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Dupleix d’après sa correspondance inédite (Hamont)/01

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DUPLEIX

UN
ESSAI D’EMPIRE FRANÇAIS DANS L’INDE
AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

CHAPITRE PREMIER

LA JEUNESSE ET LES PROJETS DE CONQUÊTE.


Jeunesse et éducation de Dupleix. — Son caractère. — On l’embarque pour les Indes. — Il entre au service de la Compagnie. — Il fait fortune. — Dupleix gouverneur de Chandernagor. — Il relève la colonie. — Mariage de Dupleix. — Portrait de sa femme. — Dupleix gouverneur de Pondichéry. — Situation des deux compagnies, anglaise et française. — Décadence de l’empire mogol. — Dupleix conçoit le projet de dominer l’Inde. — Ses moyens d’action. — La guerre entre la France et l’Angleterre. — Dupleix reste sans défense. — Il sauve Pondichéry


Joseph-François Dupleix naquit le 1er janvier 1697, dans le Hainaut français, à Landrecies, une forteresse plutôt qu’une ville, qui commande la vallée de la Sambre, cette prairie coupée de haies, couverte d’arbres, semblable de loin à une forêt. Le commerce et l’argent étaient les préoccupations dominantes du père de Dupleix, fermier général à l’esprit étroit, d’un caractère maussade, d’une parcimonie qui n’avait d’égale qu’un despotisme atrabilaire, pesant lourdement sur les siens. L’idéal de ce financier têtu, ce fut de faire de son fils un négociant parfait. Il résolut donc de créer chez l’enfant un caractère et des inclinations commerciales. Avec son dédain pour l’âme, il juge cela facile. Il ne montre à son fils que ce qui peut favoriser les goûts qu’il désire voir éclore, il écarte avec soin les sensations capables d’amener des penchants contraires. Il met tout en œuvre pour étouffer les élans d’enthousiasme, de passion, de générosité ; il lui représente enfin toutes les choses de la vie sous un jour positif. Chose étrange ! tout en prenant une physionomie un peu maladive, l’esprit de l’enfant ne s’atrophia point sous cette contrainte, mais se révolta.

L’adolescent ressentait l’attraction des grandes choses ; il se passionnait pour les sciences, la poésie, l’art. Il connaissait déjà les longues méditations solitaires. Il s’enfuyait dans la campagne avec un livre ou s’enfermait avec un violon et se laissait emporter par les chimères d’un sentiment poétique exalté. Quand il retombait sur la terre, lassé de ses rêves, affamé du besoin de se prendre corps à corps avec quelque chose de palpable, il se jetait avec fureur dans la réalité des mathématiques et dans l’étude de la fortification. Il devenait de plus en plus distrait et taciturne. Tout cela mettait le père en fureur. « Passe encore pour les mathématiques, disait-il, mais la fortification et le reste ! » surtout le reste. Il ne voyait dans son fils qu’un fieffé prodigue et un fou. Pour rompre ces goûts qu’il détestait, le fermier général ne trouva rien de mieux que d’embarquer, en 1715, son fils sur un navire de la Compagnie des Indes orientales.

Le jeune homme fit alors plusieurs voyages aux Indes et en Amérique ; cette vie nouvelle lui fut salutaire ; il était délivré de l’oppression. Il acquit de fortes notions sur le commerce et la marine, et au retour, par sa science, il étonna et charma tout le monde, jusqu’à son père. Le bonhomme, qui au fond l’aimait à sa manière, sollicita « pour le prodigue » et obtint en 1720 de la Compagnie des Indes, dont il était un des gros actionnaires, le poste de membre du conseil supérieur et de commissaire des guerres. Titre pompeux avec des émoluments modestes ! Quoiqu’on fût au plus fort du paroxysme de la fièvre du jeu que Law, avec son système, avait allumée en France, le père de Dupleix, tout enthousiasmé qu’il était de son fils, équipait celui-ci avec une économie toute spartiate, refusant de lui acheter des chemises de toile fine, « pareille prodigalité étant tout à fait hors de saison à la mer ».

Au moment de l’arrivée de Dupleix à Pondichéry, Lenoir était gouverneur de cette ville. C’était un vieux négociant, bon, affable, plein de sagacité, fort au courant des affaires de l’Inde. Avec son expérience des hommes, il jugea vite l’intelligence et la force d’âme de la recrue que le hasard lui envoyait. Il se prend d’affection pour Dupleix, il le fait travailler, il lui remet les registres du conseil supérieur, lui donnant ainsi le moyen le plus sûr d’arriver rapidement à la connaissance des opérations de la Compagnie ; il l’aide enfin de ses conseils, de son expérience pour la solution des questions obscures, si bien qu’au bout de quelques mois, il confie à son élève le soin d’écrire les dépêches que le conseil adressait en France et aux potentats indiens. C’était une tâche délicate, mais c’était aussi l’initiation à tous les secrets diplomatiques et commerciaux de la Compagnie.

Le jeune commissaire des guerres put alors toucher du doigt le fort et le faible de nos établissements, constater le peu d’importance du trafic, et reconnaître la faiblesse du principe commercial suivi par la Compagnie. Le système de celle-ci, c’était de négliger absolument l’importation des marchandises européennes dans l’Inde et d’exporter annuellement en France quelques cargaisons, payées avec les fonds expédiés de la métropole.

Le résultat de cette erreur, c’était la pénurie du numéraire, c’étaient nos comptoirs, uniquement alimentés par des arrivages lents et incertains, aux prises avec les embarras les plus graves. Les fonctionnaires de la Compagnie, avec des appointements mesquins, la plupart sans fortune, ne pouvaient aider le trésor de leurs avances. Comment changer cela ? par une métamorphose du système ? Il fallait alors ruiner le monopole et convaincre le conseil de Paris, œuvre bien lente et si risquée ! Avec sa promptitude à tirer parti de tout, Dupleix tourna la difficulté. Les règlements ne défendaient pas aux employés de pourvoir aux besoins des marchés de l’intérieur ; on avait le droit d’y conduire les produits de l’Europe, en faisant ainsi affluer les roupies dans nos comptoirs. Pour Dupleix, cette découverte était la fortune. En homme d’action, il tenta l’entreprise, et avec tant de succès, que son père consulté, voyant clairement l’affaire, s’associa à la spéculation, qui devint la source d’immenses bénéfices.

Des réformes faites dans le personnel par le conseil des directeurs, agioteurs bornés et ignorants, écartèrent pendant quatre années Dupleix de l’administration. Il profita de ce loisir forcé pour étudier la constitution politique de l’empire mogol. Dupleix, dans sa solitude, songeait déjà à la conquête de l’Inde et attendait avec confiance le poste où il pourrait montrer ses aptitudes ; le 30 septembre 1730, on lui confia le gouvernement de Chandernagor.

Cette ville était dans un état de désolation et de ruine. « Ce que l’on attend de moi, écrit Dupleix, c’est le rétablissement d’une colonie manquant de tout et d’où l’indolence, le relâchement de la discipline, la pauvreté, ont à jamais banni le commerce. » C’était une lourde charge pour le zèle du jeune gouverneur. Pour relever la colonie, le plus sûr moyen, c’était de vulgariser cette idée si simple du commerce particulier qui avait si bien réussi à Pondichéry. Dupleix voulait faire de Chandernagor le centre d’une double circulation commerciale, d’où partiraient les marchandises destinées aux marchés de l’Indoustan, du Japon, de la Chine, de la Perse, de l’Arabie, où arriveraient en échange l’or et l’argent des Asiatiques.

Dupleix ouvrit tout d’abord des communications avec l’intérieur, attira les marchands indigènes, et pour donner l’exemple, achetant des navires, commença le premier le trafic avec les places du pays. Comme l’entreprise tournait bien, il eut nombre d’imitateurs. Mais pour Dupleix, ce n’était point assez ; il voulait que le mouvement allât régulièrement en croissant toujours, et il reconnaissait que le manque de capitaux était le plus gros obstacle à la généralisation du commerce particulier.

Dupleix mit alors sa fortune au service de l’intérêt général. Il fit de sa maison un véritable établissement de crédit, et par des avances il encouragea les associations et toutes les initiatives. Sous cette main puissante, la prospérité de la colonie s’accrut rapidement. Au lieu des quatre ou cinq bateaux qui pourrissaient le long de la rive, dix ans après l’arrivée de Dupleix soixante-douze navires avaient pour port d’attache Chandernagor : ils transportaient les marchandises du Bengale à Surate, Yeddo, Moka, Bassora et jusqu’en Chine. Dupleix avait réalisé son œuvre. Notre comptoir pourvoyait aux besoins des principales villes du continent ; nos produits allaient jusqu’au Thibet. Chandernagor s’était considérablement agrandi ; on avait construit dix mille maisons. Les caisses regorgeaient d’or.

« Au mois d’avril de l’année 1741, Dupleix épousa la veuve d’un M. Vincent, l’un des conseillers de la Compagnie. Les écrivains du temps ont beaucoup parlé de cette dame, qu’ils représentent comme dévorée de la passion de l’intrigue et d’un amour désordonné pour le faste. Elle était née dans les Indes et y avait été élevée. Son père, un Français, du nom d’Albert, avait passé sa vie dans ce pays et était entré par son mariage dans la maison de Castro, famille portugaise, qui depuis plusieurs générations occupait une grande position, dans ces contrées lointaines.

« L’enfant née de cette union n’eut rien de cet abâtardissement maladif si généralement propre aux enfants des colons européens, qu’on ne soustrait pas au climat de l’Inde. Madame Dupleix était une femme d’un caractère supérieur, douée de la plus complète abnégation d’elle-même, et qui se montra aussi empressée à partager la mauvaise fortune de son mari qu’elle fut heureuse et fière de ses succès. À la grâce, aux charmes fascinateurs de l’Indienne, elle joignait les plus hautes qualités de l’intelligence et du cœur. Possédant à fond les dialectes de l’Inde, elle mit son bonheur à rendre à son mari, dans les moments critiques de ses relations avec les princes indiens, de ces services tout de confiance dont personne autre ne pouvait mieux s’acquitter qu’elle. » (Cartwright.)

La renaissance de Chandernagor avait frappé l’opinion en France et dans l’Inde. Aussi en 1741, après la démission de Dumas, les directeurs appelèrent-ils Dupleix au gouvernement de Pondichéry. C’était le poste le plus élevé dans la hiérarchie coloniale. Le gouverneur était une sorte de vice-roi, exécutant sous sa responsabilité les instructions du conseil des directeurs, nommés par les actionnaires, tout en gardant des pouvoirs très-étendus pour la conservation des forteresses et établissements de la colonie. Il avait le commandement des forces militaires. Il présidait un conseil de cinq membres, qui nommait aux emplois. « Toute l’administration reposait entre leurs mains. La justice était rendue et les lois appliquées au nom du roi. Les conseillers et le gouverneur étaient les employés de la Compagnie, qui pouvait les remplacer sans en référer au souverain. » Le roi confirmait les pouvoirs du gouverneur ; il lui donnait pour ainsi dire l’investiture. On avait organisé les autres comptoirs de la Compagnie sur le modèle de Pondichéry. Chandernagor, Mahé, Calicut, Karikal avaient leur gouverneur et leur conseil respectifs, mais entièrement subordonnés au pouvoir de Pondichéry. Il était de règle d’établir les mêmes institutions dans tout nouvel établissement fondé ou conquis.

Dupleix est donc enfin dans un poste où il pourra déployer tous ses talents d’homme d’État, et il y entre au moment où les circonstances réclament l’action d’un politique.

La Compagnie des Indes avait été fondée sous le ministère de Colbert, qui lui avait concédé des privilèges étendus et le monopole du commerce avec l’Inde pendant cinquante ans. La Compagnie était affranchie de toute redevance, et le gouvernement, qui lui promettait l’appui de ses vaisseaux et de ses troupes, s’engageait à rembourser les pertes qu’elle pourrait éprouver dans le cours des dix premières années. Elle était constituée au capital de quinze cent mille livres tournois. Louis XIV, pour encourager les souscriptions de la noblesse, déclarait, dans son édit d’août 1664, qu’un homme de noble naissance ne dérogeait pas en faisant le trafic avec l’Inde. Les débuts de l’entreprise furent brillants et bien en rapport avec le génie de la race française. Caron et Martin, qui se succédèrent dans les difficiles fonctions de gouverneur, montrèrent de remarquables talents militaires et politiques.

On créa des comptoirs à Surate et à Mazulipatam. On jeta les fondements d’une ville, que les indigènes appelèrent Phoolchery, nom qui par corruption devint Pondichéry. On fit la guerre aux Hollandais, nos concurrents dans la Péninsule ; on eut des succès : on conquit sur la Compagnie rivale Trinquemale et Saint-Tomé. Puis vinrent les revers. La France perdit ses conquêtes. Pondichéry, assiégé par une forte armée hollandaise, tomba au pouvoir de l’ennemi, après une vigoureuse défense de la faible garnison. La paix de Ryswyk nous rendit cette ville, qui devint la résidence du gouverneur.

Malgré la prospérité de Pondichéry, les affaires commerciales de la Compagnie périclitèrent au point que deux ans avant l’expiration de son privilège, elle ne pouvait même plus expédier un navire aux Indes et se voyait forcée de transférer son monopole à des marchands de Saint-Malo. Les opérations de Law lui rendirent une activité factice ; à la chute du système, elle resta debout, grâce à l’appui du gouvernement, qui lui concédait le monopole des tabacs et des loteries.

Quoique la Compagnie fût, de par ses statuts, une corporation essentiellement commerciale, elle avait été parfois contrainte de s’aventurer sur le terrain de la politique et de prendre parti dans les guerres des princes indiens. C’était là le sujet de vives querelles entre le gouvernement de Pondichéry et le conseil des directeurs, car on peut constater déjà l’existence de deux tendances opposées dans l’administration de la Compagnie. Les gouverneurs, directement mêlés aux affaires de l’Inde, étaient perpétuellement tentés de profiter des occasions qui s’offraient d’agrandir le pouvoir de la société qu’ils géraient. Composé en majorité d’hommes qui avaient fait leur fortune et acquis leurs idées dans des affaires d’agiotage, le conseil, au contraire, apportait dans la direction des choses d’un monde qui lui était absolument inconnu les préoccupations les plus mesquines, les vues les plus étroites. Il refusait de s’occuper de tout ce qui n’était pas d’un ordre purement commercial. Il n’y avait dans cette assemblée aucune énergie, aucune intelligence ; la lâcheté et l’avarice y régnaient seules. On eût offert aux directeurs l’empire de l’Inde, qu’ils auraient refusé avec indignation, s’ils avaient soupçonné qu’il faudrait pendant quelques années abandonner l’espoir des dividendes qui devenaient de plus en plus problématiques pourtant. Et cette assemblée était souveraine ! Elle n’avait aucun contre-poids ; la cour se souciait peu des établissements d’outre-mer. L’opinion était inerte. Les questions coloniales laissaient tout le monde froid.

Les Anglais, eux aussi, avaient fondé une association destinée à assurer un trafic régulier entre la Grande-Bretagne et l’Inde. Ils avaient créé des factoreries à Bombay, à Madras, au fort Saint-David, à Mazulipatam et à Visagapatam. Dédaignant la politique, ils ne s’occupaient en aucune façon des guerres et des révolutions, dont l’Inde était le théâtre ; tout ce qui ne touchait pas directement à leur négoce les laissait indifférents. Entre les deux Compagnies respectives, les rapports étaient difficiles et empreints d’aigreur. On se jalousait. « Le Carnate n’était pas assez vaste pour que la concurrence que s’y faisaient les Français et les Anglais n’amenât pas de continuelles collisions. Les ouvriers tisseurs de l’un étaient encouragés par l’autre à lui livrer l’étoffe tissée à l’aide de l’argent du rival, et chacun s’arrangeait pour pousser traîtreusement les petits souverains du pays à ruiner l’autre par l’extorsion de taxes écrasantes et soudaines. Une pareille situation et un pareil esprit de part et d’autre n’admettaient pas de compromis possible, et le commerce de l’Inde ne pouvant répondre à la fois aux exigences des deux rivaux, une lutte acharnée était inévitable dans un temps donné. »

Sans que personne pût s’en douter, les deux Compagnies étaient à la veille de subir une transformation complète. Elles tendaient à devenir des puissances politiques. C’était la conséquence obligée de leur constitution même et du caractère des deux nations. Quoique d’une superficie bien faible, quoique entachés de vasselage envers le nabab du Carnate, le territoire et la ville de Pondichéry constituaient en fait un domaine offrant quelque analogie avec un État. Il en était de même à Madras. Enfin et pour comble de similitude, les deux Compagnies avaient à leur solde quelques centaines d’Européens et quelques centaines d’indigènes. Comme qualité, ces troupes étaient d’une infériorité remarquable, Mais elles n’en constituaient pas moins un embryon d’armée. En somme, les deux Compagnies possédaient des institutions qui les conduisaient à négliger le commerce pour la politique. La Société française était déjà légèrement engagée dans cette voie. Le principe d’intervention appliqué par Dumas, le dernier gouverneur, nous avait valu la conquête de Mahé et de Karikal ; des rapports étaient noués avec quelques potentats indiens. La France avait déjà un pied dans les affaires de l’Inde.

Mais de là à exercer un protectorat dans la Péninsule, il y avait un abîme. Personne au reste n’en avait même l’idée, parmi les fonctionnaires de la Compagnie, qui n’étaient en somme que des employés de commerce, et dont la préoccupation capitale était de surveiller les tisseurs et d’empêcher les fraudes.

Le royaume du Grand Mogol, fondé au seizième siècle par Bahour et ses hordes musulmanes, avait été un des plus riches, des plus étendus, des plus puissants de l’univers. Le souverain de Delhi régnait sur l’Inde entière. De l’Himalaya au cap Comorin, de l’Indus au Brahmapoutra, tout lui obéissait. Point de pays qui comptât autant d’habitants, autant d’édifices d’une architecture surprenante et magnifique, autant de soldats prêts à défendre un trône dont la majesté éblouissait jusqu’aux Européens. Les richesses de cet empire étaient légendaires. Cette puissance épouvantait encore.

Dans l’imagination des indigènes et des Européens, cet empire apparaissait sous la forme d’un guerrier redoutable, bardé de fer, étincelant d’or, drapé dans la pourpre et dans la soie. Si une main hardie avait déchiré les oripeaux et délacé l’armure, on n’eût plus vu, à la place du théâtral appareil, que les os d’un squelette tombant en poussière, à demi effondré sous la dent des rats qui en rongeaient les dernières attaches.

L’histoire de la chute des héritiers de Charlemagne offre une analogie complète avec celle de la décadence des empereurs mogols. C’est la même décomposition politique, la même faiblesse chez les détenteurs du sceptre, le même besoin de séparation qui se manifeste chez tant de races rivées ensemble par la force. Comme les empereurs fainéants, les souverains de Delhi, dont la main débile ne pouvait supporter le poids d’un sabre, plongés dans les plaisirs du harem, préoccupés uniquement des caprices d’une favorite, des grimaces de leurs bouffons, stupéfiés par le haschich ou le bétel, ne gouvernaient plus et laissaient respirer ces peuples d’origine différente que la conquête n’avait broyés qu’à demi et n’avait pu mélanger. Ces nations, maintenues jusque-là dans une union obtenue par le fer et le sang, sentant le lien se distendre, s’écartaient peu à peu de l’orbite de l’empire pour vivre de leur vie propre.

Les soubabs et les nababs, c’est-à-dire les gouverneurs pour le Grand Mogol des régions et des provinces, avaient été les auteurs les plus actifs de cette désorganisation du royaume. Simples employés chargés de percevoir les impôts, fonctionnaires institués pour communiquer à leur département le mouvement reçu de Delhi, tel avait été au début leur rang dans la hiérarchie administrative créée par Bahour. L’apathie des successeurs d’Aureng-Zeb avait favorisé les usurpations de pouvoir de tous ces légats. On s’était habitué à les choisir originaires des pays qu’on leur donnait à régir, à les laisser toute la vie dans leurs gouvernements, et peu à peu le tribut avait remplacé l’impôt. La féodalité, une féodalité asiatique, s’était établie au lieu et place de la centralisation des Mogols.

Les nababs et les soubabs sont donc presque devenus rois. À force d’énergie ou d’intrigue, chacun s’est taillé un domaine, chacun désire le transmettre à ses descendants. Toute ouverture de succession est le commencement d’un drame où le poison et le poignard donnent et retirent tour à tour le trône. Pas un potentat n’est sûr du lendemain. Les provinces sont ravagées, en proie aux guerres des prétendants, guerres interminables où le bon droit, si toutefois il y en eut, n’a pas souvent gain de cause, guerres où les paravanas de l’empereur de Delhi, décrets toujours obtenus à force d’argent et d’intrigues, n’exercent qu’une influence secondaire, puisque le divan les accorde au plus fort. Les contrées auxquelles la politique des musulmans vainqueurs avait laissé un semblant d’autonomie sous leurs rajahs bouddhistes, proclamaient leur indépendance. Des chefs de brigands devenaient princes. Il n’y a plus en face du trône de Delhi que des vassaux remuants, ambitieux, impatients de secouer la suzeraineté nominale de l’empereur. Et pour cela tout leur est bon, même l’appui des barbares. Les invasions, ce signe de la décrépitude des empires, viennent ajouter leurs horreurs au tragique de la situation. Les Mahrattes, nombreux et féroces, hardis cavaliers, audacieux comme les Normands, sillonnent l’Inde, rapides comme l’aquilon, dévastant les villes, ravageant les campagnes, vendant leur appui au plus offrant, faisant et défaisant les nababs, traîtres sans vergogne. Ils étaient entrés dans les faubourgs de Delhi ; le Grand Mogol avait tremblé au son de leurs timbales et payait tribut aux principaux chefs de leurs clans.

On pouvait considérer comme ouverte la succession au trône du Grand Mogol. Qui hériterait des débris de ce pouvoir si redouté naguère ? Assisterait-on à un morcellement de l’Inde au profit des nababs, ou bien le Peishwa, le plus puissant des chefs mahrattes, succèderait-il au Mogol ? Dupleix, qui connaissait à fond la situation, qui avait analysé les causes et les effets, qui savait quelle supériorité la race européenne avait sur la race hindoue, vit qu’il était possible à un troisième compétiteur de réussir, et que l’héritier obligé du trône de Delhi, c’était l’Européen, c’est-à-dire la France si elle voulait. C’était par l’ascendant moral qu’on pouvait arriver à la domination des peuplades indiennes. Point de doute là-dessus, l’empire appartiendrait à la nation qui éblouirait le plus les indigènes. Tout dépendait donc de l’issue de la guerre qui allait s’engager entre l’Angleterre et la France. Dupleix, qui la croyait inévitable, en faisait la base de tous ses plans. Victorieux dans cette lutte, il avait l’Inde à ses pieds. Il fallait donc se préparer à ce duel et ne rien négliger de ce qui pouvait assurer la défaite des Anglais. Leur abaissement obtenu, la fondation d’un royaume franco-hindou n’était plus pour lui qu’une œuvre de politique assez facile à réaliser avec du temps, de l’argent, de la volonté, un peu de fer.

Ce ne fut pas chez lui seulement une intuition. Il a déjà conçu un plan vaste, compliqué, mais où il n’y aura plus tard, dans l’action, que bien peu de chose à changer. Il voyait clairement le but et les moyens d’y atteindre. La faiblesse de l’empire mogol lui donne l’occasion d’intervenir à son gré dans les affaires de l’Inde, et par cela même le moyen de se substituer aux musulmans dans la domination du pays. Les armées hindoues ne lui causent aucune frayeur. Il est sûr de dissiper ces immenses multitudes avec un petit corps de soldats français, dirigés par la tactique de l’Occident. Il se charge de persuader aux princes indigènes qu’il est de leur intérêt d’accepter le secours de nos troupes contre la turbulence de leurs sujets ou les invasions de l’étranger. Quel est le potentat indien qui hésiterait à mendier notre appui, lorsqu’il connaîtrait la puissance de nos armes ? Trouvant dans une telle alliance toutes les garanties qui donnent aux trônes la stabilité et la sécurité, il s’engagerait sans peine à pourvoir à la solde et à l’entretien de la force auxiliaire. Grâce à la mauvaise administration des gouvernements indigènes, la solde de ces troupes demeurerait toujours en arrière. La dette envers la Compagnie grandirait donc en même temps. Il serait facile d’obtenir du prince des concessions de territoire en payement, ou la mission de percevoir les impôts avec une délégation de la toute-puissance. D’allié du nabab, on en deviendrait alors le protecteur ; on en ferait ce qu’on voudrait avec la menace de lui retirer l’appui de nos baïonnettes. Le souverain de tant de millions d’hommes ne serait plus qu’un mannequin dans nos mains. Peu importait que le nabab eût un pouvoir légitime ou non ; on le traiterait selon les besoins, comme un prince indépendant ou comme un fonctionnaire de la cour de Delhi. L’essentiel, c’était de se servir du fantoche, au titre pompeux, comme d’un porte-voix pour dicter nos volontés à l’Inde.

L’Angleterre ne reculerait pas devant la guerre pour empêcher l’exécution d’un projet qui tendait à la chasser d’un continent où elle s’était établie, où elle voulait rester. Au fond, cette perspective d’un duel avec la Grande-Bretagne n’inquiète Dupleix que médiocrement ; cela rentre dans ses calculs. Ce qui lui importe, c’est d’être prêt le premier, et comme lui seul connaît l’impuissance du Mogol, comme lui seul a des plans de conquête définis, sait où il va et ce qu’il veut, il a barre sur l’Angleterre et doit garder la supériorité de la vitesse acquise. La Grande-Bretagne ne peut comprendre les desseins de Dupleix que le jour où la mise à exécution les aura révélés. Et alors il lui faudra rassembler ses forces, suivre une politique calquée sur celle de l’adversaire, chercher des alliés, négocier, trouver un prétendant, et tout cela devant Dupleix solidement appuyé sur un trône hindou, parlant par la bouche d’un souverain puissant, imposant ses lois en victorieux à un pays adorateur de la force. À cette heure-là, le gouverneur de Pondichéry aurait le droit de se comparer à un général, dont l’armée rangée en bataille surprend un ennemi en flagrant délit de formation. Il n’y avait dès lors rien de chimérique à espérer la victoire. Mais l’œuvre de préparation était multiple et longue. Il fallait d’abord réorganiser l’administration de la Compagnie, remettre de l’ordre dans les finances, fortifier Pondichéry, créer une armée. La seconde partie de la tâche était la plus délicate. Comment combiner l’action diplomatique à suivre avec les princes indigènes ? Comment arriver à nouer des rapports avec ces nababs entourés d’un faste éblouissant, aussi hauts que les monts, adulés, inaccessibles, pleins de mépris pour les Européens, marchands à l’humble costume, poussière humaine sur laquelle ces potentats laissaient tomber un regard dédaigneux du haut de leurs palanquins, escortés de gardes et d’esclaves aux habits chatoyants d’or et de pierreries ?

Avec sa connaissance du caractère hindou, Dupleix comprit que la première condition pour réussir, c’était de se présenter dans les négociations, non pas comme un marchand, mais comme un officier du Grand Mogol, en un mot comme l’égal de ces orgueilleux feudataires. Pour entrer dans le divan, Dupleix va donc se revêtir des insignes du pouvoir hindou, et par bonheur il n’a qu’à les ramasser dans les archives de la Compagnie. L’empereur de Delhi avait naguère octroyé le titre de nabab à l’intelligent Dumas, qui avait habilement posé des bases pour les interventions futures. Ce titre, que le paravana déclarait transmissible aux successeurs de Dumas, Dupleix le reprend avec toutes les prérogatives qui y sont attachées, et il affecte de s’en parer avec une ostentation et un luxe qui frappent l’esprit des indigènes, tout en excitant quelques railleries parmi les Français. Il se fait rendre à Pondichéry les honneurs qu’à Arcate on décernait au nabab, et pour en imposer davantage aux Hindous, pour se montrer dans tout l’appareil d’un prince asiatique, il entreprend un voyage au Bengale pour s’y faire reconnaître comme nabab de Chandernagor. Après les fêtes, qui furent magnifiques, Dupleix, dans l’espoir de flatter les mahométans, la race dominante, va à Hougli, entouré d’un nombreux et éblouissant cortège, faire visite au gouverneur musulman, qui, reconnaissant la supériorité de rang du nabab de Pondichéry, lui rend l’hommage du vassal. On fit une cérémonie pompeuse où rien ne fut épargné pour captiver l’imagination de ces peuples, qui ne croient à la puissance que lorsque celle-ci les éblouit par l’éclat de l’or et de l’acier. L’impression des Hindous fut profonde quand ils virent l’officier du Mogol se prosterner devant Dupleix, qui recevait ces marques de respect avec une dignité grave. Désormais, à leurs yeux, les Français et leur chef n’étaient plus des barbares, des infidèles, mais des amis et des égaux. Ce sentiment allait pénétrer peu à peu dans toute l’Inde. Il n’y avait plus qu’à laisser au temps le soin de développer et de fortifier ce courant d’opinions.

À son retour, Dupleix s’occupait des réformes à apporter dans l’administration de la Compagnie. Il s’empressait de réduire les dépenses, il surveillait les fonctionnaires. La question militaire excitait surtout le zèle du gouverneur. Il veut instruire son embryon d’armée et lui inculquer l’esprit de discipline et de devoir ; il s’efforce de créer des cadres solides ; il étudie les moyens d’assurer le recrutement des cipayes. Il cherche à relever le moral des troupes expédiées d’Europe. Restaient les fortifications. Pondichéry ne pouvait résistera une attaque des Anglais. Elle était à la vérité protégée du côté de la terre par une enceinte bastionnée à la Vauban ; mais les murs n’étaient pas partout en bon état. En outre, du côté de la mer, la ville était entièrement ouverte. La citadelle, quoique faisant face à la mer, n’avait qu’un rôle secondaire dans la défense. Une flotte ennemie pouvait, tout en bombardant la ville, donner, par un feu vigoureux, assez d’occupation à la forteresse pour que les chaloupes réussissent à débarquer tout un corps de troupes sur la plage, presque au cœur de la cité. Rien, pas même un fossé, n’arrêterait l’élan des compagnies de débarquement. Traversant la ville, elles prenaient les remparts à revers, réduisant ainsi la garnison à une capitulation inévitable. Il était donc nécessaire de fermer la place par un large fossé, un bon mur ; œuvre assez longue et coûteuse, l’espace à boucher se développant sur plus de deux mille mètres. Dupleix n’avait pas d’ingénieur avec lui. Les coffres de la Compagnie étaient vides. Il ne se décourageait pas. Se ressouvenant de ses études sur la fortification, il traçait lui-même le plan des travaux, il en surveillait la construction ; il puisait dans sa bourse pour y aider ; en un mot, il était à la fois l’ingénieur, l’entrepreneur et le banquier.

Dupleix en était là de son œuvre. Il avait acquitté presque toutes les dettes que la Compagnie avait contractées à la suite de la guerre de Mahé. Tout marchait donc à souhait, et ces premiers succès dans le travail de préparation d’ordinaire si difficile, l’enivraient d’espoir. Insensible au climat qui amollissait tant de courages, suppléant à tout par un travail acharné, il redoublait d’activité et de feu, lorsqu’il recevait, le 18 septembre 1743, des directeurs de Paris, — hommes timorés, qui voulaient toujours changer de chevaux au milieu du gué, — une dépêche décourageante : « L’intention de M. le contrôleur général est que la Compagnie commence par acquitter ses dettes et par restreindre ensuite son commerce, suivant ce qu’il lui restera de fonds. Les dépenses lui ont paru exorbitantes ; c’est sur quoi le ministre a donné à la Compagnie les ordres les plus précis ; elle en confie l’exécution à votre zèle et à votre prudence. Elle regardera ce service comme le plus grand et le plus important pour elle que tous ceux qu’on lui a rendus jusqu’à présent. Il y a quelques articles préliminaires qui sont la base de tout :

« Réduire absolument toutes les dépenses de l’Inde à moins de moitié. Suspendre toutes les dépenses des bâtiments et fortifications. »

Et comme pour mettre plus en relief l’absurdité de ce projet de désarmement, on lui annonçait comme presque inévitable l’éventualité d’une guerre entre la France et l’Angleterre. Dupleix éprouva un désappointement amer. Suspendre les travaux de fortification ! la Compagnie y pensait-elle ? Mais l’adoption d’un pareil projet, c’était notre ruine ! Il fallait abandonner les plans de conquête. Et le prix d’un tel sacrifice, ce n’était même pas la paix. Les Anglais nous feraient-ils moins la guerre, parce que nous serions plus faibles ? Ainsi Pondichéry capitulerait ? nous serions chassés de l’Inde ? À ces pensées, Dupleix entrait en fureur. Serait-il le complice dune pareille politique ? Non ! il n’obéirait pas. Et de cette dépêche il ne mettrait à exécution que ce qui avait trait à la réduction des dépenses. Quant aux travaux de fortification, il les pousserait avec plus d’activité que jamais. Il avançait au trésor de la Compagnie cinq cent mille livres, dont il employait une partie aux constructions de défense, l’autre à fournir des cargaisons à deux vaisseaux qu’il expédiait en Europe, avec des lettres où il rendait compte de sa conduite et où il demandait des secours en armes, en munitions, en vivres et en hommes. Dans l’hypothèse d’une guerre avec l’Angleterre, la colonie ne pouvait rester désarmée. Il était de toute nécessité de la mettre en état de prendre l’offensive au début, — la défensive n’ayant jamais sauvé ni les places, ni les peuples, — et pour cela il fallait des troupes et une escadre. Il montrait toute la situation aux directeurs et les adjurait de ne prendre conseil que de l’énergie.

Dupleix attendait avec impatience la réponse à ses supplications. Soumises aux caprices des flots, aux lenteurs de la distance, les instructions du conseil de Paris arrivaient enfin. Elles ressemblaient à une raillerie. On lui annonçait l’ouverture des hostilités entre la France et la Grande-Bretagne ; on lui expliquait les motifs de la guerre, qui avait pour cause la succession d’Autriche, et on lui déclarait que les secours qu’il avait si instamment réclamés ne paraissaient point à la Compagnie être d’une urgence absolue pour le maintien de notre puissance coloniale dans l’Inde, qu’on pouvait arriver au même résultat en signant, avec le gouverneur des établissements anglais, un traité qui assurerait la neutralité des deux compagnies et leur permettrait de continuer leur commerce au milieu de la conflagration universelle ; qu’au reste, comme il fallait tout prévoir, on donnait en même temps l’ordre à La Bourdonnais de se porter avec son escadre dans les eaux de Pondichéry.

Il fallait une certaine dose de naïveté pour écrire de pareils ordres. L’antagonisme de race et d’intérêts, dissimulé au début sous la forme d’une concurrence commerciale entre les deux compagnies, était devenu, à mesure que les comptoirs se transformaient en forteresses, de l’hostilité à peine déguisée. Le Carnate n’offrait plus un champ assez vaste à l’activité des Français et des Anglais, qui y étouffaient. Les deux nations s’y livraient à une guerre de chicanes et de perfidies Dans ces conditions, le premier coup de fusil tiré en Allemagne mettrait le Carnate en feu. Comment l’empêcher ? Par l’intérêt commercial ? Mais pour chaque compagnie, l’intérêt, c’était la destruction de la rivale. Restait l’envoi de La Bourdonnais devant Pondichéry. C’était la seule idée pratique contenue dans les dépêches des directeurs. Mais Dupleix ne savait rien des mouvements du chef d’escadre, dont on lui promettait vaguement le secours. Viendrait-il seulement ?

Dupleix ne peut comprendre un tel oubli des règles les plus élémentaires de gouvernement, et s’irrite devant l’aveuglement des directeurs. Il ne croit pas à la possibilité de conclure le traité qu’on lui impose. Il sait que les Anglais sont prêts, qu’une escadre, sous les ordres du Commodore Barnett, qui croisait dans les mers de Chine, rappelé à l’annonce de la guerre, cingle déjà vers Madras, et que l’ennemi a comme objectif immédiat l’attaque de Pondichéry. Cependant les ordres du conseil de Paris étaient formels. Et puis que faire ? Il se résigna donc, non sans déchirement. Il écrivit à M. Morse, gouverneur de Madras au nom de l’Angleterre, pour lui représenter tous les arguments qui militaient en faveur d’une convention de neutralité ; il allait jusqu’aux supplications. Morse répondait avec hauteur qu’il ne pouvait entamer aucune négociation, et qu’il avait reçu de la couronne l’ordre de traiter la compagnie française en ennemie. Presque en même temps, Dupleix apprenait qu’il ne devait pas compter sur l’escadre de La Bourdonnais ; devant des instructions reçues de Paris, La Bourdonnais venait de renvoyer ses vaisseaux. C’était l’abandon. Pondichéry avait une garnison de quatre cent trente-six soldats européens et des remparts inachevés ; dans la rade, un seul navire d’un faible tonnage. « Le blé était d’une rareté étonnante. On avait été contraint de jeter à la mer une grande quantité de farine prise à l’Orient, tant elle était mauvaise. De là, manque de pain et nécessité du rationnement. » Dupleix, dont l’intelligence n’est jamais plus lucide que dans le péril, trouva le moyen de sortir d’une situation qui eût fait pâlir plus d’un homme d’État.

Sur la côte de Coromandel, on croyait encore à la puissance des princes hindous, et le plus redoutable de tous ces potentats, c’était Anaverdikan. Il gouvernait la nababie du Carnate, cette langue de terre qui, sur un espace de cent cinquante milles, borde la mer à l’orient de la péninsule. Il tenait donc enclavés dans ses possessions les territoires de Madras et de Pondichéry. Il n’était pas impossible de faire intervenir en notre faveur ce haut personnage. Brave, énergique, intelligent, d’un caractère presque chevaleresque pour un Asiatique, il n’était pas parvenu au trône par l’assassinat, mais s’était imposé par ses exploits. Il avait été élevé à la nababie, en 1743, après la dernière invasion mahratte, qui avait ravagé le Carnate et laissé derrière elle la ruine et la révolution. Le palais d’Arcate, la capitale de la province, avait été ensanglanté par une série de meurtres. La nabab d’alors, Sufder-Ali, l’ami des Français, avait été poignardé ; son parent, Chanda-Saïb, « né sans fortune, mais plein de capacité, avec une énergie et une ambition sans bornes », et qui devait plus tard jouer un rôle important à côté de Dupleix, avait été pris dans Trichinapaly par les Mahrattes, après un long siège. Nizam-el-Molouk, soubab du Décan, contrée circonscrite entre la Nerbuda et la Chichena, était venu, comme suzerain du Carnate, réprimer les révoltes de la noblesse de cette province. En partant, il avait remis le pouvoir à Anaverdikan, dont il connaissait l’énergie et la fidélité.

C’était cet homme que Dupleix voulait gagner à la cause française. Le caractère d’Anaverdikan se prêtait à un tel projet. Le nabab nous aimait ; il nous était attaché par les liens de la reconnaissance. La famille de Sufder-Ali, presque entièrement disparue, mais pour qui il avait gardé un culte, avait été l’obligée de la France. Lors de l’invasion mahratte, fuyant devant ces hardis cavaliers, elle était venue se réfugier à l’abri des remparts de Pondichéry. Dumas, prêt à courir les risques d’une guerre, plutôt que de commettre une lâcheté et une faute, était resté sourd aux menaces des Mahrattes et avait fièrement refusé de livrer les hôtes de la France. Avec une nature comme celle d’Anaverdikan, en évoquant ces souvenirs, on avait presque cause gagnée. Dupleix, dans ses lettres, rappelait tous ces services, puis il insistait sur les dispositions pacifiques des Français, uniquement occupés de commerce. Il en donnait comme preuve sa démarche près de Morse. N’avait-il pas demandé aux Anglais la paix ? Ceux-ci n’avaient-ils pas repoussé toutes ses sollicitations ? Cette nation, qui ne respirait que la guerre, voulait chasser de l’Inde un peuple paisible, ami des nababs, et dont le gouverneur était lui-même un officier et un vassal du Grand Mogol. N’était-ce pas une insulte à tous les feudataires du trône de Delhi ?

Ce qu’il y avait de force et de raison dans cet appel impressionna vivement Anaverdikan, qui au fond désirait maintenir la tranquillité dans sa nababie. « Il notifia donc à Morse qu’il ne permettrait aucune attaque des Anglais contre les possessions françaises de la côte de Coromandel ; qu’au reste, il userait de la même autorité pour empêcher toute agression des Français contre Madras. » Le conseil de la Compagnie d’Angleterre, aussi borné que le nôtre, tremblant devant le nabab, se soumit. Pondichéry était sauvé, mais au prix de notre prestige devant les Hindous.

Pour Dupleix, cette intervention n’était qu’un répit, qu’un moyen de gagner du temps. Il espérait malgré tout décider le ministère et le conseil à lui envoyer des secours. Il adressait à Paris appel sur appel : « Nous ne pouvons nous empêcher, écrivait-il le 11 janvier 1746, de vous laisser voir notre douleur et notre étonnement de la conduite de la Compagnie à l’égard de ses colonies de l’Inde. Si le cri de notre conscience ne nous rassurait, nous pourrions croire que nous sommes des proscrits. Se peut-il que, depuis deux ans que la guerre est déclarée, la Compagnie n’ait même pas songé à envoyer un navire ? » Et quelques mois plus tard : « Si nous ne recevons dans le cours de cette année aucun secours sérieux, la Compagnie peut compter les établissements de l’Inde comme perdus. Est-il possible qu’une seule année fasse perdre le fruit de vingt-cinq ? » Il avait fait partir pour l’île de France, sur son unique vaisseau, un officier chargé d’exposer à La Bourdonnais la situation de la colonie et de réclamer de l’aide. Et pourtant rien ne venait ; sur la mer, aucune voile française. On apercevait seulement les huniers des navires anglais qui croisaient au large. L’angoisse de l’attente, l’horreur de l’incertitude, triomphaient enfin de la force physique de Dupleix. Il tombait malade et en proie à la prostration, à l’heure où le roi, à Versailles, lui octroyait des lettres de noblesse et la croix de Saint-Louis ; il demandait à être relevé de son poste, quand, le 23 avril 1746, la nouvelle que l’escadre de La Bourdonnais faisait voile vers Pondichéry, lui arrivait brusquement. Dupleix oubliait son mal, quittait le lit et se remettait au travail avec fureur, afin de préparer le ravitaillement de ces vaisseaux si longtemps attendus.