Du rôle colonial de l’armée (éd. Armand Colin)/III

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Armand Colin (p. 32-41).
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III

Mais pour une telle œuvre, il faut une armée coloniale, qui soit vraiment une armée coloniale et non pas seulement de l’armée aux colonies, ce qui n’est pas la même chose.

Nous nous garderons bien de rouvrir ici la moindre discussion sur le mode de rattachement de la future armée coloniale. La question est nettement posée devant les Chambres. Pour nous, la discussion est close. Du reste, c’est peut-être la question qui importe le moins. La loi projetée est large, libérale, souple, et elle a l’inappréciable avantage d’apporter une solution à une question qui ne peut rester plus longtemps en suspens. Elle ne pose que quelques principes et prévoit aussi peu que possible les moyens d’application. Or, tant vaudront ceux-ci, tant vaudra la loi.

C’est dans leur prévision que nous croyons opportun de poser quelques-unes des conditions auxquelles il faudra satisfaire pour qu’une armée coloniale puisse remplir la lâche que nous lui voyons assignée.

L’essentiel c’est que, quelle que soit la solution adoptée pour son rattachement, l’armée coloniale ait bien son autonomie, qu’elle ne risque pas d’être absorbée, uniformisée dans le grand organisme auquel elle se rattachera. Et que, bien distincte, elle ait aussi des chefs bien distincts chez qui l’idée coloniale et l’adaptation de l’outil à son emploi prime toute autre considération.

Ce qu’il faut souhaiter, c’est que les conditions d’entrée et de sortie y soient réglées de telle sorte qu’elle ne serve pas uniquement de tremplin aux mandarins munis de tous les grades académiques auxquels il ne manque qu’une campagne facile et rapide pour franchir plus rapidement un échelon. Il faut beaucoup redouter les gens qui viennent aux colonies pour y rééditer Austerlitz, — d’abord les colonies ne comportent pas Austerlitz, — et puis, ils sont mal préparés aux besognes patientes, ingrates et obscures qui sont la tâche quotidienne, la seule féconde de l’officier colonial. Ce sera aux règlements d’application qu’il appartiendra d’assurer la constitution d’une « milice sacrée », qui fera, elle aussi, son engagement décennal.

Ce qu’il faut souhaiter, c’est que des dispositions nouvelles abolissent la rigidité des tours de départ. On sait que mécaniquement, automatiquement, tout officier des troupes de marine, au bout du temps de séjour colonial, deux ans, trois ans au maximum, est rappelé en France, quelle que soit la besogne qu’il est en train d’accomplir. Et il ne peut compter que sur le hasard pour revenir à la tâche commencée. Il a laissé à Madagascar ou au Tonkin un secteur en pleine formation, il s’y est donné corps et, âme, il est plein de son œuvre, il ne demande qu’à la poursuivre. Le tour prochain l’enverra faire du service de place à la Martinique ou à la Réunion. Cette instabilité est aujourd’hui une des choses les plus décourageantes, aussi bien pour l’officier voué à son œuvre, que pour ses chefs. Ah ! je connais l’objection : c’est qu’il ne faut pas s’user aux colonies, que trois ans représentent le maximum de temps pour un rendement utile, et qu’après ce délai, il est nécessaire de venir se retremper dans la métropole. Soit ! Mais alors pourquoi ne pas introduire dans l’armée coloniale, comme il a lieu pour les fonctionnaires civils, le droit au congé administratif, pendant lequel on reste titulaire de son poste, où l’on est assuré de retourner, après s’être revivifié à l’air de France, après aussi y avoir mis à profit son séjour pour le bien de sa circonscription ? Combien sais-je d’officiers, aujourd’hui en France, qui ne demandent qu’à rallier leur ancien poste et ne se consolent pas à l’idée que ce n’est pas eux qui voient pousser leurs pépinières, leurs rizières, leurs maisons ? Ils ont le mal du pays à rebours. Est-cela un facteur négligeable ?

On s’étonne parfois qu’il n’y ait pas un plus grand nombre d’officiers qui étudient les langues coloniales. Est-ce donc encourageant d’apprendre le malgache, si l’on ne doit plus l’utiliser qu’avec des Chinois ? Ce qui est au contraire surprenant, c’est que, dans ces conditions, autant d’officiers encore prennent à cœur l’étude de ces langues et, d’ailleurs, d’une manière générale, qu’autant d’entre eux se donnent comme ils le font, à plein collier, au développement de leur région, comme s’ils devaient y attacher leur vie et leur nom. Il est vrai qu’ils appartiennent, pour la plupart, à l’arme de tous les héroïsmes et de toutes les abnégations, j’ai nommé l’infanterie de marine. Souhaitons donc que les facilités les plus grandes pour la prolongation de séjour soient laissées, dans l’organisation nouvelle à tout officier dont la santé le permet : que le congé soit prévu et enfin que, dans la plus large mesure, les officiers qui le désirent restent affectés à la même colonie. Cette mesure ne peut être absolue, il convient de laisser un débouché aux curieux et aux inquiets, et d’ailleurs au début d’une carrière, les expériences de colonies diverses se contrôlent l’une l’autre : mais, d’une manière générale, la conception la plus logique et la plus féconde, la plus vraiment coloniale, c’est celle d’une armée du Soudan, d’une armée de Madagascar, d’une armée d’Indo-Chine, ainsi que d’autres nations nous en donnent l’exemple.

Enfin, il est une dernière considération qui exige que la direction suprême de cette armée soit bien autonome et surtout très, très coloniale. C’est que la base d’appréciation des services rendus ne peut pas, ne doit pas y être la même que pour les services militaires métropolitains.

Et cela est évident, puisque les deux armées n’ont pas le même rôle, et, si elles avaient le même rôle, point ne serait besoin d’armée coloniale, il suffirait d’armée aux colonies.

Il faut avoir été aux colonies pour savoir que le plus vrai mérite y réside dans les labeurs qui trouvent ici le plus difficilement leur sanction. Il n’est pas bon que le motif trop exclusif de récompense soit le « fait de guerre ».

On comprendra sans qu’il soit besoin d’insister.

Croit-on qu’il faille nulle part une plus grande dépensé d’énergie, d’endurance, d’autorité, qu’il n’en faut à l’officier chargé de la construction d’une route en pays sauvage ? Il passe des mois, des années parfois, dans des abris improvisés, miné par la fièvre, compagne inséparable de tels travaux, allant d’un chantier à l’autre, n’obtenant qu’à force d’énergie, d’exemple, de volonté imposée, le rendement maximum de son personnel. Croit-on qu’il ne faille pas plus d’autorité, de sang-froid, de jugement, de fermeté d’âme, pour maintenir dans la soumission, sans tirer un coup de fusil, une population hostile et frémissante, que pour la réduire à coups de canon une fois soulevée ?

Qu’on me permette d’évoquer à ce sujet le souvenir d’un commandant d’infanterie de marine. Chargé, il y a un an, de soumettre une région sakalave insurgée, il s’était fait une loi absolue d’épargner, de pacifier, de ramener cette population. Je le revois abordant un village hostile, et, malgré les coups de fusil de l’ennemi, déployant toute son autorité à empêcher qu’un seul coup ne partit de nos rangs, et y réussissant, ce qui, avec des tirailleurs sénégalais, n’était pas facile. Je le revois, lui et ses officiers ; en avant, à petite portée de la lisière des jardins, la poitrine aux balles, et, avec ses émissaires et ses interprètes, multipliant les appels et les encouragements. Et comme cet officier était aussi un très bon et très habile militaire et qu’il avait pris d’heureuses dispositions, menaçant les communications, rendant difficile l’évacuation des troupeaux, il réussit, après des heures de la plus périlleuse palabre, à obtenir qu’un Sakalave se décidât à sortir des abris et à entrer en pourparlers. Et ce fut la joie aux yeux que, le soir venu, il me présenta le village réoccupé, en fête, les habitants fraternisant avec notre bivouac, à l’abri du drapeau tricolore, emblème de paix. A peine de retour en France, il y a quelques mois, le commandant Ditte a succombé aux fatigues accumulées pendant cette campagne ; et ce n’est plus qu’à une tombe que va l’hommage ici rendu à ce bon et loyal ouvrier.

Eh bien, croit-on que non seulement le résultat n’ait été plus fécond, mais encore qu’il n’ait pas fallu plus de fermeté et de courage, au sens propre du terme, pour faire une telle besogné que pour se donner le facile mérite d’enlever d’assaut ce village sakalave ?

Ce qu’il faut souhaiter, c’est que de tels actes puissent être qualifiés d’actions d’éclat dans l’armée coloniale de demain.

Nous avons essayé de donner, très sommairement et imparfaitement, une conception de l’emploi colonial de l’armée. Ce n’est pas une théorie spéculative. Des années et de vastes champs d’expérience l’ont déjà sanctionnée. A voir, en vivant de leur vie, nos petits soldats marquer de leur trace personnelle tant de points du globe, à retrouver leurs noms, comme ceux des légionnaires romains, gravés au seuil des voies nouvelles qu’ils ouvrent aux transactions des hommes, on se reprend aux longs desseins et aux espoirs impériaux.

Certes, ce n’est empiéter ici sur aucun domaine réservé que de constater autour de nous beaucoup d’inquiétudes et de motifs d’inquiétude. Il est impossible, pour peu qu’on mette le pied hors de France, de ne pas constater par toute.la terre les fluctuations de nos méthodes et le recul de notre action. C’est simple affaire de statistique de compter à Singapore, à Colombo, à Hong-Kong, à Zanzibar, les maisons nouvelles qui s’ouvrent d’une année à l’autre et de constater qu’elles ne sont pas françaises. La vie du dehors aussi nous apporte nos heures de doute et d’angoisse. Mais après celle part, qu’il est sage de faire très large, au pessimisme, ouvrons la porte aux espoirs réconfortants en constatant, sur tous les champs du monde, la valeur persistante, sinon croissante du Français individu. Quels que soient les obstacles apportés à chaque pas à son développement et à son initiative, il est toujours là. Chez tous, colons, administrateurs, soldats, missionnaires, c’est la même endurance, le même ressort, le même rebondissement sous la mauvaise fortune, la même belle humeur. Ah ! la belle pâte d’hommes !

A l’un des derniers repas officiels que nous fîmes à Madagascar, un consul étranger, notre voisin, nous demanda de qui était le charmant dessin qui illustrait notre « menu. » « C’est l’œuvre d’un sous-officier. — Ils font donc tout, vos sous-officiers ! Je les ai vus contremaîtres, instituteurs, agronomes, guerriers, ils sont donc bons à tout ! »

Oui, ils sont bons à tout et tous les autres aussi, soldats, colons, qui portent par le monde les inépuisables ressources de notre race. Attachés à l’œuvre locale, dégagés des mauvais bruits de la métropole, exaltés par le résultat immédiat de l’action directe, par la responsabilité du commandement, ils sont tous des hommes de devoir actif et précis. Et s’il n’y avait pas tant de raisons d’un autre ordre, c’en serait déjà une pour donner sa foi à l’œuvre coloniale, cette incomparable pépinière d’énergies et de volontés qui ne peuvent pas être un capital perdu.