Dupleix et l’Inde française/1/2

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Champion (Tome 1p. 45-90).


CHAPITRE II

Les origines de Dupleix. — Ses débuts à Pondichéry. Sa nomination à Chandernagor.

Le 1er janvier 1697, était baptisé à Landrecies, petite ville du Hainaut, un fils du légitime mariage de François Dupleix, contrôleur général des domaines du Hainaut et des vivres, et de Anne Louise de Massac, fille de Claude de Massac, trésorier de Sa Majesté et receveur du domaine en la même ville. On lui donna les prénoms de Joseph François. Le parrain fut messire François Joseph Salmitres pour et au nom de messire Joseph Legendre, écuyer, sieur d’Armini, intéressé dans les fermes de Sa Majesté, général des poudres et salpêtres, et la marraine fut demoiselle Claude Jeanne de Massac. Joseph François n’est autre que le grand Dupleix, qui devait cinquante ans plus tard entrer tout vivant dans l’immortalité.


I. Les origines de sa famille[1]. — Son enfance.

Le hasard seul avait présidé à sa naissance en cette ville. La famille de Dupleix était originaire de Châtellerault, où l’un des aïeuls de notre héros était fixé dès 1588. Il se nommait Guillaume et épousa une nommée Nicole ou Colette Andrault, dont il eut au moins dix enfant, qui furent :

André, né le 20 mai 1588 ;
Antoine ;
Guillaume, 14 juin 1593 ;
Catherine, 30 août 1594, morte en 1658 ;
Simone, 15 février 1597 ;
Mathurine, 20 mars 1598 ;
Guillaume, 9 septembre 1599 ;
François, 17 août 1601 ;
Jacques, 26 juillet 1603 ;
Renée, 28 mars 1608.

Les registres de l’état-civil de Châtellerault sont malheureusement incomplets et, dans la période qui nous occupe, on relève les lacunes suivantes :

Baptêmes de 1609 à 1618 ;
Mariages de 1599 à 1648 ;
Décès de 1599 à 1648.

La perte de ces actes nous met dans l’impossibilité de rétablir la généalogie de la famille Dupleix ; en rapprochant les baptêmes, les mariages et les décès les uns des autres, on serait certainement arrivé à une reconstitution complète de la famille.

Nous nous contenterons donc des actes qui subsistent. André, né le 20 mai 1588, épousa Jehanne Arnault. Les actes d’état-civil nous indiquent qu’il exerçait la profession de marchand-boucher, tandis que son frère Antoine était dénommé marchand sans autre désignation. Antoine épousa une nommée Jeanne Pirot et en eut de nombreux enfants qui s’espacent entre 1623 et 1644. Nous ne les suivrons pas et nous nous attacherons à la descendance d’André, la seule qui nous intéresse.

Nous ignorons combien il eut d’enfants ; nous relevons seulement cinq noms après 1618, année où recommencent les actes perdus depuis 1609 :

Renée, 8 juin 1619 ;
Antoine, 17 septembre 1620, mort en 1662 ;
André, 7 octobre 1623 ;
François, 5 octobre 1629 ;
Sébastien, 29 janvier 1631 ;


et la liste est sans doute incomplète, car nous trouvons entre 1653 et 1666 une assez nombreuse descendance d’un nommé Pierre Dupleix dont nous ne pouvons déterminer la filiation[2].

François, l’un des fils d’André, né le 5 octobre 1629, commença à relever le lustre de la famille ; c’est à lui qu’il est fait allusion dans la minute pour l’anoblissement de Dupleix[3].

Cependant cet ancêtre n’avait pas une très haute situation, il était simplement sergent royal[4]. Il épousa Catherine Vigault et en eut onze enfants qui furent :

François, 8 juillet 1656 ;
Catherine, 27 mars 1658 ;
François, 30 décembre 1659 ;
Françoise, 11 octobre 1662 ;
Catherine, 4 novembre 1663 ;
Françoise, 8 mai 1666 ;
Louis, 9 février 1668 ;
Claude, 30 mai 1669 ;
Philippe et Marie, jumeaux, 18 juillet 1671 ;
Marie, 19 juin 1673.

Le troisième de ces enfants, François, entra dans l’administration des domaines, et c’est ainsi que le hasard des désignations le conduisit à Landrecies, où il épousa Anne Louise le 25 mars 1695. Il en eut un premier enfant, Charles Claude Ange, le 8 janvier 1696 ; Joseph François fut le second, puis vint une fille nommée Anne Élisabeth, née en 1698[5].

Cette même année, le roi décida d’installer une manufacture de tabac au manoir de Penanrue en Ploujean, près Morlaix. La direction en fut confiée à François Dupleix, qui se fixa d’abord à Brest et vint à Morlaix peu de temps après[6]. Le 12 juin 1700, il lui naquit un fils, nommé François, qui fut baptisé à Sainte-Melaine « vu l’urgente nécessité » et mourut deux jours après à Ploujean. M. Dupleix est dit, dans l’acte de baptême. « de la ville de Brest » ; dans l’acte de décès il est qualifié Conseiller du roi et Receveur Général des fermes du roi.

Au début de 1702, M. Dupleix eut une autre fille, nommée Marie Périne, qui mourut à Ploujean le 10 octobre 1710, âgée de 8 ans et 7 mois.

Le manoir de Penanrue en Ploujean, qui a abrité l’enfance du grand Dupleix et de ses frères et sœurs, subsiste encore aujourd’hui au-dessus du port de Morlaix, dont il domine le quai de Tréguier. Il fut bâti au début du xvie siècle, par le grand armateur morlaisien Nicolas Coëtanlem. Remanié au xviie siècle et assez défiguré, il a cependant encore quelque caractère.

Dupleix commença ses études à Morlaix, mais on ne sait pour quelle cause, son père le plaça après 1706 au collège des jésuites de Quimper pour y continuer son instruction[7]. Il habita alors chez une dame de Rochecery de Roujoux, qui prit soin de lui pendant plusieurs années : « Souvenez-vous du temps que vous demeuriez chez moi à Quimper, lui écrivait-elle le 20 février 1753. Vous étiez mon fils Joson et vous m’appeliez votre maman de Roujoux[8]. »


Manoir de Penanrue, en Ploujean.

Il ne paraît pas que ses études aient été poussées très loin ; il reçut vraisemblablement une bonne éducation générale, mais n’approfondit rien de particulier. Il avait des dispositions pour les mathématiques plutôt que pour les lettres, était amateur de musique et se découvrit plus tard quelque goût pour les objets d’art et les curiosités.

Sa sœur Anne Élisabeth épousa le 5 février 1714 dans la chapelle de Saint-Sébastien, voisine du manoir de Penanrue, Jacques Desnos de Kerjean, conseiller du roi et commissaire de la Marine dans le port de Brest, âgé de 32 ans[9]. Le manoir de Kerjean subsiste encore à l’entrée du vieux bourg de Saint-Marc, près de Brest ; c’est une maison du xviiie siècle à deux courtes ailes, dont l’une, à gauche, est terminée par une chapelle. Le 20 novembre suivant, Kerjean avait son premier enfant, Marie Jacques, dont le parrain fut son grand-père. Le nom de Joseph Dupleix ne figure pas sur cet acte, non plus que sur l’acte de mariage de sa sœur.

François Dupleix était encore à Morlaix en 1717 ; à la date du 20 février, il est taxé à 600 livres sur le rôle des employés dans les fermes. Mais en 1718, nous trouverons un autre directeur de la manufacture des tabacs, François Baronet, sieur de Richemont.

De Morlaix, François Dupleix vint à Paris où nous le voyons en 1721 fermier de la ferme des tabacs pour le compte de la Compagnie des Indes ; c’est ainsi que l’on a conclu à tort qu’il avait été un moment l’un des directeurs de la Compagnie. Il portait plusieurs titres dont héritèrent ses enfants ; l’aîné prit celui de Bacquencourt et de Mercin et le plus jeune celui des Gardes, Fanneville et la Bruyère.

Il est moins facile de suivre notre héros. Il nous apprend lui-même dans une lettre du 10 janvier 1737 que, de 1713 à 1721, il ne fut que deux ans et demi à la charge de son père. Où passa-t-il tout ce temps ? Il est impossible de le savoir avec précision. Puisqu’il cite la date de 1713 comme une de celles où il fut à la charge de son père, il est probable que ce fut cette même année qu’il quitta le collège de Quimper et revint dans sa famille. Il n’y resta pas toutefois un temps bien long, puisqu’en 1714 il n’assista pas au mariage de sa sœur. Où alla-t-il ? peut-être à Saint-Malo, où son père le fit embarquer en 1715 pour l’Inde en qualité d’enseigne sur l’un des vaisseaux de la Compagnie[10].

Dupleix était de retour à la fin de 1716 ; il passa alors quelque temps à Dax, où il s’affilia à une compagnie de pénitents bleus, puis à Nantes, Port-Louis, Saint-Malo et Paris, sans que nous puissions établir l’ordre successif de ces résidences.

Il connut à Nantes un certain Fossecave et sa femme, chez qui il résida quelque temps ; à Port-Louis, il fréquenta chez une demoiselle Vinalles, dont la famille eut pour lui les plus grandes bontés. De ces souvenirs de jeunesse, qu’il évoquait dans l’âge mûr, en 1753 et 1754[11], on rapporte au moins l’impression que si Dupleix, élevé loin de sa famille, n’y put trouver la cordialité qui est nécessaire à la manifestation des sentiments, il ne vécut pas néanmoins dans une atmosphère morose ; de doux yeux brillèrent autour de lui et sur lui, et ce sont surtout des femmes qui lui apprirent à connaître le monde où il allait entrer.

En 1719, il fit un nouveau voyage hors de France, autant qu’on peut le conjecturer d’une lettre écrite par lui le 7 janvier 1739[12] et où il rappelait d’anciens souvenirs.

Cultru suppose que, dans l’intervalle de ses voyages, il resta au service de la Compagnie de Saint-Malo, en cette ville même ou à Paris. On peut admettre, de l’aveu même de Dupleix, que son père n’était guère satisfait de lui et qu’il n’avait pas tort[13]. Il est certain qu’il ne lui témoignait aucune bienveillance et qu’il lui montrait peu d’affection. Ce n’est sans doute pas sans motif qu’il tint à ne pas l’avoir auprès de lui. Dupleix était à un âge où la raison ne dirige pas toujours les actes, et il devait faire le désespoir de son père par sa prodigalité et peut-être par la raideur de son caractère, déjà peu disposé à subir la moindre discipline. Est-ce pour combattre les effets de cette prodigalité que son père retenait par devers lui la majeure partie de ses appointements ? Ce n’était pas en tout cas un grand signe de confiance. Dupleix trouvait par contre une certaine consolation auprès de son frère, qui ne cessa à aucun moment de lui témoigner la plus sincère affection et qui lui prêta son appui en toutes circonstances. Son père paraît ne l’avoir soutenu que pour l’aider à trouver une situation hors de France. En 1715, avons-nous dit, il l’avait embarqué une première fois pour l’Inde ; au début de 1720, il trouva le moyen, par ses relations et par son influence personnelle, de le faire nommer sixième conseiller à Pondichéry.

Dupleix vint alors à Paris où son père l’accueillit comme l’enfant prodigue. « Enfin l’enfant prodigue est ici, écrivait-il le 23 avril 1720 à M. Laville, ci-devant receveur du tabac à Saint-Malo ; mais il partira bientôt pour Saint-Malo. Je vous prie de lui disposer les choses mentionnées dans l’état ci-dessus. Les chemises ne doivent pas être d’une toile bien fine, puisque ce n’est que pour la traversée. Ménagez ma bourse[14] ».

D’après cette lettre, Dupleix devait s’embarquer par les premiers bateaux de l’Inde, en juin ou juillet, au plus tard en novembre ; avec ou sans l’assentiment de son père, il ne partit pas et bien lui en prit, car, à la faveur des révolutions dans la Compagnie des Indes qui accompagnèrent la chute du système de Law, Dupleix parvint le 5 juin 1721 à se faire nommer premier conseiller et commissaire général des troupes. Il n’avait pas 24 ans, ni grande d’expérience, et on lui donnait pour débuter des appointements de 2.500 livres, alors que plusieurs de ses futurs collègues, ayant de 10 à 15 ans de services, touchaient seulement 2.000 livres. Tant il est vrai que les mauvais principes sont de tous les temps et de tous les régimes !

Trois semaines après, le 29 juin, Dupleix s’embarquait à Lorient à bord de l’Atalante. Saluons avec lui à cette date la terre de France qu’il ne devait revoir que 34 ans plus tard.


3. Les débuts de Dupleix à Pondichéry. — L’anarchie au Conseil supérieur.

Le voyage fut long, très long ; l’Atalante n’arriva à l’île Bourbon ou du moins elle n’en repartit qu’à la fin de juin 1722, pour arriver à Pondichéry le 16 août. À Bourbon, Dupleix avait fait connaissance de Dulivier, que la Compagnie envoyait comme commissaire à Surate pour liquider ses dettes. L’ancien conseiller, qui avait été un instant gouverneur de Pondichéry, de 1713 à 1715, se prit d’affection pour son jeune collègue et mit sa bourse à sa disposition, d’où l’on peut conclure que même au moment où il se séparait de son fils, peut-être pour toujours, Dupleix père n’avait pas entendu faire pour lui les moindres sacrifices personnels. Dulivier lui fit compter 400 pagodes, pour se livrer à des opérations de commerce sans lesquelles sa solde seule ne lui permettrait pas de vivre d’une façon honorable. Bien placé, cet argent pouvait rapporter de 20 à 25 % et souvent davantage. Était-il avancé à Dupleix sans intérêt ? On ne le saura jamais. Dulivier mourut à Bourbon le 29 juillet, un mois après le départ de Dupleix pour l’Inde, et Trémisot, son exécuteur testamentaire, réclama au jeune conseiller 10 % à titre d’intérêts. Celui-ci eut beau dire que, si Dulivier avait vécu, les choses ne se fussent point passées de cette façon ; il lui fallut payer les intérêts exigés. Il remboursa également 150 pagodes que Dulivier lui avait avancées pour faire quelques commissions pour son compte.

Dupleix nous dit qu’il arriva à Pondichéry sans y connaître personne et sans lettre de recommandation ; seul son titre de premier conseiller lui donnait du crédit, mais c’était un excellent appui. Avant même qu’il eut débarqué, il en fît l’expérience. Il apprit à bord que le gouverneur de la colonie, la Prévôtière, était mort le 11 octobre précédent. Les officiers de l’Atalante considérèrent aussitôt qu’en sa qualité de premier conseiller, Dupleix devait lui succéder et ils lui présentèrent leurs félicitations. Dupleix fut assez sage pour leur répondre qu’il n’en pouvait être ainsi ; il y avait un second dans la colonie et c’était à lui que la succession devait être attribuée, si ce n’était déjà fait. Effectivement, depuis la mort de la Prévôtière, c’était Lenoir, second du conseil, qui remplissait les fonctions de gouverneur avec Delorme, Delahaye, Legou et Dumas comme conseillers[15]. Il reçut son nouveau collègue avec la courtoisie accoutumée et dès le lendemain lui fit prendre place au Conseil. On ouvrit alors le paquet contenant les lettres de la Compagnie : Lenoir était nommé chef à Surate ; Delorme second de Pondichéry et juge de la chauderie[16] ; Dupleix premier conseiller et commissaire des troupes ; Delahaye, deuxième conseiller, garde magasin ; Legou, troisième conseiller, avec le soin des magasins du bord de la mer et des armements ; Dumas quatrième conseiller et procureur général. Une commission de deuxième conseiller avait été également prévue pour le sieur de la Morandière, mais le conseil l’avait exclu de son sein le 3 juillet 1721 ; avant de le réintégrer il décida d’attendre de nouveaux ordres de la Compagnie, puis il se sépara.

La nomination de Lenoir à Surate l’empêchait d’exercer les fonctions de gouverneur, qui revenaient de droit à Delorme. Dupleix pressentit celui-ci sur ses intentions. Delorme lui répondit très simplement qu’il aimait trop sa liberté pour s’embarrasser des soucis du gouvernement et que, s’il ne tenait qu’à lui, Lenoir resterait aux affaires. Dupleix aurait pu soutenir avec quelque raison qu’en ce cas c’était à lui que la succession devait revenir et, plus tard, il regretta à diverses reprises de n’avoir pas fait valoir ses droits ; mais il fut établi avec plus de raison encore par Delorme lui-même, au cours d’une seconde réunion du Conseil, qui eut lieu le même jour, que si Lenoir avait été nommé à Surate, c’était dans l’ignorance où se trouvait la Compagnie de la mort de la Prévôtière ; si elle en eût été informée, nul doute que, connaissant la capacité et la probité de Lenoir et la confiance générale qu’il inspirait, elle ne l’eut confirmé dans ses pouvoirs. Lenoir fut, en conséquence, prié de différer son départ pour Surate et de continuer à exercer ses fonctions jusqu’à réception de nouveaux ordres ; il ne pouvait que déférer à une invitation aussi flatteuse pour lui-même qu’honorable pour Delorme.

Contrairement à l’opinion de ce conseiller, il n’est pas certain que, si la Compagnie eut connu à temps la mort de la Prévôtière, elle eût désigné Lenoir pour le remplacer ; Lenoir n’était envoyé à Surate que pour le punir de s’être intéressé en 1720 dans les opérations commerciales d’un navire ostendais qui avait touché à la côte Coromandel. En réalité, ce fut le choix de ses collègues qui fit de lui un gouverneur de Pondichéry.

Si ce choix n’eut pas eu lieu et que Delorme eut persisté à ne pas vouloir être chargé du soin des affaires, nul doute que Dupleix n’eut été investi des fonctions de gouverneur dès son arrivée dans l’Inde. Il vaut mieux qu’il n’ait pas été exposé à cet honneur ; car le 9 septembre suivant, moins d’un mois après son arrivée à Pondichéry, il apprenait par un nouveau courrier de France, apporté par l’Argonaute et le Bourbon, que, par lettres de la Compagnie en date des 2 octobre 1721, 21 février et 3 mars 1722, il était relevé de ses fonctions de premier conseiller et nommé sous-marchand à Mazulipatam aux appointements de 900 livres. La chute eut été trop humiliante. Cette incohérence provenait sans doute de la situation quelque peu anarchique créée par la liquidation du système de Law.

Dupleix n’accepta pas la rétrogradation dont il était l’objet et demanda à repasser en France sur le même vaisseau qui l’avait amené. Mais le Conseil supérieur ne crut pas devoir exécuter à la lettre les instructions de la Compagnie. Dupleix avait accepté de bonne grâce la désignation de Lenoir ; on tint à lui en savoir gré. Et comme le Conseil était autorisé par une lettre des directeurs du 31 mai 1721 à admettre, le cas échéant, dans son sein des sujets capables pour remplir les emplois vacants, il résolut (10 septembre), vu le nombre des affaires qu’il y avait à expédier jusqu’au mois de janvier, de conserver Dupleix, mais seulement comme quatrième et dernier conseiller et aux appointements de 1.800 livres. Le Conseil maintint dans les mêmes conditions le procureur Dumas, bien qu’un ordre de la Compagnie, arrivé par le même courrier, prescrivit de l’arrêter et de le renvoyer en France pour avoir, comme Lenoir, chargé des marchandises sur un des vaisseaux d’Ostende. La mesure fut d’autant plus sensible pour Dumas qu’il venait de se marier quelques semaines auparavant (23 juillet) avec Gertrude Van Zyll, fille du gouverneur hollandais de Negapatam ; il représenta pourtant au Conseil qu’il ne pourrait continuer son emploi que jusqu’au départ du Bourbon sur lequel il pria qu’on lui donnât passage avec sa femme ; il tenait, disait-il, à rentrer en France pour justifier sa conduite et délivrer Lenoir de toute crainte d’être suspecté par les commissaires du roi. Le Conseil le lui accorda. En remplacement de Dumas, la Compagnie avait désigné comme cinquième conseiller[17] Jacques Vincens, de Montpellier, qui était venu dans l’Inde en 1717 pour le compte de la Compagnie de Saint-Malo. Il prit possession de ses fonctions le 1er janvier 1723. Dupleix lui-même ne fut pas remplacé.

Cependant, les conseillers de Pondichéry avaient été très froissés des procédés employés à l’égard de leurs collègues Lenoir et Dumas et du ton de la correspondance des commissaires du roi, qui laissait planer sur eux-mêmes une suspicion générale. Ils protestèrent collectivement en ces termes : « … Nous prenons la liberté de représenter très respectueusement à nos seigneurs que nous sommes pénétrés de douleur des mauvais traitements que nous avons reçus par la lettre du 20 février 1722 qui nous a accablés de tristesse de nous voir accusés de manèges secrets et soupçonnés d’infidélité. Nous supplions très humblement nos seigneurs de croire que nous avons régi et gouverné les affaires de la Compagnie en honnêtes gens avec toute l’application et le zèle possibles ; il nous sera très aisé de le justifier dans la suite, si cela est nécessaire et que cela nous soit permis lorsque nous serons à portée de le faire. Les sieurs Lenoir et Delorme sont dans la résolution d’aller rendre compte de leur conduite et de repasser en France par le premier vaisseau[18] ».

Lenoir de son côté se défendait avec une certaine hauteur : « Ayant été nommé par deux fois pour remplir la place de gouverneur en conséquence des délibérations du conseil des 11 octobre 1721 et 17 août 1722, je continue d’en faire les fonctions le mieux possible jusqu’à ce qu’il vous ait plu de nommer une personne pour remplir cet emploi. Pour lors, je m’en démettrai avec plaisir ; après quoi je retournerai en France. Je vous prie de ne pas trouver mauvais que je n’aille pas à Surate, n’ayant point d’inclination à rester aux Indes, malgré la nécessité où je me trouve de travailler pour me procurer le nécessaire et à mes enfants, ayant perdu le peu de biens que j’avais laissés en France[19] ».

Il écrivit encore à la Compagnie, conjointement avec Delorme : « Nous ne savons, Messieurs, sur qui doit tomber le soupçon d’infidélité que vous marquez avoir par votre dernière lettre. Est-ce sur le sieur Dumas, que vous révoquez ? Nous le croyons le plus intelligent de vos employés et le plus capable de vous servir. Nous n’avons rien remarqué dans sa conduite qui fut préjudiciable aux intérêts de la Compagnie. Se voyant révoqué à l’arrivée du croiseur le Bourbon, il nous a demandé de repasser en France sur ce même bâtiment avec sa femme. Nous le lui avons accordé ; il ne sait point les ordres particuliers qui ont été donnés à son égard, ni personne du Conseil autre que nous : nous le laisserons agir à son ordinaire[20] ».

Les ordres particuliers concernant Dumas, c’était purement et simplement son arrestation. Lenoir et Delorme avaient eu la délicatesse de lui cacher cette mauvaise nouvelle : ils avaient seulement exigé de lui qu’il se considérât comme consigné à bord du navire qui le ramènerait en France. Dumas s’embarqua sur le Bourbon le 21 janvier 1723.

Dupleix, qui était à Pondichéry dans une situation précaire, pensa que, si des vacances se produisaient au sein du Conseil, ce serait pour lui l’occasion de consolider sa fortune et qui sait ? de se rapprocher à nouveau du rang qu’il avait occupé de façon si éphémère. Il écrivit à son frère, le 20 janvier 1723 : « C’est une conjoncture dans laquelle vous pouvez me rendre service en me procurant une fois dans la vie un état fixe qu’il n’a pas plu à la fortune de m’accorder. Il y a si longtemps qu’elle me ballotte, que je ne sais quand elle voudra me donner un état heureux, que je désire avec tant d’ardeur. C’est de vous que je l’attends ; je vous le demande les larmes aux yeux ; ne me refusez pas cette grâce[21] ».

Les événements ne se passèrent pas comme il l’eût désiré. Non seulement il ne se produisit aucune vacance dans le conseil, mais Dumas y revint prendre sa place dès le mois d’octobre suivant. À son passage à Bourbon, le conseiller destitué avait été retenu par Beauvollier de Courchant, gouverneur de l’île Bourbon, qui venait d’être nommé dans l’Inde en remplacement de la Prévôtière. Beauvollier n’était pas un inconnu à Pondichéry où il avait servi en 1710 comme capitaine de la garnison et où il avait eu deux filles mariées, l’une à Pilavoine et l’autre à Duplessis ; il connaissait Dumas de réputation et avait de lui l’opinion la plus flatteuse. Il lui proposa de le ramener à Pondichéry comme second en remplacement de Delorme qui, d’après ses informations, demanderait à repasser en France. Dumas, « consigné » à bord du Bourbon, n’accepta que si Beauvollier prenait la responsabilité de contrevenir aux ordres de la Compagnie et le nommait second du comptoir ou, si Delorme ne partait pas, premier conseiller. Beauvollier n’hésita pas à souscrire à ces conditions et, avec un réel esprit d’indépendance, il rédigea l’ordre suivant :


« De par le Roi et Messieurs de la Compagnie des Indes,

« Nous, Gouverneur de Pondichéry, sachant que M. Delorme, second de ce comptoir, veut quitter le service pour repasser en France, et ayant besoin d’être aidé par une personne parfaitement au fait des affaires de l’Inde, tel que M. Dumas, ci-devant conseiller et procureur général au Conseil supérieur, dont la probité, les bonnes mœurs, l’expérience, la capacité, le zèle pour le bien du service nous sont aussi parfaitement connus que le besoin que nous en avons, nous lui ordonnons de se débarquer du vaisseau le Bourbon sur lequel il veut repasser en France et de se rembarquer sur le Lys ou sur l’Union pour retourner dans l’Inde et y servir en qualité de second du comptoir de Pondichéry à la place de M. Delorme s’il quitte, et en qualité de premier conseiller, avant M. Delorme, s’il reste, attendu le manque de sujets capables.

« À St -Denis, île de Bourbon, le 1 d’Août 1723.

« Signé : Beauvollier de Courchant. »


Cet ordre fut aussitôt communiqué à la Compagnie ; puis Beauvollier partit pour Pondichéry, où il arriva le 6 octobre et fut reçu par Lenoir de la façon la plus gracieuse. On le savait plein d’équité, de droiture, et de bonne volonté ; néanmoins, lorsque, le lendemain, il présenta Dumas au Conseil comme successeur de Delorme, plus que jamais décidé à rentrer en France, il rencontra une opposition unanime. Lenoir lui rappela dans quelles conditions Dumas avait été destitué par la Compagnie et lui présenta deux mémoires à ce sujet ; Delorme, plutôt que de consentir à un choix qui n’était pas juste, aima mieux se retirer et ne plus prendre part aux délibérations ; les autres conseillers se retranchèrent derrière les règlements en vertu desquels les employés ne pouvaient avancer qu’à l’ancienneté ; ils ne voulurent pas admettre qu’on fit un passe-droit, d’autant que Dumas n’était que dernier conseiller lorsqu’il fut rappelé en France, et déclarèrent n’accepter sa désignation que si le gouverneur en prenait la responsabilité, et pour éviter d’apporter des troubles dans la bonne gestion des affaires de la Compagnie. Beauvollier n’hésita pas à prendre cet engagement et Dumas fut admis au conseil le jour même.

Dupleix, Legou et Vincens, lésés dans leurs intérêts autant que dans leur amour-propre, protestèrent auprès des commissaires du roi contre l’injustice que Beauvollier les avait « comme forcés de faire » [22] ; le Gouverneur écrivit également, mais ce fut pour justifier son choix. Sa lettre pleine de franchise ne manque pas de modestie ; elle est trop modeste peut-être : « J’avais, écrivit-il le 20 octobre 1723, une aussi parfaite connaissance de mon incapacité pour les affaires de la Compagnie que de l’habileté de M. Dumas, et j’étais convaincu comme je le suis encore plus maintenant que, sans le secours de ses lumières, je ne pourrais jamais remplir les devoirs de ce poste et que j’y commettrais même bien des fautes qui seraient très préjudiciables à la Compagnie. Ce fut l’unique raison, le seul intérêt que j’eus à le ramener. Je crois qu’il répond parfaitement à tout ce que j’avais espéré de lui. » Beauvollier croit les membres du conseil très capables, mais, ajoute-t-il, « je remarque en Dumas une étendue de génie et de connaissance que je ne leur connais point ; ce qui est absolument nécessaire dans celui qui occupe le poste de second[23] ».

Quelques jours après la rentrée de Dumas au Conseil, exactement le 19 octobre, le conseiller Delahaye, garde-magasin, fut suspendu de son emploi pour fautes professionnelles et remplacé par Dirois, procureur de l’île Bourbon qui, comme Dumas, venait d’arriver à Pondichéry ; dans la même séance, le conseil nomma encore comme dernier conseiller Dulaurens, qui occupait déjà le secrétariat. Par suite de ces nominations et du départ de Delorme et de Lenoir, qui s’embarquèrent le lendemain pour la France par la Diane, Dupleix passa au rang de second conseiller après Legou, avant Vincens, Dirois et Dulaurens. La Morandière et Delahaye restaient jusqu’aux nouveaux ordres de la Compagnie dans une situation mal déterminée.

Ainsi, en moins de quinze mois, le Conseil supérieur avait été presque entièrement modifié. Cette situation dura sans changement pendant un an ; au bout de ce temps, Dumas tint absolument à rentrer en France et, malgré les sollicitations du gouverneur, il s’embarqua le 26 octobre sur le Lys. L’amitié, et si le mot n’était pas excessif, l’admiration de son chef lui étaient restées fidèles jusqu’à la dernière heure ; l’avant-veille de son départ, Beauvollier s’adressait en ces termes à la Compagnie : « Quelque effort que j’aie fait, je n’ai jamais pu retenir ici davantage M. Dumas, et Dieu sait les peines que je vais avoir dès qu’il sera parti. Il a le don de terminer toutes les choses en peu de temps et à la satisfaction de tous. Je crois avoir eu l’honneur de vous écrire que vous ne deviez rien épargner pour gagner de tels sujets, si nécessaires dans nos comptoirs. Pour remettre les choses sur un bon pied, je ne vois point d’autre moyen que de revoir ici M. Dumas, et le bien de votre service demande que vous tentiez tout, sans rien épargner, pour le déterminer à revenir[24] ».

Il serait intéressant de connaître quels furent les rapports personnels de Dupleix avec ses collègues, notamment avec Lenoir et Dumas, qui furent ses prédécesseurs au gouvernement de l’Inde, sans que lui-même quittât la colonie. Ils vivaient alors sur le pied d’une certaine égalité, discutaient ensemble les mêmes affaires au Conseil et se communiquaient sans doute leurs impressions dans des conversations où ils s’exprimaient librement. Ils apprirent ainsi au jour le jour à connaître leur esprit, leurs tendances, leurs qualités et leurs défauts et sans doute cette connaissance mutuelle de leurs caractères ne fut pas étrangère dans la suite à certains actes ou à certaines attitudes ayant eu des conséquences politiques. Les confidences, les lettres ou même les documents officiels qui pourraient nous instruire, font malheureusement défaut. Nous savons seulement que Lenoir et Dupleix commencèrent par vivre en bonne intelligence, et si l’élévation de Dumas au second rang provoqua de la part de ses collègues une protestation justifiée, Dupleix ne lui en tînt pas personnellement rigueur. Lorsqu’il quitta Pondichéry, Dupleix lui confia une lettre pour son frère où il disait qu’en se privant de ses services, la Compagnie ne savait pas ce qu’elle faisait[25]. Lorsqu’il revint en 1736, il le salua comme un ami plutôt que comme un chef.


4. Dupleix à Porto-Novo, à Madras, en Chine. Sa destitution, sa réintégration.

On sait peu de choses sur la vie de Dupleix dans l’Inde jusqu’au jour où il fut nommé directeur du Bengale en 1731. Ses occupations habituelles étaient de celles qui ne comportent pas beaucoup d’initiative et ne provoquent pas d’observations essentielles. Sa signature au bas des délibérations du Conseil prouve seulement qu’il assista aux séances.

Deux jours après son arrivée, il fut chargé d’armer un navire pour Moka et s’en tira, nous dit-il, à son honneur ; en huit jours le bateau fut prêt à partir.

Le 24 octobre suivant, à la suite d’une arrestation faite à Porto-Novo de deux régidors ou conseillers du prince de Bargaret, que nous couvrions de notre protection, le Conseil supérieur décida d’envoyer sur place Dupleix et Courton — ce dernier chef à Mazulipatam — pour demander réparation à l’avaldar ou gouverneur de la ville. La résolution prise à quatre heures du soir fut exécutée le jour même ; à huit heures, Dupleix et Courton s’embarquaient sur des chelingues avec un détachement de 70 soldats commandés par trois officiers et arrivaient le lendemain à sept heures devant Porto-Novo. Mais déjà l’avaldar était prévenu et avait pris quelques mesures de défense. Dupleix et Courton lui firent demander de leur remettre les deux conseillers. Pendant que l’on négociait, un soldat maure s’avisa de tirer son sabre pour couper la tête au lieutenant Tancarville ; celui-ci para le coup avec le canon de son fusil et aussitôt après tua le soldat. Ce fut le signal d’une mêlée générale ; de part et d’autre on en vint aux mains ; nous eûmes deux soldats tués et trois blessés, les pertes des Maures furent de dix-huit tués et plusieurs blessés. Nos hommes pénétrèrent dans la maison du gouverneur tandis que lui-même fuyait par une autre porte, et se saisirent de son homme d’affaires. On le retint prisonnier et les négociations reprirent. Elles aboutirent le lendemain au résultat poursuivi : l’avaldar rendit les deux régidors de Bargaret qui, sans notre intervention, auraient « mal passé leur temps », et les Français remirent à l’avaldar son homme de confiance. Après cet exploit, le détachement français rentra par voie de terre à Pondichéry, qui est à dix lieues de Porto-Novo.


Au mois de décembre 1728, le Conseil ayant besoin de vendre des matières d’argent, pour faire des avances à ses marchands et n’en trouvant pas à Pondichéry un prix qui lui convint, décida d’envoyer Dupleix à Madras pour essayer d’en vendre autant qu’il pourrait en de meilleures conditions. C’était une mission comme le Conseil en donnait assez souvent ; Dupleix s’acquitta sans peine de celle qui lui était confiée et vendit à un marchand malabar du nom de Chevachedy 7.000 serres d’argent vierge à raison de 7 pagodes 7 fanons la serre, alors qu’on n’en offrait que 6 pagodes 15 fanons à Pondichéry[26]. Un contrat conforme à ces conditions fut passé le 23 décembre. Un autre intervint quelques jours après pour 30.000 pagodes avec les gens de Soucourama, le plus riche marchand de la côte. Les contrats étaient avantageux et le Conseil félicita le négociateur. Dupleix rentra à Pondichéry entre les 16 et 26 janvier 1724.

Dupleix profita de son séjour à Madras pour parler à un nommé St -Hilaire, Français, médecin du nabab d’Arcate, du désir que nous avions depuis longtemps de fabriquer nous-mêmes nos roupies à Pondichéry. St -Hilaire promit de s’employer pour la réussite de cette affaire, non sans dissimuler qu’il en coûterait sans doute à la Compagnie un cadeau de 25.000 roupies et d’autres menus présents. Le nabab écrivit en effet au Grand Mogol pour obtenir la permission que nous demandions, pendant que Dupleix rassemblait à Pondichéry les cadeaux nécessaires et préparait les habits et équipages de ceux qui devaient aller à Arcate chercher le paravana ; mais avant que ce projet, qui d’ailleurs n’aboutit pas, n’eût entraîné toutes les dépenses envisagées, la confiance du Conseil avait déjà appelé Dupleix à une mission plus importante.


On préparait un armement pour la Chine. Soucourama ayant seul consenti à s’y intéresser pour 5.000 pagodes, le Conseil fit le reste, soit 56.000 pagodes avec les fonds de la Compagnie et, « étant nécessaire d’embarquer une personne de confiance et sur la bonne conduite duquel on put compter », arrêta que Dupleix ferait le voyage en qualité de subrécargue. C’était le faire jouir d’une grande faveur, car le chargement était considérable et les commissions pouvaient constituer une petite fortune.

Dupleix s’embarqua sur le St -Joseph au mois de mai. Arrivé à Canton, il y trouva la mission catholique entièrement détruite par le nouvel empereur et les missionnaires confinés à Canton, mais ce n’étaient pas là ses affaires. Il paya les dettes de la Compagnie et, avec le reste des fonds, il forma une cargaison moitié pour France, moitié pour l’Inde.

Le St -Joseph repartit de Canton le 15 janvier 1725 et arriva à Pondichéry le 11 mars. Le Conseil, ayant eu connaissance des opérations effectuées, décida de prendre au compte de la Compagnie les marchandises destinées à l’Inde au prix courant à la côte Coromandel et, au compte de l’armement les marchandises destinées à l’Europe avec une majoration arbitraire de 30 % sur le prix d’achat. Toutefois, après déduction d’une dette contractée en Chine par le navire et qui fut amortie par la vente d’une partie de la cargaison avec un bénéfice de 18 %, la majoration apparente n’était plus que de 12 %. Les bénéfices réels ne permettaient pas cette majoration ; elle fut faite néanmoins pour favoriser Soucourama, dont le Conseil supérieur tenait à s’assurer le concours pour l’avenir, attendu qu’il était le seul marchand de Pondichéry pouvant donner du crédit au commerce d’Inde en Inde. Lorsqu’elle connut cette opération, la Compagnie fit de sérieuses remontrances au Conseil supérieur ; on élude aujourd’hui ces difficultés par des subventions que l’on trouve légitimes. La Compagnie fit encore sur cet armement les observations suivantes : elle estima, en examinant les comptes de retour, qu’on avait évalué le taël un peu trop fort et que le calcul laissait apparaître un bénéfice, alors qu’il y avait perte réelle pour la Compagnie. Elle estima aussi qu’en donnant au navire à son retour la valeur qu’il avait à son départ, on avait agi contre les règles.

Ces observations n’atteignaient Dupleix que très indirectement ; le voyage de Chine n’en eût pas moins pour lui les conséquences les plus fâcheuses, mais pour d’autres motifs. Il avait fait connaissance à Canton d’un employé de la Compagnie nommé Lhuillier, à qui il était dû 2.025 livres d’appointements. Dupleix aurait dit à cet employé qu’il n’avait point ordre de lui verser ses appointements et qu’il ignorait quand il pourrait être payé, en sorte que Lhuillier se serait résolu à lui céder son compte moyennant une somme de 200 piastres ou 1.200 livres seulement. Lhuillier aurait pareillement donné sa procuration à Dupleix pour demander en son nom une gratification qui lui était due.

De retour à Pondichéry[27], Dupleix aurait exposé au Conseil qu’étant à Canton, plusieurs marchands chinois l’auraient importuné pour lui demander le paiement de diverses sommes dont Lhuillier leur était redevable, mais que se trouvant hors d’état de payer, lui, Dupleix s’était vu obligé pour l’honneur de la nation et de la Compagnie, de promettre aux marchands qu’ils seraient payés par les premiers vaisseaux qui viendraient à la côte de Chine. Il se serait en conséquence fait donner par le Conseil une somme de 3.940 livres, savoir 2.025 pour appointements et 1.915 pour gratification à Lhuillier, alors qu’il aurait déboursé seulement 1.200 livres.

Lhuillier s’en plaignit directement aux directeurs en France par lettre datée de Canton du 24 mars 1725. Le Comité des Indes se réunit pour en délibérer, MM. de Landivisiau et Peirenc de Moras, commissaires du roi, étant présents. Sans plus ample informé, il estima que l’exposé fait à Pondichéry par Dupleix était faux puisque, disait-il, « le sieur Lhuillier ne devait pas un sou aux marchands chinois » et, par lettre du 29 décembre 1726, il renvoya l’affaire au gouverneur de la colonie pour la finir, et au cas où Lhuillier aurait dit la vérité, « destituer le sieur Dupleix de son emploi et lui faire la retenue de ce qu’il a gagné sur le commis pour le lui remettre. » Après quoi, la Compagnie, plus particulièrement instruite, se réservait de rendre justice à qui elle serait due[28].

Le gouverneur n’était plus Beauvollier de Courchant. remplacé sur sa demande, mais Lenoir, le même que la Compagnie avait révoqué trois ans auparavant. Les victimes de la Compagnie d’Ostende se portaient bien : en même temps que Lenoir fut nommé gouverneur à Pondichéry, Dumas fut nommé gouverneur de l’île Bourbon.

Lenoir était revenu à Pondichéry le 21 août 1726 et avait ramené avec lui Delorme comme second de la colonie.

Lenoir fut-il impressionné par l’opinion de la Compagnie qui, sur la simple lecture de la lettre de Lhuillier, avait qualifié de faux l’exposé de Dupleix ? céda-t-il à d’autres préoccupations ? On ne sait. Quoi qu’il en soit, sans demander à personne la moindre explication et sans provoquer d’enquête, il s’en tint aux conclusions de la Compagnie qui étaient de destituer Dupleix et, par délibération du 3 décembre 1727, le Conseil le pria de se retirer et de prendre passage sur un des vaisseaux qui devaient partir pour la France le mois suivant.

Il ne semble pas que Dupleix ait protesté avec éclat contre cette mesure, qu’il appréciait ainsi douze ans plus tard (7 janvier 1739) dans une lettre à d’Hardancourt, l’un des directeurs de la Compagnie : « Mon service avait été interrompu, mais vous n’ignorez pas sur quel fondement et jamais prétexte ne fut si mal trouvé. » Il avait eu certainement tort de profiter des embarras financiers d’un employé modeste pour obtenir de lui la cession de sa créance à très bon compte, à trop bon compte peut-être, mais cette faute ne justifiait pas la destitution. Certain de ne pouvoir être définitivement sacrifié, il préféra attendre à Pondichéry la justice de la Compagnie. Ce fut l’affaire de dix-huit mois, le temps d’un aller et retour de correspondance. Son frère intervint énergiquement en sa faveur, tandis que son père continuait de s’intéresser très médiocrement à ses succès et à sa fortune.

La décision des directeurs (30 septembre 1728) parvint à Pondichéry le 2 juillet 1729 par la Danaë : elle portait la réintégration de Dupleix dans le même rang qu’il avait auparavant et aux mêmes appointements. La cérémonie fut faite dès le lendemain sans provoquer le moindre incident.

Ce fut vraisemblablement cette affaire qui déchaîna entre Dupleix et Lenoir une animosité tenace, allant jusqu’à la haine, dont toute la correspondance du premier nous donne des preuves sans cesse renouvelées. Il faut reconnaître que Lenoir agit avec une autorité excessive en ne faisant pas d’enquête sur les déclarations de Lhuillier. Cultru suppose que, s’il fut aussi brutal, ce fut à la suite d’un rapport sur le commerce de la Compagnie envoyé directement par Dupleix, en France, le 8 octobre 1727, et qui aurait pu lui « paraître d’une inconvenance présomptueuse de la part d’un simple conseiller ». L’initiative de tels rapports appartient toujours aux gouverneurs ; nous ignorons les motifs pour lesquels Dupleix y substitua la sienne. Ce mémoire constituant un exposé général de nos établissements dans l’Océan Indien, Dupleix, qui n’en connaissait aucun, sauf Canton, n’avait pas de compétence spéciale pour être chargé de ce travail. Il semble d’autre part qu’il ne l’ait pas composé à la demande du Conseil supérieur ; autrement la dernière phrase ne serait pas ainsi libellée : « Comme je n’ai eu que très peu de temps pour faire ce mémoire, je supplie les personnes qui voudront bien en prendre lecture de me pardonner les erreurs qui s’y trouvent. » Ces personnes, évidemment, ce ne sont pas les membres du Conseil : Dupleix ne les eut pas désignés de cette façon. Pourquoi, pour qui donc fut rédigé ce mémoire ? Il nous est impossible d’éclaircir complètement le mystère, mais une supposition est permise.

Dupleix ne pouvait ignorer par ses correspondants particuliers la plainte de Lhuillier ni le danger qu’elle lui faisait courir ; peut être connut-il avant qu’elle ne parvînt officiellement dans l’Inde la décision du 28 décembre 1726. Il aurait alors écrit ce mémoire dans le but de se défendre et de sauver sa situation en établissant d’une façon démonstrative aux yeux de ses protecteurs qu’il n’était, ni sans connaissance, ni sans capacité sur toutes les questions intéressant la colonie. La hâte avec laquelle le rapport fut rédigé prouve simplement qu’un bateau était en partance pour l’Europe, et en effet, le Lys, capitaine Desboisclairs, partit le 11 octobre.


5. Le mémoire sur la situation de nos établissements en 1727.

Examinons maintenant ce mémoire en lui même, abstraction faite de toute autre considération.

C’est un exposé sommaire de la situation de chacun de nos établissements, tant dans l’Inde elle-même que dans l’Océan Indien ou les mers qui s’y rattachent.

De très grands développements sont consacrés à Mahé, que nous venions d’acquérir, et à Surate dont la situation financière continuait à être déplorable. Dupleix expose ses vues pour libérer ce dernier poste des dettes qui l’écrasent et sous lesquelles il finira par succomber.

Cet exposé comprend un peu moins des deux tiers du travail. Dans un dernier tiers, Dupleix fait connaître les moyens qui lui semblent les meilleurs pour améliorer la situation générale de nos établissements. Les lecteurs habitués à connaître Dupleix par les projets qu’il essaya de réaliser après 1750, seront sans doute étonnés de ne pas trouver, dans le mémoire de 1727, la moindre préoccupation de la constitution éventuelle d’un empire franco-indien.

En 1727 et jusqu’en 1730, cette préoccupation, on ne saurait trop le répéter, ne hanta ni les Français ni les Anglais. Les deux peuples ne songeaient qu’à développer leur commerce, au besoin à leur détriment réciproque. Le mémoire de Dupleix est rempli des mêmes préoccupations. Il commence par proclamer la nécessité d’avoir toujours devant soi des avances raisonnables et suffisantes pour soutenir le commerce d’Inde en Inde et faire des commandes aux marchands pour les articles destinés à l’Europe : il fixe les fonds qui lui paraissent nécessaires pour chaque comptoir. Il approuve qu’on ait fait de Pondichéry le centre du commerce pour la Chine et pour Moka ; on peut retirer de ces pays des marchandises à un prix très avantageux. Il préconise la fabrication des roupies, nécessaires aux échanges, à Pondichéry même et non dans les dépendances de la nababie d’Arcate, comme cela se pratique depuis l’origine. Mais c’est une concession à obtenir du nabab, et cette concession, le gouverneur Dumas ne l’obtiendra qu’en 1736.

Le commerce d’Inde en Inde n’a pas donné jusqu’à ce jour des résultats satisfaisants ; un chargement pour la Chine fut même désastreux au début de 1727 ; mais ce commerce réussit aux Anglais et aux Hollandais. Pourquoi serions-nous plus sots ou plus malheureux ? Il s’agit seulement d’aventurer nos fonds avec plus d’audace. Or, dit Dupleix, je vois le peu d’inclination qu’ont les Français de sortir de leur pays, lorsqu’ils s’y voient dans une certaine aisance ; les Anglais, bien différents, viennent dans l’Inde avec de gros fonds, ils affrontent toutes sortes de dangers pour augmenter leur capital, rien ne leur paraît difficile à surmonter. C’est à la Compagnie à suppléer, par des augmentations de privilèges, au peu de dispositions de la nation.

Incidemment, Dupleix relève le tort que les Arméniens font à notre commerce par la modicité des bénéfices dont ils se contentent : « Si quelque chose, dit-il, a contribué à la perte du commerce de l’Inde, c’est le grand nombre d’Arméniens chargeurs à fret que l’on y voit répandus ».

Dupleix continue par des considérations sur le commerce à Manille, à Achem et au Pégou. Le commerce de Manille est très mauvais depuis quelques années : il dépend en grande partie des ordres donnés par le vice-roi du Mexique, de ne laisser venir que des sommes d’argent beaucoup trop modiques. Celui d’Achem vient d’être contrarié par des guerres intestines. Celui du Pégou est très nécessaire, en raison des bois qu’on en retire pour l’équipement et l’entretien des navires. Les bois y sont pour rien ; les ouvriers seuls causent toute la dépense.

Dans une dernière page, Dupleix se plaint enfin du faible traitement des employés. On pourrait et on devrait les favoriser, en les intéressant plus largement dans les opérations commerciales et en garantissant des emplois en France à ceux qui sont fatigués par un long séjour, alors que la plupart de ceux qui rentrent dans la Métropole risquent d’y mourir de faim.

« Quelle joie, écrit Dupleix, ne ressentirait-on pas, si, après avoir bien servi et avoir par ménagement ramassé quelque chose, l’on espérait l’augmenter considérablement au retour en France et pouvoir par ce moyen finir ses jours avec tranquillité dans le sein de sa patrie ! » Ainsi fait la Compagnie de Hollande.

Le mémoire de Dupleix n’est pas une œuvre où l’on doive chercher des systèmes et des théories nouvelles : c’est la reproduction aussi exacte que possible d’une situation réelle.

Si Dupleix a voulu prouver à ses correspondants qu’il connaissait très suffisamment la situation générale de nos établissements et de notre commerce, il a pleinement réussi. Tous les documents officiels que nous possédons : correspondances et délibérations du Conseil supérieur, confirment pleinement ses déclarations.


6. La nomination de Dupleix à Chandernagor.

La réintégration de Dupleix dans le Conseil n’était pas faite pour lui concilier les bonnes grâces de Lenoir ; ce dernier le lui fit bien voir quelques mois après. Le 5 octobre 1729, on apprit à Pondichéry la mort de la Blanchetière, directeur au Bengale. D’après une lettre des commissaires du roi en date du 20 février 1722, lorsque des employés se retiraient du service ou venaient à décéder, on devait faire avancer les autres d’après leur ancienneté au service, à moins qu’il n’y eut à redire sur leur conduite. Delorme et Legou ayant refusé le poste vacant, il revenait de droit à Dupleix. Le gouverneur l’attribua néanmoins à Dirois, qui était le dernier conseiller, puis il demanda l’avis du Conseil (10 octobre).

Chacun formula comme il le voulût ses observations et Dupleix représenta que le poste lui revenait par droit d’ancienneté. Toutefois la séance fut renvoyée au lendemain, afin de permettre à chacun de mieux réfléchir sur la situation.

Dans l’intervalle, Dupleix adressa à Lenoir la lettre suivante :


« Monsieur,

« Sur la proposition que vous avez faite ce matin au Conseil de nommer le sieur Dirois pour directeur par intérim du comptoir de Chandernagor, j’ai eu l’honneur de vous représenter dans l’instant que ce poste m’appartenait par droit d’ancienneté après MM. Delorme et Legou, second et premier conseillers, que ces Messieurs pouvant avoir des raisons que j’ignore de ne pas accepter ce poste, rien ne m’empêchait de l’accepter et de partir sur-le-champ pour aller en prendre possession, que le sieur Dirois, n’étant que le dernier conseiller, ne pouvait y être nommé au préjudice de ceux qui le précèdent.

« Sans entrer dans aucune discussion sur les raisons qui peuvent vous engager à me faire un tel passe-droit, je me contenterai de vous représenter encore par cet écrit qu’au défaut de Messieurs Delorme et Legou, ce poste m’est acquis, que je suis prêt de partir par le même vaisseau qui doit passer le sieur Dirois.

« L’autorité que la Compagnie vous donne de nommer aux emplois ne vous ôte pas la liberté de représenter nos droits ; le mien est fondé sur le naturel et sur les ordres mêmes de la Compagnie dont voici la teneur. »

Ici Dupleix rappelait la lettre des commissaires du roi, puis il ajoutait :

« Vous voyez, Monsieur, que le droit naturel et les ordres de la Compagnie sont à mon avantage ; il n’y manque que votre suffrage.

« Dont acte, fait et présenté à M. Lenoir ce jour, 10 octobre 1729.

« Signé : Dupleix. »


Le lendemain, 11 octobre, le Conseil s’étant réuni à nouveau, Delorme, appelé à formuler le premier son opinion, exposa que Dupleix et Dirois avaient tous deux le mérite et la capacité nécessaires pour remplir l’emploi, mais que le gouverneur ayant jeté les yeux sur l’un d’eux, il souscrivait avec plaisir au choix qu’il avait fait.

Legou dit que le gouverneur ayant le pouvoir de nommer aux emplois vacants telles personnes qu’il lui plairait, le choix qu’il avait fait de Dirois était très sage.

Dupleix ne put que rappeler le mémoire qu’il avait présenté la veille au gouverneur et, après en avoir donné lecture, conclut en disant que, « pour ne point manquer à la soumission entière que la Compagnie lui avait recommandée par lettre du 30 septembre 1728, il s’en rapportait à ce qu’il plairait à Lenoir de décider ».

Vincens déclara que, dans l’ignorance où il était des raisons du gouverneur pour ne pas envoyer Dupleix à Chandernagor, il ne pouvait qu’appuyer les représentations de ce dernier.

Dulaurens trouva le choix de Dirois très sage et très convenable. Dupleix avait les mêmes qualités pour remplir le poste, mais Dirois ayant été désigné, il souscrivait à ce choix avec le respect qu’il devait.

Toutes les opinions ayant été formulées et consignées par écrit, Lenoir arrêta que Dirois s’embarquerait incessamment sur le vaisseau le Saint-Joseph pour se rendre à Chandernagor.

La nomination de Dirois n’était que provisoire[29] et restait subordonnée à l’approbation de la Compagnie ; Dupleix se pourvut aussitôt près d’elle. Son frère et le directeur d’Hardancourt plaidèrent activement sa cause, et comme le poste et le titre de directeur au Bengale étaient bons pour le succès des affaires, il y eut de l’argent répandu pour les obtenir. Les droits de Dupleix primant manifestement ceux de Dirois, il ne fut pas malaisé à la Compagnie de lui donner satisfaction et, par lettre du 26 septembre 1730, arrivée à Pondichéry le 24 juillet 1731, elle le nomma directeur.

« Tu dois être assuré, écrivit Dupleix à son frère le 30 novembre suivant, trois mois après son arrivée à Chandernagor, de la mortification qu’a reçue M. Lenoir. Elle ne parut que peu à la réception des lettres de la Compagnie. Il en avait été prévenu plus d’un mois et demi avant, par quelques lettres qu’il reçut par les vaisseaux de la Compagnie anglaise. Il m’apprit dans ce temps que tu avais été nommé fermier général. Je jugeai bien que, puisqu’on parlait de toi, c’était à mon sujet, n’étant pas fort nécessaire qu’il sut que tu fusses fermier général. Il ne me dit rien de plus. Son silence, son chagrin me firent penser ce qui est arrivé. Nous nous sommes quittés les meilleurs amis du monde en apparence ; beaucoup d’honnêtetés ; j’ai fait comme tu me le marques toutes les années ; s’il n’en est pas content, je m’en mets peu en peine, je ne suis pas sous ses ordres, qu’autant que je le juge nécessaire au bien du service ; hors de là je n’en fais aucun compte. Je n’ai pas voulu me plaindre à la Compagnie du peu d’attention qu’il a eu à me faire rendre les honneurs qui sont dus à mon poste, qui, après le sien, est le premier dans l’Inde. S’ils n’avaient pas été faits à d’autres qui ne valaient pas mieux que moi, je n’aurais rien à dire. Je te prie d’en lâcher quelque chose à tes amis et à la compagnie. Mon préféré (Dirois) retourne occuper son ancien poste à Pondichéry et emporte avec lui la haine publique. »


Ainsi le premier sentiment de Dupleix avait été de considérer sa nomination au Bengale comme une victoire personnelle sur Lenoir et sur Dirois ; on ne sera pas surpris qu’avec de telles idées ses rapports avec le gouverneur de Pondichéry aient été assez mauvais et soient sortis parfois des bornes d’une stricte correction ; depuis quatre ans déjà ils étaient influencés par de fâcheux souvenirs. Dupleix ne méconnut pas, d’autre part, les services que son frère lui avait rendus dans la circonstance :


« J’ai toujours bien pensé, lui disait-il en la même lettre, que

sans toi je n’aurais rien eu à la Compagnie, encore moins si mon père s’en était mêlé. Il n’est nullement propre à concilier les esprits et pense que la seule droiture doit l’emporter, et d’emblée, sans aucune sollicitude. Ce sentiment était bon dans l’ancienne Rome. Je te remercie donc des peines, des prières, des sollicitations, de l’argent et des déplaisirs que tu as été obligé de souffrir et de faire pour persuader à la Compagnie que ce n’était point une grâce mais une justice qu’elle me rendait. Tu as eu raison de soutenir fort et ferme à la dernière. J’ose avancer, sans trop me flatter, que je la méritais en tout point sur mon préféré[30]. »


Il nous reste maintenant à suivre Dupleix à Chandernagor ; mais avant de faire le voyage, il conviendrait de parler d’une certaine affaire, dite des Jésuites, qui s’amorça un mois avant son départ et dans laquelle il joua un rôle important. Seulement, comme cette affaire, exclusivement relative à Chandernagor, se prolongea jusqu’en 1736, nous préférons, pour ne pas briser l’unité du récit, la renvoyer à un chapitre spécial. Et nous terminerons celui-ci par l’exposé de certains intérêts, les uns sentimentaux, les autres matériels, que Dupleix laissait derrière lui.


8. Les propriétés de Dupleix dans l’Inde et aux Îles. La famille Vincens.

Les intérêts matériels, c’étaient ses maisons et ses biens : il en avait à Pondichéry, à l’île de France et à Bourbon.

Nous ignorons la valeur de sa maison de Pondichéry, et bien que l’on montre encore aujourd’hui en cette ville une demeure de très belle apparence qualifiée « maison de Dupleix », rien ne nous autorise à garantir qu’elle lui ait réellement appartenu. En 1730, elle était entourée d’un joli jardin, orné lui-même de quelques belles statues. Lorsque Dupleix fut nommé au Bengale, il garda la maison, qu’il continua de faire entretenir ; en 1735, il fit réparer les combles ou argamasses et la population en conclut aussitôt qu’il allait revenir comme gouverneur. Mais il se débarrassa du jardin en 1736 au profit de Dumas, moyennant la somme de 500 pagodes ; quant aux statues, il les fit transporter à Chandernagor. Vincens, puis Dulaurens, représentèrent successivement ses intérêts.

Il était, avec Vincens, copropriétaire à l’île de France, aux Trois Îlôts, d’un terrain qui lui avait été concédé par le Conseil provincial de la dite île. Ce terrain ou habitation, d’une contenance d’environ 2.000 pas géométriques, était borné par la Grande et la Petite rivière, attenant d’un bout à Didier le Doux et de l’autre au passage de la Grande rivière. On ne sait pourquoi ils voulurent s’en défaire. Quoi qu’il en soit, Mazade des Îles, officier d’infanterie, et Louis Pelat, habitant de l’île Bourbon, munis de pouvoirs réguliers, le cédèrent par acte notarié, du 4 mai 1731, à Routier de Grandval, originaire d’Elbeuf, moyennant le prix de 3.715 livres 15 sous, savoir 3.000 livres le terrain et 715 livres 15 sous les effets mobiliers consistant en outils, armes et une vache de l’Inde. Grandval s’engagea à payer cette somme directement à la Compagnie en décharge de dettes envers elle de Dupleix et Vincens pour vivres et outils qu’ils avaient fait prendre en ses magasins. L’acte passé par devant Moret, conseiller, procureur du roi du conseil provincial de l’île de France à Fort-Louis, fut contresigné par Nicolas Maupin, commandant pour le roi dans l’île et président du conseil provincial, et ratifié par le Conseil supérieur de Pondichéry à la requête de Vincens, le 3 octobre 1731.

Dupleix et Vincens possédaient également un terrain à l’île Bourbon, conjointement avec Dumas, gouverneur de l’île. Dumas, Gachet et Sicre de Fontbrune l’avaient obtenu de la Compagnie le 20 décembre 1727, à charge par eux de lui fournir 100 livres de riz blanc par an. Dumas en avait cédé une partie à Vincens et Dupleix et était resté associé avec eux. Ce terrain, long de 100 gaulettes et de 15 pieds environ, était situé entre la Rivière sèche et le bras des Chevrettes, bornant d’un côté M. de Fontbrune, de l’autre MM. de la Farelle et de la Gourgne, par en bas M. Dioré et allant en hauteur jusqu’au sommet de la colline. D’un commun accord, Dupleix et Vincens résolurent en 1731 de se défaire de leur part, s’élevant à la moitié de la concession. L’acte fut passé le 17 décembre 1781 à St -Paul, où résidait Dumas, par devant François Morel et Philippe Chassin, notaires, et la vente consentie au profit de François Couturier et de Pierre Gueho de Kerquin, habitant Sainte-Suzanne, moyennant 4.416 piastres, 48 sols, savoir 2.000 piastres pour le prix de la terre et 2.416 pour la valeur de vingt esclaves malgaches et indiens qui s’y trouvaient. Cette somme était payable, 1.400 piastres en 1734, 1.400 en 1735 et 1.600 en 1738. Comme le précédent, cet acte fut ratifié par le Conseil supérieur le 27 septembre 1732[31].


On abandonne souvent une maison avec plus de facilité qu’on ne renonce à des affections ; nous nous imaginons volontiers que, malgré la situation brillante qu’il venait d’obtenir et qui lui donna une fierté légitime[32], Dupleix ne quitta pas Pondichéry sans un certain déchirement de cœur. Il y entretenait de bonnes relations avec son collègue Dulaurens et s’était lié d’une amitié très solide et très sincère avec son collègue Vincens et avec sa femme.

On sait déjà que Vincens avait été nommé en 1723 conseiller et procureur général en remplacement de Dumas. C’était un homme honnête et intelligent, mais de peu de décision et de caractère ; excellent agent aux mains d’autrui, il était lui-même incapable de grandes initiatives. Le 5 juin 1719, il avait épousé Jeanne Albert, appartenant à une famille dont il nous faut parler avec quelques détails, puisqu’elle devait un jour devenir celle de Dupleix lui-même.

Le père de Jeanne se nommait Jacques Théodore Albert et était chirurgien de la Compagnie ; il était né à Paris en 1675, paroisse Saint Sulpice. Sa mère était Élisabeth Rose de Castro, née à Madras en 1684, et fille elle-même de Thomas Lopez de Castro et d’une nommée Joanna, qui mourut à Pondichéry le 11 août 1716. Cette dernière dénomination semble indiquer une origine indigène et quelque peu servile. Le père et la mère eurent huit enfants, dont Jeanne fut la première[33]. Elle naquit à Pondichéry le 2 juin 1706 et avait par conséquent 13 ans et 3 jours lorsqu’elle épousa Jacques Vincens. Le jeune ménage ne tarda pas lui-même à prospérer ; Jeanne eut son premier enfant le 2 mai 1720 et dix autres suivirent jusqu’en 1736[34].

Albert ne possédait pas de fortune et la situation qu’il occupait ne lui permettait pas d’en acquérir ; il éleva néanmoins ses enfants de la façon la plus convenable, en essayant, malgré les moyens d’éducation les plus rudimentaires, de leur donner la distinction qui ouvre ensuite bien des portes. Ses filles étaient jolies et bien instruites. Lorsque Dupleix arriva à Pondichéry, le père venait de mourir (20 juin 1721) et, nul autre enfant n’ayant encore eu le temps de s’établir, la charge de la famille retomba sur Vincens qui, à ce moment, n’était encore que simple agent de la Compagnie de Saint-Malo. Le titre et la situation qui lui furent accordés en 1723 l’aidèrent puissamment à élever ses propres enfants et ses jeunes beaux-frères et belles-sœurs. Par quelle sympathie de caractère se lia-t-il avec Dupleix ? ni l’un ni l’autre n’étaient alors des personnages assez en vue pour que l’histoire ait pu l’établir. Mais cette sympathie, entretenue sans doute par le charme de Mme  Vincens, était très profonde ; Dupleix était reçu dans le jeune ménage comme un ami sûr et loyal, dont on n’avait rien à redouter. Il passa ainsi les plus belles années de sa jeunesse, au milieu de l’agrément de conversations tout à la fois aimables et sérieuses, qui lui faisaient oublier sa solitude et le vide de son cœur. Vincens enverra plus tard une de ses filles en France pour y faire son éducation ; Dupleix s’emploiera alors très activement auprès de son frère pour qu’il remplace auprès d’elle la famille absente et le lui demandera comme un service personnel, pour reconnaître, disait-il, les services et les honnêtetés dont il avait été lui même l’objet dans l’Inde[35]. C’est ainsi que Dupleix renonça aux intimités d’une vie quasi-familiale pour courir les aventures où l’appelaient son désir de fortune et ses ambitions[36].


  1. Voir Errata du tome 2.
  2. Les différents enfants d’André et d’Antoine, et sans doute aussi ceux de Guillaume, essaimèrent largement dans le Poitou et même en dehors du Poitou, car nous trouvons qu’un Claude Dupleix fut maire de Tours en 1652 et un René Dupleix, qui mourut en 1706, fut conseiller président de l’élection des Sables d’Olonne dont il laissa la survivance à son fils Aymé Laurent.
  3. Mgr Dehaisnes, dans ses Notes biographiques et historiques sur Dupleix publiées à Lille en 1890, et après lui, M. Guénin dans son « Dupleix » ont écrit que son grand-père était né à Mâcon où il était notaire. C’est une fausse interprétation d’une note manuscrite de la fin du xviiie siècle contenue au Cabinet des titres de la Bibliothèque Nationale, pièces originales, reg. 2299. Cette note est extrêmement obscure ; elle doit se rapporter à un neveu de Dupleix qui fut intendant de Bourgogne de 1774 à 1780. Ce neveu était fils de Charles Claude Ange de Bacquencourt et de Jeanne-Juliette Delaleu, née en 1709 et morte le 31 janvier 1736. Ce fut le père de Jeanne Juliette qui dut être le notaire en question ; seulement il n’était pas de Mâcon, mais de Pont de Veyle, qui est tout proche, et il est porté dans les actes sous le nom de Delaly et non de Delaleu.
  4. Littré, Larousse et la Grande Encyclopédie donnent de la sergenterie des définitions quelque peu imprécises et contradictoires. D’après Littré, on appelait sergenteries les terres mêmes du roi ou d’un seigneur dont le tenancier était obligé, à cause de son fief, d’aller servir le roi en personne dans ses armées ou de mettre plusieurs personnes à sa place ; d’après la Grande Encyclopédie, la sergenterie était un office féodal, tenu à fief, dont la charge principale était la saisie des fiefs ; en Poitou et dans quelques autres provinces, on rencontrait des sergents châtelains qui, dans certains lieux, étaient sergents de forêts et, dans d’autres, receveurs des amendes et des autres menus frais de justice des seigneurs.
  5. On a parfois établi une parenté entre les Dupleix de Châtellerault et une famille du même nom, originaire de Condom, dont un représentant, illustre en son temps, fut Scipion Dupleix, historiographe de France, qui vécut de 1572 à 1661.

    La note rédigée en 1746 pour l’anoblissement de Dupleix semble confirmer cette thèse. Elle est ainsi conçue :

    « Nous nous sommes portés d’autant plus volontiers à accorder cette distinction au sieur Joseph François Dupleix que les prérogatives de la noblesse ont été déjà communiquées plus d’une fois à sa famille, sans parler des sieurs Dupleix, originaires de Condom, qui ont souvent donné à leur patrie ses premiers magistrats et dont le nom a été illustré dans la personne de Scipion Dupleix, historiographe de France, par son brevet de Conseiller d’État ». (B. N., 9307, p. 6.)

    Mais si l’on rapproche la filiation de l’historien de celle du gouverneur, rien ne permet d’affirmer que cette thèse soit exacte. Le père de l’historien, nommé Guy, seigneur d’Ensoulès, marié le 8 octobre 1570, eut cinq enfants, deux du prénom de Scipion, François, Jean et Marguerite, tous les cinq nés avant 1580, année de sa mort. On ne connaît pas le père de Guillaume : il ne serait pas impossible que ce fut Antoine, seigneur de Lecques et frère aîné de Guy, mais c’est peu probable. En 1590, Antoine habitait Aigues-Mortes, dont il était gouverneur ; ses enfants, s’il en eût, auraient pu, à la rigueur, ne pas résider avec lui, mais pourquoi ni Guillaume, ni aucun de ses descendants ne porta-t-il le titre de Lecques ? Enfin Antoine était protestant et Guillaume catholique.

    Pour ces trois motifs, dont aucun n’est à lui seul suffisant, il semble à peu près certain que la famille de notre héros n’eut aucune parenté avec les Dupleix de Condom. Celle qui résulterait de la note de 1746 n’est d’ailleurs pas exprimée d’une façon formelle ni indiscutable. Il reste donc, sur les origines de la famille de Dupleix avant 1560, une obscurité complète ; il en est d’ailleurs de même pour celle de Condom : la filiation s’arrête à Guy, dont le père n’a pu être retrouvé, ni par d’Hozier, ni par les généalogistes.

  6. En même temps que François Dupleix vint à Morlaix, il y amena une sœur de sa femme, Anne Marie Claude Catherine de Massac qui épousa à Ploujean, le 21 avril 1706. un sieur Henri Arnault, âgé de 29 ans, natif de Tournon en Ardèche. Parmi les noms des signataires figurent MM. Dupleix, directeur général de la Manufacture de Morlaix, des Tournelles, contrôleur, de Roujoux, d’Alençon, Philibert de Corbion, Joseph Dupleix et sa mère. C’est sans doute avec cet Henri Arnault que Dupleix fut associé dans un sous-bail des fermes générales en 1738.
  7. Le collège des Jésuites est devenu, après la Révolution, collège communal puis lycée, avec de grands agrandissements ; de ce collège il reste encore la chapelle où rien n’a été changé depuis le xviiie siècle.
  8. B. N., 9357, p. 1. — Lorsqu’elle écrivit cette lettre. Madame de Roujoux était dans une mauvaise situation financière. Dupleix lui vint en aide avec une extrême délicatesse. « J’ai été pénétré du détail que vous me faites de votre situation, lui répondit-il, le 17 février 1754. La mienne me met en état de la rendre moins fâcheuse. Pourquoi ne l’ai-je pas su plus tôt ? J’y aurais pourvu comme je le dois et, pour vous en donner les marques indubitables, voici une lettre de change de mille écus sur mon neveu à qui je marque de l’acquitter promptement et sans délai et de vous compter chaque année la même somme… Je vous regarderai toujours comme ma chère Maman ; regardez-moi, s’il vous plaît, comme votre fils et voyez avec mon neveu ce que l’on pourra faire pour Messieurs vos fils. Il est engagé comme moi à vous donner des marques de reconnaissance de ce que je vous dois » (B. N. 9357, p. 421).
  9. Jacques Desnos de Kerjean était fils de Jacques Desnos et d’Élisabeth Cornée de la paroisse de Saint Louis de Brest.
  10. Au cours de ce voyage, Dupleix fît connaissance d’un petit commis, nommé Arnaud, fils d’un habitant de Dax, qui lui aurait prêté quelque argent ; du moins, à la mort de Dupleix père en 1736, Arnaud réclama-t-il le paiement de cette dette au fils qui n’en avait gardé nulle souvenance ; il pria néanmoins son frère de la payer (Ars., 4744, p. 59 et 70).
  11. B. N., 9357, p. 8.
  12. B. N., 8981, p. 69-71. Lettre à d’Hardancourt.
  13. « Je suis charmé que tu sois satisfait de ton fils aîné, écrivait Dupleix à son frère le 26 janvier 1749. Mon père ne l’a pas toujours été de moi, et il avait raison. Ainsi tu as une satisfaction de plus que lui ». B. N., 9357, p. 7.
  14. L’état comprenait :
    3 douzaines de chemises,
    6 paires de draps,
    6 douzaines de paires de chaussons,
    3 matelas de bord,
    1 couverture,
    1 oreiller,
    1 coffre de bord,
    6 paires de bas de fil écru,
    2 registres de grand papier,
    1 grand portefeuille où l’écritoire soit attaché,
    1 basse de viole avec son étui.
    B. N., 9151, p. 1.
  15. Delorme était conseiller depuis le 17 décembre 1711, de la Morandière depuis le 22 août 1715, Legou et Dumas depuis le 22 juin 1718, et Delahaye depuis le 3 janvier 1720.

    Lenoir (Pierre Christophe), né à Vendôme le 23 juin 1683, avait d’abord servi aux îles de France et de Bourbon et était arrivé dans l’Inde à la fin de 1719. Envoyé au Bengale, il en revint au début de mars 1720 et fut nommé second du port et juge de la chauderie le 3 juillet suivant à Pondichéry.

  16. Tribunal indigène.
  17. Afin que le lecteur ne s’égare pas dans ces désignations de quatrième et cinquième conseiller, qui peuvent paraître contradictoires, nous le prions de se rappeler que la Compagnie considérait toujours la Morandière comme second conseiller, faisant ainsi reculer d’un numéro l’ordre de ceux qui le suivaient, cet ordre variant d’après la Compagnie ou le Conseil.
  18. Arch. col., C272. p. 205. Lettre du 23 janvier 1723, signée Lenoir, Dupleix, Legou, Delorme, Vincens et Delahaye.
  19. B. N., 9354. p. 100.
  20. B. N., 9354. p. 104. Lettre du 19 septembre 1722.
  21. B. N., 9151, p. 4.
  22. A. C., C2 72, p. 205. Lettre du 19 février 1724.
  23. A. C., C2 72, p. 382 et 393.
  24. B. N., 9354, p. 160.
  25. B. N., 9151, p. 2-7.
  26. Les dénominations de marcs, pagodes, piastres, roupies, fanons, caches, candils, serres ou autres, revenant fréquemment en cet ouvrage, on peut établir de la façon suivante leur valeur respective qui ne fut jamais absolue.

    Un marc d’argent valait de 48 à 50 livres, ou un peu moins de 6 pagodes.

    La pagode était une monnaie d’or qui valait 8 livres 10 s., ou deux roupies et demie environ.

    La roupie, monnaie d’argent, valait autour de 3 fr. 40. Il y avait plusieurs sortes de roupies : la roupie sicca au Bengale, la roupie Arcate, celles de Madras et de Pondichéry à la côte Coromandel. Elles avaient toutes des valeurs légèrement différentes.

    Deux roupies faisaient une piastre.

    Quatre fanons faisaient une roupie ; à la côte Malabar, il en fallait cinq.

    La cache était une subdivision du fanon.

    Pour les poids et mesures, on employait suivant les régions le candil, le man, la serre et le bar.

    Le candil valait 560 livres et se subdivisait en 20 mans : le man valait par conséquent 28 livres.

    Le man se subdivisait lui-même en 40 serres ; ainsi la serre valait les sept dixièmes d’une livre.

    Le bar, parfois substitué au candil, notamment à la côte Malabar, valait 480 livres françaises. Il se subdivisait également en serres.

  27. En même temps que Dupleix, le St -Joseph ramena Tribert de Tréville, directeur du comptoir de Canton, et deux employés, Renault et Duvelaër. Renault est le même employé sous l’administration duquel Chandernagor fut rendu aux Anglais en 1757, et Duvelaër, devenu plus tard directeur des ventes à Lorient, prit une part importante aux négociations qui eurent lieu avec les Anglais en 1754, à propos de la politique suivie par Dupleix dans l’Inde.
  28. B. N. 9357. Lettre du 2 février 1727.
  29. Les prédécesseurs de Dirois furent, après Deslandes, retiré du service en 1700, Pierre Dulivier (1701-1707) ; Jean Samuel de Labat, intérimaire (1707) ; François de Flacourt (1708-1711) ; Claude Boyvin d’Hardancourt (1711-1717) ; Labat (septembre 1717-mars 1721) ; François de la Boixière, seigneur de Boisrolland (1721-1726), et enfin d’Aguin de la Blanchetière, second du comptoir de Chandernagor. Ce dernier, nommé par décision du Conseil supérieur du 23 décembre 1726, mourut le 29 août 1729. En attendant l’arrivée de Dirois, désigné comme directeur intérimaire par le Conseil supérieur, Guillaudeu fut chargé de l’expédition des affaires.
  30. B. N., 9357, p. 80 : 8979, p. 13.
  31. Une copie de ces deux actes se trouve aux archives de Pondichéry.
  32. « Adieu, écrivait-il à son frère le 30 novembre 1731, je t’écrirai par les autres vaisseaux. Si tu n’as pas pitié de moi, j’oublierai absolument ici le nom que je porte. Ce n’est que M. le Directeur par ci ! M. le Directeur par là ! Il m’est même arrivé de signer ce nom au lieu du mien. »
  33. Ces huit enfants furent :

    Jeanne, née le 2 juin 1706 ;

    Marie Françoise, née le 8 mars 1708, morte à Madras le 24 juin 1710 ;

    Agnès Marguerite, née le 21 mars 1709, morte le 12 avril 1715 ;

    Marie-Madeleine, née le 29 juin 1711, épousa Aumont en 1728 et se remaria à Combault d’Auteuil en 1741 ;

    François Xavier, le 13 juin 1713 ;

    Louis Jacques, né le 15 juillet 1716, mort le 16 octobre 1717 ;

    Suzanne Ursule, née le 1er octobre 1718, épousa Saint Paul le 26 novembre 1736 ;

    Rose Éléonore, née le 28 septembre 1720, épousa d’Arboulin en 1735.

    Aumont et d’Arboulin étaient cousins germains.

  34. Les onze enfants de Vincens et de Jeanne Albert furent :

    Jacques François, né le 2 mai 1720,

    Pierre Benoît, né le 6 août 1721,

    Marie Rose, née le 30 octobre 1722,

    Jean Baptiste Pierre, né le 7 septembre 1724.

    Jeanne, née le 10 janvier 1726, morte le 10 octobre 1726,

    Anne Christine Françoise, née le 15 mai 1727,

    Jeanne Suzanne Ursule, née le 4 juillet 1728,

    Catherine Éléonore, née le 10 février 1730, morte le 9 janvier 1731,

    François Joseph, né le… 1731, mort le 30 octobre 1731,

    Pierre François Xavier, né le 26 juillet 1734,

    Enfin Marie Françoise Xavier, dite Chonchon, née le 28 octobre 1736.

  35. B. N., 8979, p. 13, Dupleix à son frère, 30 novembre 1731. Dans cette même lettre, Dupleix remercie son frère d’avoir sauvé sa famille de la honte, en faisant commuer un jugement encouru par leur beau-frère Kerjean. — C’est enfin dans cette lettre que Dupleix suppose qu’il y aurait un mariage caché entre son père et une dame de Noyer, « qui, dit-il, n’est plus jeune ».
  36. Dans son ouvrage sur Dupleix, M. Guénin cite au long — d’après les mémoires du chevalier de la Farelle — le récit d’un voyage d’agrément que Dupleix fit à Madras, en septembre 1728, en compagnie de la Farelle, la Bourdonnais, Février, commis de la Compagnie, mesdames Vincens et Aumont, Adam, ancien chef anglais de Tellichery et sa femme. Cultru se contente d’en parler comme d’un épisode héroï-comique, heureusement assez rare, où des personnes occupant de hautes situations et tenues entre elles à un décorum particulièrement rigoureux, sont obligées tout d’un coup d’abdiquer toute dignité et presque tout respect devant des exigences de la nature aussi subites que désordonnées. La faute en était, paraît-il, à un cuisinier aussi facétieux que malveillant qui avait ménagé ses effets pour les faire durer pendant deux jours.

    Nous noterons simplement d’après ce récit la présence de la Bourdonnais. Nous n’en tirerons aucune conclusion humoristique, qui serait contraire à toute raison. Ce n’était pas la première fois que Dupleix et la Bourdonnais se trouvaient ensemble. On sait que le futur vainqueur de Madras était venu dans l’Inde dès 1719, qu’il y était revenu en 1728 et qu’il avait pris une part importante à la prise de Mahé les 2 et 3 décembre 1725. Puis il chercha à naviguer pour son compte dans le commerce particulier et c’est ainsi qu’avec le concours de Lenoir, il fit en 1727-28 le voyage de Moka sur le Pondichéry. C’est au retour de ce voyage que se place l’incident raconté par la Farelle.

    Dans leurs différentes rencontres, la Bourdonnais et Dupleix ne purent avoir que des relations de service très superficielles. La différence des caractères se manifeste alors avec plus de liberté et, si nous en jugeons par ses appréciations en 1736, il est probable que Dupleix eut dès ce moment pour la Bourdonnais peu de sympathie et même peu d’estime. On notera comme un fait historique curieux et non sans importance que, parmi les hommes qui, dans les années suivantes, allaient tenir entre leurs mains la destinée de nos établissements, les quatre acteurs principaux, Dupleix, la Bourdonnais, Lenoir et Dumas, se trouvèrent déjà en présence à partir de 1722, et, bien que leurs relations aient été parfois interrompues par les événements, on peut sans hésitation affirmer que la survivance d’impressions premières ou de lointains souvenirs ne fut pas sans influencer quelque peu leurs jugements et leurs actes, lorsqu’ils se trouvèrent eux-mêmes en face de responsabilités opposées, engageant l’avenir de la nation.