Du vert au violet/Le Chant des Sirènes

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Du Vert au VioletAlphonse Lemerre, éditeur (p. 113-117).

LE CHANT DES SIRÈNES



I

Je voudrais, disait Iône aux yeux de volettes, attardée sur la grève crépusculaire, je voudrais entendre le Chant des Sirènes.

— Tu sais bien, répondit le vieux pêcheur Méniskos, que le Chant des Sirènes est mortel à qui l’entend.

— Comme tout ce qui est beau et sonore, interrompit impérieusement la vierge aux yeux de violettes. Les choses sans grandeur, seules, ne recèlent aucun danger.

— Le sage Ulysse a donné à ses compagnons le conseil de boucher leurs oreilles avec de la cire et de s’attacher aux mâts du vaisseau, ajouta Méniskos.

— Ulysse n’était qu’un lâche, cria la très jeune et très impétueuse lône. Et ses compagnons aussi n’étaient que des lâches. La prudence, c’est l’éternelle lâcheté. Oh ! préférer l’ennuyeuse Pénélope aux Sirènes ! — Moi, je donnerais le souffle de mes lèvres, les lignes, les ondulations et les couleurs que mes yeux avides contemplent avec tant d’angoisse, les harmonies qui me font si divinement souffrir, les parfums que j’aspire avec tant de fièvre, tout ce qui fait vivre de la vie brûlante et triste, pour entendre un instant le Chant des Sirènes… Et les baisers de mes compagnes, les baisers qui sont pareils aux harmonies, aux parfums, à la joie des couleurs, des lignes et des ondulations gracieuses, les baisers âcres comme le ciel et doux comme les roses, je les donnerais pour entendre un instant le Chant périlleux.

— En vérité, tes paroles ne sont point sages, dit avec calme le vieux Méniskos. Quoi ! tu donnerais les longues années d’une existence humaine pour l’éclair d’une joie !

— Tu ne peux pas comprendre, Méniskos, répondit Iône. Les hommes sont lâches dès leur naissance. Deux instincts seuls les font agir, l’orgueil et la bestialité. Jamais un homme ne donnera son existence pour entendre le Chant des Sirènes. »

Méniskos haussa les épaules, et s’en alla vers le foyer et le repas du soir. Au crépuscule, Iône détacha la barque, qui se perdit dans la brume où flottent les Visions.

Elle erra trois jours et trois nuits. Et les Sirènes lui apparurent, par un clair de lune vert qui se brisait sur les flots…

Leur chant était imprécis comme le chant des vagues, il attirait comme l’appel mystérieux des ondes, il se déroulait avec une ampleur grave, comme le sanglot de l’Océan, il étreignit l’âme d’Iône, qui s’abîma voluptueusement dans les flots…

II

Elle se réveilla, la petite noyée aux yeux de violettes, sous les baisers fluides d’une Sirène dont la chevelure l’enveloppait ainsi que des réseaux d’algues. Elle se réveilla sous le regard insaisissable des yeux verts, qui avaient la douceur perfide des ondes. Elle se réveilla sous le trouble sourire de la Sirène, dont la voix, pareille au son lointain des vagues sur les grèves crépusculaires, lui disait :

« Puisque tu nous as aimées assez résolument pour nous donner ton existence humaine, nous te donnerons à notre tour la ferveur de notre baiser. Vois, j’ai cueilli de mes mains, afin de parer tes cheveux, les perles qui sont les fleurs pâles de la Mer, et la nacre multicolore, et la grâce infinie des merveilleux coquillages. Ton repos sur le velouté du sable d’argent sera bercé par le rythme de la Mer. Tu joueras avec les crabes et tu souriras aux méduses qui brûlent comme des astres. Dans les jardins de la Mer bleuissent de vivantes anémones et, dans ses vergers, les arbres de corail balancent au gré des remous leurs branches rouges. Tu entendras le chant d’amour éternellement inapaisé de la Mer, le chant qui monte vers la Lune, sa lointaine Amante. Car la Mort guérit de tous les souvenirs, et la Mort est très belle dans le lit de la Mer. »