protestans. Dans le règlement de la société protestante, il est une disposition qui semble avoir été inspirée par le puritanisme des sociétés américaines de tempérance : Nul ne sera admis dans la société, dit-on, s’il ne prend l’engagement formel de s’abstenir d’une manière absolue du cabaret et du café; puis on ajoute, par manière de tempérament, « qu’un membre peut recevoir dans une auberge un étranger, pourvu qu’il en fasse la déclaration au surveillant de son quartier dans les vingt-quatre heures. » De telles règles doivent entraîner une surveillance perpétuelle sur les sociétaires. On n’a pas reculé devant cette conséquence, car un autre article porte que si un membre est vu dans un cabaret ou dans un café, il peut être dénoncé au bureau de la société, qui le cite à sa barre et lui applique les peines portées par les statuts. C’est ici, comme on le voit, l’enfance du règlement. Quand on débute dans le régime réglementaire, on craint toujours de ne pas établir assez d’entraves; on veut tout prévoir ou tout réprimer. Outre ces deux sociétés qui sont exclusivement réservées aux hommes, il en existe une autre pour les femmes constituée en 1847. On ne saurait trop applaudir à l’idée qui avait donné naissance à cette association, et qui, avant les facilités accordées depuis cette époque pour l’admission des femmes dans les sociétés mutuelles, cherchait à procurer des garanties à la branche de la famille industrielle la plus exposée aux atteintes de la misère.

La population de Castres, ayant précédé la ville de Mazamet dans l’industrie, l’a devancée également dans la pratique des institutions de prévoyance. Les associations castraises ressemblent encore davantage à celles du nord de la France; leur action se manifeste sous les formes les plus diverses. La société de Saint-François-Xavier déclare avoir pour but non-seulement l’amélioration du sort des ouvriers, mais encore le progrès intellectuel et moral de ses membres; elle admet le principe de secours en dehors du cas de maladie; elle consacre une certaine somme à des prêts gratuits. La société des ouvriers castrais, sous le patronage de saint Jacques, avait voulu, à son origine, combiner les avantages de la tontine et de la caisse d’épargne. La législation ultérieure sur les sociétés de secours mutuels et sur la caisse nationale des retraites a dû entraîner diverses modifications dans les statuts, qui n’en gardent pas moins l’empreinte des intentions primitives.

Dans la phase qu’atteint aujourd’hui la vie industrielle de cette région de la France, ces premiers essais de l’esprit d’association forment un excellent point d’appui pour de plus larges applications des mêmes idées. En s’implantant de bonne heure dans nos provinces méridionales, avant que la production manufacturière y ait pris son complet développement, les institutions de prévoyance affaibliront les chances funestes mêlées aux avantages d’un accroissement désormais prévu du système industriel.

Le bien-être matériel des familles ouvrières dépend ici avant tout de la prospérité de l’industrie drapière. Sa situation jusqu’à ce jour se présente sous des auspices favorables; nos manufactures des Montagnes-Noires n’ont point connu les rudes épreuves économiques qui résultent des crises monétaires, d’une production exagérée, ou du contre-coup d’événemens extérieurs. Leurs marchés se sont agrandis aussi vite que leur fabrication; mais au milieu de la rivalité industrielle qui remplit notre époque, la draperie méridionale ne saurait sauvegarder son avenir qu’au prix d’efforts ininterrompus. Quelle ligne doit-elle suivre ? vers quel but doit-elle s’avancer ? On ne saurait le dire trop haut : l’erreur des manufacturiers serait ici de songer à marcher de pair avec nos cités du nord, Sedan et Elbeuf, où règne aussi la fabrication des draps, et de viser aux articles luxueux, aux étoiles superfines. Le Languedoc a une spécialité : la production à bas prix; qu’il se garde d’abandonner cette arène, moins exposée que la fabrication de luxe aux vicissitudes commerciales; mais, en s’y maintenant, il doit s’appliquer sans relâche à perfectionner les produits destinés à la grande consommation, et à réaliser de plus en plus l’alliance de la solidité et du bon marché. Sur son terrain, avec la main-d’œuvre à bas prix, avec les forces hydrauliques que lui offre libéralement la nature, la draperie méridionale est à peu près invincible. Ses marchés mêmes, c’est-à-dire les lieux où elle place communément ses produits, lui offrent des conditions particulières de sécurité : elle s’adresse, à l’intérieur, à celle de nos populations qui sont le moins mobiles dans leurs goûts, le moins agitées par les caprices de la mode. Quand elle exporte ses produits, c’est principalement dans le Levant, où les habitudes sont si tenaces et si uniformes. En dehors de la communauté de situation qui les unit, les diverses fabriques de ces contrées ont à soutenir entre elles une lutte qui suffirait pour les tenir en haleine. La décadence de quelques cités industrielles du midi témoigne assez haut que l’indolence est promptement suivie d’une ruine irréparable.

A l’habileté industrielle il faut aussi que les manufacturiers sachent joindre, comme nous l’avons dit pour Nîmes, l’habileté commerciale. Jusqu’ici, ils semblent s’être plus préoccupés d’amoindrir les frais du placement de leurs produits, de supprimer tout intermédiaire inutile, que d’étendre à l’aide d’une action directe l’horizon même de leur clientèle. L’activité déployée dans cette voie trouverait cependant une récompense assurée. Comment, par exemple, le bon marché de ses tissus ne permettrait-il pas à une ville comme Mazamet de s’ouvrir au dehors des issues qui lui manquent encore ?

Dans sa situation toute spéciale, Lodève a peut-être plus qu’aucune autre cité manufacturière du midi des motifs pour chercher à simplifier ses procédés de fabrication. Elle est menacée par la concurrence dans sa possession des fournitures militaires. Or avec la clientèle de l’armée disparaîtraient dans cette ville presque tous les élémens de travail, presque tous les moyens d’existence de la population laborieuse[14]. Les mesures qui peuvent faciliter ou améliorer la fabrication prennent donc ici une importance capitale.

La région que nous venons de parcourir peut compter, on le voit, parmi les plus intéressantes de celles où se développe l’industrie française. L’instinct du travail s’y associe à des passions ardentes qui ne sont pas hostiles cependant à toute règle morale. Ce qui manque aux ouvriers du midi, c’est un contact plus fréquent avec le reste de la France. Le réseau de voies ferrées promis à ces régions sera un bienfait inappréciable, qui les ouvrira à la circulation des idées comme à la circulation des produits matériels. Le mouvement intellectuel parmi les classes populaires subira ici la loi qui lui est imposée en tout pays : il profitera des facilités offertes aux intérêts économiques.


A. AUDIGANNE.

  1. Voyez les livraisons du 1er  juin, 1er  septembre, 15 octobre 1851, 15 février, 1er  août 1852, 15 janvier, 15 août 1853.
  2. Dernier fragment de la chaîne des Cévennes, qui abaissent leurs sommets en descendant vers le sud, les Montagnes-Noires se développent sur un espace de 40 à 50 kilomètres, et décrivent un demi-cercle dont les cités de Saint-Pons et de Castelnaudary marquent les deux extrémités.
  3. La durée du travail effectif varie suivant les saisons, mais sans dépasser le terme légal de douze heures ; le salaire, généralement payé à la tâche, est pour les hommes de 1 fr. 25 cent, à 2 fr. 50 cent, et pour les femmes de 60 cent. à 1 fr. par jour.
  4. Les laines sont teintes avant d’être filées pour toutes les couleurs, excepté l’écarlate, que les fabricans sont autorisés, par les cahiers des charges, à faire teindre en fil, à cause de s)n extrême délicatesse. Pendant longtemps, la couleur jonquille a été également teinte en fil; aujourd’hui on exige la teinture en laine.
  5. Le prix des draps descend jusqu’à 4 fr. le mètre, il ne monte jamais au-dessus de 10 ou 12 fr.
  6. Les fabricans de Bédarieux réclament vivement contre des difficultés douanières soulevées à Marseille pour le calcul des drawbacks, c’est-à-dire pour la restitution, au moment de l’exportation, du droit perçu à l’entrée sur les laines étrangères. Ces réclamations ont été déférées, par l’intermédiaire de la chambre de commerce de Marseille, à l’autorité supérieure, juge de la question.
  7. La teinturerie de Mazamet n’est point aussi perfectionnée que celle de l’antique cité de la Champagne ; tandis qu’on teint les lainages de Mazamet comme la draperie, les teinturiers de Reims teignent leurs étoffes à la façon des soieries.
  8. Mazamet n’employait jadis que les laines les plus communes du midi ; maintenant, avec sa fabrication si variée, elle consomme les laines d’à peu près tous les pays producteurs, sauf celles d’Allemagne et d’Australie, qui sont en général utilisées pour des tissus plus fins que les siens.
  9. Les machines ne sont encore appliquées à Mazamet qu’à la filature et à quelques opérations secondaires de la fabrication des draps. Le tissage mécanique de la laine, dont l’avenir n’est plus douteux, y est inconnu, il en est de même du peignage mécanique des laines, aujourd’hui complètement installé sur d’autres points de la France ; le peignage n’a pour les ouvriers de cette localité qu’une très minime importance. Si quelques filateurs traitent la laine peignée, c’est seulement pour des cliens du dehors ; les articles de Mazamet n’emploient que la laine cardée.
  10. À Bédarieux et à Mazamet, on fabrique aussi des draps de troupe, mais en une quantité relativement imperceptible.
  11. Colbert donnait à la compagnie qui avait fondé Villeneuvette une prime de 10 livres par chaque pièce de drap exportée.
  12. On confectionne toujours à Castres des cuirs de laine ; j’y ai vu une étoffe d’un genre spécial, dont la chaîne est en fil de lin ou de chanvre, et la trame en fil de coton.
  13. Vers le commencement du XIe siècle, la vie de saint Fulcran a été écrite à la fois en vers latins et en prose par un abbé du diocèse de Viviers. Un des successeurs de cet évêque sur le siège épiscopal de Lodève a refait cette histoire trois cents ans plus tard. Enfin un autre évêque de la même ville a composé, il y a un siècle, un abrégé des deux anciennes compilations, en recueillant avec soin et en racontant, dans un style simple et familier, tous les faits propres à saisir l’esprit des masses.
  14. Il serait à désirer, dans l’intérêt des ouvriers, que les commandes militaires pussent se répartir plus régulièrement sur tous les mois de l’année. Dans l’état actuel des choses, ces fournitures présentent, à côté de l’avantage d’un travail assuré, le désagrément d’un travail irrégulier. Les ordres arrivent subitement, et alors on se met à les exécuter avec une sorte de frénésie ; puis à cet ardent coup de feu succèdent des chômages plus ou moins longs, toujours pénibles à traverser. — Il est certains grands travaux d’utilité publique qui amélioreraient singulièrement la situation de la place. On se plaint que, par suite du déboisement des plateaux, voisins, les eaux des rivières diminuent sensiblement depuis quinze ou vingt ans. Le jour n’est peut-être pas loin où les appareils à vapeur, dont il n’existe qu’un seul aujourd’hui dans la fabrique, devront joindre aux moteurs hydrauliques leurs forces inépuisables; mais, bien que les gîtes houillers du Bousquet et de Graissessac, qu’un chemin de fer va bientôt réunir à Béziers, ne soient pas à une grande distance, comme il faut, pour les atteindre, gravir la rude montagne de l’Escandolgue, les transports du charbon sont extrêmement coûteux. Il a été question de percer les flancs de la montagne, dont la base n’a pas plus de quatre cents mètres d’épaisseur. Une telle entreprise mériterait de trouver un actif concours dans la fabrique de Lodève.