Dupleix et l’Inde française/1/6

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Champion (Tome 1p. 227-256).


CHAPITRE VI

L’administration de Chandernagor.


1. La subordination des Conseils.

Les comptoirs du Bengale étaient plus étroitement subordonnés à Dupleix qu’il ne l’était lui-même au Conseil supérieur ; étant peu distants les uns des autres, les ordres de la direction y parvenaient assez vite et s’y exécutaient sans créer de malentendus. L’éloignement de Pondichéry rendait au contraire les rapports des conseils plus difficiles et plus épineux. Les chefs avaient une tendance naturelle à se soustraire à une domination qui ne s’exerçait pas toujours avec discernement. À Mahé, poste d’une importance secondaire, le directeur Trémisot était souvent en opposition ouverte avec le Conseil de Pondichéry, Dupleix, plus jaloux encore de son autorité, ne crut jamais être à sa place s’il n’était au premier rang et se montra en général peu disposé à provoquer des instructions ou à recevoir des observations. Il avait déjà révélé son orgueil à Pondichéry comme simple conseiller : dans la position plus élevée qu’il occupait au Bengale, ce défaut ne fit que se développer. Il manifesta dès le premier jour son intention d’ignorer le Conseil supérieur autant qu’il le pourrait et, comme pour tâter le terrain, il commença par ne pas lui communiquer sa correspondance avec la Compagnie. Lenoir s’en plaignit et la Compagnie écrivit à Dupleix le 13 octobre 1732 :

« Nous avons pris communication de la correspondance que vous avez entretenue avec le Conseil supérieur de Pondichéry. Il est essentiel que vous continuiez à lui rendre un compte exact de toutes vos opérations et que vous vous conformiez par rapport à lui dans les règles de la subordination la plus exacte ; il convient également qu’il ait pour vous l’attention et la politesse qu’exigent la société civile et l’harmonie qui doit régner entre employés honnêtes gens qui n’ont qu’un même but, la diversité des sentiments ne devant occasionner aucune aigreur. Elle écrira au Conseil supérieur de supprimer à l’avenir les termes durs dont ils se sont servis, surtout dans leur lettre du 16 mars 1732[1]. »

Il fallut que la Compagnie renouvelât plusieurs fois ses observations pour faire entendre à Dupleix qu’il était le subordonné du Conseil supérieur. Lorsque Dupleix n’avait pas réussi dans une attaque, il en essayait aussitôt une nouvelle sur un autre terrain. Sur de nouvelles plaintes du Conseil supérieur parvenues en France dans le courant de 1737, la Compagnie répondit en ces termes le 30 octobre :

« Nous ordonnerons au Conseil de Chandernagor de vous envoyer à l’avenir assez à temps les copies des lettres qu’il écrit à la Compagnie, pour que vous puissiez nous faire en conséquence les réflexions que vous croiriez nécessaires et nous continuerons à vous envoyer à cachet volant celles que nous lui écrirons de même qu’au Conseil de Mahé, vous confirmant que l’intention de la Compagnie est que ces deux comptoirs vous demeurent entièrement subordonnés, qu’ils vous rendent le compte le plus exact de leur manutention et se conforment aux ordres que vous leur donnerez relativement à ceux que vous aurez reçus de la Compagnie. C’est ce qu’elle ne manquera pas de leur recommander à nouveau très expressément. Au surplus, le parti qu’elle prend de vous adresser tous ceux qui généralement sont à son service et de vous réserver le droit de les employer et de les avancer ainsi que tous ceux qui sont dans les trois comptoirs, suivant leur capacité et leur rang, doit être pour vous une preuve bien sensible qu’elle n’a rien diminué de la confiance qu’elle a toujours eue en vous. »

Une autre lettre, émanant celle fois du Conseil supérieur, est également à citer. Elle se réfère à une lettre de Dupleix du 22 avril 1738 que malheureusement nous ne possédons pas.

« Cette lettre dont nous envoyons copie, écrit Dumas le 15 octobre suivant, fera connaître à la Compagnie clairement de quelle façon ces Messieurs pensent au sujet de la subordination tant recommandée et si mal observée. Nous prions instamment la Compagnie de prendre le parti qu’elle croira le plus convenable à ses intérêts en supprimant une subordination si chagrinante pour Messieurs du Conseil de Bengale ou en faisant un exemple qui empêche que nous ne soyons exposés à l’avenir à ce qui nous est arrivé cette année. Notre modération dans cette occasion lui doit être une preuve certaine que nous méritons toute sa confiance et que nous aimons mieux ne pas nous servir de l’autorité qu’elle nous confie que de faire des démarches qui auraient pu causer quelques dérangements dans ses affaires[2]. »

Le ton de la correspondance ne s’améliora pas en 1740. Au mois de janvier, Dupleix envoya à Pondichéry plusieurs lettres qui restèrent sans réponse : il les rappela le 17 mai et s’attira cette réplique (15 septembre) :

« Ce n’est point par omission que nous n’avons pas répondu aux différents articles de vos lettres du mois de janvier et que vous rappelez dans celles du 17 mai. La façon dont vous avez pris depuis longtemps toutes les observations que nous vous avons faites sur vos différentes opérations nous a déterminés à ne plus vous en faire aucune, pour nous éviter réciproquement tout sujet de discussion, pensant bien que tout ce que nous aurions pu vous marquer sur ces différents articles de même que sur bien d’autres que nous avons omis, eut été peine et temps perdus et ne vous eut point empêché d’en faire toujours à votre volonté, comme vous avez fait on toute occasion. D’ailleurs vous pouviez nous exempter et à vous, Messieurs, cette explication, puisque dans le commencement de notre lettre du 25 avril nous vous avions marqué que vous pouviez faire dans toutes les occasions qui se présenteraient à l’avenir tout ce que vous jugeriez à propos[3] ».

Dupleix était plus souple dans ses rapports avec la Compagnie elle-même. Ses lettres nous révèlent le souci évident de se ménager les bonnes grâces et au besoin les faveurs du ministre, du commissaire du roi et des directeurs. Il fallut les circonstances extraordinaires de l’année 1738 où il se crut lésé dans son amour-propre plutôt que dans ses intérêts pour qu’il brûlât pour ainsi dire ses vaisseaux en écrivant des lettres où il traitait de puissance à puissance avec ses supérieurs. En temps ordinaire, le ton général de sa correspondance était plus réservé ; c’était celui d’un fonctionnaire qui prépare l’avenir en servant de son mieux les intérêts dont il a la charge, mais compte fermement sur des influences et des protections pour qu’à l’occasion ces services ne soient ni ignorés ni méconnus.


2. Le personnel civil.

Ses rapports avec le personnel placé directement sous ses ordres ne paraissent pas avoir été difficiles. Il correspondait sur le ton d’une grande confiance et dune réelle cordialité avec Burat, le chef de Cassimbazar, se livrait moins à Groiselle, le chef de Patna, et traitait comme de simples commis les chefs occasionnels de Balassore. Et ces commis il ne les avait pas en général en très haute estime. Beaucoup n’étaient venus dans l’Inde que pour y cacher leur insuffisance, quelques-uns des fautes : cette double faiblesse en faisait des instruments dociles aux mains d’un directeur expérimenté. Il est peu probable qu’ils aient eu pour Dupleix une très grande affection ; l’homme était trop distant et trop volontaire pour attirer les cœurs ; il est peu vraisemblable aussi qu’ils aient eu pour lui de la haine, car il était juste et respectait les droits acquis. À part un incident d’une certaine gravité, qui surgit en 1738, et où plusieurs employés de Chandernagor s’entendirent pour essayer de mettre Dupleix en mauvaise posture vis-à-vis de la Compagnie, la correction d’usage régna entre le chef et ses divers employés. Dupleix n’eut guère à sévir que contre le secrétaire du Conseil, un nommé Desplats de Flaix, un fort mauvais esprit, dont il se débarrassa en le renvoyant à Pondichéry.

Dégagé ainsi de tout souci sérieux du côté des personnes, Dupleix put se consacrer avec un esprit plus libre à l’administration de nos établissements.

Il diminua d’abord les dépenses. Dans tous les services, il y avait une « friponnerie si grande, écrivait-il à Vincens le 8 avril 1732, qu’il fallait être aveugle pour ne pas s’en apercevoir. Je tiendrai les mains à ce qu’il n’y soit rien changé (à la diminution des dépenses) et je ferai voir à M. Lenoir et à sa clique que je sais mettre de l’ordre où il n’y en a jamais eu. »

Dupleix exagérait en mettant si rudement en cause Lenoir et sa clique, laquelle dans l’espèce était le conseiller Dirois, mais il est impossible, faute de documents, d’apprécier exactement leur gestion financière. Les déficits qui pouvaient se produire dans un exercice budgétaire résultaient moins d’une mauvaise utilisation des fonds que de l’insuffisance des envois de la métropole. Pour les dépenses courantes on avait beaucoup plus qu’aujourd’hui le sens net et précis des limites que l’on ne doit pas dépasser ; le gaspillage n’était pas couvert par l’indifférence des autorités constituées. Quoi qu’il en soit, le souci de l’économie n’alla pas chez Dupleix jusqu’à supprimer les dépenses nécessaires. Dès le premier jour de sa direction, il fit achever la construction de l’hôpital qui put recevoir jusqu’à 50 ou 60 malades tant des vaisseaux que de la garnison, et c’étaient peut-être les vaisseaux qui en fournissaient le plus. La longueur des traversées développait à bord le scorbut et autres maladies. Nombreux étaient les officiers et matelots qui arrivaient à Chandernagor juste à temps pour y finir leurs jours. De 1733 à 1741, on ne compte pas moins de 16 officiers de vaisseaux qui succombèrent ainsi au Bengale après avoir résisté aux épreuves de la traversée. De ce nombre furent Guillaume Fouquet, capitaine de la Thétis en 1733 ; Carroux, officier sur le Triton en 1737 ; Delahaye, second du Saint-Géran en 1740.


En 1732, Dupleix acheta moyennant 1.800 roupies un terrain à un nommé Coja Petrus, arménien, pour y construire des magasins de la marine. La même année, il afferma les différents droits de la ville au courtier Indinaram, moyennant 1.000 roupies par mois. C’était la première fois que cet affermage se faisait. Jusqu’alors le Conseil percevait directement les revenus ou droits divers des aldées par des gens qui le volaient ou n’apportaient pas l’attention requise en de pareilles matières. Il ne rentrait guère dans la caisse que 7 à 8.000 roupies. Après avoir cherché plusieurs moyens pour faire augmenter les revenus, il parut à Dupleix que le plus convenable serait de les affermer, suivant l’usage pratiqué dans tous les pays indous. Indinaram fit des propositions : il s’offrait de retirer tous les revenus des aldées, de payer 1.000 roupies sicca au Conseil, de payer également le cazena au gouvernement maure et d’entretenir tous les pions, serviteurs et écrivains tant pour la garde des aldées que pour la réception des droits. Ses propositions furent acceptées et sanctionnées par une délibération du Conseil du 27 août. L’engagement était valable pour un an seulement, mais en contractant le Conseil prévoyait déjà qu’il pourrait être prorogé pour un temps plus long. Le fermage fut en effet continué les années suivantes, avec une augmentation de 1.000 roupies sur le contrat antérieur. Un état des droits et revenus appartenant à la Compagnie des Indes est joint à la délibération : nous ne croyons pas inutile de les énumérer, il n’est pas de meilleur moyen de faire connaître d’une façon précise sur quelles bases reposait l’administration indigène de cette époque. L’état comprenait :

Le droit de chandés et bazards, qui se lève sur le bétel, l’araque, l’huile et le bois à brûler, la chaux, le poisson, la paille, les perches, les bambous et en général sur tout ce qui se vend et débite dans les marchés ;

le kohaly ou mesurage des grains, sur le riz en paille ou nelly, le riz mondé, l’orge, les pois, mouris, avelles, schiras (riz bouilli) et larous ;

le porkay ou cougolle et visite des roupies ;

différents salamys : salamy de patta, imposé au nouvel acquéreur d’un immeuble, — salamy de banquet payé par les gens qui ayant perdu leur caste donnent un repas à leurs parents pour se faire réhabiliter ou encore par des personnes qui voulant régaler des gens de leur parenté ou de leur caste habitant d’autres aldées mais ayant des dettes dans la colonie sont autorisés à y venir sans courir le risque d’être arrêtés ;

le privilège exclusif de faire et débiter la boisson nommée bossa ;

le salamy de paramanik payé par celui qui veut être reçu chef d’une caste dans la colonie ;

le salamy de cohal appelé’miran qui se paie par le cohal ou mesureur de grains ;

les lods et ventes qui étaient de 4 % sur les Français et Européens, et de 10 % sur les Maures et gentils ;

les ventes d’esclaves, à raison de 5 % du prix de la vente ;

le droit sur les mariages, qui était d’une roupie et demie pour chaque garçon et de trois roupies pour chaque fille ;

le goudimagon, qui frappait les bateaux construits ou radoubés dans la colonie ;

l’achary des pêcheurs, payé par les pêcheurs pour chaque dingue avec laquelle ils pêchent ;

l’achary des bœufs, sur chaque bœuf de somme, payé par les propriétaires ;

le droit de ventes sur les toiles à voile du chanvre du pays ;

le droit sur le jagre ;

le droit de pêche dans les étangs, marais et trous du territoire de la colonie ;

les arbres qui sont sur les chemins et dans les rues, lorsqu’ils tombent d’eux-mêmes ou sont abattus par le vent ;

le droit sur les boutiques ;

la confiscation des terrains abandonnés par les rayottes ou censitaires indiens qui s’enfuient ou sont chassés de la colonie ;

les biens des rayottes tombés en déshérence ;

le gonsura, redevance annuelle et arbitraire imposée aux étrangers qui viennent demeurer dans la colonie ;

la jouissance des terrains vagues et non concédés qui s’afferment ordinairement à moitié récolté ;

le droit sur les conques ou gros coquillages dont on fait des bracelets ;

le droit sur l’indigo entrant dans la colonie ;

le cazana, redevances payées par les propriétaires des terrains ;

celui de vendre du bangui ou ganja ;

le droit de pontonage ou passage ;

le privilège réservé à certains brahmes de faire les cérémonies aux obsèques des gentils ;

enfin différentes perceptions sur les sommes d’argent recouvrées par voie de justice[4].

La perception de ces droits était fort compliquée et le lecteur estimera sans doute qu’elle devait donner lieu aux pires abus et soulever de vives résistances. Les abus en effet n’étaient pas niables ; mais en Orient, ils ont toujours été la loi ; on les subit d’ordinaire sans protester et même sans en être incommodés. C’est un passe-temps que de jouer avec eux ; ils ne gênent ni n’interrompent jamais sérieusement la vie sociale. L’affermage est encore aujourd’hui pratiqué couramment dans l’Inde et nul ne se plaint de l’arbitraire ou des vexations qu’il provoque.

Ce fut également à cette époque, — en 1732, — que la Compagnie se rendit définitivement acquéreur de l’aldée de Gondolpara ou des Danois située aux confins mêmes de la ville, du côté du sud. Cette aldée était la propriété d’un négociant de Surate nommé Houssein Hamedan Cheliby ou plus simplement Cheliby. Indinaram lui avait prêté 2.000 roupies en 1726, la Compagnie avait acquis cette créance et avait pareille somme sur hypothèque en 1729. Les représentants de Cheliby à Chandernagor ne voulaient ni nous payer ni nous laisser jouir des droits ou revenus que nous conférait cette hypothèque. Pour mettre fin à cette situation, Dupleix suggéra à Martin, notre chef à Surate, de s’entremettre auprès de Cheliby pour qu’il nous cédât complètement l’aldée moyennant 2 à 300 roupies que nous lui paierions chaque année : à son avis, nous regagnerions peu à peu cette somme par la jouissance des revenus. Pour ne point éveiller l’attention des Maures, qui sans doute s’opposeraient à cette cession, Dupleix suggérait encore qu’elle fut faite au nom de l’un des akons de la Compagnie. C’est ainsi que l’aldée de Gondolpara fut définitivement jointe au territoire de Chandernagor.

À part l’établissement de la loge de Patna, dont nous parlerons plus loin, il ne se passa aucun événement intéressant dans les années qui suivirent. À la suite de la nomination de Dumas comme gouverneur, Dupleix qui n’avait pu avoir le poste pour son compte, essaya du moins d’obtenir l’autonomie la plus complète pour sa direction. Les Anglais de Calcutta n’étaient-ils pas indépendants de Madras depuis 1681 ? Était-il juste d’attendre parfois fort longtemps que le Conseil supérieur se fut prononcé en appel sur des condamnations prononcées à Chandernagor qui risquaient de prolonger certaines détentions fort arbitrairement ? Dupleix exposa ces motifs à la Compagnie, moins sans doute par pitié pour les coupables peu dignes d’intérêt que pour réaliser ses rêves d’indépendance personnelle. La Compagnie se retrancha derrière des raisons financières pour ne pas lui donner satisfaction ; en réalité la théorie de Dupleix ne se présentait pas avec des arguments suffisamment rigoureux pour être admise sans quelques inconvénients. L’éloignement des comptoirs était certainement un obstacle à l’exécution ou l’interprétation de quelques ordres ; mais comme ces comptoirs faisaient en commun les mêmes opérations commerciales, une certaine cohésion politique était nécessaire pour assurer leur succès. Nul doute qu’avec la reconnaissance de l’autonomie du Bengale, le centre le plus productif de l’Inde, Pondichéry n’eut été entièrement sacrifié aux ambitions du directeur du Bengale. Ne se vantait-il pas dès 1783 d’avoir presque anéanti son commerce d’Inde en Inde ? Dupleix apprécia le refus de la Compagnie dans une lettre à Fulvy du 6 janvier 1738, que nous nous bornerons à analyser.

L’intention de la Compagnie en opposant ce refus, disait-il, a été de laisser le Conseil supérieur en état de se prononcer d’une façon pertinente et juste sur toutes les affaires de l’Inde : il n’a pas vu suffisamment les inconvénients. Après plusieurs expériences les Anglais et les Hollandais ont reconnu que l’indépendance et la liberté d’agir des comptoirs étaient ce qui convenait le mieux. La Compagnie croit-elle que la grande dépendance quelle exige du Conseil de Chandernagor à celui de Pondichéry puisse jamais procurer aucun bien à son service ? Elle se trompe ; elle n’aboutit au contraire qu’à dégoûter les employés, et à les empêcher de mettre au jour leurs idées. « Ils n’osent s’exposer à de perpétuelles rebuffades dont le Conseil de Pondichéry est toujours prodigue… personne ne veut courir les risques de réprimande ou de n’être presque jamais approuvé. Ainsi les affaires périclitent par leur longueur à être décidées et souvent la décision arrive de Pondichéry lorsqu’elle n’est plus nécessaire ou à propos. » On doit s’attendre à ce que par la suite le Conseil de Chandernagor exécute aveuglément les ordres de Pondichéry, bien que cette conduite ne puisse tendre au plus grand bien des affaires. L’intérêt particulier a plus de part que les nécessités du service dans la supériorité que veut se réserver le Conseil supérieur. Dupleix peut en parler en toute connaissance de cause, puisqu’il a été conseiller à Pondichéry et quand il y serait gouverneur « il ne changerait point de sentiment à cet égard. »

Il en changea si bien que le jour où il fut nommé gouverneur de Pondichéry il ne songea nullement à réaliser l’indépendance de son ancienne direction ; tant il est vrai que les points de vue changent avec les situations. Dupleix justifiait ainsi par avance la décision de la Compagnie.


Dans le même temps où la Compagnie consacrait d’une façon aussi nette la supériorité du conseil de Pondichéry, elle prenait à l’égard de ses employés une série de mesures d’une certaine importance, où l’esprit critique de Dupleix allait encore se manifester, parfois de la façon la plus judicieuse.

Par une lettre du 30 octobre 1736, elle décida de réduire à 1.500 francs les appointements de tous les conseillers mais de donner 500 livres de plus au teneur de livres, 300 au garde-magasin et autant au gemidar. Ce fut une source de discorde jetée au sein du Conseil. Il se trouva que les trois postes en question étaient tenus par les trois plus jeunes conseillers, qui se trouvèrent ainsi plus payés que les anciens. Ceux-ci protestèrent de la façon la plus énergique. Les arguments de bons sens et de justice ne leur manquaient pas. Dupleix ne chercha pas un instant à concilier des intérêts aussi contradictoires non plus qu’à exécuter les ordres de la Compagnie : avec infiniment d’habileté et de patience il sut faire comprendre aux conseillers les plus jeunes combien ils étaient injustement favorisés et les amena d’eux-mêmes à renoncer à leurs privilèges. Un an plus tard, à la même date du 30 octobre, la Compagnie frappée du grand nombre de veuves et d’orphelins qui tombaient à sa charge, résolut de ne plus faire de pension à qui que ce soit ; il importait à chacun de ses employés de s’assurer l’avenir par ses économies, sa prévoyance ou son intelligence. Elle arrêta toutefois, pour corriger la rigueur de cette innovation, que les enfants pauvres des agents prématurément décédés seraient élevés, nourris et entretenus aux dépens de la Compagnie jusqu’à ce qu’ils fussent en âge de gagner leur vie ; mais qui élèverait ces enfants ? Il n’y avait alors dans nos possessions aucun établissement, religieux ou autre, pour les recueillir ; l’instruction était au surplus assez négligée et considérée comme de peu d’importance. Par un heureux hasard, il arriva à Pondichéry par la Paix, le 8 septembre 1738, venant de Vannes, quatre religieuses ursulines pour fonder un couvent destiné à donner l’éducation aux jeunes filles. Dumas pensa aussitôt leur confier les enfants des agents décédés et fit créer un droit d’une demie-roupie par tonne pour subvenir aux besoins de l’institution naissante. Il suggéra au Conseil de Chandernagor de consacrer à cette œuvre le produit de certaines aumônes, moyennant quoi les habitants de la ville et même les étrangers pourraient envoyer les enfants nécessiteux à Pondichéry, où ils seraient bien traités et élevés dans des sentiments de piété et de vertu[5].

Dupleix refusa d’entrer dans ces vues, sous prétexte qu’il n’avait pas été consulté au préalable sur l’opportunité du droit fiscal édicté par Dumas et la Compagnie approuva plus tard (9 novembre 1740) cette explication ; mais ce ne fut pas l’opinion du gouverneur. Il écrivit à Dupleix le 28 avril 1740 : « Nous préférons n’y pas répondre (à vos raisons) pour éviter tout sujet de discussion et vous en ferez dans cette occasion ainsi que dans toutes les autres qui pourront se présenter à l’avenir, ainsi qu’il vous plaira[6]. » La réponse de la Compagnie ne modifia pas les sentiments du Conseil supérieur qui, malgré le départ de Dumas retourné en France en octobre 1741, continua de se solidariser avec son ancien chef et répondit aux directeurs le 31 décembre 1741 : « Est-ce avant d’avoir pris cette délibération ou après que la Compagnie entend que nous aurions dû en faire part à ce Conseil (celui de Chandernagor). Si c’est avant, nous n’avons pas pensé devoir le faire ; car en ce cas où serait la supériorité que vous nous donnez sur lui ? Si c’est après, nous n’y avons pas manqué. » Nous nous imaginons volontiers que Dupleix, qui prit possession du gouvernement de Pondichéry quinze jours plus tard, fut loin de désapprouver cette réponse, qui consacrait le principe de supériorité dont il allait être désormais le défenseur. La question des Ursulines avait d’ailleurs cessé depuis longtemps d’être une cause de trouble entre les Conseils ; les religieuses élevèrent de telles prétentions et furent de relations si désagréables que, au bout de quelques mois, on dut les prier de retourner en France.


Chaque année amenait une réforme nouvelle. Il était de règle que les employés de la Compagnie n’avançassent qu’à l’ancienneté ; on devait toutefois essayer de concilier ce principe avec les qualités de l’agent et il était entendu que dans le cas où, à égalité de grade, la capacité l’emporterait sur l’ancienneté, on pourrait faire monter aux postes les plus élevés les employés les moins anciens. Ces principes sont essentiellement justes ; mais comme les employés de peu de valeur sont les derniers à s’en rendre compte, il en résultait dans l’application des froissements et des rancunes. Les administrations ont passé leur temps et continueront de le passer à chercher entre l’ancienneté et le choix la formule d’équilibre qui donne à chacun satisfaction : en 1738, la Compagnie, rompant avec les usages, décida que les employés n’avanceraient plus qu’à l’ancienneté, fut-ce dans le même grade. Elle édicta en même temps que les Conseils ne pourraient plus révoquer les employés mais seulement les suspendre. Les conséquences de cette mesure ne tardèrent pas à se faire sentir ; les employés médiocres ou de peu de conscience, sachant qu’ils ne pouvaient plus être révoqués et que leur avancement était quand même assuré, quelque talent qu’ils déployassent, ne se donnèrent plus aucun mal et ne se crurent plus tenus à aucune discipline ; ceux qui étaient chargés de la vérification des marchandises s’en reposèrent sur des subalternes, voire même sur des Indiens en prétendant qu’ils étaient occupés dans les bureaux où peut-être ils n’étaient pas. Dupleix eut avec eux des discussions sans fin pour leur faire comprendre leur devoir ; ses conseils sans sanction furent sans résultat, et il en fut réduit à demander à la Compagnie de n’accorder d’avancement qu’à ceux qui feraient preuve d’assiduité. Les Conseils gardaient toutefois le pouvoir de refuser l’avancement aux employés qui leur paraîtraient indignes ; ils devaient alors prendre une délibération motivée, dont la Compagnie restait juge en dernier ressort.

Les employés qui avaient de l’avancement pouvaient jusqu’alors être appelés à continuer leur service dans l’établissement où la vacance du poste plus élevé venait de se produire ; c’était ce que Dupleix appelait la « transmigration ». Une curieuse innovation du même règlement fut que les employés pourraient désormais avancer d’un comptoir à l’autre, sans changer de domicile. On dressa à cet effet un état de tous les employés de la Compagnie aux Indes, afin de pouvoir suivre avec plus de facilité et d’exactitude l’ordre de ceux qui devraient avancer, lorsqu’il y aurait une place vacante. L’ordre des directeurs étant que tous les employés, dans quelque comptoir qu’ils fussent, devraient avancer aux postes qui viendraient à vaquer dans quelque endroit que ce pût être, les conseils subalternes étaient invités à transmettre au Conseil supérieur leurs objections motivées dans le cas où il leur paraîtrait que pour une raison quelconque l’employé pouvant prétendre à un poste supérieur ne méritât pas d’avancement ; dans ce cas le Conseil supérieur pouvait nommer ceux qui suivaient dans l’ordre du tableau et qui s’en trouvaient capables. L’intention de la Compagnie était toutefois que ses employés montassent sans changer de domicile aux grades auxquels ils étaient appelés par leur ancienneté. C’était là l’étrangeté de la réforme ; il pouvait en résulter qu’il se trouvât dans un comptoir moins ou plus de conseillers, de sous-marchands ou de commis que la Compagnie n’en fixait sur ses états de dépense en chaque établissement, il pouvait même arriver, comme l’écrivit Dupleix, que dans un comptoir il n’y eut que des conseillers et dans un autre des commis seulement. Mais peu importait à la Compagnie ; elle considérait tous ses employés dans l’Inde comme ne formant qu’un seul corps sans distinction de rang ni de comptoirs, et voulait que, sans se transporter d’un établissement dans un autre, ils fussent avancés, lorsquil y aurait lieu, quelque part qu’ils fassent et payés des appointements attachés aux grades auxquels ils avaient été promus.

Dupleix jugea cette réforme tout à fait déraisonnable et il l’écrivit à son ami Godeheu[7] ; il était hostile à toute mutation de fonctionnaires d’un comptoir dans un autre, même par voie d’avancement ; à son avis, le meilleur agent venant du dehors ne valait pas le plus médiocre employé qui avait acquis sur place une longue habitude des affaires, mais il admettait encore moins qu’on avançât à Chandernagor parce qu’un employé d’un rang supérieur venait de mourir à Mahé ou à Pondichéry. Ce n’était pas le meilleur moyen, disait-il, que les affaires de la Compagnie fussent bien gérées et si elles l’étaient mal à l’avenir, elle ne pourrait s’en prendre qu’à elle-même. On n’éviterait le mal qu’en faisant monter aux postes vacants d’un comptoir les employés de ce même comptoir, à l’exclusion de tous les autres. Cette doctrine avait du moins l’avantage de concorder avec les idées d’indépendance que Dupleix ne cessait de soutenir en toutes les occasions.

L’avancement automatique des employés ne pouvait que développer chez eux l’esprit d’indiscipline, déjà si surexcité par l’impossibilité où se trouvaient les directeurs de les révoquer. Dupleix se plaignit amèrement aux directeurs eux mêmes (14 janvier 1740) que depuis les nouveaux règlements les agents de tous ordres, surtout les conseillers, fussent devenus d’une humeur peu soumise ; ils prétendaient ne recevoir d’ordres de personne et ne les exécutaient qu’à leur fantaisie. Voyant leurs chefs de même rang qu’eux confondus sans égard aux postes dans le tableau où l’ancienneté les avait placés, comment voulait-on qu’ils eussent le moindre égard pour un chef qu’ils ne regardaient plus que comme un égal ? C’était l’anarchie et Dupleix n’avait pas tort de la déplorer. Un lecteur impartial en conclura certainement que la bonne administration n’est pas nécessairement une affaire de régime politique.


Dupleix avait d’autant plus raison de ne pas trouver parfaites les nouvelles mesures de la Compagnie qu’il venait lui-même d’en être la victime. Dans le courant de juin 1739, alors qu’il se reposait à son jardin de Satgazia, le bruit commença de se répandre à Chandernagor qu’il était impliqué dans une affaire où son honnêteté était en cause. C’était un bruit timide et discret, qu’on répandait à voix basse et qu’on retenait ensuite pour le rendre plus perfide. Dupleix fut quelques jours sans rien savoir, mais à la fin les conseillers St -Paul et Renault le mirent au courant de la situation. Il ne s’agissait de rien moins que de 3 à 400.000 roupies qui auraient été détournées des fonds de la Compagnie et voici sur quoi ce soupçon était fondé.

Au moment du départ du dernier des vaisseaux du Bengale pour France, le teneur de livres chargé de clore le bilan avait par erreur laissé apparaître un excédent en caisse de 84.179 roupies ; le Conseil s’en rapportant aux écritures l’avait contresigné sans l’examiner. Des gens de bonne foi et au courant des affaires eussent très simplement estimé qu’erreur n’est pas compte ; il plut au contraire à certains employés dont Guillaudeu le jeune, Boisrolland, Barthélémy, Ravet et le teneur des livres lui-même, un nommé Weymar, de faire remarquer que, puisqu’il pouvait rester cette somme en caisse, il était surprenant qu’on eut passé des billets aux marchands pour une somme de 300.000 roupies, qu’il fallait qu’il y eut de la manigance et des fonds détournés et que cela n’avait pu se faire que de concert avec St -Paul et Renault, tous deux garde-magasins. Ce conte, débité d’abord à l’oreille, fit impression chez quelques-uns et l’on prit jour pour examiner le bilan d’abord chez Barthélémy, puis chez un cabaretier nommé Lasonde. Il y eut plusieurs réunions. Soigneusement enfermé dans une pièce où les yeux indiscrets ne pouvaient pénétrer, on examina les livres et rien ne parut plus clair à ces gens qu’un détournement, dont Dupleix aurait été le bénéficiaire. Et l’on fit des notes que Weymar fut chargé de communiquer en douceur au conseiller St -Paul. À leur vue, celui-ci ne put s’empêcher de dire qu’elles étaient fausses, que l’on s’était trompé et qu’on avait oublié des pièces essentielles au débit du bilan. Comme Weymar insistait pour soutenir la justesse de ces notes, cet acharnement fit penser à St -Paul qu’il y avait là un mauvais dessein caché, et sans discuter davantage avec Weymar, il courut prévenir Dupleix. Celui-ci sans perdre un instant assembla tous les employés sans en excepter aucun et la plume à la main, il discuta avec eux le bilan. Ce dernier portait encore la trace du vin qu’on avait bu chez Barthélémy et chez Lasonde ; Dupleix en fit la remarque en même temps qu’il produisit sa justification. Ils furent confondus. « Ils ont été assommés, écrivait Dupleix, et déclarés les plus grands fourbes qui sont sur la terre[8]. »

Force leur fut de confesser et de signer leurs calomnies. Mais l’affaire s’était déjà répandue dans le public, où elle faisait quelque bruit : les étrangers la connurent et s’étonnaient que Dupleix n’eut pas fait arrêter les coupables et ne les eut pas renvoyés en France. Celui-ci estima ne pouvoir être juge de sa propre cause, mais il demanda nettement justice aux directeurs, suppliant en cas de refus qu’on lui permit de quitter le service de la Compagnie, « L’ignorance et l’oisiveté, écrivait-il à Dumas, ont imaginé l’affaire ; l’ivrognerie et la crapule l’ont nourrie et la malice l’a fait éclater[9]. » La Compagnie lui donna en partie satisfaction : elle révoqua Weymar.


3. Le personnel militaire.

Regardons maintenant du côté du personnel militaire.

À la fin de 1731, il n’y avait à Chandernagor qu’une seule compagnie avec un effectif de 64 blancs et une trentaine de topas. C’était trop peu pour inspirer le respect. Dirois n’avait cessé de représenter l’insuffisance de ce nombre ; Dupleix reprit ses arguments et ses doléances, auxquels les événements de Cassimbazar vinrent donner un nouveau poids. À son avis, il fallait au moins 300 hommes dont les deux tiers français et l’autre tiers topas. La Compagnie finit par entendre raison et sur ses propositions, elle constitua deux compagnies de 110 hommes chacune, non compris l’état-major et les topas, et dès le mois d’octobre 1732 donna l’ordre à Lenoir de faire passer 156 hommes au Bengale. Un premier détachement de 37 hommes partit le 28 février 1733 et un second de 21 hommes le 15 septembre. Il fut impossible à Lenoir d’en envoyer davantage en raison des troubles qui venaient de surgir à la côte de Coromandel. L’effectif français se trouva ainsi porté à 122 hommes, réduit à 119 à la fin de l’année par décès ou désertion.

Chaque compagnie devait être composée de la façon suivante :

1     capitaine,
1     lieutenant,
1     sous-lieutenant,
1     enseigne,
4     sergents,
4     caporaux,
2     anspessades,
2     tambours,
1     fifre,
95     fusiliers,
2     caporaux topas,
48     soldats topas,
total : 163     hommes.

Ces compagnies constituées ou sur le point de l’être, les fusils manquèrent. Dupleix en demanda deux cents garnis de leur baïonnette avec autant de gargousins, une cinquantaine de grenadières et porte-mèches, 6 pièces de canon et quelques petits mortiers[10].

Les casernes anciennes, construites à l’intérieur même du fort dit Fort d’Orléans, étaient insuffisantes pour tout ce monde. Dupleix en fit construire de provisoires en paille entre la porte royale et le bastion des Anges.

L’effectif militaire fut renforcé en 1734 de 25 soldats venus de France. Le détachement reçut des canons, des boulets et des armes. En 1736, sur 220 blancs qui devaient constituer la garnison, il en manquait 90.

Le nombre annuel des morts était fort élevé : il n’était pas inférieur à 15, autant qu’on peut l’établir par les mentions quelquefois peu explicites des actes de décès. Le nombre fut en effet de 17 en 1733, 25 en 1734, 12 en 1735, 19 en 1736, 16 en 1737, 1738 et 1739 et 9 en 1740 et 1741. Quelques-uns de ces hommes avaient passé la cinquantaine.

Les décès de matelots, mousses et hommes de mer étaient encore plus élevés : la moyenne était un peu supérieure à 16, soit 14 en 1733, 38 en 1734, 2 en 1735, 9 en 1736, 13 en 1737, 18 en 1738, 17 en 1739, 18 en 1740 et 19 en 1741.

Le Conseil supérieur qui reçut des renforts de France en 1738, envoya 30 hommes au Bengale le 26 juin et il se proposait d’en envoyer 20 autres au mois d’octobre, lorsque les événements de Karikal obligèrent Dumas à concentrer de ce côté toute son attention et toutes ses forces. Nous venions d’acquérir cette ville avec son territoire et déjà les difficultés commençaient avec le roi de Tanjore pour sa prise de possession.

Un nouveau détachement de 40 hommes fut envoyé en 1738 ; il servit à compléter l’effectif des deux compagnies qui se trouvèrent au complet, à trois hommes près, à la revue du 15 janvier 1739. D’après les instructions de la Compagnie, tous les détachements servant à compléter la garnison de Chandernagor devaient être tirés de celle de Pondichéry.

La garnison perdit une centaine d’hommes au cours de l’année 1739. Ils furent tous remplacés ; le Conseil supérieur en envoya même quelques-uns en surnombre pour remplacer ceux qui voudraient rentrer en France. C’était l’année où Nadir Cha était entré à Delhi ; Dupleix, craignant des complications au Bengale, eut désiré qu’on le secourut largement en munitions et en soldats. Dumas obligé de se garder lui-même du côté de Karikal et craignant des complications à Arcate, où la division régnait dans la famille du nabab, ne put lui donner satisfaction : d’ailleurs, dans l’intervalle, Nadir Cha retourna en Perse et toute crainte disparut du côté du Bengale.

La mort de Sujah Khan survenue peu de temps après et le renversement de son successeur Safras Khan firent craindre à nouveau pour la sécurité de nos établissements et Dupleix demanda des renforts à Pondichéry. Mais la côte Coromandel était plus troublée encore par les incursions des Marates ; après avoir défait et tué le nabab d’Arcate, ils vinrent mettre le siège devant Trichinopoly et menaçaient à l’issue du siège d’aller ravager la côte depuis Goudelour jusqu’à Madras. Il fut impossible à Dumas d’envoyer le moindre renfort et les effectifs de Chandernagor allèrent en s’affaiblissant. Loin d’être secouru, ce fut au contraire Dupleix qui envoya à la côte Coromandel des secours en vivres et quelques munitions.

Les craintes d’insécurité de Dupleix pour nos établissements du Bengale furent d’ailleurs peu nombreuses et de courte durée ; en fait, aucun danger intérieur ni extérieur ne menaça nos établissements jusqu’en 1741. Les incursions des Marates dans le nord ne commencèrent que l’année suivante. Aussi nos soldats étaient-ils assez inoccupés. Leur plus grand travail était une fois l’an d’escorter les bateaux qui montaient à Patna porter nos marchandises et en ramener le salpêtre et autres produits de la contrée ; encore n’envoyait-on qu’un détachement de 25 à 30 hommes commandés par un capitaine ou un lieutenant. Et c’était un voyage de plaisance plutôt qu’une véritable campagne ; on partait en septembre pour rêvenir en novembre ou décembre. D’autres, sous la conduite d’un simple sergent, escortaient les navires ou bazaras qui faisaient dans le même but le voyage de Dacca par l’Hougly, le Gange et le Brahmapoutre, où parfois la vue se perd à l’horizon comme si l’on naviguait sur un lac sans fin.

Avec si peu de soucis et de responsabilité, la discipline était naturellement douce ; elle n’était guère troublée que par des rivalités d’amour-propre entre les chefs. Certaines n’étaient pas justifiées, d’autres l’étaient davantage, telle la nomination d’un nommé Chambon comme aide-major. Cet officier avait quitté le service à Pondichéry et demandé ensuite à Dumas l’autorisation d’aller au Bengale pour y régler quelques affaires avant son retour en France. À peine arrivé à Chandernagor, Dupleix le retint et fit de lui un aide-major. À cette nouvelle, les officiers de Pondichéry adressèrent au gouverneur une requête par laquelle ils demandèrent que le dit sieur Chambon ayant quitté le service fut remis à la queue. Dumas jugea que Dupleix avait quelque peu outrepassé ses pouvoirs et en transmettant à la Compagnie la requête de ses officiers, il terminait ainsi sa lettre : « Nous sommes surpris que le Conseil de Chandernagor fasse si peu d’attention aux ordres de la Compagnie et à la règle et s’écarte à ce point de la subordination qu’elle lui a prescrite, puisque toutes ses démarches se font contre notre assentiment et sans notre assentiment. » Malgré la désignation de Dupleix, Dumas ne porta pas Chambon sur le tableau général des officiers.

L’indiscipline des soldats se traduisait surtout par des désertions. Les unes tenaient à la lassitude du service militaire, dont la durée était pour ainsi dire indéfinie, d’autres à l’amour de l’indépendance et des aventures, d’autres enfin à des désirs de mariage. Il était en effet défendu aux soldats de se marier sans l’autorisation de leurs chefs et avec des femmes du pays ; c’étaient cependant le plus souvent les seules unions qu’ils pussent contracter. Mais il était si facile de passer outre aux règlements ; la frontière anglo-hollandaise était à moins de deux milles du centre de Chandernagor ; il n’y avait qu’à la franchir. Les religieux portugais de Bandel s’étaient fait une spécialité de bénir ou régulariser toutes les unions conclues dans ces conditions.

La désertion était punie de mort et c’était une peine angoissante à prononcer, si l’on songe que par ignorance mutuelle des chefs et des soldats il pouvait arriver que ceux-ci eussent fini leur engagement. Dupleix traduisait fort heureusement et fort tristement cette situation, à propos de deux déserteurs dont on « avait cassé la tête » à la suite d’un tirage au sort, tandis que la peine de deux autres avait été réduite aux galères.

« Il est fâcheux que nous soyons obligés d’en venir à de pareilles extrémités ; nous nous y sommes vus forcés, ne voyant pas d’autre remède à la fréquente désertion qui nous réduirait quelquefois à n’avoir pas un soldat français. Il est encore plus fâcheux de condamner quelqu’un sans être certain du crime. Telle est la situation où nous nous trouvons, lorsque pour fait de désertion nous sommes forcés de procéder sans savoir le temps de l’engagement et combien il doit durer ; car enfin l’accord est mutuel. Lorsqu’un soldat s’engage à servir trois ans et que son temps est fini, on doit le renvoyer ou lui renouveler l’engagement. Si on ne fait ni l’un ni l’autre, nous ne croyons pas qu’il mérite la mort, puisque l’on commence à manquer à la condition qui le met en l’état ou de se rengager ou d’acquérir sa liberté[11]. »

C’est sans doute pour ce motif que les diverses nations européennes avaient résolu de se rendre réciproquement leurs déserteurs, à condition qu’à leur retour au détachement ils ne fussent l’objet d’aucune pénalité. Afin toutefois de rendre les évasions plus difficiles, le Conseil de Pondichéry invita celui de Chandernagor à lui faire passer désormais les déserteurs qui lui seraient rendus ; par la distance qui sépare Pondichéry des autres établissements étrangers, la Carnatic offrait plus de barrières que le Bengale. Les désertions continuèrent néanmoins d’être assez fréquentes chez toutes les nations.

On sait quels surnoms fantaisistes portaient la plupart de ces soldats. Les uns tenaient à leur origine, tels Picard, Normand, Tourangeau, d’autres à leur caractère ou à leur tournure d’esprit, tels Tourne à tout vent, Beau soleil, Fleur d’orange, Passe-partout, Sans chagrin, Serpolet, Va de bon cœur, la Fortune, Dieu le veut, la Pensée, la Poussière, la Sagesse, etc. Nous avons relevé tous ces noms dans les registres ; les Fanfan la Tulipe appartiennent beaucoup moins à la légende qu’ils ne le paraissent. Mais que de déchéances, que de misères se cachent parfois sous ces noms qui claironnent comme un appel à la joie et au bonheur[12] !


4. Les travaux publics.

Un dernier mot sur ce que nous appelons aujourd’hui les travaux publics. Nous sommes mal renseignés sur la nature et l’importance des travaux que Dupleix fit exécuter. Il pourra bien dire, dès 1734, qu’il avait transformé Chandernagor, mais cette appréciation doit s’entendre surtout du commerce. Les bâtiments et constructions se ressentirent moins de son activité. Il semble n’avoir entrepris que des travaux nécessaires et négligé toutes dépenses somptuaires. On a déjà vu qu’en 1732, il commença des magasins sur un terrain acheté à un Arménien du nom de Coja Petrus ; il construisit en outre une halle spéciale pour l’emmagasinement des marchandises. Il prévit aussi pour les employés des logements élevés de cinq pieds au-dessus du sol, afin de combattre l’humidité et se fit bâtir pour lui-même, sur les produits d’une amende imposée à un faux monnayeur, deux chambres avec verandah dans le terrain au sud de la chapelle. Son ancien appartement fut abandonné à des employés[13].

En 1736, on agrandit l’hôpital et l’on construisit de nouvelles casernes.

Nous ne connaissons pas d’autres travaux entrepris par Dupleix. Il est d’ailleurs assez rare que la vie des administrateurs se passe à démolir et à reconstruire ; les propriétés coloniales qu’ils se transmettent n’ont pour la plupart besoin que de réparations et d’entretien. Certaines des anciennes constructions de Chandernagor que l’on voit encore aujourd’hui dans la ville ont fort grand air et ne paraissent pas s’être ressenties outre mesure des outrages du temps ; il est vrai que, selon toute apparence, elles sont postérieures aux débuts du xviiie siècle.

Dupleix acheta pour son compte le 2 décembre 1733 à Nicolas Pierre Duchemin, capitaine du Saint-Pierre, qui l’avait acheté lui-même le 2 décembre 1726 à d’Aguin de la Blanchetière, une maison en briques consistant en une salle, deux chambres, deux cabinets, une varande, cour, jardin, cuisine et godon, pour 1.841 roupies. Cette maison, sise dans le quartier de Chocknocirabad, tenait à l’ouest à la rue qui conduisait à la loge et qui est aujourd’hui la route de Bénarès, à l’est à un terrain appartenant à un marchand gentil, au nord aux héritiers Dubreuil et donnait au midi sur la rue qui conduit au grand escalier du bord du Gange, et qui se nomme encore maintenant, après son intersection avec la route de Bénarès, la rue des Grands Escaliers.

Trois ans plus tard, le 6 juin 1736, Dupleix acheta encore à Guillaume Guillaudeu, qui rentrait en France, une maison beaucoup plus vaste avec de plus grandes dépendances, pour 6.000 roupies. Il ne la garda pas longtemps ; le 18 janvier suivant, il la revendit à Aumont pour le même prix, avec un intérêt de 9 % en cas de non paiement immédiat. Aumont étant mort cette même année à Bassora sans l’avoir payée, sa veuve la rétrocéda à Dupleix pour le prix d’acquisition le 20 décembre 1738. Trois jours après, Dupleix la restitua à son tour dans les mêmes conditions à son premier propriétaire Guillaume Guillaudeu, revenu dans la colonie. Cette maison, aujourd’hui disparue, était située au coin de la rue actuelle des Grands Escaliers et de la rue du bord du Gange, en face le tribunal, sur l’emplacement de l’hôtel Balmoral devenu depuis peu de temps hôtel Carlton[14].


  1. A. P., 102, p. 242.
  2. A. P., 5, p. 199.
  3. C. P., 2, p. 146.
  4. La plupart de ces droits ont disparu ou se sont transformés. Le cohaly ou droit de mesurage est encore perçu de nos jours par les propriétaires ou zémindars au Bengale. Quand le revenu produit est assez important, ces derniers l’afferment.

    Le repas donné lors de la réintégration d’un décasté dans sa propre caste existe encore, mais le droit que l’on percevait à l’occasion de ce repas a disparu.

    Il reste à Chandernagor certaines familles de brahmes — deux ou trois — jouissant du privilège exclusif d’officier à l’incinération du corps des Indous. Ils paient à la municipalité un droit qui figure au budget communal sous le titre de Ghatte-Miral. Serait-ce l’ancien droit sous un autre nom ?

    Le droit sur la construction et réparation des bateaux est perçu au profit de la municipalité. Il fait partie des droits figurant au budget municipal sous le nom de « droits de quais et bassins ».

    Le droit d’étalage aux marchés et bazars est perçu au profit de la municipalité.

    Le droit sur les mariages indous n’existe plus, non plus que le droit de paramaniks ou chefs de caste.

    L’industrie des bracelets de conque était d’une certaine importance il y a quarante ans. Elle a presque disparu. Il y a encore à Chandernagor plusieurs familles appartenant à la caste des Chankaris, caste dont la profession habituelle est la fabrication des bracelets, mais il n’y a qu’un ou deux fabricants, les autres ont adopté d’autres professions.

    Le droit de lods et ventes existe toujours. Il est perçu au profit de l’administration à un taux uniforme de 5 % sur le prix de vente des immeubles.

  5. C. P. 2, p. 35 et 36.
  6. C. P. 2, p. 126.
  7. B. N. 8982, p. 180-184.
  8. B. N. 8982 ; p. 101, 202, lettres à Dumas du 2 août 1739 et 10 janvier 1740 ; p. 206, lettre aux directeurs du 14 janvier 1740.
  9. A. P. 102, p. 328.
  10. A. P. 102, p. 329.
  11. A. P. 107 ; p. 262.
  12. On trouvera on appendice (appendice n° II) un état plus détaillé des mutations du personnel tant civil que militaire.
  13. A. P. 102, p. 331.
  14. D’après les actes de notaires de Chandernagor.