Dupleix et l’Inde française/1/12

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Champion (Tome 1p. 484-501).


CHAPITRE XII

Le mariage de Dupleix. — Conclusion.


L’affaire des Jésuites comme celle des roupies ne furent que des accidents dans la vie administrative de Dupleix, Si nous leur avons consacré quelque développement, c’est d’abord parce que les documents ne nous ont pas manqué, ensuite parce qu’elles nous ont paru plus que toutes autres de nature à faire connaître l’esprit et le caractère de notre héros. Appelé peu de temps après qu’elles furent réglées à recevoir le gouvernement de l’Inde, on peut en conclure que Dupleix trouva peut-être dans ces affaires elles-mêmes quelques motifs de son élévation. À défaut de discipline et de souplesse, il y avait preuve de décision et de volonté ; ce sont des qualités qui impressionnent parfois les autorités constituées, plus enclines d’ordinaire à se méfier des hommes d’action et à leur préférer des agents aussi intelligents mais plus irrésolus.

Toutefois la succession de Dumas était encore vague, imprécise, lorsque en l’affaire des roupies, la dernière en date, Dupleix se révélait un caractère aussi difficile qu’un excellent polémiste. Il ne comptait évidemment pas sur elle pour réaliser ses ambitions ; celles-ci ne pouvaient se faire jour que par la retraite volontaire de Dumas. Or, dès la fin de 1738, Dupleix prévit qu’elle pourrait bien ne plus tarder. Le gouverneur de Pondichéry et son frère Gabriel étaient en train, l’un à Pondichéry, l’autre à Moka, d’amasser une assez grosse fortune et Dumas ne paraissait pas décidé à attendre l’extrême vieillesse pour en jouir en Europe. À tout hasard, Dupleix prépara le terrain. Il y mit infiniment moins de discrétion qu’il n’avait fait pour obtenir la succession de Lenoir. Puisqu’il lui était démontré qu’un peu de séduction n’était pas inutile, il en usa auprès de toutes les personnes qui pouvaient contribuer à son élévation. De ce nombre étaient les directeurs de la Compagnie, Castanier, Saintard, d’Espréménil, d’Hardancourt et Caligny, mais surtout le contrôleur des finances Orry et son frère de Fulvy. Dupleix pria Bacquencourt de leur faire divers présents qu’il lui fit parvenir par les derniers bateaux de l’année 1738. Il y avait une pièce de tangeb brodée à chaînette coûtant 150 roupies, une autre brochée en or coûtant 475 roupies et deux pièces de basin brochées et nuancées coûtant ensemble 900 roupies ; 60 bouteilles de vin de Constance que lui avait données son ami Sichterman, et 4 caisses de clous de girofle et de noix muscade. Les étoffes et le vin étaient pour les ministres, les épices pour les directeurs. Ainsi l’utile se mêlait à l’agréable.

Au début de 1740, il envoya encore à son frère deux caisses contenant l’une 4 oiseaux de paradis et 5 besoards de singe et l’autre 9 flacons de confitures, à charge par lui de les répartir comme il l’entendrait, au mieux de ses intérêts. Plus d’affectation spéciale comme par le passé ; il avait remarqué que certains de ses présents s’en étaient allés à des personnes qui n’étaient plus en place ou même étaient décédées ; il n’entendait plus courir les mêmes risques.

Dupleix avait jadis reproché à la Bourdonnais et à Dumas d’avoir dû leurs gouvernements à des cadeaux habilement répartis ; dans l’occurrence il oublia critiques et principes. Il savait que l’on arrive rarement aux plus hautes situations par son seul mérite et que les fonctionnaires qui par pudeur ou timidité ne font pas valoir leurs qualités sont généralement sacrifiés. Or Dupleix avait conscience de sa valeur et n’entendait pas être oublié, dut-il parler d’or pour être écouté. Ce langage n’est pas toujours incompris ; tel refuserait avec indignation la moindre monnaie qui accepte un bibelot sans hésiter. Ce sont de ces riens auxquels nul ne prend garde et qui, suivant l’expression courante, entretiennent l’amitié. Dupleix très éloigné de France ne pouvait espérer, même avec l’appui de son frère, se faire comprendre des ministres et des directeurs de la Compagnie par un simple exposé de ses services ; eut-il tort de chercher à se concilier leur faveur en leur envoyant à diverses reprises quelques curiosités de l’Inde ou des pays voisins, notamment des étoffes et des friandises ? C’est le domaine de l’absolu ; nous n’y entrerons pas.


Le sort récompense quelquefois la patience et la ténacité. Au début de 1739, Dumas demanda secrètement son rappel et en informa Dupleix à l’automne, en le considérant comme son remplaçant probable. D’après Dupleix, Dumas n’aurait demandé à rentrer que pour céder aux désirs ou même aux persécutions de sa femme qui s’ennuyait dans son pays natal où l’on n’est jamais prophète. La vérité est que le gouverneur de Pondichéry ayant fait fortune, voulait rentrer en France pour des motifs exactement opposés à ceux qui obligeaient le directeur du Bengale à rester dans l’Inde ; il ne prévoyait pas alors la gloire qui allait s’attacher à son nom pour sa belle attitude à l’égard des Marates en 1740 ni la fortune nouvelle qui devait rehausser son crédit.

Dupleix accueillit cette nouvelle avec une indifférence apparente ; pour gagner de l’argent, Chandernagor valait mieux que Pondichéry. Il écrivit néanmoins à son frère d’intervenir en haut lieu pour lui assurer la succession.

« Dumas, ajoutait-il, compte que ce sera moi qui le relèverai. Si la chose arrive, il la faudra recevoir ; mais en vérité je ne le souhaite pas et au titre près, je suis bien mieux ici. J’y aurai toujours une satisfaction que je ne puis m’attendre d’avoir à Pondichéry. Ceci est mon enfant, je l’ai formé, je l’ai fait ce qu’il est et là tout est fait ; il n’est pas possible de faire davantage à moins de tromper la Compagnie. Enfin, mon cher ami, il en sera ce qu’il plaira à la Providence de décider, mes pertes considérables me forcent de plier le col à tout[1]. »

Lorsque les lettres de Dupleix arrivèrent en France, il était déjà gouverneur désigné par la Compagnie depuis le 30 décembre 1739 et par le roi depuis le 1er janvier 1740. Les nouvelles en arrivèrent dans l’Inde le 21 juillet suivant, mais pour des convenances personnelles à Dumas que la Compagnie espérait encore retenir dans l’Inde, les ordres officiels partirent beaucoup plus tard et ne furent rendus exécutoires que dans l’été de 1741.


Entre ces dates extrêmes, un événement grave était survenu dans la vie de Dupleix ; il s’était marié. Depuis le jour déjà lointain où, venant d’arriver à Chandernagor, il avait successivement envisagé puis repoussé toute idée de mariage, il semble qu’il n’ait pas désiré même un instant renoncer au célibat. Son frère ayant, on ne sait pour quel motif, paru concevoir quelque crainte qu’il ne contractât dans l’Inde une union mal assortie, il lui écrivait encore le 4 décembre 1738 qu’il pouvait se rassurer : il résistait depuis 18 ans sans avoir succombé ; l’âge qui venait au grand galop devait lui être un sûr garant de ce qui se passerait par la suite.

Il se passa, malheureusement, ce qu’il ne prévoyait ni ne désirait pas. Vincens mourut presque subitement le 26 septembre 1739, onze jours seulement après être revenu de Djedda où il était allé comme subrécargue après son retour de France. Dupleix fut douloureusement affecté de cette mort et il en fit part comme d’un deuil de famille à presque tous ses correspondants. D’après lui les chagrins qu’avait causés à son ami son voyage en France et quelques ennuis éprouvés tant à Pondichéry qu’à Madras[2] en revenant de Djedda, étaient la seule cause de sa mort ; étant encore à Madras, il avait écrit qu’il ne rentrait que pour embrasser sa famille et mourir ; ses pressentiments ne l’avaient pas trompé.

Dupleix écrivit avec quelque courage que la mort de Vincens ne serait pas sans doute pour déplaire à certains directeurs, qui se trouveraient ainsi débarrassés d’un solliciteur importun, dont l’existence était pour eux comme un remords ; mais n’avaient-ils pas un moyen de racheter pour ainsi dire leur ingratitude ! Vincens laissait entre autres enfants un fils qui était employé à Paris dans les bureaux du ministre Maurepas. Madame Vincens, après la mort de son mari, avait écrit à la Compagnie pour la prier de le prendre à son service ; Dupleix joignit ses prières aux siennes, en demandant qu’il fut nommé directement commis dans l’Inde aux appointements de 800 francs. Ce serait dans une certaine mesure une façon de racheter le passé.

Saint-Paul avait été nommé subrogé-tuteur des enfants de Vincens ; Dupleix régla avec lui différents comptes de la succession, notamment avec le P. Thomas à Madras, et quoique sans titre officiel, lui prêta en différentes circonstances le concours de son autorité ou de ses conseils. Ils étaient volontiers acceptés dans le cercle intime où continuait de régner l’affectueux souvenir du chef disparu ; on savait qu’ils étaient désintéressés et Dupleix de son côté les savait assez nécessaires. Parce qu’elle s’élevait au-dessus de la bassesse ou de la médiocrité courante, la famille Albert était en butte à la jalousie de bien des gens ; dès le jour où elle fut sans soutien, Dupleix déclara qu’il ne l’abandonnerait ni en France ni dans l’Inde. C’était un jeu dangereux ; le protecteur d’une veuve encore jeune est un être bien faible dans la nature. Celle-ci commence par proposer ses droits puis elle les impose.

L’histoire ne saura sans doute jamais comment se déroula l’idylle qui se forma peu à peu entre Dupleix et Madame Vincens, tous deux au déclin de la première jeunesse ; la raison y eut sans doute plus de part que la passion, mais combien cette raison doit nous inspirer de respect ! Madame Vincens avait eu onze enfants, dont cinq vivaient encore et un seul était marié ; sans être pauvre, elle n’était pas riche. En l’épousant, Dupleix prenait à son compte de lourdes charges, sans que sa femme lui apportât, en cas de retour en France, l’appui d’aucunes relations personnelles. Il était donc parfaitement désintéressé en contractant cette union et vraiment il jouait en galant homme le rôle de protecteur de la famille Vincens qu’il avait généreusement assumé au lendemain de la mort du chef.

Le mariage eut lieu le 17 avril 1741. Nous n’avons pas d’autres renseignements sur cet événement que l’acte lui-même, sec et banal comme tous les actes de cette nature. Nous ne savons s’il fut accompagné de fêtes ni s’il produisit une impression profonde sur les comtemporains. Cela serait douteux ; à ce moment ni Dupleix ni sa femme n’apparaissaient à personne comme devant forcer les portes de l’histoire L’acte est ainsi conçu :

« Ce 17 avril 1741, le R. P. François de l’Assomption religieux Augustin, curé de Calcutta et vicaire de Vara pour le royaume du Bengale, ayant accordé le 11 avril de cette année la dispense pour l’empêchement de l’affinité spirituelle et ayant dispensé de la publication des bans, je soussigné, curé de Chandernagor, ai, le 17 de ce mois, marié avec les cérémonies prescrites par le rite romain, M. Joseph François Dupleix, écuyer, directeur général pour la compagnie dans le royaume de Bengale, président du conseil de Chandernagor, nommé gouverneur des ville, citadelle et fort de Pondichéry, commandant général dans l’Inde et président du conseil supérieur de Pondichéry, natif de Landrecies, fils de François Dupleix, écuyer, seigneur de Bacquencourt et de Marcin, seigneur des Gardes, Fanneville, la Bruyère, etc., écuyer ordinaire de la grande écurie de Sa Majesté, fermier général et directeur général de la Compagnie des Indes et de dame Anna Louise de Massac, agé de quarante-trois ans avec Madame Jeanne Albert, veuve de M. Jacques Vincens, conseiller au conseil supérieur de Pondichéry, née à Pondichéry, fille de M. Jacques Théodore Albert et de Dona Élisabeth Rose de Castro, âgée de trente-trois ans[3].

« Témoins : M. le Chevalier François de Schonamille, gouverneur pour Sa Majesté Impériale à Cassimbazar[4], M. Jean Albert de Sichterman, conseiller des Indes et directeur général pour la noble Compagnie de Hollande à Chinsurat, et son épouse Madame Sibilla Volkera ; messieurs du conseil de Chandernagor, dona Élisabeth Rosa de Castro, mère de l’épouse ; mesdames Marie Madeleine, veuve Aumont, Suzanne Ursule Albert de Saint-Paul, Rose Éléonore Albert d’Arboulin, sœurs ; et MM. Nicolas Louis de Saint-Paul, second du comptoir de Chandernagor, Louis Carloman d’Arboulin, écuyer, beaux-frères de la dite épouse ».

Signèrent l’acte : Claude Stanislas Boudier, jésuite, curé, Jeanne Albert, Sibilla Volkera, Sichterman, d’Arboulin, G. Guillaudeu, de Saint-Paul, Ravet, le chevalier de Schonamille, Albert veuve Aumont, Albert d’Arboulin, Renault, H. Guillaudeu, Dupleix, Desdezerts, d’Hangest, le chevalier Courtin, Finiel.

Par suite de ce mariage, Dupleix devint le beau-frère de d’Arboulin[5] et de Saint-Paul [6] qui avaient respectivement épousé les 24 janvier 1735 et 26 novembre 1736 Rose Éléonore Albert et Suzanne Ursule, toutes deux sœurs de Madame Vincens.

Moins de deux mois après, le 11 juin, il devint encore le beau-frère de Combaut d’Auteuil[7] qui épousa ce jour-là Marie Madeleine, veuve depuis 1737 d’Aumont, mort à Bassora.

Les alliances, en dehors de celle de Barneval, qui furent ultérieurement contractées par plusieurs des enfants de Vincens, devaient encore accroître cette famille et créer autour de Dupleix un cercle de relations personnelles où il joua en quelque sorte le rôle de souverain dans un état où les rouages essentiels furent beaucoup plus entre ses mains qu’entre celles de la Compagnie. Ce n’est pas ici le lieu d’exposer ces alliances, qui appartiennent à une autre période de cette histoire ; il suffira de dire, bien que la parenté ne fut pas effective, qu’il se trouva pour ainsi dire de la famille de la Bourdonnais, par le mariage de ce dernier avec Élisabeth Charlotte Combault d’Auteuil, la propre sœur de son beau-frère[8]. L’histoire a de ces ironies.

Bacquencourt s’inquiéta fort de l’alliance contractée par son frère. Il connaissait depuis longtemps Madame Vincens par l’intérêt que Dupleix portait à sa famille ; il avait reçu d’elle plusieurs lettres qui lui avaient paru révéler un esprit supérieur et il voyait parfois sa fille Rose, élevée à Paris chez un nommé Reymond.

L’impression générale était des plus favorable, mais lorsqu’il s’agit d’un mariage l’esprit critique s’attribue des droits nouveaux, d’ailleurs assez légitimes. Bacquencourt alla donc voir d’Hardancourt et d’autres personnes ayant séjourné dans l’Inde. D’Hardancourt avait connu Madame Vincens toute jeune, une vingtaine d’années auparavant et en avait conservé le meilleur souvenir. Il rassura complètement Bacquencourt et lui dit que le caractère de sa belle-sœur « était charmant, qu’elle se faisait généralement aimer, qu’elle était douce et de beaucoup d’esprit et qu’elle pouvait être mise au rang de ce qu’on avait de mieux ». Bacquencourt parut fort satisfait de l’établissement de son frère et fit à sa belle-sœur des cadeaux qui furent appréciés[9].

C’est sous ces heureux auspices que Dupleix quitta Chandernagor pour aller prendre possession du gouvernement de Pondichéry où il arriva le 13 janvier 1742.

Arrivé au terme de cet ouvrage, convient-il de porter un jugement sur Dupleix et lequel doit-on formuler ? La tâche n’est pas facile. Nous avons trop de documents officiels qui sont comme des lumières éteintes et pas assez d’appréciations de contemporains. Ce sont celles-là dont nous aurions besoin pour animer les premiers. Les lettres de Dupleix dont nous avons cité un grand nombre ne sont pas assez probantes ; il est peu d’hommes qui éprouvent comme J.-J. Rousseau, le besoin d’écrire des confessions véritables, et Dupleix avait une trop haute idée de lui-même pour faire à personne des confidences qui l’eussent diminué. Ce sont pourtant à ces lettres que nous devons demander, sous quelques réserves, les traits principaux de son caractère. Or, sans exagérer la confiance[10], Dupleix ne craignait pas à l’occasion de découvrir sa pensée et de formuler ses sentiments avec une certaine brutalité. On l’a vu à plusieurs reprises au cours de cet ouvrage ; on a vu aussi que Castanier et Labourdonnais lui reprochaient l’un sa hauteur et sa vivacité, l’autre sa vanité et même sa fausseté ; est-il possible de concilier toutes ces appréciations ?

Né à l’aurore du xviiie siècle, ce siècle aimable et frivole, qui a illustré notre histoire mais a compromis nos destinées, Dupleix n’en connut jamais ni la grâce charmante ni les sophismes dangereux. Élevé loin de Paris, dans l’une des provinces les plus reculées de France, il vécut d’abord au sein de sa famille, dans un milieu d’origine bourgeoise que les idées décadentes n’avaient pas encore eu le temps de déformer, il y puisa la gravite austère des devoirs scrupuleusement conçus, puis il connut dans ses voyages ou ses études des relations féminines qui furent trop passagères pour avoir exercé sur son caractère une action durable. On aimerait à savoir ce que fut « sa maman » de Rojoux, et Madame Fossecave et Mademoiselle Vinalles, dont il avait conservé dans l’âge mûr un souvenir attendri. Ce sont autant de noms auxquels l’histoire regrette de ne pouvoir attacher la moindre fleur. Puis, jeune encore, il s’en alla loin de France, à l’âge où la personnalité de l’homme se forme, se précise et s’affirme sous la double influence des dispositions de la nature et de la nécessité des événements. Quand il revint en son pays, à vingt ans, il était déjà l’homme qu’il fut toute sa vie, peu sensible aux émotions profondes, et supérieurement armé pour lutter contre la destinée.

-Vu premier abord, il était bien l’homme de ses lettres, un peu brutal et pesant. Son intelligence très vive n’était ni gracieuse ni aimable. Il manquait totalement de finesse et quand il eut fallu glisser, il appuyait lourdement. Il ne connaissait pas l’art des nuances où se complaisent les natures délicates. Les plaisanteries éparses dans ses lettres, sans être très épaisses, manquent absolument d’élégance et de légèreté[11].

À ces badinages, auxquels on reconnaît l’esprit, même hors de saison, il préférait de beaucoup le ton grave et sérieux des gens qui placent le bon sens au premier rang de nos qualités et ne craignent pas de se complaire dans le culte de la droite raison.

Par une inclination naturelle que rien ne corrigea jamais, il était d’une extrême susceptibilité ; jamais il ne put élever son âme au-dessus de certaines mesquineries. La moindre critique lui tenait à cœur ; la moindre résistance l’exaspérait. Et alors il considérait comme une attaque et même comme une injure personnelle la discussion de ses idées. Qu’est-ce que l’affaire des Jésuites et celle des roupies et celle de la subordination du Conseil de Chandernagor à celui de Pondichéry, sinon la manifestation faussée d’un amour-propre exagéré ? On peut regretter que son esprit n’ait pas été plus souple et plus conciliant ; mais on a connu des hommes plus grands encore, qui n’ont jamais pu admettre qu’on discutât leurs sentiments.

Chez Dupleix, ce rigorisme ou, comme disait Castanier, cette hauteur s’appuyait sur une grande honnêteté. Investi d’un poste de confiance où, s’il ne lui était pas interdit de songer à ses propres intérêts, il devait avant tout prendre la défense de ceux de la Compagnie, il se révoltait à la seule pensée qu’on pût le soupçonner d’intrigues contraires à son devoir et il avait horreur des misérables et des coquins qui ne parviennent qu’aux dépens des honnêtes gens. « L’homme attaqué, disait il, ne peut se défendre qu’avec vivacité ». Et il se défendait même avec violence. Son naturel impétueux le portait tout de suite aux idées extrêmes et il ne dédaignait pas les personnalités en rappelant les défauts ou les vices de chacun et en les mettant en lumière avec la satisfaction d’un justicier. Il poursuivait ses victimes de ses sarcasmes et de ses diatribes ; les mots les plus durs coulaient sous sa plume avec une extrême facilité : celui de coquin était un de ceux qu’il affectionnait. Le Conseiller Dirois fut son bouc émissaire ; mais à l’occasion il n’épargnait pas les gouverneurs eux-mêmes ; Lenoir, Dumas, la Bourdonnais furent tour à tour ou conjointement l’objet de ses anathèmes. Les femmes mêmes ne trouvaient pas grâce devant lui ; d’une façon générale il estimait qu’il était impossible de leur faire entendre raison ; elles avaient, disait-il, la tête plus dure qu’une enclume[12] ; en particulier, il ne craignait pas de les traiter avec rudesse ; la femme du conseiller Guillaudeu lui ayant manqué, semble-t-il, de convenances, il dénonça à son mari lui-même ses procédés malhonnêtes, son manque d’éducation, ses impolitesses outrées, ses discours méprisants, ses insultes perpétuelles[13].

La susceptibilité repose en principe sur un certain sentiment de justice dont elle est l’exagération ; Dupleix qui ne pouvait admettre les capitulations de conscience, n’admettait pas davantage qu’au cours ordinaire des événements la justice la plus stricte ne fut observée. Il n’était pas un sentimental s’attendrissant devant les infirmités morales de l’homme au point de lui faire oublier les fautes commises ; toute faute, d’après lui, devait recevoir son châtiment. « L’impunité d’un crime ou la diminution de la peine qui y est attachée en attire souvent de plus atroces », écrivait-il fort justement[14]. Par application de cette vérité si singulièrement méconnue de notre temps, il regretta un jour que le Conseil de guerre de Chandernagor n’eut condamné un soldat assassin qu’à la pendaison, alors que le châtiment ordinaire comportait la mort sur la roue. Lui-même jouissait comme directeur de nos établissements d’une autorité qui permettait aisément tous les abus de pouvoir ; on ne lui en reproche aucun, même à l’égard des Indiens pour lesquels il n’avait pas une affection désordonnée. Il ne jugeait qu’en Conseil les affaires qui lui étaient régulièrement soumises, mais combien de réclamations étaient réglées dans son cabinet par un arbitrage librement consenti ! Dupleix savait qu’il est imprudent de provoquer même avec les meilleures intentions des plaintes qu’on ne sait plus arrêter ; mais il écoutait sans parti pris et avec beaucoup d’attention toutes celles qui lui parvenaient ; il était là, disait-il, pour recevoir les doléances vraies ou fausses des gens se croyant victimes d’une injustice. Son devoir était de débrouiller l’affaire ; s’il n’y pouvait parvenir avec ses seules lumières, il consultait les anciens, les chefs et s’entourait de tous les renseignements nécessaires pour la bien terminer. Convaincu qu’on gouverne mieux les hommes par de bons exemples que par des idées abstraites, il imposait à ses collaborateurs, chefs de comptoirs, l’obligation de ne pas considérer les indigènes placés sous leur contrôle comme un vil bétail, qu’on pouvait arbitrairement malmener au gré de ses convenances ou de prétendues nécessités ; il leur recommanda toujours de ne jamais les poursuivre et de ne pas les arrêter en dehors de toute légalité. Il parvint ainsi, en dehors de ses fonctions, à acquérir sur les Indiens une autorité qui pour être moins brutale n’en était que plus aisément acceptée.

Tous ses actes, toutes ses pensées concouraient en réalité chez lui à rechercher les meilleures formules de gouverner les hommes pour lui permettre à lui-même de réaliser plus facilement le rêve qu’il avait caressé dès son arrivée dans l’Inde, c’est-à-dire faire fortune et devenir gouverneur de Pondichéry. Lenoir et Dumas avaient assez illustré la fonction pour qu’il ne crût pas déchoir en la remplissant à son tour. Que pour parvenir au premier rang, Dupleix n’ait pas eu confiance en ses seuls mérites, qu’il ait eu recours à l’intrigue et même à la séduction, cela est certain, mais l’or contient toujours des scories qu’il élimine en se précipitant dans le creuset. On regrettera seulement que Dupleix ait attribué plus d’importance qu’il ne convenait à de simples honneurs, comme le cordon de Saint-Lazare, qui n’ajoutaient rien à son mérite. Dupleix prouvait ainsi après beaucoup d’autres la faiblesse en même temps que la présomption de l’esprit humain.

On lui a fait, non sans motif, grief de son infatuation, qui n’était pas moins grande que sa susceptibilité. Il est évident qu’à la façon dont il engagea et conduisit certaines affaires avec le Conseil de Pondichéry, ce reproche mérite attention. Sa lettre aux directeurs du 23 novembre 1738 manque absolument de mesure ; c’est le moins qu’on en puisse dire. La vanité s’y étale avec une naïveté qui déconcerte ; l’orgueil coule à pleins bords. Dupleix oublie absolument qu’il n’est que directeur au Bengale et que le même langage ne peut être admis dans toutes les situations. Il traite de pair à égal avec ses supérieurs ; bien mieux, il les morigène, il les accuse, il les condamne. Ce n’est pas lui qui est le second dans l’Inde ; il est le maître souverain, et s’il ne l’est, il devrait l’être. Ses jugements sont absolus, parce que lui seul est honnête et clairvoyant ; il a tout préparé dans le passé, sans lui rien ne réussirait dans le présent, lui seul saurait assurer l’avenir. Sa personnalité déborde tout, comme un torrent qui a rompu ses digues et s’est répandu dans la plaine.

Mais il ne songe encore à rien détruire. Il vit avec les Maures et les Anglais sans aimer les uns, sans détester les autres, avec un cœur indifférent. Dans la lutte qu’il soutint avec ces derniers après 1749 et jusqu’à son départ de l’Inde, il n’est pas sûr que ses rivalités personnelles avec Lawrence et Saunders n’aient pas eu autant d’influence sur les événements que les ambitions de Chanda-Sahib et de Muzafferjing ; durant sa direction du Bengale, il se laissa guider par d’autres sentiments. Il avait pleine confiance en ses voisins de Calcutta et entretenait avec eux les meilleures relations ; il ne songeait pas et n’avait pas à songer que les amitiés les plus fidèles ne subsistent que par un soutien mutuel de leurs droits et que le jour où l’une des parties ne poursuit que ses propres intérêts, tout est remis en question, souvent à ses dépens.

Était-il affectueux, son cœur était-il froid, son âme était-elle dure ? Autant de questions auxquelles une réponse précise est difficile. Tenu par ses fonctions à une très grande réserve, il jouait en public le rôle d’un homme qui ne doit jamais se livrer tout entier et la tenue de sa vie fut toujours d’une très grande correction. Personne n’a jamais écrit qu’il l’ait gaspillée en de faciles amours ; lorsqu’il se maria en 1741, à l’âge de 44 ans, avec Madame Vincens, il ne lui apportait pas un cœur désabusé, et ses affections pouvaient encore avoir les caresses exquises d’un automne naissant.


Il existe à Pondichéry, sur une place publique, face à la mer, une très belle statue de Dupleix, œuvre du sculpteur Th. Gruyère, inaugurée le 16 juillet 1870. L’homme y est représenté debout sur un socle constitué par plusieurs colonnes de granit, dans une attitude fière et noble, sans exagération. La pose est naturelle et gracieuse. En contemplant ce visage coulé dans le bronze, on est frappé, si la ressemblance est exacte, de l’expression de volonté contenue dans les traits. La mâchoire inférieure, très nettement accusée, est le signe de la force un peu brutale. Les yeux regardent droit l’horizon, comme s’ils cherchaient moins à le pénétrer qu’à le dominer. La figure entière est carrée et d’une puissante ossature. Assurément ce ne sont pas là les traits d’un personnage ordinaire. Si la statue s’animait il en descendrait un homme à la démarche énergique et lourde, martelant le sol comme s’il voulait en prendre possession. Cet homme qui ne s’est formé ni dans les alcôves ni dans les antichambres bousculerait d’un air maussade et bourru tous ceux qui le gêneraient sur son chemin. Il ne leur dirait point comment il se nomme ; c’est à eux de le savoir. Il leur commanderait le respect et au besoin l’imposerait. Moins soucieux de plaire que d’être obéi, il rappellerait brutalement aux convenances ceux qui n’auraient pas foi dans son génie. Puis un soir l’homme se perdrait dans la nuit et son nom commencerait à entrer dans la légende.


  1. Lettres du 19 novembre 1739 et 11 mars 1740.
  2. Ces ennuis paraissent avoir été des ennuis purement domestiques. On sait que la fille aînée de Vincens avait épousé M. de Barneval, habitant Madras et que ce mariage n’avait pas été heureux.
  3. En reproduisant ce même acte en son ouvrage. M. Guénin fait observer que chacun des deux époux s’était quelque peu rajeuni. Dupleix avait en réalité 44 ans et Madame Dupleix en avait 35. Quant au titre de directeur général de la Compagnie des Indes donné au père de Dupleix il comportait un adjectif de trop.
  4. Erreur du copiste : Schonamille était gouverneur de Banquibazar. La Compagnie d’Ostende n’avait pas de loge à Cassimbazar.
  5. Louis Carloman d’Arboulin était né à Paris, paroisse Saint-Eustache. Il était fils d’un secrétaire du roi et d’Élisabeth Bouillerot. Ses témoins furent Jean Sichterman. Dupleix, dona Rose de Castro, Jeanne Vincens, Sibile Volkera, épouse de Sichterman, Françoise Xavier Albert, sœur de l’épouse et les conseillers Christophe de la Croix, Jean Nicolas d’Hervillers et Pierre Renault de Saint-Germain.
  6. Louis Nicolas de Saint-Paul était né à Hauville, diocèse de Rouen. Il était fils de Louis de Saint-Paul et d’Anne du… et veuf de Catherine d’Aguin de la Blanchetière. Ses témoins furent M. et Mme  Sichterman, Dupleix, dona Rose de Castro, Jacques Vincens et Aumont, beaux-frères de la mariée et ses sœurs Jeanne Vincens, Marie Aumont et Rose Éléonore d’Arboulin.
  7. Louis Hubert Combault d’Auteuil était né à Paris, paroisse Saint-Sulpice ; il était fils de César Combault d’Auteuil, écuyer de Son Altesse Sérénissime M. le Duc et de Thérèse de la Motte. Les témoins furent M. et Mme  Dupleix. M. et Mme  de Saint-Paul. M. et Mme  d’Arboulin et Renault, conseiller.
  8. La Bourdonnais avait épousé en premières noces Marie Anne Joseph Lebrun de la Franquerie, morte le 9 mai 1738 ; elle était apparentée à Saint-Georges, l’ami de Dupleix. Le mariage avec Élisabeth d’Auteuil eut lieu en France.
  9. Il venait lui-même de perdre sa seconde femme peu de temps auparavant.
  10. Son naturel, nous dit-il, le portait à penser d’abord du bien des gens et il se déclarait l’homme du monde peut-être le moins méfiant.
  11. On en pourra juger par la lettre suivante écrite à son ami Saint-Georges, au lendemain de sa nomination à Chandernagor (30 novembre 1731).

    « Doucement, mon petit Monsieur, ces termes de « cher » et de « pays » ne vous conviennent plus ; ils étaient bons dans le temps que retiré dans ma solitude, je voulais bien vous y admettre ou plutôt vous permettre quelques familiarités. La fortune vient de changer de face et, tel que Camille, on m’a tiré du labour pour me mettre à la tête d’un nombre de gens blancs ou noirs qui ne feront pas sous mon commandement les beaux faits de ceux que commandait ce consul romain. Ce n’est pas de quoi il s’agit, Je suis chef… n’importe de qui ; vous me devez le respect et je vous conseille de n’en point sortir. Oubliez ces mauvais termes et songez qu’un seul mot de ma part, lorsque vous serez ici, vous conduirait à la fosse aux lions. »

  12. B. N. 8979, p. 29.
  13. Ars. 4743, p. 72.
  14. Ars. 4744, p. 45.