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Dumas, Histoire de mes bêtes/Chapitre 47

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Histoire de mes bêtes
Calmann-Lévy (p. 393-396).

XLVII
OÙ EST JUSTIFIÉ CE QUE NOUS AVONS DIT DE LA RESSEMBLANCE DE LA MORT DE FLORE AVEC CELLE D’EURYDICE.

On se rappelle que mes amis d’Auxerre m’avaient offert de retarder la chasse jusqu’au 10 septembre.

Je leur avais écrit que j’y serais le 7 au soir, et que, par conséquent, l’ouverture pourrait avoir lieu le 8. Cette fois, je comptais faire un plus long séjour à Saint-Bris ; j’emportai donc du travail pour deux ou trois semaines.

Nous avons tant parlé de chasse, que je ne fatiguerai pas mes lecteurs de détails cynégétiques. Je me contenterai de dire que, ayant reconnu, au bout de trois semaines, une grossesse assez avancée chez Flore, je priai mon ami Charpillon de la garder à la campagne jusqu’à ce qu’elle eût mis bas.

Charpillon, qui savait que les enfants de Flore étaient fils de Pritchard et qui reconnaissait avoir eu des torts envers le père, me demanda, pour toute indemnité de logement et de nourriture, le droit de choisir dans la portée. Je mis à mon tour pour condition que aucun des petits ne serait jeté à l’eau, comme c’est l’habitude, sous le prétexte que la mère n’était pas assez forte pour les nourrir.

Me trouvant au quart du chemin, j’avais résolu de faire une visite à mes amis de Marseille, et, pour que cette visite eût une excuse à mes propres yeux, j’avais traité avec le directeur du théâtre du Gymnase marseillais d’une pièce intitulée les Gardes forestiers. Cette pièce devait être faite spécialement pour les artistes de Marseille, et n’avoir jamais été jouée sur aucun théâtre.

Mon ami Bertheau m’offrait la splendide hospitalité de sa bastide la Blancarde.

Je restai près d’un mois à Marseille ; puis je revins chez Charpillon, qui m’avait fait promettre de m’arrêter chez lui en repassant ; j’arrivai juste pour assister aux couches de Flore.

Elle mit au jour cinq chiens, chez lesquels il était impossible de ne pas reconnaître la paternité de Pritchard. Chacun fît son choix parmi eux. En vingt-quatre heures, ils furent tous placés. Je me contentai de celui dont on ne voulut pas.

Tous les jours, le garde faisait, comme mesure d’hygiène, faire une petite promenade à Flore.

Le huitième jour, le garde nous raconta qu’il avait rencontré et tué une vipère. Les vipères ne sont pas chose très-rare dans les bois de Saint-Bris.

Nous le félicitâmes d’en avoir diminué le nombre.

Le lendemain, il emmena Flore comme de coutume, mais il revint sans Flore.

Le brave homme paraissait fort affecté. Il demanda à parler en particulier à Charpillon.

Voici ce qui était arrivé et ce qu’il n’osait dire tout haut :

Il avait fait la même promenade que la veille ; en passant dans le sentier où il avait tué la vipère, Flore avait senti le cadavre, elle s’en était approchée et avait poussé un cri.

Puis, presque aussitôt, elle était entrée en convulsions et était morte comme foudroyée.

Notre garde savait qu’il n’y a pas d’effet sans cause : il chercha donc la cause de l’accident. Un frétillement dans l’herbe lui annonça la présence d’un animal rampant ; il lira la baguette de fer de son fusil, écarta les herbes et vit une vipère essayant de fuir.

Un coup de sa baguette de fer l’arrêta court.

C’était non-seulement une vipère, mais deux vipères ; il est vrai que l’une était morte, et l’autre vivante. La vipère tuée la veille était une vipère femelle ; son mâle l’avait trouvée expirante, et espérant sans doute la ranimer dans ses embrassements, il s’était attaché à elle comme c’est l’habitude de ces reptiles. Avec le corps vivant du reptile qui avait tué Flore, le garde avait amené le corps mort de la vipère qu’il avait tuée la veille.

C’était sans doute sous l’exaspération de la douleur morale qu’avait produite chez le mâle la mort de la femelle que le venin avait acquis une assez grande énergie pour tuer Flore en quelques secondes.

Les cavités dentaires des vipères contiennent huit milligrammes de venin ; il faut ces huit milligrammes entiers pour tuer un chien, seize milligrammes pour tuer un homme. Or, il est rare que, dans la pression, la vipère fasse jaillir les huit milligrammes entiers de venin. Mais on a remarqué que, sous l’empire de la colère, ou pendant les mois extrêmement chauds, ce venin, qui n’est dangereux que lorsqu’il se mêle au sang, mais qu’on peut impunément avaler, redoublait d’intensité.

C’était à une de ces circonstances que Flore devait sa mort subite.

Comme de tous les accidents sans remède, il fallut se consoler de celui-là. — Je n’avais pas eu le temps de m’attacher immodérément à Flore ; je lui donnai les regrets qu’elle méritait, et repartis pour Paris.

Ma première visite fut pour Sanfourche, et, par conséquent, pour Catilina.

Catilina avait retrouvé sa raison, mais il était affecté de la danse de Saint-Guy, et la vue d’une poule lui donnait des attaques de nerfs.

Je me trouvai donc avec un chien infirme et un chien au biberon !

Heureusement, les premiers jours de la chasse étaient passés, et j’avais le temps de me pourvoir jusqu’à l’ouverture prochaine.

FIN