Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières/09

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Du mouvement intellectuel parmi les populations ouvrières
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 4 (p. 1179-1203).
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DU


MOUVEMENT INTELLECTUEL


PARMI LES POPULATIONS OUVRIERES.




LES OUVRIERS DE LA PROVENCE.




Rien que la Provence, au point de vue industriel, ne puisse rivaliser avec les grandes régions du nord et de l’est de la France, il y a Va cependant tout un ensemble de fabrications auxquelles on ne saurait refuser une place considérable dans le mouvement du travail national. On ne rencontre plus ici des populations ouvrières groupées, comme au sein des montagnes de l’Hérault et des Montagnes-Noires, dans quelques villes manufacturières qui rappellent les agglomérations de la France septentrionale. L’élément industriel se présente mêlé tantôt à l’élément commercial et tantôt à l’élément agricole ; mais, sous l’apparente monotonie qu’offre le pays provençal, qui vient peut-être de l’absence presque continuelle d’une végétation vigoureuse, le domaine de la production présente d’assez curieux contrastes. Les industries provençales sont d’ailleurs d’un genre particulier, et le régime en est encore très peu connu. Il n’est donc pas sans intérêt de rechercher comment les rudes exigences du labeur industriel s’accommodent de la douceur du climat, et de voir quelles tendances développe la vie méridionale au sein des populations ouvrières.


I. – AVIGNON. – AIX. – MARSEILLE. – TOULON. – INDUSTRIES LOCALES.

Les industries les plus importantes et les plus caractéristiques de cet extrême midi de la France ont leur siège principal dans quatre villes dont l’aspect diffère profondément, — Avignon, Aix, Marseille et Toulon. Les deux premières de ces villes portent surtout dans leur physionomie l’empreinte d’un passé également mémorable. — Entourée, à la façon des cités orientales, de remparts crénelés qui l’isolent d’une plaine verdoyante, Avignon est silencieuse comme un palais abandonné, ou plutôt comme un couvent désert. Un moment illustrée par le séjour de la papauté, on dirait qu’elle reste inconsolable autour de la mystérieuse demeure de ses hôtes évanouis. Cependant sa position sur le Rhône, presque au confluent des voies ferrées du midi, la fécondité de ses campagnes, la multiplicité des forces hydrauliques répandues dans son voisinage, tendent à l’associer de plus en plus au mouvement économique de notre temps. — La cité d’Aix, qui a eu sa grandeur comme capitale des comtes de Provence, après avoir figuré déjà sous les Romains, — reléguée loin de la mer et du Rhône, laissée de côté par le chemin de fer, qui réunira bientôt Marseille, Lyon et Paris, — n’offre qu’une physionomie vague comme son rôle actuel.

Quel changement, quand on considère le chef-lieu du département des Bouches-du-Rhône, où déborde de tous côtés une vie exubérante ! Tandis que nos autres grandes villes, Bordeaux, Rouen, Lyon, Nantes, ont entre elles certains traits de similitude, Marseille ne ressemble qu’à elle-même. Contemplés du sommet de ce bloc de rochers arides qui abrite son port, ses toits de briques figurent un immense tapis rougeâtre sur lequel le soleil du midi verse à torrens son éclat et sa chaleur. Point d’oasis de verdure, où les yeux puissent se reposer ; la campagne même est nue ; les blêmes oliviers ou les amandiers au grêle feuillage qui entourent les nombreuses villas de la banlieue marseillaise ne suffisent pas pour en égayer l’aspect. À l’intérieur des murs, nul monument grandiose ne captive l’admiration ; mais la mer est là, avec sa majesté. Elle se retourne en tous sens, comme pour embrasser la ville, au centre de laquelle elle vient emprisonner ses eaux dans un vaste bassin naturel. Dans son immense périmètre, Marseille renferme les plus étonnans contrastes : ici la solitude opulente des allées Meilhan et du cours Bonaparte, là l’extrême animation de la Cannebière et des quais ; plus loin, l’indigence entassée autour de la place de Linche et de la mobtée Saint-Esprit, dans des ruelles étroites renfermant des élémens viciés de plus d’un genre, et trop aisément oubliées au milieu du vaste cadre où tout annonce le travail et la richesse.

La dernière enfin des quatre villes industrielles de la Provence, Toulon, doit aux coteaux qui la défendent contre les vents du nord et aux plantes tropicales qui poussent dans les vallées voisines une physionomie encore plus méridionale que celle de Marseille. Au sortir des sauvages gorges d’Ollioules, on traverse des jardins où le grenadier et l’oranger balancent en plein vent leurs fleurs et leurs fruits. Resserrée par une enceinte étroite, dont l’agrandissement, longtemps ajourné, va recevoir enfin son exécution, cette ville ne jouit d’aucune perspective du côté de la terre. Si les regards veulent s’élever au-dessus des remparts, ils se brisent contre des coteaux blanchâtres, d’où rejaillit un soleil éblouissant. Quoique l’espace soit plus étendu du côté de la mer, les ouvrages qui défendent le port, les hauteurs qui font la sûreté de la rade viennent assez promptement limiter l’horizon.

La tâche des ouvriers de l’industrie dans ces quatre cités varie autant que le milieu où ils sont placés. Avignon est le centre de la production de la garance ; Aix se distingue par ses huiles d’olive ; Marseille règne sur l’importante fabrication des savons comme sur les industries accessoires, et renferme les ateliers qui sont le plus intimement associés au commerce maritime. À Toulon enfin, le travail est en contact immédiat avec la marine militaire.

La garance est aujourd’hui la principale source de richesse que possèdent Avignon et le département de Vaucluse. La production annuelle ne s’en élève pas à moins de 25 millions de francs[1]. La garance est, comme on sait, une plante dont la racine contient une riche substance tinctoriale qui peut donner toutes les nuances rouges ; elle vient en plein champ, comme la luzerne ; sa tige et ses feuilles se dessèchent l’hiver, mais sa racine ne périt pas, et redonne naissance chaque printemps à des pousses vigoureuses. Originaire de l’Asie, suivant toute apparence, elle a dû être apportée en Europe dans des temps très reculés, puisqu’on la connaissait déjà dans les Gaules, sous les Romains. Depuis cette époque, elle ne semble pas avoir jamais complètement disparu du sol français ; mais elle n’y avait encore pris aucune importance industrielle, lorsque le comtat venaissin fut enfin doté de cette culture, dans la seconde partie du dernier siècle, par l’intelligente entreprise d’un étranger, Jean Althen, à qui la ville d’Avignon a récemment élevé une statue. Parmi les hommes qui ont enrichi un pays de quelque découverte utile, il n’en est guère dont l’existence ait été aussi tourmentée, aussi aventureuse que celle d’Althen, et dont l’histoire soit demeurée jusqu’à ce moment entourée de plus de ténèbres. Cet homme était né en Perse, dans un des villages de l’Arménie restés fidèles à la religion chrétienne. On raconte qu’il était d’une illustre origine et que son père avait représenté le gouvernement persan auprès de l’empereur Joseph Ier. Une révolution sanglante renversa tout à coup la fortune de sa famille. Althen vit massacrer et son père et ses frères aînés ; s’il réussit à éviter la mort par la fuite, ce fut pour être capturé par un marchand arabe qui l’emmena en Anatolie, où il fut employé, comme esclave, à cultiver le coton et la garance. Au bout de quinze ans, il trouva enfin une occasion d’échapper à la vigilance de son rude patron, et il courut s’abriter à Smyrne, sous le drapeau du représentant de la France, refuge traditionnel dans ces pays des infortunes imméritées et des droits outragea. Grâce à l’appui des agens français, l’esclave fugitif put s’embarquer pour Marseille, où il aborda en 1739.

Althen avait alors une trentaine d’années ; si l’on s’en rapporte au portrait placé au musée d’Avignon, sa figure fortement accentuée, que relevait encore son costume oriental, devait produire une favorable impression. Un mariage, qui lui apportait quelque bien-être, permit bientôt à l’exilé de commencer des recherches projetées depuis longtemps. Il vint à Versailles, où il reçut un accueil bienveillant du roi Louis XV. Esprit entreprenant et passionné pour ses idées, quoique mobile et peu réfléchi dans sa conduite, Althen était tourmenté par le désir d’acclimater en France le coton et la garance, qu’il avait cultivés durant son esclavage. Il commença par le coton, d’abord à Castres, et puis à Montpellier ; mais très médiocrement aidé par les états du Languedoc, contrarié par la jalousie des fabricans d’étoffes de soie qui se crurent menacés dans leur industrie, et plus encore sans doute par le climat, il se vit forcé d’interrompre ses expériences. Soit que l’avoir de sa femme eût été consommé dans ces essais, soit que la perte en doive être attribuée à l’imprévoyance et à la prodigalité de l’ancien esclave, toujours est-il qu’Althen nous apparaît à ce moment de sa vie dénué de toutes ressources. Si la tradition, qui le représente étamant à Marseille, pour gagner son pain, des ustensiles de cuisine, est exacte, c’est à cette époque qu’elle doit s’appliquer. Peu après, il est employé dans les établissemens levantins existant à Saint-Chamond, et il tente d’y cultiver la garance, qui devait valoir à son nom une immortelle renommée. Toutefois ce n’est pas dans les montagnes du Forez que la plante pouvait prospérer. Althen avait été frappé, dans ses voyages, de la ressemblance du sol et du climat d’Avignon avec le climat et le sol de l’Anatolie ; c’est là qu’il songe à reprendre sur une plus grande échelle les tentatives faites à Saint-CHamond, et qui n’avaient produit que des résultats incomplets. Il parlait avec tant d’enthousiasme de ses projets, qu’il parvint, malgré son dénûment, à inspirer assez de confiance pour obtenir des terres à ensemencer. Les résultats de la nouvelle culture, commencée en 1756, furent constatés à Avignon en 1763 par des expériences publiques. Quoiqu’il ne prêtât pas une suffisante attention aux travaux d’Althen, le conseil de la cité lui accorda pourtant cinq louis d’indemnité et un privilège d’exploitation pour dix années. La garance franchit bientôt les limites de la concession. Althen eut la joie de voir sa conquête assurée, mais ce fut sa seule récompense. Il mourut en 1774 sous un toit d’emprunt, sans rien laisser que l’indigence à deux filles qui lui survécurent, et dont l’aînée sollicita vainement un peu plus tard la reconnaissance des habitans du pays venaissin, alors que le comtat n’appartenait pas encore à la France[2].

Avant de profiter aux fabriques, l’heureuse importation d’Althen devait procurer un élément considérable de travail aux ouvriers des campagnes de Vaucluse. La culture de la garance réclame en effet des soins longs et continus : il faut attendre la récolte dix-huit mois au moins : mais quand la plante est arrachée, la vente en est facile, et le prix se paie toujours comptant La préparation industrielle, au moins celle de la garance proprement dite, est extrêmement simple : il suffit de réduire en poudre les racines desséchées, qui reçoivent le nom d’alizaris au moment où les fabriques s’en emparent. La trituration s’opère au moyen d’énormes rouleaux mis en mouvement, grâce à de nombreux canaux de dérivation, par les eaux boueuses de la Durance ou les eaux limpides et bleues de la Sorgue. La tâche des ouvriers est très pénible, soit à cause de la chaleur des salles où ils sont renfermés et de la poussière ténue qui les remplit, soit à cause du déploiement de force musculaire qu’exigent certaines opérations, surtout celle qu’on appelle l’entamage. Un produit tiré de la même plante réclame des manipulations plus compliquées, je veux parler de la garancine, dans laquelle on est parvenu à concentrer sous un moindre volume, au moyen d’une saturation d’acide sulfurique, la propriété tinctoriale renfermée dans les alizaris. Datant à peine de vingt-cinq ans, cette fabrication a ouvert une ère nouvelle dans l’histoire de la garance. Malgré certains avantages qu’on attribue encore à la poudre primitive, la garancine a pris un immense essor[3].

Les manufactures de garance sont en activité durant sept à huit mois seulement chaque année, à partir de la mi-octobre. Les travailleurs qu’elles emploient, elles les empruntent à l’agriculture ; mais ce ne sont pas d’ordinaire les cultivateurs des plaines qui suivent leurs produits jusque dans les fabriques ; comme ils répugnent à ce travail, on est obligé d’aller dans les montagnes chercher des ouvriers qui consentent à quitter l’hiver leurs régions glacées, sauf à y remonter au temps de la moisson. Les ateliers marchent jour et nuit ; la tâche nocturne de chaque homme revient deux ou trois fois par semaine. Les ouvriers logent ou plutôt campent dans les fabriques, où ils sont toujours à la disposition de leurs chefs. Ils gagnent en moyenne une somme de 70 à 80 francs par mois, sur laquelle la moitié suffit à leurs besoins. Une campagne de sept mois peut donc leur valoir 250 à 280 francs d’économie. Le domaine de leur travail paraît assuré contre la concurrence intérieure et extérieure, grâce à l’excellente réputation dont jouissent les produits de cette contrée[4].

Les ouvriers employés dans les fabriques d’huile d’olive reçoivent, comme ceux de la garance, la matière première des mains des cultivateurs du pays. Les oliviers croissent sur presque tous les points de la Provence, tantôt petits et rabougris connue aux environs d’Aix, où ils sont fréquemment atteints par les gelées, tantôt élevés et touffus comme dans les tièdes campagnes de Toulon et de Grasse. C’est à Aix qu’on obtient les produits les plus renommés. Les fruits se cueillent au mois de septembre, alors qu’ils sont encore verts, quand on veut les destiner à la consommation en nature. Pour la fabrication de l’huile, on les laisse sur l’arbre jusqu’à ce qu’ils aient pris une teinte noire et luisante. Dans les districts où la production est considérable, on ne les ramasse qu’au fur et à mesure du besoin des fabriques, l’olive conservant sur les branches tous ses principes huileux, évalués à 25 pour 100 de son poids.

Les huileries ne fonctionnent qu’une partie de l’année, à dater du mois de novembre. La durée de la campagne, qui dépend de l’abondance des récoltes, se prolonge en certains districts six ou sept mois. À Aix, elle ne dépasse jamais 40 ou 50 jours. Ces ateliers, une fois ouverts, n’interrompent plus leur marche ; les ouvriers y sont partagés en deux relais qui se relèvent de trois heures en trois heures, mode vicieux de diviser le temps qu’il est désirable de voir changer. On n’éprouve point dans les huileries, comme dans les fabriques de garance, l’incommodité de la chaleur et de la poussière ; mais les vêtemens des travailleurs et les travailleurs eux-mêmes sont constamment imprégnés d’huile. Le salaire, qui se paie à la fin de la campagne, monte dans la ville d’Aix de deux à trois francs par journée. Ce chiffre ne suffit pas toujours pour allécher les ouvriers des environs ; on est souvent obligé de recourir encore ici aux bras des montagnards.

Les produits des fabriques d’huile sont de divers genres et réclament plus ou moins de soins. Contrairement à la règle ordinaire en industrie, les meilleurs articles, ceux qui se vendent le plus cher sont ceux qui nécessitent le moins de main-d’œuvre. Ainsi on obtient l’huile vierge, c’est-à-dire l’huile de première qualité, en écrasant et en pressant légèrement les fruits. Pour la seconde qualité, il faut reprendre les olives déjà pressurées, les imbiber d’eau bouillante, enfin les soumettre à une seconde et très forte pression. L’huile qu’on en fait sortir, dite huile échauffée, est la marchandise de grande consommation[5]. Le travail ne s’arrête pas là : après avoir séparé de l’eau l’huile qui surnageait à la surface, le résidu liquide contient encore de nombreuses molécules huileuses, et d’un autre côté, il reste des matières grasses assez abondantes dans la pâte des olives. Ce sont les ouvriers des huileries mêmes qui, à l’aide de divers procédés, tirent des liquidés les dernières parties utiles qu’ils renferment, et en composent un produit exclusivement employé à l’éclairage. Quant à la pâte des fruits écrasés, elle est portée dans des ateliers spéciaux appelés ressences, où, après avoir été délayée et pressée de nouveau, elle fournit un corps gras employé dans certaines fabriques de savon.

La fabrication du savon tient le premier rang parmi les industries marseillaises, soit à cause de sa propre importance, soit à cause des industries qui sont pour ainsi dire à sa solde. Elle comptait en 1852 44 établissemens représentant une valeur de 6 à 8 millions de francs, et dont la production annuelle atteint le chiffre de 40 millions. Aucune autre de nos industries n’a peut-être subi depuis trente-cinq années d’aussi profondes modifications que celles qui ont éprouvé la savonnerie ; mais pour comprendre les changements qui en sont résultés dans le travail, il faut savoir d’abord ce que c’est que le savon. Il n’est guère de produit plus usuel, il n’en est guère dont la composition soit moins connue des consommateurs. Le savon se compose de corps gras dont la nature a été transformée par des agens chimiques. Ces corps varient, suivant les pays. À Paris, par exemple, pour la plupart des savons de toilette, on emploie les suifs et les graisses[6], tandis que c’est l’huile qui forme la base des savons de Marseille. On se sert de la soude pour dénaturer cette matière.

Les fabricans marseillais n’utilisaient jadis dans leurs laboratoires que la seule huile provenant du résidu des olives. Après l’avoir mélangée d’abord avec les extraits de diverses graines oléagineuses, ils ont fini par y substituer totalement les huiles tirées du lin, de la sésame et des graines qu’on importe d’Afrique sous le nom d’arachides. En même temps, la soude naturelle a été remplacée par la soude artificielle, en sorte que les élémens essentiels du savon sont complètement changés. On fabrique à Marseille le savon blanc, mais surtout le savon marbre ou bleu pâle, dont la consommation est si générale, et qui fait le fonds de la fabrication provençale[7].

Le régime intérieur des savonneries marseillaises, modifié en 1848, conserve encore une physionomie tout à fait originale. Les ouvriers, dont le nombre ne monte jamais au-dessus de 40 par chaque fabrique, sont placés sous la direction d’un contre-maître et forment une sorte de tribu désignée sous le nom d’équipage. Ils ne travaillent que le jour, mais ils prennent leurs repas dans l’atelier, et souvent en commun. On leur fournit gratuitement le charbon et l’huile. Avant 1848, l’équipage couchait dans les manufactures : cet usage avait frayé les voies, sous le rapport de la durée du travail, à de fâcheux abus auxquels une loi spéciale a mis fin. Il vaut infiniment mieux, surtout dans une industrie marchant toute l’année comme celle-ci, que les ouvriers puissent trouver le soir, après le travail, un asile rafraîchissant sous le toit domestique. Ces réformes modifient peu à peu la composition du personnel des savonneries : tandis qu’on n’y rencontrait guère autrefois que des travailleurs descendus des montagnes, on y voit maintenant des hommes recrutés dans le pays même. La besogne des ouvriers qui donnent des veines au savon bleu pâle, et qu’on appelle madreurs, est la seule qui soit véritablement pénible. Debout sur une planche horizontalement posée au-dessus d’immenses cuves en ébullition, à demi nus, enveloppés de vapeurs, les madreurs doivent remuer incessamment, à l’aide d’un long bâton garni de fer, une lave épaisse et pesante, pour empêcher la perche de glisser entre leurs mains humides, ils portent des gants de toile qu’ils plongent à tout moment dans des sacs de plâtre moulu. Ces ouvriers gagnent 4 francs par jour, chiffre que nul autre n’atteint dans ces usines, à l’exception pourtant des coupeurs chargés de diviser en morceaux les pains de savon, et qui ont besoin d’un coup d’œil exercé et sûr[8].

De la savonnerie dépend immédiatement le sort des ouvriers de la soude factice et de ceux des huiles de graines oléagineuses. Les premiers sontl disséminés dans une vingtaine d’établissemens situés aux environs de la ville, et dont, les produits montent à 6 ou 8 millions de francs. La belle découverte qui a fait du sel marin, combiné avec l’acide sulfurique, la base de la soude, artificielle, et qui date d’environ soixante ans, est due, comme on sait, à un Français, le chirurgien Leblanc, dont le nom demeure inscrit désormais dans nos fastes industriels à côté de celui des Denis Papin, des Berthollet, des Philippe de Girard. Avant la découverte du chirurgien Leblanc, on tirait d’Espagne la plus grande partie de la soude naturelle employée dans les arts[9].

Les établissemens où les ouvriers triturent les graines oléagineuses absorbent le chargement annuel de 4 ou 500 navires frétés pour le transport de ces matières, et fournissent en moyenne pour 20 millions de produit. Les huileries marseillaises sont montées sur un très grand pied et pourvues des appareils mécaniques les plus perfectionnés. Ce ne sont plus, comme à Aix pour les huiles d’olive, des ateliers temporaires ! Quoique les ouvriers qui viennent en partie du Piémont aient l’habitude de retourner chaque année chez eux passer quelques semaines, les huileries n’arrêtent jamais leur mouvement ; elles suppléent, au besoin, à leurs auxiliaires absens par quelques travailleurs inoccupés de la soude ou du savon. Du reste, la population des huileries se renouvelle fréquemment. Au bout de quelques années de leur dur métier, qui leur vaut en moyenne 2 fr. 25 cent. par jour, les manœuvres venus des campagnes rentrent définitivement sous leurs chaumières.

Toute l’activité industrielle de la cité marseillaise ne se circonscrit pas dans la riche industrie savonnière et dans ses annexes ; il y a d’autres branches de travail, telles que la raffinerie du sucre, la construction des appareils mécaniques, la tannerie, que leur importance ne permet pas de passer sous silence. Les raffineries de Marseille donnent lieu à un mouvement de 60 millions de francs, dont une vingtaine en droits de douane. Formant des agglomérations plus nombreuses que les fabriques de savon, elles ne comprennent jamais moins de 50 personnes ; il s’en trouve près de 500 dans une seule de ces usines, qui est peut-être la plus vaste et la mieux outillée du monde entier. Une fois admis dans ces établissemens, les ouvriers sont à peu près assurés de ne point manquer d’ouvrage. Plus mobile, la population des ateliers de constructions mécaniques se compose, environ pour moitié, de compagnons faisant ce qu’on appelle le tour de France. Le nombre total de ces ouvriers soit à Marseille même, soit dans le rayon de cette ville, dépasse le chiffre de 3,000 ; leur travail est alimenté par les besoins croissans de la navigation à vapeur dans le bassin de la Méditerranée. On ne compte guère moins d’un millier d’individus dans les tanneries, qui mettent en œuvre des masses de peaux brutes apportées des côtes barbaresques et de l’Amérique du Sud, et qui sont constituées dans des conditions vraiment manufacturières.

Au lieu de la diversité industrielle dont Marseille offre le spectacle, Toulon ne possède guère qu’une seule arène. À peu près exclusivement rétribué par l’état, le travail y est soumis à un régime qui contraste avec celui de l’industrie privée. Les ateliers dépendant de la direction des constructions navales comptent environ 3,500 ouvriers, ce qui permet de supposer que 12 ou 15,000 individus vivent des salaires payés par la marine. Un dixième d’entre ces travailleurs sont gradés sous le nom de contre-maîtres ou d’aides-contre-maîtres, et chargés de surveiller les opérations ; un autre dixième appartient à la catégorie des apprentis. Les professions qu’on peut appeler maritimes, celles de calfat et charpentier de navires, englobent 1,350 personnes. Les ateliers des machines à vapeur et des chaudières en renferment 615, et il est question d’en créer de nouveaux[10]. Le salaire moyen de l’ouvrier du port de Toulon, qui est de 2 fr. 35 cent, par jour, ne diffère pas sensiblement de celui des ouvriers marseillais. Il est vrai qu’au bout de vingt-cinq ans de travail pour le compte de l’état, on a droit à une retraite, mais cette retraite est extrêmement minime. Un avantage plus sérieux pour les ouvriers, c’est qu’ils sont à l’abri des vicissitudes ordinaires de la vie industrielle ; les chômages se réduisent pour eux à de rares et courtes interruptions de travail, lorsque les crédits budgétaires sont trop engagés. Au premier abord, le régime disciplinaire dans les ateliers de l’état paraît soumis à des prescriptions plus minutieuses que dans les élablissemens privés ; au fond, il y est moins rigoureux. L’intérêt particulier suggère des précautions qui échappent en général aux représentans de l’intérêt public. Un mot peut résumer, sous ce rapport, le parallèle entre les ateliers de l’état et les ateliers libres : dans les premiers, on tend à se contenter d’un peu moins que le règlement n’exige ; dans les seconds, au contraire, on s’efforce d’obtenir un peu plus.

Aux différences existant dans le travail des diverses catégories d’ouvriers de la Provence correspondent des dissemblances morales qui éclatent même au milieu des traits si saillans communs à toute la population laborieuse du pays.


II. – MOEURS ET CARACTERES.

Le rapport si souvent observé entre les tendances morales et les influences du sol ou du climat ne se manifeste nulle part d’une manière plus frappante que chez les ouvriers de la région provençale. Les instincts matériels s’y développent sous l’influence d’une température ardente ; on aime avec passion tout ce qui flatte les sens, on recherche tous les plaisirs avec une ardeur singulière. Cette disposition se révèle à chaque pas dans la vie des masses ; on la voit éclater notamment au sein des fêtes patronales appelées tantôt romérages et tantôt vogues, qui sont plus multipliées ici qu’en aucun autre district de la France, et toujours extrêmement suivies ; il est d’usage de les faire annoncer pompeusement au son du fifre et du tambourin dans un rayon assez étendu, par des commissaires spéciaux. La moindre municipalité se met alors en grandes dépenses : on installe des jeux nombreux et variés ; on distribue aux vainqueurs de ces tournois des prix qui laissent souvent percer la bizarrerie du goût local. L’entrain et la gaieté ne manquent jamais dans ces assemblées. La joie se répand au dehors par de vives et bruyantes explosions ; mais, signe remarquable, il ne semble en résulter entre les individus aucun lien vraiment sympathique. Tandis qu’en Flandre, dans de semblables réunions, le plaisir individuel parait s’accroître du plaisir commun, — on dirait, chez les Provençaux, que chacun songe seulement à soi et se divertit isolement.

Les fêtes patronales sont le rendez-vous des sociétés chantantes, très populaires en Provence, presque toujours composées d’ouvriers, et qui prennent habituellement le nom de chœurs, en y ajoutant une qualification distinctive. Ainsi les ouvriers d’Aix composent les chœurs des Sans-Souci, des Philistins, des Renaissans. Lorsqu’un concours s’ouvre dans les romérages entre des compagnies venant d’ordinaire de différentes communes, c’est l’autorité municipale transformée en jury qui prononce entre les combattans. Les sociétés chantantes ont, pour leurs réunions habituelles, des espèces de cercles appelés chambrées. Durant nos temps de division, on a vu quelquefois les chambrées, envahies par les passions politiques, dégénérer en clubs que l’autorité locale a dû interdire ; mais la plupart sont demeurées fidèles à leur caractère primitif. Chaque chambrée a ses statuts et son chef d’orchestre. On s’étonnera sans doute que dans ce pays, où il existe un patois fort usité parmi lésinasses, les chœurs ne fassent presque jamais entendre des chants en langue vulgaire. Lors du passage du chef de l’état à Aix, en 1852, il fut impossible, malgré des efforts réitérés, d’organiser des chants patois. Les poèmes de tout genre ne sont pourtant pas rares dans cet idiome provençal, divisé en nombreux dialectes, et qui, à Marseille, se ressent encore de l’origine phocéenne de la cité, et rappelle un peu le langage de ce peuple dont le poète a dit :

Graïs dedit ore rotundo
Musa loqui.

Les chansons mêmes sont très nombreuses dans le patois provençal. La plupart célèbrent le plaisir ou l’amour, mais le plaisir et l’amour représentés sous des images très sensuelles et toujours assez vulgaires. La poésie locale manque d’un goût délicat et fin. Dédaignées par les chœurs, ces rapsodies ne s’entendent que dans des réunions plus familières, ayant moins de prétentions à l’art. Dans les sociétés musicales ; on chante des fragmens de nos opéras et de nos opéras-comiques, ou des morceaux en français mis en musique par des compositeurs indigènes. Malgré ces emprunts, les cercles chantans de la Provence conservent, l’originalité de leur caractère, grâce au goût musical particulier à leur pays, et grâce au vif sentiment du plaisir qui s’y trouve associé.

Cet amour pour les divertissemens a pénétré jusque dans les habitudes religieuses, profondément enracinées d’ailleurs parmi les masses. Non-seulement on recherche l’exagération des formes extérieures, on mêle encore aux manifestations pieuses des réjouissances toutes profanes. La fête de Noël, par exemple, célébrée en Provence avec une remarquable ferveur, n’en est pas moins un signal de plaisir. La veille au soir, dans les villes comme dans les hameaux, les membres épars de chaque famille ont l’habitude de se rassembler autour de leur chef et de passer à se divertir la moitié de la nuit. On commence la soirée par une cérémonie traditionnelle nommée la bénédiction du feu. Le plus jeune des enfans prend un rameau de laurier qu’il trempe dans du vin, et, après avoir fait le signe de la croix, il asperge le foyer embrasé de manière à en amortir la flamme. Peut-être y a-t-il dans cet usage une mystérieuse allusion au cœur de l’homme où il faut aussi, tout en conservant l’ardeur qui féconde la vie morale, tâcher d’amortir le feu des passions sensuelles[11]. Les pèlerinages à diverses chapelles, renommées par les grâces qu’on y obtient, offrent également un double caractère. On assiste à la messe, on fait brûler des bougies autour d’une image vénérée, on suspend des ex-voto aux murailles du temple ; puis, quand on se croit quitte avec le ciel, on consacre au plaisir le reste de la journée. Le pèlerinage se transforme en romérage.

La naïveté provençale semble se complaire en outre à prêter à des idées sérieuses les expressions les plus burlesques. Les cérémonies qui accompagnent la fête de saint Éloi en sont un exemple. Le saint orfèvre du VIe siècle, sous le patronage duquel sont placées dans le nord de la France certaines sociétés d’ouvriers en métaux, est dans le pays d’Aix, on ne sait pourquoi, le patron des rouliers et des palefreniers, et, par une extension abusive celui des chevaux, des mulets et des ânes. Quand arrive sa fête, on amène dès le matin ces animaux en grand appareil sur le parvis des églises. Après la messe, un prêtre se présente sous le porche du temple, un goupillon à la main, et il bénit à la fois les animaux et leurs maîtres. Certes il y a une idée que la religion admet, que mille traditions du moyen âge avaient consacrée, dans cette bénédiction des instrumens animés mis par Dieu même au service de l’homme pour l’aider dans son travail ; mais l’attitude des cortèges donne toujours à la cérémonie un aspect risible. Toutes les scènes bouffonnes et un peu excentriques s’accordent avec les inclinations provençales. Ce côté des mœurs des familles s’épanouit avec une liberté particulière dans les petites maisons de campagne appelées cabanons ou bastides, situées autour des villes, et que la population ouvrière affectionne passionnément. Chaque dimanche, on s’y rend en compagnie plus ou moins nombreuse. Des chansons ont pour objet de célébrer le cabanon, l’air qu’on y respire, les divertissemens qu’on y trouve. Le temps s’y passe à peu près comme dans les mazets des Garrigues, autour de Nîmes.

Ces traits communs à toutes les populations provençales laissent encore place dans chaque groupe industriel à quelques lignes particulières qui nuancent plus ou moins fortement la vie locale. À Avignon, les ouvriers des fabriques de garance, ceux des fabriques d’huile à Aix, ceux qui triturent les graines oléagineuses à Marseille, forment de petites colonies qui conservent tout à fait intacte leur physionomie originelle. Instrumens passifs d’industries très monotones, ils se résignent, sans songer à s’en plaindre, au rôle qu’ils ont temporairement accepté : mais le travail des champs reste leur occupation préférée. On voit même souvent, parmi les ouvriers de la garance, ceux qui sont du pays prendre à ferme une pièce de terre et prélever sur les courts instans de leur repos le temps de la cultiver. À la fin de la campagne industrielle, les travailleurs descendus des montagnes regagnent avec une joie indicible leur village, à peine débarrassé des neiges. Dans cet élan qui les ramène vers leurs cimes natales se résume à peu près toute l’activité de leur esprit. Il s’y mêle pourtant une autre pensée très ardente chez eux, c’est l’ambition de posséder un jour un lambeau de cette terre si tristement engourdie durant l’hiver, mais si resplendissante sous les rayons du soleil d’été. Ce désir que l’avenir trompera peut-être est fréquemment la cause de leur expatriation. Quelquefois aussi ces exilés volontaires, fidèles aux traditions de la famille, se proposent de venir en aide à des parens chargés d’enfans et malheureux. Accoutumés depuis leur naissance à se contenter de peu, ils ne s’amollissent point au sein des villes, et ils restent généralement sobres et économes. Certains chefs d’établissement, à Aix, par exemple, sont dans l’usage de distribuer aux ouvriers, à la fin de la saison, une indemnité extraordinaire qu’on appelle étrennes, parce qu’elle arrive vers le premier jour de l’an. On consacre habituellement cette somme à un banquet ; mais chacun est libre de retirer son argent, et les ouvriers pères de famille s’abstiennent de la fête. On devine bien que la culture intellectuelle doit être à peu près nulle chez les simples manœuvres, dont tout l’art consiste à pulvériser la garance ou à écraser les graines oléagineuses. Le plus grand nombre ne savent pas lire ; cependant, là comme partout, la situation semble s’améliorer un peu, au moins pour les ouvriers qui ne viennent pas de districts trop lointains, et l’instruction commence à étendre son rayon lumineux sur la génération qui s’élève.

C’est au milieu de la population marseillaise que se montrent plus vivement tous les signes essentiels du caractère provençal, avec sa naïveté pittoresque, ses élans soudains et sa personnalité sans détours. Deux influences rivales se disputent ici la vie des hommes, deux influences qui n’exercent un pareil empire dans aucune autre ville du midi. S’agit-il d’animosités religieuses comme à Nîmes, de combinaisons politiques ou sociales comme naguère à Lyon ? Nullement, mais d’une lutte constante entre les affaires et les plaisirs. Chaque individu semble regretter tour à tour le temps donné à ses intérêts au préjudice de ses jouissances, et les heures consacrées à ses satisfactions personnelles au détriment de ses affaires. Dans cette brûlante arène ouverte à tant de spéculations industrielles ou commerciales, où tout semble dressé comme dans une hôtellerie pour des gens qui passent, chacun est préoccupé d’arriver au but, — la fortune, — mais à la condition qu’il lui sera permis de se détourner de temps en temps sur la route pour se livrer aux plaisirs. Au sein du tourbillon de ces jalouses tendances, il reste peu de momens pour la famille. Les hommes comptent les minutes passées dans leur logis ; ils ont des cercles où ils se réunissent et qui sont à la fois des lieux d’amusement et des succursales de la Bourse. Nulle part, les femmes ne demeurent chez elles aussi souvent seules. En même temps qu’elle est extrêmement remplie, la vie marseillaise est circonscrite dans un cercle étroit, où les satisfactions de l’esprit trouveraient difficilement une place. Les influences étrangères aux préoccupations habituelles ne se produisent que par soubresauts, sans modifier le courant ordinaire des choses. Les ouvriers marseillais participent plus ou moins, suivant qu’ils sont plus ou moins indépendans, mais toujours en une assez forte mesure, à ces penchans, qui sortent, dirait-on, du sol même de la cité. Cependant ils vivent sobrement, au moins chez eux ; ils y sont forcés d’ailleurs par la cherté des denrées alimentaires. Il n’en est pas ici comme dans d’autres régions du midi, dans la vallée de la Garonne, par exemple, où l’abondance abaisse le prix des marchandises les plus usuelles. Les salaires sont, il est vrai, plus élevés à Marseille qu’à Toulouse ; mais la différence ne suffit pas pour égaliser les conditions de l’existence journalière. Les ouvriers pourtant, il faut le dire, car cette remarque dévoile un trait de caractère, les ouvriers aiment mieux une ville comme Marseille, où ils gagnent davantage et où la vie est plus coûteuse, qu’une cité où le bas prix des articles de consommation vient réduire le taux des salaires. Pourquoi ? C’est qu’un gain plus fort laisse l’individu plus maître de lui-même. Il est plus libre de s’arranger comme il l’entend, et, au moyen de certains calculs et de volontaires privations, il se voit toujours, en fin de compte, plus d’argent disponible.

L’esprit naturellement vif, bien que peu ouvert, de la population marseillaise recevrait assez facilement la semence de l’instruction, si le temps n’était dévoré par les habitudes de la vie locale. Il ne serait pas juste néanmoins de dire que les parens négligent tout à fait pour leurs enfans la culture intellectuelle. Sans y accorder une suffisante attention, ils profitent des facilités offertes par les libéralités municipales. Les Frères Maristes, dont la maison principale est à Lyon, et qui sont les frères ignorantins d’une grande partie de la France méridionale, ont à Marseille, des écoles très fréquentées. En fait de développement intellectuel, le premier rang parmi les ouvriers appartient aux raffineurs. Le goût de l’instruction est très visible chez eux. Les jeunes gens et même les adultes qui n’ont pas appris à lire et à écrire fréquentent les classes du soir. La sécurité de leur état industriel profite à leur intelligence.

Quand on passe de Marseille à Toulon, on croirait, à voir le contraste frappant qui distingue les habitudes des deux villes, pénétrer dans un autre pays. Tandis que, dans la cité commerciale des Bouches-du-Rhône, chacun a l’air pressé et semble craindre de ne pas arriver assez tôt, personne à Toulon ne se hâte, comme si le terme était assuré. C’est qu’à Marseille on court après une fugitive divinité qui ce revient guère sur ses pas ; on est obligé à de continuels efforts pour élargir chaque jour sa propre route et dépasser ses compétiteurs ; Dans le port militaire de Toulon au contraire, on obéit à des règles stables ; on est classé, numéroté, tarifé. Il dépend beaucoup moins de l’individu d’agrandir son horizon et de changer sa place. On le sait, hélas ! l’idée d’un devoir à remplir est pour la majorité des hommes un stimulant moins énergique que l’attrait d’un avantage matériel à réaliser.

Sous l’influence d’un climat plus uniforme que celui de Marseille, la population ouvrière de Toulon est plus amollie. Sans doute elle est capable d’un effort vigoureux, mais à la condition qu’il ne durera pas longtemps : elle aime le repos par-dessus tout. Parmi les ouvriers du port, on peut évaluer à un dixième le nombre de ceux qui s’abstiennent chaque jour de se rendre aux ateliers. Quelquefois, je ne le nie pas, ces absences couvrent un calcul intéressé. Ainsi, à l’époque des longues journées, quand les moyens de travail abondent dans la ville ou dans les environs, on demande l’autorisation de s’éloigner pour quelques jours, et on s’en va travailler pour le compte des particuliers, afin de gagner davantage ; le plus souvent néanmoins ces chômages volontaires n’ont d’autre cause que le désir de s’abandonner à une oisiveté complète. L’imagination des ouvriers naturellement un peu contemplative, quoique sans délicatesse, se complaît dans l’inaction du corps, qui laisse carrière aux rêveries. Est-ce là une population essentiellement pervertie ? Non ; c’est une population qui ne sait, point lutter contre son penchant naturel. Ses écarts fréquens, il les faut moins imputer à la corruption du sens moral qu’au défaut d’énergie : mais cette impuissance de trouver en soi-même un frein contre ses propres entraînemens a pour résultat de porter aux mœurs domestiques une atteinte funeste. Le lien de la famille n’est pas très solide, et, par une anomalie singulière, il n’y a guère de pays où l’on soit plus empressé de le former. Les ouvriers se marient fort jeunes, puis ils traitent avec une incroyable légèreté les devoirs de leur nouvelle condition. Désunion dans l’intérieur des ménages et quelquefois même rupture complète, telles sont les suites immédiates de cette indifférence, qui dans une ville comme Toulon, aboutit trop facilement à ouvrir un abîme devant les femmes délaissées.

Les logemens étant fort chers dans l’étroite enceinte de la ville, beaucoup d’ouvriers toulonnais vont habiter les faubourgs extérieurs ou les villages environnans. Là même ils n’ont souvent qu’une chambre, et un cabinet pour une famille de cinq ou six personnes. L’état des ménages ne choque pas à la première vue ; comme les ouvriers sont dans l’usage de consacrer toutes leurs ressources au moment du mariage à des achats d’ameublement, on remarqua plutôt dans leurs habitations un certain luxe extérieur, auquel les femmes attachent un grand prix. L’ardeur du climat impose aussi des soins particuliers ; mais ces apparences cachent un dénûment réel. On a tout sacrifié à ce qui frappe les yeux. Poussé à l’excès, le goût pour la parure prélève encore une dîme ruineuse sur les revenus des familles. Les produits du travail suffisent-ils toujours aux luxueux atours des femmes ? Question délicate dont ne semblent pas s’inquiéter la plupart de ceux qui auraient qualité pour cela. Les hommes eux-mêmes sont plus préoccupés de leur toilette, qu’en aucune autre ville de France.

Faut-il indiquer d’autres sources de dépenses superflues ? Le Toulonnais aime hors de chez lui les parties de plaisir et les repas coûteux. Tandis que quelques ménages s’en vont passer le dimanche au cabanon, nombre d’ouvriers quittent leur famille pour faire des promenades soit à la campagne, soit en mer. D’autres remplissent les cafés, où la dépense monte d’autant plus vite que le vin, dont le prix est peu élevé dans ces pays, y est communément dédaigné. La musique plairait à cette population, qui possède à un degré remarquable le sentiment de l’harmonie ; mais c’est précisément chez elle que les sociétés chantantes avaient été le plus détournées de leur objet. Combien il serait désirable qu’on pût cultiver et diriger ces dispositions, qui fourniraient d’utiles moyens d’employer les heures de loisir !


III. – INSTITUTIONS. – ESPRIT POLITIQUE.

Il reste à nous demander comment, dans cette Provence, des esprits à la fois aussi vifs et aussi nonchalans ont accueilli les idées de prévoyance et d’association, si fécondes en elles-mêmes quand elles sont dégagées des périlleuses exagérations qui, dans le milieu de ce siècle, sont venues les dénaturer.

Ceux qui n’ont pas étudié les associations mutuelles de prévoyance dans toute la variété de leurs applications seraient tentés de croire qu’elles exigent entre leurs membres une complète similitude de situation jointe à un rapprochement continuel. Cette dernière condition manque dans celles des industries de la Provence qui utilisent le concours d’ouvriers du dehors, avec des intermittences plus ou moins longues dans le travail. Le personnel des fabriques d’huile et des fabriques de garance semble se prêter fort peu aux combinaisons de la mutualité. On se demande en outre si, là même où se rencontrent les conditions les plus favorables à la formation des sociétés de secours, les populations de la Provence, naturellement peu patientes, voudront se plier au régime d’institutions qui intéressent un avenir plus ou moins éloigné, plus ou moins incertain. Dans un pays aussi favorisé sous le rapport du climat, l’homme sentira-t-il suffisamment l’aiguillon de la nécessité pour s’imposer de prévoyantes économies ? N’est-il pas à craindre que l’impétuosité des instincts individuels ne rende impossible l’agrégation volontaire et durable des intérêts ? Ces questions se présentent d’elles-mêmes dans la cité marseillaise, où les ouvriers sont nombreux et en général très rapprochés les uns des autres. Au sein de cette vaste agglomération, la vie industrielle est assez développée cependant pour mettre en lumière la solidarité non pas absolue, mais partielle, des situations. C’est en outre une condition favorable que la tendance innée de la population marseillaise à se grouper et à former des cercles. Grâce à ces circonstances locales, on a pu triompher des obstacles que les inclinations générales des Provençaux semblaient devoir opposer aux idées de prévoyance collective.

Un premier essai avait eu lieu à Marseille vers le commencement de ce siècle ; les esprits méridionaux étant portés à l’imitation par cette vivacité d’imagination qui se trouve jointe en eux à tant d’indolence, cet exemple eut bientôt des imitateurs. L’élan donné était si fort, qu’en aucune autre ville de France on n’a vu s’opérer, durant le dernier demi-siècle, en matière d’institutions d’assurances mutuelles contre les éventualités de la maladie, un mouvement plus remarquable qu’à Marseille. Au commencement de l’année 1853, 138 sociétés de secours, comprenant environ 11,000 individus, y étaient en plein exercice. Des associations aussi multipliées ne sauraient, il est vrai, renfermer chacune un grand nombre de membres ; il n’y en a que 7 qui en comptent plus de 100. Dans deux ou trois, ce chiffre descend jusqu’à 10, le plus souvent il flotte entre 40 et 80. Quelques-unes seulement sont particulières à tel ou tel corps d’état ; la plupart reçoivent des individus de diverses professions. Presque tous les ouvriers de Marseille font partie d’une de ces compagnies. Il se présente ici une singulière similitude entre cette ville, assise sous le ciel brillant et chaud du midi, et une cité des extrémités de la France septentrionale où la population est vouée à la pratique des industries textiles, si différentes des fabrications provençales : je veux parler de Lille. Là comme à Marseille, à côté du besoin de se réunir, on rencontre chez les ouvriers cet esprit d’éparpillement qui, en multipliant trop les groupes, énerve un peu la puissance de l’association. De plus, dans les deux villes, les institutions mutuelles, à part une ou deux exceptions, sont placées sous le patronage d’un saint et portent une profonde empreinte religieuse. Seulement en Provence on attache encore plus de prix que dans la Flandre aux signes extérieurs. Il est facile de s’apercevoir aussi que l’esprit de corporation est moins ancien dans le midi que dans le nord. Moins expérimenté, il est plus pétulant et plus minutieux ; il s’entoure de restrictions et de pénalités sévères ; il se complaît dans l’épanouissement d’une hiérarchie souvent excessive.

Tous ces caractères existent au plus haut degré dans une des associations marseillaises qui efface toutes les autres par le nombre de ses membres et l’étendue de ses ressources. Bien qu’elle n’appartienne pas au domaine de l’industrie proprement dite, elle peut seule nous initier complètement aux mystères et aux caprices de l’assistance mutuelle parmi les ouvriers provençaux. J’entends parler de la société des portefaix, qui comptait, d’après des relevés officiels recueillis à la fin de 1852, un effectif de 2,195 membres. Placée sous le triple patronage de saint Pierre, de saint Paul et de Notre-Dame-de-Grâce, elle a été organisée sur ses bases actuelles par un acte de 1816, révisé en 1849 sans modifications essentielles. Les dispositions des statuts ne se renferment pas dans le cercle de l’assistance : elles réglementent l’exercice de cette profession des portefaix dont il est facile de comprendre l’importance dans un port où se chargent et se déchargent chaque année, pour la navigation au long cours et sans parler du cabotage, six ou sept mille navires[12].

Les portefaix associés ont voulu se réserver un signe qui les distinguât de toute personne faisant métier, comme le dit avec dédain leur règlement, de transporter des effets on des marchandises. Ce signe, c’est le sac qu’ils ont sur le dos et sur lequel repose la charge. Tout étranger à l’association doit se servir d’un simple coussin ou pailler. Le règlement de 1816 prononce une amende de 30 fr. au profit de la caisse des portefaix contre quiconque usurperait le privilège du sac. Le code pénal, il est vrai, ne venait pas à l’appui de cette défense ; mais une aussi forte corporation avait le moyen de la faire respecter. Sans refuser d’ouvrir ses rangs à de nouveaux postulans, la société n’est point désireuse de ces affiliations. Elle impose aux étrangers un droit d’admission de 1,000 francs, tandis que les fils des sociétaires ne paient que la somme insignifiante de 8 fr. On est si sévère quand il s’agit d’opposer un rempart à l’envahissement du dehors, qu’on n’a pas voulu qu’un père de famille nouvellement admis put, avec ses 1,000 francs, acquérir au moins à ses fils le privilège de ne verser eux-mêmes que la plus petite redevance. Ceux de ses enfans qui sont nés avant sa réception sont obligés de verser 500 francs ; encore n’est-ce que d’hier que la taxe a été pour eux réduite de moitié.

L’association des portefaix assure à ses membres des secours temporaires en cas de maladie et des pensions dans la vieillesse. Le secours, non compris les honoraires du médecin et le prix des médicamens, est de 1 franc 28 centimes par jour pour les adultes et de 64 centimes pour les enfans, qui peuvent être reçus dès l’âge de dix ans. Les pensions, payables à l’âge de soixante-dix ans, ont été fixées à 5 fr. par semaine. Les ressources de la société sont considérables ; elles proviennent d’abord du droit d’admission, et puis d’une taxe qui est une véritable taxe du revenu et consiste dans un prélèvement de 3 pour 100 sur le gain journalier de tous les sociétaires. Ce mode de taxation si équitable n’a jamais donné lieu à aucune contestation. Dans le total des recettes de la société montant à 77,333 francs en 1852, une somme de 50,555 francs représentait le produit de la taxe du revenu, ce qui permet d’établir que la totalité des salaires perçus par les 2,195 portefaix marseillais associés, adultes et enfans, s’est élevée à 1,685,166 francs 65 centimes, et par individu à la moyenne assez faible de 767 francs 70 centimes par année, ou 2 francs 10 centimes par jour. Quant aux dépenses, sur un total de 53,056 francs, les retraites avaient absorbé 23,000 fr. et les subventions aux malades, 14,037 francs[13]. En fin de compte, la société se trouvait à la tête de 232,000 francs, placés soit à la caisse d’épargne, soit au comptoir national d’escompte, soit sur la ville de Marseille.

L’administration de la communauté est confiée à un comité électif de huit dignitaires qui reçoivent le nom religieux de prieurs ; il y a auprès d’eux un conseil, dont ils font eux-mêmes partie, composé de 86 membres, et en qui réside l’autorité suprême. Le maintien des prescriptions disciplinaires est confié soit aux prieurs, soit au conseil, suivant l’importance des faits, il faut remarquer, parmi les dispositions se rapportant à l’ordre moral, celle, qui interdit, sauf le cas d’urgence et sous la réserve d’une autorisation spéciale, le travail du dimanche, celle qui prononce une amende discrétionnaire contre le portefaix infidèle à ses commettans, et l’exclusion absolue contre celui qu’un tribunal aurait condamné pour vol. Ainsi, outre les avantages matériels qu’elle procure, l’association des portefaix a ce mérite de tendre à propager les habitudes d’ordre et de moralité. Son côté faible, comme institution économique, tient à son esprit éminemment exclusif. Fondée sur le principe de la corporation entendue dans le sens le plus étroit, elle forme une réunion militante, toujours prête à combattre quiconque semble vouloir empiéter sur son domaine.

Une pareille tendance se révèle avec quelques traits spéciaux dans deux autres compagnies marseillaises, taillées sur le modèle de la grande association qui représente ici l’idéal de l’assistance mutuelle. Il s’agit de la société des ouvriers corroyeurs et maroquineurs, sous le patronage de saint Simon et de saint Jude, et de celle des ouvriers tanneurs et corroyeurs, sous le seul patronage de saint Jude. Instituées toutes les deux après 1848, elles sont issues d’une association plus ancienne, dite de saint Claude, qui, tout en étant composée en majorité de tanneurs, ne repousse pas les ouvriers des autres professions. Les deux sociétés sorties de ce tronc principal n’en avaient formé d’abord qu’une seule ; elles se sont depuis profondément divisées. Un chef d’établissement ne peut pas employer simultanément des ouvriers de l’une et de l’autre. De même il est indispensable, sous peine de ne pouvoir trouver de travail, qu’un ouvrier étranger à la ville se fasse recevoir, en arrivant, dans l’une des deux. Ces compagnies s’ouvrent, du reste, très facilement aux nouveaux venus, qu’elles semblent même se disputer ; mais elles considèrent l’espèce de contrainte morale exercée sur un compagnon arrivant du dehors comme indispensable à leur propre existence, et comme une raison de sécurité en ce qui concerne les rapports avec les fabricans. Notons, comme indice de l’esprit local d’organisation, que la société de saint Jude a institué une sorte de tribunal composé de 8 membres qui portent le nom d’experts, et qui ont mission de juger souverainement du mérite d’un travail, en cas de contestation avec un chef d’industrie. Ces experts sont les prud’hommes ou plutôt les amiables compositeurs de la profession. La même compagnie exempte expressément du paiement de la cotisation ordinaire les associés sans travail, tout en leur maintenant leur droit au secours en cas de maladie ([14].

Les autres sociétés marseillaises ne sont pas constituées sur le principe de la corporation, et elles ne sauraient dès lors former des unités aussi compactes que les associations des portefaix et des tanneurs. La surveillance y est plus difficile en matière de recettes et de dépenses ; mais leur esprit est plus réellement libéral. Ces sociétés ont pu, grâce à des efforts d’un genre spécial, résister aux germes de désunion si prompts à s’introduire dans des groupes mélangés. On a demandé un moyen de cohésion à la création d’un patronage collectif tiré du sein même des sociétés diverses, et organisé dans des conditions merveilleusement appropriées au besoin local. Durant une période qui s’étend du commencement de ce siècle à 1820, et qui représente la première phase de l’assistance mutuelle dans la cité marseillaise, c’était l’autorité publique elle-même qui exerçait une tutelle officieuse sur les institutions de prévoyance. La direction morale de ces groupes fut remise en 1820 à la société de bienfaisance de la ville, qui la conserva jusqu’en 1842. Cette société reconnut alors qu’il serait plus utile aux intérêts de l’œuvre de confier la surveillance à un comité dont elle provoqua la création sous le nom de grand conseil des sociétés de secours mutuels. Les membres de ce comité, au nombre de 12, sont nommés par les présidens de toutes les sociétés existantes. Le président du grand conseil est en outre investi du droit de désigner 6 membres suppléans. Le conseil a pour mission d’organiser les sociétés, de les installer, de vérifier leurs comptes, d’approuver leurs délibérations, de juger en dernier ressort les contestations qui n’auraient pu être aplanies dans le sein de chacune d’elles, etc. Depuis sa création jusqu’en 1852, c’est-à-dire en dix années, il a procède à l’établissement de 70 compagnies nouvelles. Les associations placées sous son égide, considérées en bloc, dépensent par année 180,000 francs, et possèdent des fonds montant à 500,000 francs. Quoique chaque groupe ait conservé son existence propre, le grand conseil a réussi à mettre tous les règlemens en harmonie les uns avec les autres, il en a fait disparaître les anomalies plus ou moins choquantes qu’à l’origine l’ignorance des fondateurs y avait entassées. Grâce à son action, la discipline morale est devenue plus forte sans être jamais oppressive. Il y a sous ce rapport une sorte de solidarité entre les sociétés marseillaises : un membre exclu de l’une d’elles ne peut être admis dans aucune autre. Le grand conseil remplit à Marseille une tâche analogue à celle qui a été confiée pour toute la France, par le décret du 26 mars 1852, à une haute commission dite commission supérieure d’encouragement et de surveillance. Malgré les conditions déjà réalisées dans la cité marseillaise, le nouveau régime, tel qu’il résulte de l’acte de 1852, n’en présente pas moins des avantages manifestes aux ouvriers de cette ville : il est à désirer qu’il se concilie avec le maintien du grand conseil.

Après la révolution de février, les prédications du socialisme vinrent échouer contre la puissante organisation des sociétés marseillaises. Il est un fait digne de remarque que nous avons observé non-seulement à Marseille, mais dans tous les centres industriels du pays : plus une localité était restée étrangère à l’idée de l’association réalisée dans des institutions mutuelles de secours, et plus il a été facile à la théorie socialiste d’y égarer les classes populaires. Il n’existait point d’ailleurs, en 1848, à Marseille, et dans les autres cités de la Provence, de ces haines profondes des ouvriers à l’égard des patrons, que les partis politiques avaient si perfidement attisées dans d’autres régions du pays. Aussi les fabricans ne furent-ils pas inquiétés par des démonstrations menaçantes. Sur ce sol, où l’on entre en ébullition et où l’on s’attiédit avec une égale facilité, le contre-coup des émotions contemporaines se manifesta sous des aspects très variés. La population avignonnaise, par exemple, est dans la vieille habitude de vivre divisée en deux partis inconciliables : l’un s’attache à la tradition, l’autre s’ouvre à l’influence des événemens qui s’accomplissent. Des deux côtés apparaissent des tendances tout italiennes ; on dirait qu’un souffle échappé de la lutte des guelfes et des gibelins circule encore dans l’ancienne cité papale. Toutes les impulsions venues du dehors éprouvent, par suite de ces circonstances, des modifications qui en altèrent le sens et la portée. Les ouvriers n’ont jamais eu, dans les querelles locales, qu’un rôle secondaire. Quand la multitude, par exemple, s’enivrait en 1815 des plus sinistres excès, elle traduisait en actes des ressentimens qui couvaient dans une partie des classes élevées. Après la révolution de février, l’agitation, un moment répandue dans la ville, ne puisait pas son principal élément de force matérielle dans le sein des travailleurs de l’industrie ; elle avait surtout pour appui la corporation des portefaix, justement renommés ici pour leur humeur bruyante, et dont quelques-uns furent alors promus aux fonctions municipales. Comme les rapports qui naissent du travail n’avaient pas été altérés dans l’esprit des masses, le foyer de l’agitation se refroidit assez rapidement.

La secousse, qui fut un peu plus longue à Marseille et à Toulon, s’y révéla par un autre signe, — le désir des ouvriers de s’affranchir de toute obéissance envers leurs chefs. L’action collective supposant nécessairement une hiérarchie, rien n’était plus vain qu’un pareil entraînement : il avait pour inévitable résultat de paralyser le travail en rendant incertain l’accomplissement des taches individuelles. Le désordre industriel finit par amener à Marseille une lutte armée sous le retentissement de l’insurrection parisienne du mois de juin. Un très petit nombre des ouvriers des fabriques prit part à cette triste émeute, qui fut promptement comprimée. À Toulon, l’autorité réelle fut un instant assumée par les ouvriers du port, organisés en garde nationale. Impatiens de tout frein, ils voulaient commander à leur tour : ils chômaient en masse quand cela leur convenait ; mais aucun but défini ne répondait à ces manifestations désordonnées. Aussi, dès que les excitations venant du dehors furent un peu contenues, dès que le pouvoir central reconstitué put soutenir l’action de ses représentans, l’arsenal maritime rentra peu à peu dans l’ordre accoutumé.

Les événemens de décembre 1851 n’excitèrent de soulèvement ni à Toulon, ni à Marseille, ni dans les autres villes de la Provence. Il y eut cependant alors dans cette contrée, on s’en souvient, une explosion terrible, qui témoignait que le sol avait été miné dès longtemps ; mais d’où partit cet éclat ? Où les passions sauvages qui s’attaquaient au principe même de la civilisation chrétienne avaient-elles leur foyer ? Disons-le : dans la Provence, comme dans le Languedoc et dans le reste de la France, le drapeau de cette insurrection ne fut pas arboré par les ouvriers des industries manufacturières concentrées dans les grandes villes. Ce fut une partie de nos populations rurales les plus étrangères au mouvement intellectuel du pays qui parut surtout en proie à des aveuglemens sans nom. En face de cet irrécusable témoignage des faits, nous pouvons répéter ici avec une entière confiance que, dans les temps où nous sommes, le développement des intelligences populaires est le meilleur rempart qu’on puisse donner à l’ordre social. Nous avons vu quels secours étaient assurés à ce développement dans nos principales cités industrielles ; nous avons vu aussi que ces villes, autrefois centres d’agitation, devenaient de plus en plus des foyers de travail et d’instruction. La cause de la civilisation et du progrès est donc en définitive triomphante ; mais il importe qu’en s’appliquant à propager la culture intellectuelle, on ne néglige pas non plus l’instruction religieuse et morale, la seule qui garantisse pleinement l’ordre et le repos des régions où prospère depuis quelques années l’industrie française.

Quant à la Provence en particulier, elle possède dans la spécialité de son domaine industriel quelques garanties particulières. Nulle part, les industries locales ne paraissent avoir une base plus solide.

Tantôt les matières premières mises en œuvre dans les fabriques sont produites sur les lieux mêmes, tantôt elles sont tellement encombrantes, qu’elles ne pourraient supporter les frais de transport sur un autre point du territoire. L’importante cité marseillaise, où abondent tant d’élémens de prospérité, se trouve en outre, comme lieu d’arrivage, admirablement placée pour faire subir les manipulations préliminaires aux matières brutes venant du dehors et destinées à nos fabriques. Seulement ce serait, à notre avis, une erreur funeste que de sortir de cette arène spéciale et de prétendre acclimater ici, par des moyens factices et comme en une serre chaude, des productions d’une nature plus manufacturière. Que la Provence, que Marseille prennent aux pays du nord, à la Flandre et à l’Alsace, leurs procédés mécaniques, rien de mieux, pourvu qu’elles ne songent pas en même temps à leur disputer le patrimoine des industries textiles. Vainement on a dit que Marseille avait l’avantage de recevoir de première main et à moindres frais les laines et les cotons, vainement on a fait valoir que le gigantesque ouvrage qui conduit les eaux de la Durance dans cette ville, en créant des forces hydrauliques considérables, est venu faciliter l’essor industriel de son territoire[15]. Jamais le climat des rivages méditerranéens ne conviendra aux fabriques de tissus qui assurent la prospérité de Lille, de Rouen, de Reims et de Mulhouse. Où prendrait-on d’ailleurs un personnel approprié aux besoins de pareils ateliers, lorsqu’on est obligé déjà, pour tous les travaux un peu rudes, de recourir à la population des montagnes ? Chaque contrée en France a son rôle, et concourt sous une certaine forme à l’œuvre de la civilisation générale. La Provence n’a point à s’écarter de la voie industrielle qu’elle s’est ouverte : il doit suffire à son ambition de l’élargir et de la féconder.


A. AUDIGANNE.

  1. La soie, dont la production occupait naguère le premier rang dans les richesses de Vaucluse, n’arrive qu’au chiffre de 18 millions de francs. On fabrique encore à Avignon des étoffes de soie, mais cette industrie, célèbre avant 1789, est en pleine décadence. Après avoir essayé de se relever durant les premières années de la restauration, elle s’est heurtée contre la concurrence de la cité lyonnaise, et le nombre de ses métiers est tombé rapidement, depuis 1825, de 8,000 à un millier tout au plus.
  2. J’ai sous les yeux une copie du testament de la seconde fille d’Althen, reçu par un notaire à l’hôpital d’Avignon dans la salle des pauvres filles, où la testatrice se trouvait au lit malade, le 26 février 1789. Elle dispose d’une rente de 60 livres et de ses hardes et nippes ; c’était tout son avoir. Elle déclare ne pas savoir signer. Disons que le Persan Althen avait eu deux témoins, et qu’imbu des mœurs orientales, il ne s’était pas fait scrupule, quoique chrétien, d’épouser la seconde du vivant de la première. Sa seconde femme, qui lui survécut, mourut folle dans la maison des fous de l’Œuvre de la Miséricorde d’Avignon.
  3. En 1832, les ouvriers de Vaucluse qui fabrique 130,000 quintaux métriques de garance en poudre, et 75,000 de garancine. On s’occupe depuis quelque temps d’un produit intermédiaire appelé fleur de garance, qui figure pour 15,000 quintaux sur les états de la même année.
  4. La moitié de ces produits s’expédie en Angleterre et aux États-Unis ; l’autre moitié se consomme soit en France, soit en Suisse, en Allemagne, en Belgique, en Italie ou en Russie. Placée dans un sol convenable, la garance s’accommode des climats les plus divers. Depuis sa réussite dans le Vaucluse, on la cultive chez nous en Alsace et dans les départemens de la Drome et du Gard. On la trouve, au dehors, en Hollande, en Silésie, en Suisse, à Naples, dans le Levant, sur les bords de la Mer Caspienne, etc.
  5. L’huile d’olive a quelquefois le goût du fruit : cela ne tient pas à la fabrication, mais au sol même. Les olives de certains districts laissent leur goût à l’huile, tandis qu’ailleurs elles n’ont pas cette propriété.
  6. On emploie aussi l’huile de palme, qui donne un excellent produit quand la fabrication est loyale, et l’huile de coco, qui permet de vendre le savon à un bon marché fabuleux ; mais à ce bas prix le consommateur ne gagne rien, car avec l’huile de coco le savon peut absorber de l’eau jusqu’à 65 pour 100 de son poids, tandis que le chiffre de 35 pour 100 est le chiffre de la fabrication ordinaire.
  7. Personne n’ignore à quelles fraudes a donné lieu dans notre temps la fabrication du savon. Rien de plus facile, en général, que de mêler aux pâtes des matières inertes qui donnent du poids à la marchandise ; mais, circonstance favorable à la fabrique de Marseille, le savon marbre se refuse à ces mélanges frauduleux, qui ne permettraient pas aux veines bleues de se former.
  8. Ces derniers, quand ils seul fort habiles, touchent jusqu’à 4 fr. 50 cent.
  9. Disons, pour mieux faire comprendre l’importance de la découverte de Leblanc, que les fabriques de soude de Marseille produisent annuellement 250,000 quintaux métriques de soude, au moins autant de sel de soude, et environ 5,000 barriques de sulfate de soude ; l’acide sulfurique employé dans leurs opérations nécessite 8,000 tonneaux de soude de Sicile.
  10. Sur les 3,000 forçats retenus encore au bagne de Toulon en 1852, malgré les transpositions opérées, un millier était au service des chantiers de construction. L’entière suppression des bagnes, en enlevant ces auxiliaires, reconnus d’ailleurs si dangereux, aura pour inévitable résultat d’augmenter le nombre des ouvriers libres, surtout celui des simples manœuvres, la besogne la plus grossière étant précisément celle qu’on impose aux forçats.
  11. La nuit du 24 décembre est une des occasions où se font entendre sous le toit familier des chants dans l’idiome populaire ; il existe de nombreux noëls en patois.
  12. Le jaugeage de ces navires dépasse un million de quintaux métriques.
  13. Cette partie du budget des portefaix en 1852 renferme quelques détails curieux : la fête patronale a coûté 1,715 Ir.jon a dépensé 408 fr. pour les cierges et bougies dans les processions, 231 fr. pour réparer les écussons de saint Pierre, de saint Paul et de Notre-Dame-de-Grâce ; les médecins et pharmaciens oui reçu 6,413 fr., le notaire et l’avoué, 170 fr.
  14. Quelques chiffres donneront une idée de l’état financier de ces associations. La Société de saint Simon, qui compte 111 adhérens, possédait à la fin de 1852 un capital de 4,661 fr., les Enfans de saint Jude, au nombre de 60, n’avaient en caisse que 1,478 fr.
  15. On sait que ce canal, dont la construction fait honneur à la science moderne, a près de 156 kilomètres de longueur, et traverse 20 kilomètres de souterrains et de nombreux aqueducs, dont l’un, celui de Roquefavour, étonne surtout par sa hardiesse.