Du vert au violet/L’Arc-en-Ciel de la Mort :

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Du Vert au VioletAlphonse Lemerre, éditeur (p. 101-105).

L’ARC-EN-CIEL DE LA MORT



I

VERT



Son corps se dérobait avec des ondulations vagues, et son nom aux syllabes limpides ruisselait sur les lèvres.

Elle était allée au bord du fleuve, elle avait détaché une barque, car elle voulait errer sur l’eau d’un vert pâle, sur l’eau qui lui ressemblait et qui l’aimait.

Elle errait sur l’eau, les saules laissaient pleuvoir leurs longues chevelures de délaissées, les prés étincelaient d’émeraudes claires, et les yeux de la petite amie de l’eau se puérilisaient à la candeur des Verts.

Soudain, elle se pencha pour cueillir les nénuphars, blancs comme l’écume des mers du Nord, roses comme la lune et bleus comme les brumes du matin, qui rêvaient à la surface de l’onde et répandaient autour d’eux la langueur et le sommeil. Elle se pencha, elle se pencha…

Et la barque vide flottait à la dérive, tandis que la vierge à la chair verte se débattait éperdue…

Car les terribles algues fluviales l’étreignaient de leurs longs bras, pareils aux bras des pieuvres, et l’attiraient irrésistiblement et fatalement vers elles…

Ainsi mourut la petite amie de l’Eau, d’une mort fraîche et verte, et l’onde la pleura longtemps et l’ensevelit sous les roseaux et les iris noirs…

Et, en souvenir d’elle, les flots firent éclore, à la place où elle avait disparu, les nénuphars blancs comme l’écume des mers du Nord, roses comme la lune, et bleus comme les brumes du matin.


II

ORANGE



Le couchant avait le velouté d’un beau fruit mûr, l’air s’alourdissait du parfum sensuel des vergers, et l’Amante se rassasiait du sein de l’Amante.

Elle avait voulu mourir dans l’épanouissement suprême du Baiser, et voici que l’heure était venue, l’heure veloutée comme un beau fruit mûr, alourdie du parfum sensuel qui montait des vergers.

Elle chercha les lèvres de l’Amie, les lèvres au duvet d’ambre, et connut pour la dernière fois la volupté réciproque.

Et elle mourut d’une mort charnellement orangée, dans la plénitude du couchant.


III

VIOLET



Kathleen venait de la magique Irlande, où règne dans toute sa fraîcheur l’harmonie du Vert, où les marais sont hantés par d’étranges flammes errantes, pareilles à des lueurs d’âmes, où les Fées ont élu leur suprême refuge, où les femmes ont des yeux de violettes humides.

Kathleen traînait le fardeau de sa jeunesse, là-bas, dans la magique Irlande.

Elle était lasse d’avoir supporté les printemps et leurs espoirs irréalisables, les étés et leur ardeur inassouvie, les automnes et leur tristesse sans bornes, les hivers et leur chaste sévérité.

Elle avait goûté l’amertume de trahir ce qu’elle aimait le plus, d’abandonner ses rêves, de se voir elle-même inférieure à sa destinée. Elle apprit à se connaître, à détester la bassesse de son cœur et la lâcheté de son âme. Et, ayant regardé la Vie en face, elle la jugea vaine autant que haïssable.

Elle mourut de sa propre volonté par une nuit de pourpre, une vaste nuit calme. Les nuages étaient fluides comme des algues dans une mer sans remous.

Elle se coucha sur un lit de violettes, et mourut d’une mort parfumée, d’une mort douce et lente qui la consola d’avoir vécu.