Dupleix et l’Inde française/2/11

La bibliothèque libre.
Ernest Leroux (2p. 383-432).


CHAPITRE XI

Madras sous la domination anglaise.


§ 1. — La victoire de l’Adyar. — Le nabab d’Arcate réclame Madras : encerclement de la ville par les Maures. Heureuse sortie du 2 novembre. Paradis arrive avec des renforts. Mafouz khan mis en déroute sur l’Adyar (4 novembre).
§ 2. — L’annulation du traité de rançon. — Les Anglais observent mal le traité de rançon : accusations et menaces de Barthélemy, commandant de Madras. Le Conseil supérieur demande le 6 novembre l’annulation de la capitulation ; Paradis la réalise le surlendemain. On commence le démantèlement de la Ville-Noire. Morse et les principaux prisonniers anglais ramenés à Pondichéry. Dupleix essaie de déterminer les marchands de Madras à venir s’installer à Pondichéry.
§ 3. — L’administration de d’Espréménil, Dulaurens et Barthélemy (8 déc. 1746-1er septembre 1749.)
Les marchands indiens qui avaient quitté Madras au moment de l’occupation française, invités à y rentrer sous peine de confiscation de leurs biens.
Retour de l’escadre de Dordelin (12 janvier 1747). Prise de la Princesse Émilie (27 février 1747). Affermage des terres. D’Espréménil donne sa démission (6 mai) et se retire au Bengale.
Dulaurens (8 mai-2 déc. 1747). administre avec indépendance. Il se compromet dans la perte du Neptune que les Anglais brûlent en rade de Madras, puis dans une affaire de marché. Il est révoqué.
Barthélemy (2 déc. 1747-1er septembre 1749) administre de nouveau Madras sans incidents notables jusqu’au moment de sa restitution aux Anglais.

1. — La victoire de l’Adyar.

Aussitôt que Dupleix fut convaincu par les lettres de d’Espréménil que la Bourdonnais allait lui remettre la place et avant même que le traité de rançon ne fut signé, il décida, en un conseil tenu le 19 octobre, d’envoyer à Madras les conseillers Barthélémy, Gruyère, Gosse et les agents de la Selle et Desfresnes pour y constituer une administration régulière, sous le commandement de d’Espréménil. Ces cinq délégués partirent le lendemain soir, s’arrêtèrent un instant à Saint-Thomé, par crainte sans doute d’un incident de la dernière heure et n’arrivèrent à Madras qu’au moment du départ de la Bourdonnais.

Ils prenaient une succession difficile. Les Anglais n’avaient qu’une médiocre confiance dans nos intentions de respecter le traité et n’étaient pas eux-mêmes mieux disposés à favoriser notre tâche soit en se prêtant de bonne grâce aux exigences du partage que nous voudrions leur imposer, soit en empêchant les Maures et le nabab d’Arcate, avec qui ils avaient des intelligences secrètes, de venir nous inquiéter.

On a vu avec quelle netteté puis quelles hésitations ce prince s’était opposé à l’expédition de Madras. En lui déclarant qu’on l’entreprenait autant pour venger les injures du Mogol que les nôtres propres, Dupleix l’avait dissuadé d’intervenir au moment qui nous eut été le plus funeste. Encore ne put-il arriver à ce résultat qu’en lui faisant dire par un homme que nous avions à Arcate que lorsque nous serions les maîtres de Madras, on lui remettrait la ville ; il n’est d’ailleurs pas sûr qu’en faisant cette promesse, Dupleix ait eu le moindre désir de la tenir. Mais c’était du temps gagné.

Le nabab avait également marqué sa surprise à la Bourdonnais qu’il eut débarqué sur ses terres, sans lui faire part de ses desseins et l’avait en conséquence invité à se rembarquer aussitôt ; la Bourdonnais lui avait répondu le 24 septembre que la ville de Madras appartenant en toute souveraineté aux Anglais, il était en droit de venir les attaquer chez eux, pour tirer vengeance des insultes qu’ils nous avaient faites, qu’en ce qui concernait son rembarquement il ne recevait d’ordre que de son roi et que si cette attitude lui attirait la visite des Maures, il aurait soin de les recevoir, sans oublier qu’il était français (Mémoire, p. 85).

Anaverdi fit sur ces entrefaites une maladie qui le tint pendant quelques jours éloigné des affaires. Quand sa santé fut rétablie, son attention se porta à nouveau vers la côte et dans le temps où la Bourdonnais mit à la voile, il envoya à Saint-Thomé un détachement de cavalerie et une centaine de pions, comme pour se mettre en possession de Madras. Il était en réalité appelé par les Anglais, qui avaient trouvé ce moyen de traverser nos projets, sans rompre la capitulation. On ne tarda pas d’ailleurs à être fixé sur ses intentions.

Le 24, Panon, qui arrivait de Pondichéry avec une commission du Conseil supérieur, tomba au milieu de cette troupe ; on le laissa passer, mais le chef lui dit d’avertir sa nation que désormais tous ceux qui se présenteraient seraient arrêtés[1].

C’était l’état de guerre qui commençait. Le 25, l’ennemi reçut un renfort de 14 à 1500 cavaliers, précédant une force plus considérable conduite par Mafouz khan. Ce prince envoya aussitôt un de ses neveux demander à d’Espréménil de rendre Madras aux Anglais. Une telle mission ne pouvait aboutir ; le messager fut assez mal accueilli et invité à s’adresser à Dupleix lui-même, mais on ne lui dissimula pas que si l’on nous attaquait nous saurions nous défendre et nous traiterions son oncle en ennemi. On autre député vint le même jour et se plaignit de notre dédain à venir saluer Mafouz khan ou son général.

Ce n’étaient pas de vaines paroles. Le 26, le fils du major Bury, qui retournait à Pondichéry, fut arrêté à deux lieues au sud de Coblon et emmené au Petit Mont avec des menaces de mort.

Le Conseil de Madras s’émut de cette arrestation et dépêcha le lendemain auprès du général des Maures le conseiller Gosse et Kerjean, celui-ci neveu de Dupleix, pour protester contre ces procédés. À peine étaient-ils sortis de la ville avec une escorte de cipayes, qu’ils furent entourés par les cavaliers du nabab et pris. Le général leur expliqua que l’arrestation du fils de Bury n’était qu’une réponse au manque d’égards qu’on avait eus l’avant-veille pour l’ambassadeur de son maître et, après de longs palabres, déclara qu’Anaverdi voulait de gré ou de force être mis en possession de Madras et que l’armée de Mafouz khan n’avait pas d’autre but que de réaliser ce dessein.

Retenus à leur tour prisonniers, Gosse et Kerjean furent envoyés à Mafouz khan qui leur tint le même langage et leur proposa de régler ensemble la question de Madras ; mais ils n’avaient aucune qualité pour conduire cette négociation et ils restèrent captifs. Or, Barthélemy, qui venait de prendre le 27 au soir la succession de d’Espréménil, malade ou souffrant depuis longtemps et retourné par mer à Pondichéry, ne crut pouvoir les autoriser à traiter.

« Quoique fâcheuse que soit votre situation, leur écrivit-il le 30, nous n’y pouvons apporter aucun remède ; nous sentons parfaitement qu’étant prisonniers chez des gens qui ne respectent aucune loi, vos inquiétudes doivent redoubler à chaque instant, mais vous savez que je ne puis rien de moi-même et que toutes les menaces que pourront me faire les Maures ne m’obligeront jamais à entrer dans aucune des propositions qu’ils me font, lesquelles sont toutes injustes. Que le nabab s’adresse à M. Dupleix, gouverneur et nabab, qui seul a pouvoir de traiter avec lui ; la place m’est confiée et j’en réponds sur ma tête… Je vous prie de lui dire que si je ne lui ai pas envoyé de compliments à son arrivée, c’est que ses officiers ont agi contre le droit des gens en vous arrêtant, lorsque vous avez été envoyés pour le visiter. Après une telle démarche, comment veut-il que j’entre en accommodement avec lui ? Au surplus, s’il veut venir nous attaquer, nous sommes prêts à le recevoir les armes à la main ; qu’il soit assuré que nous ne nous laisserons jamais intimider par aucune de ses menaces[2]… »

Ainsi toute la responsabilité des événements allait retomber sur Dupleix. N’était-ce pas lui d’ailleurs qui les avait provoqués par ses promesses ? Il avait songé un moment à se rendre à Madras après le départ de la Bourdonnais ; mais l’hostilité des Maures qui lui barrait la route rendait maintenant ce projet irréalisable. Il en fut réduit aux négociations, et l’on recommença à correspondre. Après l’arrestation du fils de Bury, il écrivit au nabab (27 octobre), et à son fils pour leur rappeler le temps peu éloigné où ils lui permettaient de faire la guerre aux Anglais et même lui proposaient de l’assister ; s’ils l’avaient oublié, tant pis ; la valeur que les Français venaient de témoigner pouvait aussi bien se tourner contre eux et alors ce serait Madras qui serait rasé jusqu’au sol (Ananda, t. 3, p. 45). Après l’arrestation de Gosse et de Kerjean, Madame Dupleix crut aussi devoir écrire au nabab dans le même sens. Lorsqu’Anaverdi était venu à Madras l’année précédente, il l’avait appelée sa fille et ils avaient uni leurs mains : elle croyait de bonne politique de réveiller ces souvenirs. Ananda ne pensait pas que ce fut une heureuse idée. (Ananda, t. 3, p. 55-57.)

Cependant Mafouz kh., venant de Conjivaram, était arrivé à Madras avec de nouvelles forces, portant l’effectif total à environ 3000 hommes. Suivant les ordres de Dupleix, qui tenait à ne pas prendre l’initiative des hostilités, nous ne répondîmes ni à leurs bravades ni à leurs provocations. Enhardis par notre patience, ils purent ainsi planter leurs drapeaux sur Egmore, à moins de deux milles de la Ville Blanche, d’où ils se dispersèrent pour nous couper les vivres et dès le 31 octobre, il ne nous vint plus ni volaille ni moutons ; nos troupes n’ayant que du riz et du beurre pour toute nourriture commençaient à souffrir et demandaient avec insistance à faire une sortie. Puis ce fut le jardin du gouverneur, tout à proximité du fort, qui fut occupé. Nous sommâmes les Maures de déguerpir, mais faute de mettre nos menaces à exécution, notre situation n’en devint que plus critique.

Le 1er novembre, l’ennemi essaya de nous couper l’eau. Pour l’effrayer, Barthélemy donna l’ordre de tirer à poudre le canon de l’un des bastions ; par une heureuse méprise, d’autres batteries tirèrent avec des boulets et l’armée maure fut en un instant couverte de projectiles. Prise de panique, elle abandonna aussitôt ses positions et s’en fut camper au nord-ouest de la ville. On décida de l’y attaquer et le lendemain de grand matin, la Tour partit avec un détachement de 200 Européens et 100 cipayes. La déroute des Maures fut rapide et presque totale ; ils ne durent leur salut qu’à la fuite et à la vitesse de leurs chevaux. D’ailleurs peu de victimes ; deux blessés de notre côté et environ 65 morts ou blessés du côté de l’ennemi. Avec un peu plus de bonheur on eut pu délivrer Gosse et Kerjean. Les Maures se replièrent vers l’Adyar, une petite rivière qui coule à cinq kilomètres au sud de Madras et se jette dans la mer à Saint-Thomé.



Là devait se passer l’un des faits les plus éclatants et les plus décisifs de notre histoire coloniale. Le 31 octobre, Dupleix avait fait partir pour Madras 500 hommes de renfort dont 200 français et 300 topas et cipayes. Paradis qui les commandait ne prévoyait certainement pas qu’il dut avoir contre lui toute l’armée maure, qu’il savait dispersée à ce moment autour de Madras : cependant, par mesure de prudence, il crut devoir prier Barthélemy d’envoyer un détachement à sa rencontre pour lui faciliter le passage de la rivière : on avait ainsi quelque chance de prendre entre deux feux les forces ennemis qui pourraient d’aventure nous être opposées. Paradis ne put malheureusement pas fixer tout de suite d’une façon précise le moment où il aurait besoin qu’on vint l’appuyer et lorsque Barthélémy sut enfin le 4 novembre à trois heures du matin que Paradis arrivait, la partie était déjà engagée et gagnée.

Arrivé pendant la nuit aux approches de l’Adyar, Paradis y attendit pendant deux heures le secours de Madras : voyant venir le jour, il crut que c’était le moment d’agir et dans la pensée qu’il était soutenu de l’autre côté, il se mit à passer la rivière.

L’ennemi, informé de sa marche, nous attendait sur la rive nord, où il avait édifié quelques retranchements. Les témoins évaluent ses forces entre trois et douze mille hommes et ces chiffres sont moins contradictoires qu’il ne paraît : on sait que chaque armée indienne était d’ordinaire suivie d’une foule de femmes, de domestiques et de marchands qui en décuplaient presque toujours le nombre. Admettons, si l’on veut, le chiffre le plus faible, du moins comme combattants ; c’était déjà une troupe suffisante pour nous faire subir un cruel échec. Mais la brume du matin voila sans doute aux uns et aux autres la réalité de la situation. À l’approche des nôtres, les Maures firent un grand feu de mousqueterie et de canons ; nous répondîmes avec beaucoup de vigueur ; puis, sans que l’action fut encore devenue très meurtrière, l’ennemi, on ne sait pourquoi, prit soudain la fuite dans la plus grande confusion et nous abandonna le champ de bataille, avec 120 tués seulement, tandis que nous n’avions eu que trois blessés.

La Tour arrivé peu de temps après la fin du combat fut chargé de maintenir l’ordre dans Saint-Thomé ; mais malgré ses précautions, il lui fut impossible d’empêcher ses soldats de piller toutes les boutiques du bazar.

L’affaire était à peine plus importante que celle où la Tour s’était distingué l’avant-veille ; cependant elle eut dans l’Inde tout entière un retentissement considérable. C’était la première fois que des Européens battaient en bataille rangée des forces indiennes relativement si nombreuses et la présence du fils du nabab à toute l’action ajoutait à l’éclat de sa défaite. Il était enfin prouvé que la politique d’humiliation à l’égard des nababs et des rajahs que l’on suivait depuis l’origine était une conception erronée et qu’on pouvait, si on le voulait, en finir avec leurs vexations et leurs avanies, et ainsi se trouvaient justifiés les pressentiments de Dupleix, lorsque dès 1735 il se faisait fort, si on lui envoyait quelques troupes, de tenir en échec le nabab de Mourchidabad et l’on se rappelle que le 2 août précédent il déclarait à Ananda qu’avec quelques centaines d’hommes il pourrait amener à composition tous les princes de l’Inde au sud de la Kistna. Aussi, quoiqu’il n’eut pas pris une part directe au grand événement plus politique que militaire qui venait de s’accomplir, c’est à lui beaucoup plus qu’à Paradis qu’en furent attribués le mérite et la gloire. Suivant de très près la chute de Madras, qu’on savait être son œuvre non moins que celle de la Bourdonnais, la victoire de l’Adyar lui créa dans toute l’Inde une autorité sans précédent.

La logique eut voulu que les princes, dont le prestige venait d’être si gravement atteint par la défaite de l’un d’eux, missent quelque discrétion à reconnaître la supériorité de l’étranger ; ce fut au contraire à qui déployerait le plus de coquetterie pour le couvrir de louanges. Sans doute ces éloges sont conçus dans le style hyperbolique commun à tous les peuples de l’Orient et il serait quelque peu naïf de les prendre à la lettre ; mais il est entre eux si peu de dissemblance, jusque dans les expressions elles-mêmes, qu’on sent bien que ce double événement avait produit partout la même impression.

C’est d’abord le Nizam lui-même, suzerain du nabab vaincu, qui fait écrire à Dupleix par son ministre Iman Sahib :

« J’ai compris ce que vous me marquez au sujet de la guerre injuste que Mafous kh. vous a suscitée. Je suis en vérité charmé que vous l’en ayez fait repentir. Je n’ai pas douté un seul moment que cela fut autrement ; je vous en fais mon compliment… Je compte que dans peu le nabab Anaverdi kh. recevra des ordres très forts et qu’il sera réprimandé au sujet de la guerre qu’il vous a suscitée et il ne tardera point à s’en repentir. Je puis vous assurer sans flatterie que toutes ces affaires que vous avez menées avec autant de prudence que de bravoure, vous ont donné un renom que je ne puis exprimer, non seulement à la cour du Nizam, mais encore dans tout le Décan, l’Indoustan et je ne mentirais pas, en ajoutant, dans tous les endroits aussi reculés qu’ils puissent être… Je vous préviens qu’en cas que les armées d’Anaverdi kh. auraient l’audace d’aller vous attaquer dans Pondichéry, de les étriller de façon qu’ils puissent se repentir de l’avoir fait et que cela puisse l’obliger à faire avec vous une prompte paix, ce qui ne pourra manquer d’arriver, si vous les battez bien[3]. »

On est seulement surpris, en lisant cette lettre, de voir combien Nizam avait peu d’autorité sur son vassal, puisqu’il ne pouvait l’empêcher de faire la guerre et en était réduit à se réjouir de ses échecs. Montons un degré de l’échelle ; le Mogol lui-même se trouvait aussi impuissant à réprimer les actes d’indépendance du Nizam. Ce n’était pas encore l’anarchie, mais ce n’était plus l’autorité et, sous une apparence encore magnifique, c’était la fin de toute unité politique.

Le fameux Ragogy Bonsla, général des Marates, était plus démonstratif encore que Nizam et sa lettre à Dupleix est à citer presque tout entière :

« Je ne puis en vérité vous exprimer la joie que j’ai ressentie lorsque j’ai appris la réduction de la ville de Madras et que vous vous en étiez rendu maîtres : Madras qui était si renommée dans l’Inde et en Europe par sa force, sa beauté et son commerce ; ville que l’on croyait imprenable par rapport à la quantité de guerriers, d’artillerie et de munitions qu’elle renfermait. Cette même ville tant vantée a été prise par les Français après deux ou trois jours de siège ; non, je ne puis comprendre cela et je ne puis attribuer ce fait qu’à votre valeur, jointe à la bravoure de votre nation… Je ne sais de quels termes me servir pour vous féliciter sur cet événement, qui vous fait plus d’honneur et vous donne plus de réputation que tout autre chose que vous auriez pu faire, de quelque nature qu’elles puissent être…

« En outre, j’ai appris que les soubedars du Carnatic s’étant joints ensemble et ayant rassemblé leurs troupes ou armées avaient eu l’audace de vous déclarer la guerre, mais qu’une poignée de vos courageux français, braves comme des lions, leur ont livré bataille dans les environs de Meliapour (St-Thomé), les ont battus, leur ont pris leurs drapeaux, beaucoup de leurs chevaux et instruments de guerre et les ont fait fuir jusqu’à Conjivaram : l’épouvante s’étant mise dans leur armée ainsi qu’elle se met dans un troupeau de moutons lorsque quelque loup entre dans la bergerie. Je vous assure que cette nouvelle m’a fait un plaisir des plus grands que j’ai ressenti de mes jours. Je ne puis assez vous marquer la joie que cela m’a causée : je vous en fais mille et mille fois mon compliment.

« Le soleil éclaire le monde depuis son lever jusqu’à son coucher, et une fois sa clarté passée, on y pense et on n’en parle plus : il en est de même de la lumière que répand dans le monde votre bravoure et le renom que, vous vous êtes acquis par tant de beaux faits. On ne cesse jamais d’en parler ; nuit et jour ils sont présents à l’esprit.

« Le bruit de vos victoires est tellement répandu sur ces côtes-ci et ailleurs que tous vos ennemis, de quelque nation qu’ils puissent être, en sont consternés ; c’est de quoi vous pouvez être assuré. Tout l’Indoustan retentit de ce bruit. Notre roi, Savouraja, ayant appris toutes ces nouvelles, vous a donné des louanges inexprimables et ne parle qu’avec admiration de votre nation… C’est pourquoi je vous demande votre amitié… Si vous voulez vous joindre à nous… nous ferons des choses dont en ne pourra s’empêcher de parler éternellement[4]… »

Chanda Sahib, le souverain déchu du Carnatic et de Trichinopoly, actuellement prisonnier des Marates à Sattara, leur capitale, ne fut pas moins empressé à témoigner à Dupleix toute la part qu’il prenait à de si grands événements : depuis la bataille de Canamay en 1740, il savait à quoi s’en tenir sur la valeur des Français :

« Ma joie est si complète, lui disait-il, qu’il me semble que c’est à moi-même que cela est arrivé. Je ne puis en vérité vous l’exprimer d’une façon plus forte. Cette nouvelle étant venue aux oreilles de Savouraja, Ragogy Bonsla et autres généraux des Marates, ils n’ont pas pu s’empêcher de vous donner toutes les louanges que mérite une pareille action et dans le fort du leur étonnement et de leur surprise, ils ont rendu malgré eux la justice que mérite une nation aussi brave que la vôtre, en disant qu’elle était bien heureuse d’être sous le commandement d’un homme aussi rempli de courage, de bravoure, de capacité et de hardiesse que vous, puisque jamais pareil événement n’était arrivé dans les Indes depuis que les nations européennes y sont établies… »

Nous pourrions encore citer des lettres émanant d’Iman Sahib et exprimant ses sentiments personnels, du frère de Chanda Sahib et enfin du général de l’armée de Naser jing, fils du Nizam[5] ; elles ne sont pas conçues en des termes moins admiratifs ; mais nous préférons nous en tenir au témoignage des hommes qui avaient ou pouvaient avoir une action effective sur la direction des événements. Leur jugement n’était pas seulement un hommage rendu au mérite de Dupleix ; c’était aussi une reconnaissance de sa puissance, puisqu’ils allaient jusqu’à demander son amitié. Funeste aveuglement ! mais qui pouvait alors prévoir où l’amitié des Européens allait les entraîner ? Dupleix lui-même ne pouvait s’en rendre compte. Cependant c’est cette victoire de l’Adyar, qui, par le lent développement de ses conséquences, prépara la chute de l’Inde et à certains égards elle illustre la bataille de Plassey, qui la consacra. Si c’est un honneur d’avoir asservi un pays, nous l’attribuerons donc à Dupleix, qui sut trouver au moment voulu les moyens nécessaires pour en ébranler la puissance ; son génie et les nécessités de sa politique financière allaient faire le reste. Somme toute, avec le 4 novembre 1746, c’est un nouveau livre de l’histoire de l’Inde qui commence, livre peu glorieux pour elle et pas toujours honorable pour les Européens ; il n’est pas encore terminé.

2. — L’annulation de la capitulation.

En quittant Madras, la Bourdonnais laissait à terre 22 officiers et 540 hommes de troupe dont 369 des îles et 171 de Pondichéry, placés tous sous les ordres du major général Bury. L’administration civile était composée d’un conseil dont d’Espréménil était président et dont faisaient partie les conseillers Barthélemy, Bruyère, Gosse, Desjardins et de la Villebague, ces deux derniers désignés par la Bourdonnais. En face d’eux le conseil anglais investi des pouvoirs qui lui étaient reconnus par l’article 3 des articles ajoutés par la Bourdonnais et dont le premier seul avait été expressément adopté le 13 octobre par Dupleix[6].

D’Espréménil ne prévoyait pas que sa tâche dut être aisée. Il ne fallait guère compter sur les soldats des îles, encore moins sur leurs officiers ; les nainars, dobaches et interprètes qui avaient servi les Anglais et continuaient d’être payés par eux, pouvaient d’autant moins nous seconder qu’ils s’attendaient à notre départ en janvier ; les macouas, qui sont les bateliers indigènes, ne travaillaient qu’avec répugnance et désertaient tous les jours. Toutefois les rapports les plus délicats devaient être ceux avec le conseil anglais ou plutôt avec Morse.

Ne voulant pas qu’on put nous accuser d’avoir enfreint les premiers les conventions, d’Espréménil fut d’abord assez large dans leur application. Morse lui ayant demandé le 24 octobre un passeport pour 18 hommes se rendant à Goudelour conformément aux termes du traité de capitulation, il n’hésita pas à le lui accorder. Cependant — et ce n’était pas une des moindres étrangetés de ce traité, — il n’était pas douteux qu’à la première occasion ces hommes combattraient contre nous[7]. Dupleix s’en rendait si bien compte qu’au même moment il faisait arrêter à Ariancoupon une centaine de soldats anglais qui allaient au Fort St-David munis d’un passeport de la Bourdonnais[8].

D’Espréménil avait besoin de fusils, la part qui nous revenait ayant été perdue dans le naufrage du Duc d’Orléans. S’il eut été réellement le maître de la place, il les eut exigés : il se vit au contraire contraint de demander à Morse de lui en prêter ou de lui en vendre. Sur le refus persistant du gouverneur, nous dûmes enfin faire enfoncer la porte de la salle d’armes et prendre toutes celles qui nous étaient nécessaires.

C’était le droit des Anglais de chercher à paralyser nos efforts ; mais il n’était guère douteux qu’avec cet esprit on ne tarderait pas à les prendre réellement en faute. C’était là que Dupleix les attendait. Par le premier des articles complémentaires du traité du 21 octobre, — le seul qu’il eut admis — il ne s’était engagé à tenir sa parole qu’autant que les Anglais tiendraient la leur. Or il savait qu’ils continuaient à entretenir avec l’ennemi des intelligences secrètes. La Bourdonnais lui-même l’avait reconnu dans une lettre du 27 octobre : « Je ne suis point étonné, disait-il à Dupleix, de voir les Maures nous barrer le chemin de Madras. Ce peuple excité soit par les Anglais ou autrement, cherchera ses avantages. On devait s’y attendre. » (Mém., n° 202). Il est vrai que la Bourdonnais se hâtait d’ajouter qu’il ne voyait pas en quoi les Anglais « blessaient » par là la capitulation. D’après lui, ils étaient toujours nos ennemis et Dupleix devait comprendre qu’ils feraient jouer tous les ressorts possibles pour nous nuire « sans pour cela manquer à ce qu’ils ont promis pour Madras. »

La Bourdonnais soutenait déjà la thèse si brillamment reprise de nos jours qu’un vaincu peut impunément tout se permettre au lendemain de sa défaite et, alors qu’il est encore à la discrétion du vainqueur, contester sa victoire, lui adresser des défis insolents ou simplement narquois et lui susciter de nouveaux ennemis.

Le grand mérite de Dupleix fut de n’avoir jamais accordé aux arguments juridiques qu’une valeur d’archives ; il attendait tranquillement que les Anglais, pris en faute ou convaincus de complicité avec les Maures, lui offrissent une occasion de déchirer le traité de rançon et d’Espréménil avait pour mission de ne point la laisser passer. Après le léger incident des fusils, il fit plier Morse de déclarer, suivant l’article 5 du traité, tout ce qui appartenait à la Compagnie d’Angleterre ; puis son successeur Barthélemy lui fit des observations sur la quantité considérable d’Anglais et d’Indiens qui demandaient à quitter la ville. Au moment où les Maures cherchaient à l’encercler, cet exode était suspect et il fut établi en effet qu’il n’était provoqué que pour nous priver des coulis et des noirs qui nous étaient nécessaires pour nos opérations. Le Conseil anglais agissait de son côté auprès des Maures, dans l’espoir de rentrer en possession de la ville sans tenir aucune des obligations qu’il avait contractées avec nous. « Mais ne vous y trompez pas, lui écrivit Barthélemy le 29 octobre ; soyez certains que le cas échéant ils [les Maures] ne seront jamais possesseurs de cette place, mais seulement de son emplacement et de ses masures » ; autrement dit la ville serait rasée auparavant (A. P. t. 16.)

Cette lettre fut confirmée avec la même netteté le 31 octobre. C’est alors que se produisit l’encerclement de Madras par Mafous kh., puis l’affaire du 2 novembre et enfin celle de l’Adyar. Ces divers événements empêchèrent Barthélemy de suivre avec les Anglais la moindre affaire. Mais quand la sécurité fut rétablie par la dispersion de l’armée du nabab, Barthélemy revînt sur tous les points restés en suspens et les traita avec une précision de fort mauvais augure pour le maintien du traité de rançon. Sa lettre est à citer en entier, puisqu’elle contient à peu près tous les griefs invoqués pour son annulation. Il disait (7 novembre) :

« Les opérations militaires auxquelles il a fallu prêter notre attention ces jours passés et les difficultés qui nous sont suscitées en sous-main en toutes choses, ne nous ont pas permis de poursuivre les affaires avec vous. Nous sommes fort surpris, que vous nous pensiez capables de ne vous rien citer qui ne fut vrai, comme vous le faites par votre lettre du premier novembre[9]. Encore une fois. Messieurs, ne dites-vous pas avoir demandé la protection du nabab ? ne dites-vous pas l’avoir prié d’interposer son autorité ? ne dites-vous pas en dernier lieu l’avoir prié de suspendre l’envoi de ses troupes pour votre compte ou à votre secours ? Ne sait-on pas bien que sur les derniers jours que M. de la Bourdonnais devait vous remettre la place, vous aviez déjà, dans une aldée à côté, des troupes du pays prêtes à joindre votre garnison pour conserver la ville contre les prétendus desseins de M. Dupleix ?

« Pouvez-vous nier que votre nainard n’ait été avec vos gens continuellement tous ces jours passés aux environs de cette place et qu’il ne nous ait causé lui seul cent fois plus de mal que les Maures, en nous coupant l’eau et les vivres et en empêchant les coulis et autres gens du pays de venir nous rendre les services les plus indispensables à la vie ? N’est-ce pas là une influence marquée sur le gouvernement du pays ? Quelle plus forte preuve en peut-on désirer ? Avions-nous donc tort de vous prier de l’employer à faire retirer les Maures ? Convenez-vous, Messieurs, que nous ne citons rien légèrement, et que ces manœuvres ne peuvent pas être si secrètes que nous n’en ayons des indices certains ? Nous avons des amis parmi les Maures tout comme vous ; nous sommes assez instruits de ce qui se passe et nous ne doutons plus qu’il n’y ait des Anglais prisonniers de cette ville dans l’armée maure, puisqu’ils ont eu l’audace de tirer sur M. Paradis et sur son détachement à St-Thomé et d’assez près pour être reconnus anglais avérés. Nous ne doutons pas, Messieurs, que cette connivence est encore bien prouvée par l’empressement de tous les habitants à sortir de la ville avec tous leurs effets avant l’arrivée des Maures et les précautions que nous avons prises à ce sujet ne sont que trop justifiées par ces événements.

« Nous sommes bien aises de vous dire que nous regardons ces menées secrètes comme une infraction au traité que vous avez fait avec M. de la Bourdonnais et que, malgré les bonnes dispositions dans lesquelles nous étions, vous nous forcerez à vous rendre vous et votre ville responsables de tout le poids de ces intrigues et des dépenses que cette injuste guerre pourra causer à votre Compagnie.

« La demande que nous vous avons faite le 25 du passé de nous remettre les états de ce qui reste à partager, et des effets qui n’entrent point en partage et de nous déclarer tous les magasins de la Compagnie, n’a pu obtenir qu’une réponse tout aussi vague que celle que vous nous donnez au sujet des Maures ; le Conseil supérieur de Pondichéry ne s’en contente pas et nous enjoint positivement de vous prier de nous fournir le compte général de tout ce que possédait la Compagnie d’Angleterre dans cette ville le jour de sa reddition, soit en espèces, soit en marchandises, soit en avances aux marchands, soit en dettes à elles payables, afin qu’en le comparant avec les états de ce qui a été embarqué par M. de la Bourdonnais, nous puissions parvenir à rendre au Conseil supérieur un compte parfait de ce que notre Compagnie peut avoir ici. » (A. P. t. 16.)

Malgré la netteté et la vigueur de cette lettre, ce ne fut cependant pas Barthélémy qui annula le traité de rançon. Il avait semblé à Dupleix que pour une opération de cette nature, qu’il savait inévitable, et dont il s’exagérait peut-être les difficultés, il lui fallait un homme connu par son audace et sa résolution et en qui il eut une confiance personnelle et absolue. Or cet homme ne pouvait être d’Espréménil sourd et maladif, et désireux depuis longtemps de mener une vie moins agitée : ce n’était pas davantage Barthélemy, fonctionnaire probe mais trop scrupuleux pour céder à des considérations purement politiques. Dupleix savait qu’on ne négocie pas avec les Anglais avec des paroles, mais avec des faits et, pour engager avec eux la partie, il avait jeté les yeux sur Paradis, dont il avait plusieurs fois éprouvé l’esprit de décision. Quand celui-ci quitta Pondichéry le 31 octobre, il savait déjà quel rôle il aurait éventuellement à remplir.

Le malheur voulut que Barthélemy le sut également et l’apprit d’une façon blessante pour son amour-propre. Il n’est point douteux qu’en rentrant brusquement à Pondichéry le 28 septembre, d’Espréménil, quasi-gendre de Dupleix, ne déféra à un désir exprimé par lui et y déféra de bonne grâce ; mais il partit si vite qu’il n’eut pas le temps de recevoir une lettre où, pour donner définitivement la place à Paradis, son beau-père l’invitait à déterminer Barthélemy à demander également son retour à Pondichéry en lui insinuant qu’ils n’entendaient rien l’un et l’autre aux affaires militaires et qu’à le reconnaître ils ne seraient nullement déshonorés (Mém., n° 222).

Barthélemy ouvrit naturellement cette lettre, datée du 27 septembre, et en fut vivement affecté. Il tâcha néanmoins de tenir avec honneur le rôle qui lui était momentanément confié et l’on a vu avec quelle résolution il engagea l’affaire du 2 novembre et participa à celle de l’Adyar. L’arrivée de Paradis brisa sa résistance morale. Pressé par Dupleix, d’Espréménil lui avait écrit le 1er novembre, une lettre assurément sympathique mais décevante où, avec autant de délicatesse qu’il put en mettre, il lui conseilla de « se débarrasser promptement d’une affaire dont il ne tirerait jamais aucun profit, qui lui donnerait bien du travail et bien de la peine, et pourrait lui causer bien des chagrins par des fautes involontaires dans un métier que tous deux n’avaient jamais su » (Mém., n° 223).

Barthélemy comprit qu’il était à la veille d’une disgrâce, s’il ne prenait lui-même l’initiative de son rappel. Les procédés de Paradis achevèrent de le décourager. Celui-ci, à peine installé au Conseil, commença par demander que Desjardins et Villebague n’assistassent plus aux séances : Barthélemy eut la faiblesse d’y consentir. Il demanda encore que l’on arrêtât à l’instant le gouverneur anglais et la façon dont il insista sur ce point permettait de présumer qu’il avait des ordres secrets de Dupleix. Néanmoins Barthélemy qui n’avait reçu aucune instruction spéciale s’y refusa. Il fut moins ferme — et lui-même confessa presque aussitôt sa faiblesse — lorsque Paradis, non content d’avoir éliminé Villebague et Desjardins du Conseil, voulut aussi qu’ils fussent relevés de leurs fonctions, l’un comme commandant du vaisseau la Princesse-Marie et l’autre comme commissaire chargé du détail des magasins et de l’embarquement des marchandises. Barthélemy céda encore, mais il eut quelque honte de donner l’ordre lui-même et chargea Paradis de s’acquitter personnellement de cette désagréable mission. Ses explications aux deux conseillers permirent à Villebague et Desjardins de croire qu’il avait agi d’après les ordres du Conseil de Pondichéry ; ils demandèrent à les connaître : on ne put les leur montrer. Ils écrivirent alors au Conseil lui-même pour se plaindre de l’injure qui leur était faite et ils furent surpris d’apprendre que les conseillers n’avaient jamais prescrit de les déplacer et demeurèrent convaincus que leur expulsion n’était due qu’aux ordres secrets de Dupleix.

Comprenant qu’il avait peut-être dépassé la mesure, Paradis essaya de déterminer Villebague à reprendre le commandement de la Princesse-Marie, mais ce fut en pure perte qu’il fit la proposition : Villebague tenait d’abord à connaître les ordres qui le lui avaient enlevé.

Il ne restait plus, pour remplir les vues de Dupleix, qu’à mettre Paradis à la tête du Conseil. Barthélemy, qui le savait pressé de prendre sa place, demanda son rappel par lettre du 6 novembre, lorsqu’il vit que, les Maures s’étant totalement retirés, il pouvait en faire autant dans les conditions les plus favorables. Et sans attendre la réponse du Conseil supérieur, il annonça le 8 son départ pour le lendemain et ce jour-là, il fit recevoir Paradis comme commandant de la place.

Le conseiller Bruyère ayant manifesté l’intention de le suivre dans sa retraite, le Conseil risquait de se trouver composé de deux membres seulement : Paradis et Friell, celui-ci envoyé pour remplacer Gosse, prisonnier du nabab. Paradis, investi de ses nouvelles fonctions, triompha de la résistance de Bruyère en le mettant aux arrêts pour huit jours ; quant à Barthélemy, il lui offrit de présider le Conseil pour toutes les matières de finances, tandis qu’il le présiderait lui-même quand il serait question d’affaires militaires ; mais Barthélemy refusa d’accepter cette dualité. Il ne put quand même quitter Madras aussitôt qu’il l’eut désiré ; sous prétexte que les chemins n’étaient pas sûrs, Paradis l’y retint encore une douzaine de jours.

Ce fut pour Barthélemy l’occasion d’écrire à Dupleix trois lettres fort intéressantes pour leur histoire personnelle (14, 17 et 20 novembre), dans lesquelles le commandant démissionnaire se plaignait avec beaucoup de dignité et de franchise qu’on ne l’eût pas cru capable de commander Madras, qu’on lui eût envoyé des secours qu’il n’avait pas demandés et dont il n’avait nul besoin, et qu’on eût employé à son égard des procédés, même fémelliques, pour le dégoûter de son poste. Les procédés fémelliques désignaient Madame Dupleix. Le gouverneur de Pondichéry répondit à la première de ces lettres, qu’il n’avait fait faire de suggestions à Barthélemy par l’entremise de d’Espréménil que par ménagement pour lui et pour ne point le chagriner, qu’au surplus il avait toujours rendu justice à sa probité, mais qu’il ne comprenait pas qu’il eut remis le commandement de la place à Paradis, sans avoir reçu l’agrément du Conseil supérieur.

« Vous me parlez, lui répondit Barthélemy, des difficultés que vous avez eues à faire cette nomination [celle de Paradis], dans la crainte de me faire de la peine et que vous n’avez jamais cherché à chagriner personne. Je l’avoue et l’ai toujours avoué depuis dix-huit ans que j’ai l’honneur de vous fréquenter et d’être sous vos ordres : livré à vous-même vous êtes le plus excellent caractère d’homme que j’ai connu en ma vie. Quelles occasions n’avez-vous pas eues et n’aurez-vous pas par la suite de vous venger des personnes qui vous avaient offensé grièvement ! Non, Monsieur ; vous êtes incapable non seulement d’en profiter, mais même de les mettre au jour ; au contraire votre bon cœur vous engagera toujours à recevoir favorablement ceux qui ne devaient s’attendre qu’à une juste indignation de votre part. Convenez donc avec moi que je suis bien malheureux de me trouver seul en butte au plus grand désagrément que jamais vous ayez donné à un honnête homme : car enfin, si votre intention était différente que celle que vous aviez marquée à d’Espréménil, ne pouvant ignorer que j’en avais eu communication, [en d’autres termes : si vous désiriez que je reste commandant à Madras], ne pouviez-vous pas par une seule ligne me rassurer là-dessus ? » (Mém., nos 124, 125, 126 et 127).

Il était difficile de faire entendre plus délicatement à Dupleix que Barthélémy n’était pas dupe de ses manœuvres ; mais qu’importait à Dupleix ? il avait atteint son but : Paradis commandait à Madras.

Une des lettres de Barthélémy nous dit qu’il n’avait pas demandé le moindre secours à Pondichéry contre les Maures. À quoi correspondait donc l’envoi de la petite troupe de Paradis, sinon à la nécessité d’avoir sous la main des hommes sûrs, le jour encore indéterminé mais prochain, où il faudrait prononcer l’annulation du traité de rançon ?

On a vu plus haut que, sans connaître expressément les pensées de Dupleix, Barthélemy avait prononcé contre les agissements des Anglais un véritable réquisitoire. Moins bien renseignés, les habitants de Pondichéry ne pensaient pas différemment. Lorsqu’il connut l’affaire du 2 novembre où leur complicité était certaine, Dupleix jugea que le moment d’agir était venu, et à son instigation les notables se réunirent le 6 dans la matinée et décidèrent de lui demander l’annulation de la capitulation comme favorisant indûment les Anglais et tendant à abaisser la dignité et la réputation des Français aux yeux des chefs musulmans du pays[10].

Le Conseil supérieur prit le lendemain ce vœu en considération et décida de faire déclarer aux Anglais que le traité de rançon était nul et que la nation française se trouvait envers eux dans le même état que le jour où la ville s’était rendue aux armes du roi. Cette délibération fut aussitôt envoyée à Madras et ce fut Paradis qui la reçut. Il l’attendait ; dans une lettre du 9, il demandait encore les ordres du Conseil supérieur, au sujet du parti qu’il aurait à prendre, dans le cas où il trouverait Morse en faute pour l’exécution du traité. Après les avoir lus, Barthélemy, Bruyère et Friell dirent qu’ils ne voulaient participer en rien à leur exécution ; Friell alla même jusqu’à soutenir qu’il ne reconnaissait à Madras que le gouverneur et son conseil.

Il fallait une âme aussi énergique que celle de Paradis pour résister à cette sorte de quarantaine ; il se décida à agir seul et l’après-midi de ce même jour il fit faire lecture à la tête des troupes de la décision du Conseil supérieur, tandis qu’on la portait à Morse. Paradis fit ensuite un discours aux soldats et leur renouvela sous peine de mort la défense de piller, en ajoutant que la ville étant désormais au roi et à la Compagnie, le crime en serait d’autant plus grand.

En dehors de la délibération du Conseil supérieur, l’acte communiqué aux Anglais portait qu’ils seraient tenus de remettre toutes les clefs des magasins, pour que les Français pussent s’emparer de tous les effets qui y étaient enfermés ; — qu’ils auraient la permission d’emporter leurs meubles et habits, avec les hardes et bijoux de leurs femmes, mais qu’à l’égard dos marchandises, argenterie, chevaux, etc., ils resteraient à Madras comme appartenant à la Compagnie de France ; — qu’ils se retireraient où bon leur semblerait, sous parole de ne pas servir contre la France jusqu’à leur échange ; — que ceux qui voudraient rester dans Madras prêteraient serment de fidélité au roi entre les mains de Paradis ; — enfin que le gouverneur et son conseil s’obligeraient de ne point servir contre la France, et, s’ils refusaient d’en donner leur parole, qu’ils seraient conduits prisonniers à Pondichéry. (Mém., p. 140).

Tels étaient les ordres de Dupleix, et Paradis ne faisait que les appliquer. Morse et son conseil protestèrent, comme ils le devaient, contre cet acte qui n’en fut pas moins exécuté à la lettre. Pour empêcher les Anglais de sortir de la ville, Paradis fit circuler partout des patrouilles ; une soixantaine d’entre eux parvinrent néanmoins à déserter la première nuit ; les jours suivants, d’autres moins nombreux en firent autant. Les rassemblements de plus de six personnes furent interdits. Grâce aux mesures pour empêcher le pillage, la ville resta au surplus très tranquille. Deux soldats pris en train de voler dans une maison de la Ville Noire, passèrent en jugement et l’un d’eux fut condamné à mort et exécuté.

Paradis resta exactement un mois à Madras (8 nov.-8 déc.) ; pendant ce temps, aucun fait sensationnel ne se produisit.

Suivant les instructions de Dupleix, trois objets principaux retinrent simultanément son attention. L’un fut de s’assurer des ressources financières ou commerciales de la ville. C’est pourquoi, dès le 10 novembre, Paradis invita Morse à lui remettre les livres de la Compagnie et à lui envoyer les clefs de tous les magasins particuliers, de ceux de la Compagnie et de ceux pouvant appartenir à des membres du Conseil. Il demanda en même temps qu’on procédât à un inventaire de toutes les marchandises qui pouvaient s’y trouver, et c’était une opération vraiment difficile en raison de leur nombre et de leur dispersion.

Les livres s’arrêtaient au mois d’avril précédent. Morse prétendit que les autres, remisés dans des magasins, avaient disparu depuis la prise de la ville, mangés ou foulés aux pieds par les animaux.

Les clefs des magasins de la Compagnie furent également remises sans difficulté, mais Morse refusa de livrer celles des magasins particuliers, sans doute pour nous obliger à quelques actes de violence, qui indisposeraient à notre égard les habitants. Et de fait on dut procéder de force à un certain nombre de visites domiciliaires. Elles donnèrent moins de résultats qu’on ne l’espérait. Les sept semaines écoulées depuis la capitulation avaient permis aux habitants et marchands d’évacuer à peu près toutes leurs marchandises, surtout celles qui avaient quelque valeur. On ne trouva guère chez divers particuliers, notamment chez un Anglais, que de la toutenague, un peu de vermillon, du vif argent, quelques soieries et une certaine quantité de corail. Les prévisions de la Bourdonnais se réalisaient ; il avait dit qu’en gardant la ville, on n’y trouverait pas plus de 100 à 200.000 roupies de marchandises.

On n’eut pas moins de déception avec l’argenterie de la Compagnie et celle des membres du Conseil. Celle de la Compagnie se retrouva à peu près complètement, telle qu’elle était portée sur les livres, mais celle des conseillers fut jugée assez peu importante pour que Paradis crut devoir la leur laisser ; celle de Morse montait à environ 800 pagodes.

Un autre ordre de Dupleix était relatif au démantèlement de la Ville Noire. Il avait prescrit d’en démolir les fortifications et, pour mieux dégager la Ville Blanche, quelques habitations qui lui étaient contiguës. Malgré la pénurie de coulis et d’instruments, les travaux furent commencés dès le 14 ; mais ils marchèrent très lentement. Faute d’hommes et d’outils, on ne pouvait aller vite et Paradis calculait que le démantèlement total de la Ville Noire prendrait plus de six mois. Avec les matériaux provenant des démolitions, on combla un fossé qui séparait les deux villes.

Le dernier ordre concernait les Anglais eux-mêmes. Dès le 10, Paradis invita le gouverneur à lui fournir dans les quarante huit heures les états de personnes prévus dans son ordre du même jour. Cent trente Anglais environ consentirent à donner leur parole de ne point servir contre la France et reçurent en échange des passeports pour aller s’établir où bon leur semblerait. Morse et son Conseil refusant de prendre le moindre engagement personnel, Paradis se trouva dans la nécessité d’envisager leur transfert à Pondichéry. Dupleix ne désirait pas recevoir d’autres prisonniers que Morse et Monson : pour expliquer la différence de traitement. Paradis eut ordre de dire qu’on n’avait pas assez de moyens de transport pour emmener tout le monde en un seul convoi. Après une dernière et infructueuse sommation de ne point porter les armes contre la France, Morse et Monson furent priés de se tenir prêts à partir le 20 dans la journée.

Ce fut une belle caravane. Autant pour défendre le gouverneur anglais contre une attaque possible des Maures, qui peu à peu se rapprochaient à nouveau de la côte, que pour s’assurer au besoin de sa personne, Paradis lui avait donné une escorte d’honneur d’environ 300 hommes, placés sous les ordres de Bury. Celui-ci, major des troupes et officier d’origine, n’avait pas voulu, non plus que La Tour, servir sous les ordres de Paradis, officier réformé[11]. Il partait donc moins comme chef d’escorte que comme un mécontent. Avec lui étaient également partis Barthélemy, Villebague et Desjardins, qui du reste eux aussi avaient demandé leur rappel à Pondichéry. Sous l’inspiration sans doute de Dupleix, chez qui l’on aimerait à trouver moins de passion, Paradis avait songé un instant à faire arrêter Villebague, sous prétexte de connivence avec les Anglais, mais après un examen plus approfondi de la question, il n’avait relevé contre lui aucune charge[12]. Le parti anglais ne comprenait que M. et Mme Morse et leurs enfants, avec Monson, M. et Mme Barneval, le secrétaire et le chirurgien du gouverneur.

Le voyage dura quatre jours. À l’aldée française de Calapett, qui se trouve à quatre lieues au nord de Pondichéry, la petite troupe trouva 150 hommes rangés en bataille qui étaient venus au devant d’elle pour faire honneur au gouverneur anglais, mais en réalité pour rehausser le triomphe de Dupleix. Au grand village de Mouttalpet, dépendant de Pondichéry et à l’endroit dénommé l’Étoile, on vit arriver Dupleix lui-même, assisté de trois de ses conseillers et précédé de ses gardes à cheval en équipage neuf et du grand prévôt avec tous ses pions armés, et un grand renfort d’éléphants et de timbales. Il fit à Morse toutes les politesses possibles et tous deux firent leur entrée dans la ville par la porte de Madras, au milieu d’une affluence énorme de population ; à ce moment on tira 21 coups de canon. Un nombre égal fut encore tiré lorsqu’on arriva au gouvernement. Madame Dupleix, somptueusement habillée et entourée comme une reine de plusieurs dames d’honneur, y attendait Madame Morse. « Elle n’avait point oublié, nous dit Villebague dans une longue lettre à son frère (Mém., n° 230), d’ajouter à ses ornements naturels, tous les diamants et pierreries qu’elle crut nécessaires à relever l’éclat d’une réception aussi flatteuse pour elle, qu’elle était humiliante et triste pour l’étrangère, qui soutint en cœur de reine tout ce cérémonial et qui eut assez de force d’esprit pour ne montrer aucun chagrin, quoique son cœur en fut pénétré. »

Une réception aussi solennelle était-elle nécessaire ? Peut-être, si Dupleix voulait impressionner la population indienne par une manifestation sensible de sa victoire et de sa puissance ; non, si l’on se place uniquement au point de vue de la déférence respectueuse et attristée que l’on doit au malheur, et telle est l’opinion d’Ananda dans ses mémoires. Il nous dit que quand tous les yeux étaient tournés sur Morse on peut imaginer quels étaient ses sentiments.

« Peindre la douleur qu’il dut alors éprouver et la mesurer n’est pas en mon pouvoir. La joie et le chagrin sont des êtres jumeaux dans ce monde. Un revers de fortune n’est pas une disgrâce aux yeux du sage. La chute du Fort St-Georges et les souffrances infligées à ses défenseurs ne sont que des épreuves impénétrables de la Providence. Mais le malheur ne devrait jamais tomber même sur nos ennemis ». (Ananda, t. III, p. 131-132).

Laissons pour un instant Morse et les Anglais à Pondichéry, où ils furent d’ailleurs traités avec toute sorte d’égards et revenons à Madras, dont nous désirons esquisser plutôt que raconter l’histoire sous la domination française.

Le départ de Morse n’avait pas rendu l’administration de Paradis beaucoup plus facile[13]. La situation commerciale de la ville était des plus mauvaises. Dupleix n’avait désiré conserver Madras que pour l’empêcher de renaître, et c’était une opération qu’il pensait pouvoir effectuer en attirant à Pondichéry les marchands indiens et arméniens qui y étaient établis : plus de commerce, plus de rivalité et Pondichéry devenait la métropole incontestée de la côte Coromandel. Mais il se trouva que les difficultés furent plus grandes qu’il ne l’avait prévu. Les marchands indiens, qui avaient fui à notre approche, sentaient instinctivement qu’on ne déplace pas ou qu’on ne crée pas à son gré un mouvement commercial et ils n’avaient qu’une médiocre confiance dans les affaires de Pondichéry, qui avaient toujours manqué d’envergure ; par crainte précisément d’être obligés de déplacer leur commerce, ils ne tenaient nullement à revenir à Madras. Paradis pensa les amadouer en faisant publier un avis qu’où leur remettrait en totalité les sommes qu’ils devaient à la Compagnie d’Angleterre ; ils continuèrent à demeurer sourds à ses appels. Quant aux Arméniens qui, étrangers au pays, étaient pour la plupart restés au siège de leurs affaires, ils n’étaient guère plus soucieux de courir l’aventure pondichérienne, mais soumis à l’autorité immédiate de Paradis, la résistance à ses suggestions était plus difficile. Elle n’en fut pas moins réelle et Paradis sentit qu’il n’arriverait à rien par la force. Il négocia avec eux et quelques-uns parurent disposés à entrer dans ses vues ; aucun cependant n’était parti pour Pondichéry, lorsque lui-même y retourna. Les conceptions de Dupleix sur ce point risquaient donc de se trouver complètement en défaut.

Les autres actes de Paradis ne méritent que de simples mentions : c’est, le 18 novembre, l’expédition de la Princesse-Marie, devenue la Charlotte, qui partit de Madras avec un chargement de 500 balles de la Compagnie et 13 prisonniers anglais, puis c’est l’envoi par chelingues de 50 à 60 caisses de corail trouvées chez des particuliers, et c’est enfin le 7 décembre l’affrètement du bot le Dauphin, pour un transport de blé, de soie écrue, de soieries, de matières d’argent ayant appartenu à la Compagnie d’Angleterre et de quelques objets précieux. Paradis fit également partir par radeaux ou catimarons diverses pièces d’artillerie prises aux Anglais et qui lui étaient demandées par Dupleix.

Pour être complet, nous ajouterons encore que le 16 novembre, un navire anglais, le Britannia, qui venait de Londres et ignorait encore la prise de Madras, vint mouiller à une portée du canon du fort ; aussitôt, pour lui donner le change, on hissa le drapeau anglais. Par cette ruse il eut été sans doute aisé de s’en emparer et Villebague proposa deux moyens, dont l’un fut essayé. Il consistait à envoyer une lettre au capitaine pour le prier de descendre à terre avec ses paquets, en lui mandant que si on ne lui rendait pas le salut, c’est qu’on était en pourparlers de paix avec les Maures et que la politique ne permettait pas que la place put tirer le canon. Le catimaron qui portait cette lettre revint avec une réponse où le capitaine marquait qu’il avait beaucoup d’argent à remettre et surtout des paquets secrets et qu’il attendait avec impatience la première occasion que le gouverneur Morse lui procurerait de descendre à terre et lui porter ses lettres. Avec un peu de patience et quelque habileté, la capture du vaisseau était certaine. Pourquoi tout d’un coup Paradis donna-t-il l’ordre de tirer sur lui à boulets ? Craignit-il de ne pouvoir maintenir sa feinte jusqu’au bout et qu’une fois révélée, la Princesse-Marie ne se trouvât exposée à être elle-même prise par un navire plus fort et mieux armé ? Quoiqu’il en soit, aux premiers coups qui furent tirés sur elle sans d’ailleurs l’atteindre, le Britannia leva tranquillement son ancre et se rendit à Goudelour, d’où on l’envoya à Negapatam décharger son argent.

Cependant la politique de Dupleix l’avait entraîné à envisager contre Goudelour une expédition qui compléterait celle de Madras, en ruinant la puissance des Anglais à la côte Coromandel et en leur enlevant tout point d’appui pour leur flotte, et il avait songé à en confier le commandement à Paradis qui, dans la journée du 4 novembre, s’était révélé au moins comme un homme heureux. Celui-ci fut en conséquence invité à se rendre à Pondichéry et quitta Madras le jeudi 8 décembre, laissant la ville, sinon prospère, du moins tranquille et pacifiée.

3. — L’administration de d’Espréménil, de Dulaurens et de Barthélemy.

Ce fut d’Espréménil qui remplaça Paradis. Sa surdité et ses infirmités ne s’étaient pas atténuées, mais les raisons de le faire revenir ou de le retenir à Pondichéry n’étaient plus les mêmes et autant que Paradis, il avait la confiance de Dupleix, dont les ordres ou instructions continuèrent d’inspirer et même de diriger effectivement l’administration de Madras.

Son retour ne se fit pas sans quelques risques. Les Maures s’étaient tout à fait rapprochés de la côte et il ne dut qu’à sa diligence de ne pas tomber entre leurs mains. L’avant-veille de son arrivée, Schonamille, gendre de Madame Dupleix, qui était allé faire une promenade en calèche du côté du Grand Mont, avait été enlevé par un détachement d’indiens et envoyé à Arcate, où il avait retrouvé Gosse et Kerjean et six autres Français de moindre distinction, tombés également au pouvoir des Maures.

D’Espréménil resta à Madras du 8 décembre 1746 au 12 mai 1747. Durant ces cinq mois il n’eut guère d’autres soucis que celui de déterminer les Arméniens et les gros marchands indiens et malabars à se transporter à Pondichéry, mais comme Paradis, il se heurta aux mémes forces d’inertie et il quitta son poste sans avoir obtenu de résultats appréciables.

Quelques malabars commencèrent par lui promettre de passer à Pondichéry avec leurs marchandises ; mais celles qu’ils proposaient d’emporter, comme nelly, tamarin, arec ou autres, étaient d’un tel volume ou de si peu de prix que cette promesse n’était en réalité qu’un refus déguisé. La question des transports restait d’ailleurs une difficulté qui paraissait insurmontable ; on ne pouvait songer à rien expédier par terre et il n’y avait en tout dans le port de Madras qu’une douzaine de chelingues armées : les autres avaient fui ou s’étaient perdues dans le coup de vent du 13 octobre et quand il fallait faire un transport, public ou privé, ou c’étaient les chelingues qui manquaient ou c’étaient les macouas. Le bruit, du reste faux, qu’on retenait à Pondichéry les bateliers partis de Madras, avait amené une désertion générale ; pour retenir les autres, on avait dû les enfermer dans une chauderie, où on les tenait gardés comme des prisonniers.

Une proclamation fut affichée le 14 décembre et publiée à grand tam-tam pour inviter une seconde fois les marchands à rentrer immédiatement dans la ville et à y déclarer leurs biens sous peine de confiscation. Seuls quelques petits marchands ou chettys revinrent réclamer des marchandises saisies au temps de la Bourdonnais ; quant aux gros marchands, ils s’étaient retirés dans le fond des terres avec ce qu’ils avaient de plus précieux et rien ne les attirait plus à Madras, sauf peut-être la nécessité de faire travailler leur argent dans une ville plus commerçante.

La menace de confiscation du restant de leurs richesses ne les effraya point. C’était l’approche de la grande fête religieuse du pongol, pendant laquelle il n’eut pas été sage de troubler les esprits. Comme elle se passa sans que leurs dispositions fussent modifiées, d’Espréménil, obéissant aux ordres du Conseil supérieur, se décida à agir. Il fit paraître le 2 mars une nouvelle proclamation, dans laquelle il était dit que tous les marchands devaient quitter Madras pour Pondichéry dans un délai de huit jours et, durant ce temps, transporter toutes leurs marchandises dans le fort, d’où on les expédierait à Pondichéry. Si ces ordres n’étaient pas exécutés, des recherches domiciliaires seraient faites et tous les articles trouvés dans les maisons seraient confisqués[14].

Un certain nombre de marchands déclarèrent leurs valeurs, mais quand il leur fallut se décider à aller eux-mêmes à Pondichéry, ils répondirent pour la plupart : « Prenez nos biens, si vous le voulez ; mais nous n’irons pas là-bas. » D’Espréménil allait-il employer la force ? L’arrivée d’une flotte anglaise, qui vint sur ces entrefaites bloquer toute la côte Coromandel, y compris Madras, le tira assurément d’un grand embarras : il n’était plus possible de correspondre par mer avec Pondichéry. La voie de terre restait, il est vrai, ouverte ; la paix avait été rétablie au mois de février avec le nabab ; mais d’Espréménil comme Dupleix étaient-ils vraiment soucieux de pousser leurs menaces jusqu’au bout ? L’exode des commerçants pouvait assurément se faire sans troubles ni révoltes ; mais c’était au détriment de la confiance indispensable au succès des affaires et telles de celles-ci, prospères à Madras, couraient de grandes chances de sombrer à Pondichéry. Il était donc légitime et naturel que Dupleix et d’Espréménil hésitassent à recourir à des mesures suprêmes, qui pouvaient ruiner les marchands. La proclamation du 2 mars resta lettre morte comme les précédentes.

En même temps qu’il faisait solliciter les Indiens de passer à Pondichéry, Dupleix essayait de déterminer quelques Européens à en faire autant. De ce nombre étaient Quentin de la Métrie, François Carvalho et madame de Médeiro.

Quentin de la Métrie était conseiller au Conseil supérieur de Pondichéry ; il avait été nommé en 1741 en même temps que d’Espréménil, était arrivé avec lui dans l’Inde et presque aussitôt avait demandé à passer à Madras pour y régler des affaires personnelles. Il y était resté et avait épousé Catherine Barneval, sœur du gendre de Madame Dupleix. On lui reconnaissait une certaine expérience du commerce qu’il avait jadis appris et pratiqué en Chine.

François Carvalho était d’origine portugaise ; il avait épousé une Française, Marie de Saint-Hilaire, dont il avait entre autres enfants, une fille nommée Marie, qui épousa plus tard Jacques Law[15]. Lorsque Dupleix était directeur au Bengale, il s’était intéressé avec lui dans différentes affaires, notamment à Manille.

Madame de Medeiro (ou Medeiros) était veuve d’un commerçant d’origine portugaise qui avait occupé une haute situation à Madras ; elle-même était sœur des deux Carvalho.

Lorsque d’Espréménil quitta Madras, seul Carvalho était venu s’établir à Pondichéry ; encore n’est-il pas certain qu’il n’ait pas laissé certains intérêts à Madras, ne serait-ce que sa maison de Charles Street. Et ni Madame de Médeiro, ni de la Métrie ne faisaient de préparatifs pour se conformer aux siens ou plutôt aux ordres de Dupleix.

Pour le reste, l’administration de d’Espréménil fut, comme celle de Paradis, peu agitée et dénuée de tout incident notable. La flotte anglaise n’ayant pas reparu, on put, jusqu’au milieu de mars, communiquer aisément par mer avec Pondichéry et recevoir ou expédier deux ou trois bots chargés de marchandises.

Cependant trois faits relatifs à la navigation méritent d’être signalés. Le premier fut, le 12 janvier, l’arrivée du Centaure, du Mars, du Brillant et du Saint-Louis, qui partis pour Achem avec Dordelin, en revenaient sans y avoir rencontré la flotte ennemie : ils repartirent pour Pondichéry dans les premiers jours de mars.

Le second fut la prise du navire anglais la Princesse Émilie, le 27 février. Les événements se passèrent tout autrement que pour le Britannia. Ce navire, un des meilleurs voiliers de la Compagnie d’Angleterre, monté de 30 canons, venait de Londres ; comme le Britannia, il ignorait la prise de Madras. Sitôt qu’il fut à peu de distance de la côte, d’Espréménil fit envoyer au capitaine un billet, signé Stratton, pour lui donner l’ordre de s’en rapprocher le plus qu’il pourrait. Le capitaine — un nommé Best — lui répondit qu’étant parti d’Angleterre le 7 août précédent, sans avoir vu aucune terre depuis son départ, son équipage était sur les dents et il le priait de lui envoyer du monde pour l’aider à venir mouiller sous le canon de la place. Il était impossible de mieux entrer dans les vues de d’Espréménil. Onze chelingues chargées de 176 hommes partirent à la tombée de la nuit, pour mieux dissimuler leur qualité, mais n’ayant pu arriver ensemble, leurs officiers jugèrent que la prudence ne permettait pas d’aborder le vaisseau anglais sans avoir toute la troupe, et dans la crainte d’être eux-mêmes canonnés et détruits, si on les reconnaissait, ils ramenèrent toutes les chelingues à terre. La partie semblait perdue : d’Espréménil la sauva par sa présence d’esprit. Sous le nom de Morse il écrivit au capitaine une lettre où il disait qu’on lui avait envoyé soixante hommes durant la nuit, mais que la grosse mer et la paresse des macouas les avaient empêchés de gagner le bord, qu’ils étaient trop fatigués pour recommencer l’entreprise, mais qu’on le priait de venir par ses propres moyens mouiller aussi près que possible, sous peine de répondre de l’événement s’il n’obéissait pas au plus vite. Le capitaine, qui ne pouvait se douter de rien, obéit aussitôt et peu de temps après le navire se trouva si proche de la terre qu’on eut peur qu’il ne s’échouât. C’était le moment attendu. Quatre-vingts hommes préalablement embarqués dans des chelingues, montèrent aussitôt à bord, se saisirent du capitaine et du second, puis de tout l’équipage, au nombre de 86 hommes. Les scellés furent ensuite mis ; mais malgré les ordres de d’Espréménil et les efforts des officiers qui le pistolet au poing et le sabre à la main tentèrent de s’opposer au pillage, rien, sauf la cale, ne résista à la fureur des matelots. On assure cependant qu’il ne fut pris que peu d’objets ayant quelque valeur. L’argent trouvé consistait en 41 caisses, d’une valeur d’environ 350.000 roupies, que l’on fit passer à Pondichéry, par chameaux et par éléphants[16].

Deux semaines plus tard, cette opération eut été impossible. Le 15 mars au matin, deux vaisseaux de l’escadre anglaise de l’amiral Griffin, portant pavillon hollandais, parurent devant Madras et en commencèrent le blocus. D’Espréménil fit aussitôt rapprocher très près de terre la Princesse Émilie et le Neptune, pour les mettre à l’abri de toute insulte et, par surcroît de précaution, fit débarquer toutes les marchandises qu’elles avaient à leur bord. Le pis qui put leur arriver était de tomber au pouvoir de l’ennemi, mais plutôt que de leur laisser courir ce risque, d’Espréménil était résolu à les échouer. On apprit bientôt après que ce n’était pas seulement Madras, mais toute la côte qui était bloquée : trois vaisseaux à Goudelour, trois devant Pondichéry et une frégate à Sadras. Grâce à cette distribution des forces, aucun vaisseau français ou étranger ne pouvait plus passer sans être visité[17].

Fort heureusement la paix avait été conclue avec le nabab dans la seconde quinzaine de février, et depuis ce temps les Français et les Maures vivaient en parfaite intelligence. D’Espréménil en profita pour essayer d’organiser l’administration financière de Madras, en cherchant à tirer des aldées et de diverses fermes les revenus qu’elles donnaient au temps des Anglais. Ce ne fut pas une tâche facile et d’abord elle ne réussit pas. On ne lui offrit que des prix modiques pour les terres des aldées[18] et rien pour les fermes du tabac et du bétel ; plusieurs personnes à qui elle fut proposée la refusèrent, disant que le pays se dépeuplait tous les jours, que les Français avaient abîmé tous les jardins pendant le siège, que les Maures y avaient fait plus de dégâts encore, que pendant près de deux mois rien n’avait été arrosé et que la plus grande partie des arbres de bétel étant arrachés ou gâtés faute de culture, il faudrait en faire venir de loin, ce qui joint au peu de monde qu’il y avait dans les aldées, leur rendrait cette ferme à charge. D’Espréménil finit pourtant le 1er mai par trouver acquéreur pour 3 mois, à raison de 300 pagodes par mois à Vellapoullé. Quant aux aldées il les mit en régie.

À l’égard des différents droits qu’on levait du temps des Anglais, il était presque impossible d’en faire le relevé, faute des écrivains noirs qui étaient auparavant chargés de ces sortes de détails. On savait seulement par les livres que bon an mal an les droits du bord de mer s’élevaient pour la Compagnie de 30 à 40.000 pagodes et ceux de terre de 3 à 4.000 ; mais depuis le blocus il ne fallait plus compter sur les droits maritimes. La ferme de l’arec, qui valait 4.000 pagodes, ne trouvait non plus aucun adjudicataire, sauf pour le prix dérisoire de 200 pagodes par an. Tout ce que put faire d’Espréménil fut d’établir un droit de cinq pour cent sur un certain nombre de grosses marchandises fabriquées dans les aldées et se vendant en bazar. Il comptait pouvoir en tirer de 150 à 200 rs. par mois[19]. Son successeur fit le reste à force de patience et de temps.

La démolition des maisons de la Ville Noire fut continuée, de façon à laisser entre les deux villes une esplanade qui fixée d’abord à 180 toises finit par en atteindre près de 400 au moment de la rétrocession de Madras. Ce fut assurément une des mesures qui blessa le plus les habitants ; mais si l’on jette les yeux sur un plan de la ville avant 1746, on est étonné que les Anglais eux-mêmes n’aient pas pris l’initiative d’une mesure équivalente : elle s’imposait dans l’intérêt de la défense et de la salubrité de la Ville Blanche. Au nombre des édifices détruits pen dant l’administration de d’Espréménil se trouva l’église des luthériens. Dans certaines démolitions on trouva encore quelques marchandises qu’y avaient cachées les Indiens.

On consolida au contraire la situation de la Ville Blanche par de nouvaux travaux de défense ; on pratiqua des merlons à tous les bastions, on construisit deux citernes doublées de lames de plomb, on répara les courtines de l’ouest, on couvrit enfin les deux portes de la mer et de l’ouest de deux batteries en contre garde.

Ainsi se poursuivait, sous les différents administrateurs de Madras, la même politique, Inspirée par Dupleix et qui consistait essentiellement à ruiner le commerce de la ville au profit de Pondichéry. Dulaurens, successeur de d’Espréménil, n’agit pas autrement que ses deux prédécesseurs.

En se retirant, d’Espréménil n’obéit à aucune considération administrative ; il était depuis longtemps fatigué par le climat de l’Inde et désirait vivement retourner en Europe. En avril, il crut l’occasion favorable et le 19, il envoya à Dupleix sa démission de conseiller, puis, sans attendre sa réponse, il partit le 13 mai pour le Bengale, dans l’intention de s’y embarquer.

Dulaurens, qui le remplaça, était un ancien serviteur de la Compagnie. Au temps où Dupleix était directeur au Bengale, il représentait ses intérêts à Pondichéry. C’était un homme intelligent et d’un caractère indépendant. Arrivé le 12 mai à Madras, il fut reconnu le même jour commandant de la place et directeur des affaires de la Compagnie. Son administration qui dura jusqu’au 3 décembre de la même année, fut presque entièrement consacrée à régler des affaires d’affermage.

La régie des aldées avait été confiée à un écrivain nommé Eléan, qui se montra plus soucieux de ses intérêts que de ceux de la Compagnie. De novembre 1746 au 15 mai 1747, les terres n’avaient produit que 849 pagodes, alors que les Anglais en encaissaient annuellement 3.280 ; encore sur ce premier chiffre, 493 seulement étaient entrées dans les caisses de la Compagnie. D’Espréménil avait essayé, sans y réussir, à transformer cette régie en fermage. Dulaurens fut plus heureux. Le 12 juillet, il passa avec Mouttiapoullé, nainard de la Compagnie, un marché de 2.300 pagodes par an, mais à la suite d’une surenchère par un nommé Candappa Modeli, le prix atteignit 2.500. Ces surenchères sont encore aujourd’hui de règle dans l’Inde et les adjudications ne s’y passent guère autrement qu’au xviiie siècle. Les enchérisseurs n’hésitent pas le plus souvent à faire des propositions qui paraissent exorbitantes ; ils savent qu’ils arriveront presque toujours, en cours de fermage, à obtenir une réduction de prix, en invoquant des cas de force majeure dus surtout à des influences financières. Il semble que les choses se soient ainsi passées pour la surenchère de Candappa. Celui-ci n’était que la caution des fermiers véritables, qui étaient les chefs mêmes des aldées ; il les décida à se rendre à Pondichéry et à y adresser des réclamations, sans que nous sachions exactement quelles elles furent. Mais on peut en présumer tout au moins l’esprit par des observations de Dulaurens adressées le 31 août à Dupleix : « Nous ne pouvons nous dispenser de vous assurer, écrivait-il, que nous ne remarquons dans leur requête qu’un tissu de tracasseries et de faux faits mal exposés et démentis par la plus grande partie des fermiers qui sont ici (à Madras) et qui ne regardent ceux qui sont auprès de vous que comme des perturbateurs et des fainéants, » qui, au lieu de faire valoir leurs terres, se flattent de surprendre le Conseil par leurs mensonges. Ce Candappa était un grand intrigant : il faisait dire aux fermiers ce qu’il lui plaisait. Dulaurens se donna le malin plaisir d’en avoir la preuve en le confrontant avec eux ; mais Candappa s’embarrassait peu des jugements qu’on pouvait porter sur son compte, « n’ayant, disait-il, à répondre de ses actes qu’à M. le Gouverneur de Pondichéry, avec qui seul il voulait traiter les affaires. »

L’affermage des arecs se fit plus simplement : il fut donné pour six mois à une femme à raison de 200 pagodes par mois, et personne ne le contesta. Il n’en fut pas de même de la ferme du bétel et du tabac, qui avait été précédemment adjugée à Villapoullé, à raison de 300 pagodes par mois. À l’expiration du contrat, qui eut lieu fin juillet, il y eut plusieurs enchérisseurs et surenchérisseurs et les offres allèrent jusqu’à 472 pagodes par mois. Les affaires de Madras se relevaient visiblement. Villapoullé n’avait cessé d’offrir les prix les plus élevés et ce fut encore lui qui resta adjudicataire.

Une adjudication plus curieuse fut celle des jardins appartenant à des Indiens qui avaient fui à notre arrivée et n’étaient pas revenus. Depuis leur départ, ces jardins, au nombre d’une centaine, restaient inexploités. C’étaient autant de richesses qui se perdaient. Dupleix songea à les mettre en adjudication. Le Conseil provincial estima, non sans motif, que vu leur nombre, on serait sans doute amené à les donner à des adjudicataires différents, sur lesquels on n’aurait aucune action et dont la plupart ne paieraient pas après avoir enlevé les fruits : le bénéfice escompté serait par conséquent purement imaginaire. Il lui semblait préférable d’inviter les propriétaires à revenir sur leurs terres et à les faire valoir, sauf à les engager à vendre à Madras et non ailleurs toutes les denrées qui pourraient provenir de leurs récoltes. Cette conduite procurerait dans la suite au pays une certaine abondance et ramènerait les esprits effarouchés par la crainte où l’on était d’être dépouillé de ses biens.

Mais tels n’étaient pas les désirs de Dupleix ; il voulait que les propriétaires, tout en conservant leurs terres à Madras, vinssent s’établir eux-mêmes à Pondichéry. Le Conseil provincial, plus soucieux des intérêts de la ville qu’il administrait, eut beau représenter que ces terres étant pour la plupart la propriété de petits laboureurs ; ceux-ci, en se rendant à Pondichéry, y seraient sans doute condamnés à demander l’aumône ou à mourir de faim ; Dupleix répondit que des malabars lui avaient offert 2.000 pagodes de la ferme. Le Conseil provincial dut s’incliner (A. P. t. 16. Lettres des 26 sept, et 13 novembre).

Ces détails prouvent mieux que par une démonstration théorique comment certaines affaires se réglaient à ce moment et c’est presque toujours par les petits côtés qu’on saisit l’esprit des institutions. Ils nous permettent encore d’établir que l’intervention de Dupleix dans l’administration de Madras était incessante et que la ville elle-même revenait peu à peu à des conditions normales d’existence. En additionnant les produits des diverses adjudications, on arrive à un chiffre de 12.000 pagodes pour l’année.

Seuls les droits maritimes continuaient à ne pouvoir être perçus. Les vaisseaux anglais bloquaient toujours la ville. Tantôt ils remontaient au nord jusqu’à Paliacale, tantôt ils redescendaient jusqu’à Sadras, sans jamais perdre Madras de vue plus d’une dizaine de jours. C’était miracle si dans l’intervalle une palle ou une embarcation légère venait à passer. Ils ne s’attaquèrent jamais à la ville qu’ils jugeaient trop bien défendue, mais s’étant renforcés le 3 octobre de quelques vaisseaux venus de Goudelour, ils s’en prirent au Neptune, et l’abordèrent dans la nuit du 3 au 4 octobre. Il n’y avait à bord que quelques lascars et un métis pour les commander. Voyant le bâtiment en assez mauvais état, les Anglais prirent le parti d’y mettre le feu.

La Princesse-Amélie s’échoua également : elle put être remise à flot deux jours après et, comme c’était l’approche de la mauvaise saison et que les vaisseaux anglais étaient partis, eux aussi, pour aller hiverner, Dulaurens la renvoya à Pondichéry, où elle n’arriva pas sans les plus grandes peines. Aucun grand vaisseau, bot ou brigantin ne restait plus en rade de Madras : il n’y avait plus que des chelingues ou des catimarons qu’on ne pouvait utiliser. La perte du Neptune indisposa vivement Dupleix, qui paraît avoir témoigné à Dulaurens moins de bienveillance qu’à ses prédécesseurs. On a vu à propos des adjudications que celui-ci ne craignait pas au besoin de lui présenter des observations qu’il croyait utiles ; cependant dans l’ensemble il ne contraria pas sa politique.

Dans les premiers jours de sa direction, il put déterminer la Métrie à passer à Pondichéry ; mais il ne put rien obtenir de Madame Médeiro. Celle-ci lui répondit que son parti était pris de ne pas bouger, qu’on la mettrait plutôt en morceaux, qu’on pouvait confisquer et prendre tous ses biens mais qu’elle resterait à Madras. Elle ne s’y trouvait point au moment de sa reddition et si elle y était revenue avec ses biens, c’est sur les assurances qu’on lui avait données de la part de Dupleix qu’elle pouvait le faire sans rien craindre et que sa personne et ses biens y seraient protégés. Dupleix n’insista pas.

Quant aux autres habitants malabars, quelques moyens que Dupleix ait mis en usage, promesses, menaces ou confiscations, tout fut infructueux. C’est en vain qu’on leur garantissait la jouissance de tous leurs biens et qu’on leur donnait une assurance formelle qu’ils ne seraient jamais inquiétés ni dans leur religion ni dans leur commerce, ils aimaient mieux tout abandonner plutôt que de se soumettre et à l’exception de quelques misérables qui ne doutaient de rien et n’avaient pas en leur possession la valeur de cent pagodes, il n’en vint pas un seul. Cette obstination était vraiment remarquable non moins qu’humiliante pour Dupleix et elle lui était d’autant plus sensible que sa conduite envers les gens du pays n’aurait pas dû lui attirer cette mortification. — Les Arméniens avaient été moins intransigeants ; quelques-uns étaient venus se fixer à Pondichéry. Dupleix ne fondait cependant pas de grandes espérances sur leur compte ; il était convaincu qu’ils continuaient à se regarder comme des étrangers parmi nous et qu’aussitôt qu’ils verraient un moyen de se sauver sans que leurs intérêts dussent en souffrir, ils le saisiraient avec empressement. Peut-être aussi la menace constante d’une escadre anglaise qui pouvait venir nous assiéger, était-elle pour quelque chose dans l’éloignement que montraient les malabars à se rendre à Pondichéry : leur crainte était égale pour Goudelour, où ils n’étaient pas plus empressés de se rendre[20].

Pendant ce temps, on continuait à Madras la confiscation des biens des réfractaires et l’on découvrait tous les jours de nouveaux effets dans les maisons ou magasins de la ville et parfois il s’en trouvait de considérables. Ces objets étaient transportés dans les magasins du fort, en attendant d’être vendus.

La démolition des fortifications et des maisons de la Ville Noire fut poursuivie ; à la fin de juillet, toutes les fortifications avaient été rasées et la ville se trouva complètement dégagée. L’ingénieur Sornay qui dirigeait les travaux proposa alors de démolir encore 60 toises de maisons.

Cependant les derniers jours de l’administration de Dulaurens étaient arrivés. Au début d’août, les conseillers Bruyère et Friell l’avaient quitté pour rentrer à Pondichéry, et Bruyère avait été désigné peu de temps après pour servir au Bengale. Ils avaient été remplacés le 20 août par Gosse, Cotterel et Panon. Gosse avait été nommé second de la place et chargé de la chauderie ou justice indigène et Cotterel avait pris le poste de garde-magasin[21].

Ces mutations toutefois ne préjugeaient nullement du rappel de Dulaurens ; ce fut un simple incident commercial qui le provoqua.

D’après des instructions reçues de Dupleix, Dulaurens avait fait vendre le 18 septembre une certaine quantité de marchandises qui restaient dans les magasins de la Compagnie. Or, malgré la publicité la plus étendue donnée à l’opération, le coton n’atteignit que le prix dérisoire de 20 pagodes le bohar et il ne s’en vendit que 93 balles sur 882 qui étaient entrées en magasin depuis le 26 novembre 1746. Plutôt que de le céder à ce prix, le Conseil pré fera le pousser à 21 pagodes et il lui resta pour compte. Les jours suivants, un marchand en offrit 22. Dulaurens, qui avait reçu de Dupleix l’autorisation de le vendre par grandes ou petites quantités au meilleur prix qu’il en pourrait trouver, crut devoir adopter ce chiffre. Ce fut sa perte ; Dupleix soupçonna d’abord Dulaurens de s’être entendu avec le marchand pour lui vendre à 70 rs. 4 ce qui valait 75.9 et il lui exprima tout son mécontentement. Le marchand n’ayant pas encore payé ni fait enlever la marchandise, Dulaurens lui proposa de se désister de son marché, ce qu’il obtint aisément, mais en même temps il pria Dupleix de donner des ordres pour que cette marchandise fut vendue par des personnes en qui il aurait plus de confiance et qui lui seraient moins suspectes : c’était trop d’avoir pu être soupçonné dans une affaire de commerce qui paraissait toute simple. (A. P. t. 7. Lettre du 26 nov.)

Huit jours après, Dulaurens n’était plus directeur à Madras. Dupleix l’avait révoqué et l’avait remplacé le 27 novembre par Barthélemy. Dans une conversation qu’il eut le 29 avec Ananda, Dupleix l’accusa formellement d’avoir constamment désobéi à ses ordres depuis son arrivée à Madras et d’avoir fraudé dans l’affaire des cotons. Il n’est pas impossible non plus qu’il ait voulu dans une certaine mesure punir l’homme au caractère indépendant, qui n’avait jamais consenti à charger la Bourdonnais. (Ananda, t. IV, p. 233).

Gosse fut exclu du Conseil pour le même motif et Panon suspendu. Encore une fois l’administration de Madras allait être presque entièrement renouvelée.

C’était la seconde fois que Barthélemy était chef du Conseil : Il arriva le 30 novembre, mais par suite d’un mauvais temps persistant, il ne put être reçu commandant à la tête des troupes que dans l’après-midi du 2. Il eut comme second un nommé Moreau, qui venait de Mahé, et que Dupleix nous peint quelque part comme un atrabilaire et un fripon (Cultru, p. 49).

Ananda nous raconte qu’on leur avait adjoint pour être, l’un dobache, le second chef de la police et la troisième chef des pions, trois Indiens de moralité douteuse et dont l’un, le chef de la police, n’aurait dû sa nomination qu’à 1.500 rs. données à Madame Dupleix. Celle-ci, nous affirme Ananda, croyait que leurs prédécesseurs s’étaient enrichis par des pillages ou des vols et elle comptait bien bénéficier du savoir-faire et de l’habileté de ses créatures ; elle n’aurait décidé son mari à les nommer que dans l’espérance d’obtenir d’eux de l’argent. Et Ananda ajoute ces mots, qui laissent quelque peu rêveur :

« J’ai entendu et j’ai aussi lu dans les livres d’extraordinaires récits de ruse de femmes. Mais Madame Dupleix les surpasse toutes mille fois. Les Européens, hommes et femmes, et les Hindous et Mahometans également, la maudissent toute comme l’élève du diable qui ruine la ville. M. Dupleix se rappelle quelquefois ce qu’elle est et souvent il l’oublie. Les affaires s’en vont ainsi à l’aventure, contrairement à toute sagesse ». (Ananda, t. IV, p. 229-230).

Graves imputations, qu’il est impossible aujourd’hui de vérifier, et qu’on ne peut cependant écarter a priori ! L’œuvre d’Ananda ne révèle pas toujours chez son auteur un grand courage ; il entre trop facilement dans les vues de ses interlocuteurs, mais il semble que ce soit uniquement pour ne pas les contrarier ; on sent fort bien à certaines réticences qu’il ne partage pas toujours leurs sentiments. Ce n’est pas ici le cas ; ses déclarations sont fort nettes et ce n’est pas la seule circonstance dans laquelle il nous dira l’amour de Madame Dupleix pour l’argent et pour les cadeaux.

L’administration de Barthélémy se trouva tout de suite favorisée par un nouveau règlement de l’affaire des cotons. Dupleix les fit racheter par les marchands de Pondichéry à raison de 26 pagodes le bohar, en invoquant les services qu’il avait pu leur rendre en d’autres circonstances.

Barthélemy eut par contre de sérieux ennuis avec l’adjudicataire du bétel et du tabac. Ce dernier qui devait remettre à la caisse 472 pagodes pour le mois de novembre et 100 autres qu’il devait des mois précédents se sauva dans la nuit du 2 au 3 décembre, et, comme il n’avait pas de caution, c’était une dure perte pour la Compagnie.

C’est à peu près tout ce que nous savons de précis sur l’administration de Barthélemy. Le registre de la correspondance de Madras s’arrête à la date du 4 décembre. Pour la suite il nous faudrait recourir à la correspondance encore inédite du Conseil supérieur avec la Compagnie, qui s’arrête au 10 janvier 1749, mais cette correspondance ne nous dit rien de Madras après le 24 décembre 1747. Le seul fait que nous puissions relever avec certitude, c’est que le 12 décembre, devant l’opiniâtreté des habitants de Madras à refuser de venir s’établir à Pondichéry, Dupleix rendit une ordonnance par laquelle il leur accordait un dernier délai d’un mois pour se retirer à Pondichéry ; ce temps passé, les biens de tous ceux qui n’auraient pas obéi seraient confisqués au profil de la Compagnie.


  1. A. P. t. 16. Lettre de d’Espréménil à Dupleix du 24 octobre.
  2. A. P. t. 16. Lettre du 30 octobre.
  3. Nazelle, p. 267-268.
  4. Nazelle, p. 269-271.
  5. Nazelle, p. 264, 274 et 276.
  6. Cet article était ainsi conçu : « Quoique la place soit gardée par les troupes françaises ni leur pavillon arboré. M. Morse, gouverneur anglais, et tous les employés et habitants pourront faire leur commerce, tant par terre que par mer et la police anglaise sera exercée sur les Anglais natifs et les habitants, comme elle avait coutume de l’être ci-devant, sans préjudice à celle des Français. »
  7. A. P. t. 16. Lettre de d’Espréménil à Dupleix du 24 oct.
  8. Ananda, t. III, p. 32 et 34.
  9. Cette lettre comme les autres lettres de M. Morse ne se retrouvent pas dans nos archives non plus que dans celles de Pondichéry.
  10. Ananda, t. 3. p. 87-88.
  11. Bury et la Tour adressèrent même au ministre une protestation contre le passe-droit dont ils se prétendaient les victimes.
  12. A. P. t. 16. Lettre au Cons. Sup. du 11 nov. 1746.
  13. Pendant les huit jours qu’avaient duré les arrêts de Bruyère, il avait dirigé les affaires avec Friell, seul conseiller restant, et son neveu de Brain, préposé aux affaires de la marine, en remplacement de Desjardins. Le 15 novembre Dupleix lui envoya un renfort composé de Cotterel, la Touche, Lhostis et Herygoyen.
  14. Ananda, t.II, p. 415.
  15. Il avait un frère, Alexandre, résidant au Bengale, dont une fille, Jeanne, épousa en 1755 Jean Law de Lauriston, le futur gouverneur de nos établissements et le père du maréchal de Lauriston.
  16. A. P. t. 16. Lettre au Cons. Sup. du 3 mars 1747.
  17. A. P. t. 16. Lettres au Cons. Sup. des 16 et 22 mars.
  18. Les aldées constituant le territoire de Madras étaient, en dehors de la ville elle-même, les trois aldées d’Egmore, Pursewaukam et Tondiarpett, acquises en 1683 et produisant à ce moment 905 pagodes de revenus ; — les cinq aldées de Numgumbaukam, Vasalavada, Trivatore, Satangadon et Catawauk, acquises en 1708 et produisant 885 pagodes ; enfin les cinq aldées de Vepery, Perambore, Poudoupauk, Ernavor et Sadiamgoupam, acquises en 1652 et rapportant ensemble 665 pagodes. Au total 13 aldées d’un revenu de 2455 pagodes, au moment de leur acquisition, mais ces chiffre pouvaient varier et variaient en effet au moment de chaque affermage. En dernier lieu elles rapportaient aux Anglais 3280 pagodes. Toutes ces aldées provenaient du district de Pounamalli.
  19. A. P. t. 16. Lettre au Cons. Sup. du 3 mars.
  20. A, P. t. 7. Lettre du Conseil à la Cie du 30 novembre 1749. § 73.
  21. Parmi les agents de la Compagnie se trouvant alors à Madras il y avait un simple commis du nom d’Amat, arrivé récemment de France sur la recommandation de M. de Maurepas. Cet homme ayant joué en 1753 un rôle assez considérable dans la vie de Dupleix, il convient simplement de signaler ici son existence. C’était alors un esprit chagrin et mécontent, demandant des situations au dessus de ses capacités et ne voulant rien faire.Dulaurens autorisé par Dupleix le mit aux arrêts, où il resta près de deux mois avant d’être renvoyé à Pondichéry. (A. P. t. 7. Lettres des 14 juillet, 27 août, 27 octobre et 13 novembre).