Dupleix et son bi-centenaire

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Dupleix et son bi-centenaire
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 681-692).
DUPLEIX ET SON BI-CENTENAIRE

La séance solennelle tenue à la Sorbonne le dimanche 17 janvier, sous la présidence du ministre des Colonies, pour célébrer le bi-centenaire de Dupleix, a eu le caractère d’une cérémonie expiatoire. M. Lebon dans sa spirituelle allocution, M. Bonvalot dans sa piquante et chaleureuse conférence ont flétri comme il convenait l’odieuse injustice dont la France d’autrefois se rendit coupable envers un grand homme, qui avait travaillé durant plus de trente années à lui donner l’empire des Indes. Les poètes ont renchéri sur le conférencier, et M. Haraucourt s’est écrié par la bouche de Mme Sarah Bernhardt :


... Les nains sont toujours les vainqueurs,
Ils ont la voix du nombre et le geste du maître,
Et leur petite main sait broyer les grands cœurs.


Il n’est que trop certain que, brutalement destitué en 1754, Dupleix fut rappelé de Pondichéry dans le temps même où sa présence y était le plus nécessaire. Il ne faut cependant rien exagérer, et on aurait tort de croire que la France tout entière, méconnaissant les services qu’il lui avait rendus, ait été insensible à la gloire de ses hauts faits. On lui prodigua à son arrivée les témoignages d’estime et d’admiration. « Croiriez-vous, disait-il, que sur la route de Lorient à Paris, j’étais obligé de fermer les stores de ma chaise de poste, pour pouvoir m’échapper de la foule? Dans tous les endroits où nous changions de chevaux, j’entendais des propos qui auraient lieu de flatter le plus présomptueux, mais dont, grâce à Dieu, je me suis garanti autant qu’il a dépendu de moi. Ma femme a été dans le même cas. Elle et moi, nous n’osions paraître dans Lorient par l’affluence du peuple qui voulait nous voir et nous bénir. Ce sont de vraies satisfactions pour ceux qui savent tout reporter à Dieu. »

Réconforté par l’accueil que lui faisaient les foules, il s’imagina que les négocians, les financiers, les hommes d’État de qui dépendait son sort ne tarderaient pas à lui rendre justice, qu’il avait été victime d’une méprise, d’un malentendu, que ses juges ne demandaient qu’à être éclairés et convaincus, et il caressa quelque temps l’espoir de retourner bientôt dans l’Inde pour y reprendre sous œuvre sa glorieuse entreprise. Les plus profonds politiques ont leurs illusions et leurs candeurs : il croyait à l’efficacité des explications, qu’un homme qui a raison finit toujours par triompher des préjugés et des partis pris, et il était si sûr d’avoir raison ! Il s’expliqua en vain pendant neuf ans; il parlait à des sourds. Navré autant qu’étonné de la froide indifférence que lui montraient d’anciens amis, de la haine que lui témoignaient des gens en place qu’il tenait pour ses obligés, il ne se lassait pas de plaider sa cause. Les uns le regardaient comme un solliciteur incommode et fâcheux, les autres comme un dangereux aventurier, dont il importait de se débarrasser à jamais. Il n’avait rien obtenu, ni argent ni justice, lorsqu’il mourut dans la nuit du 10 au 11 novembre 1763. Quelques jours auparavant, il écrivait : « J’ai sacrifié ma jeunesse, ma fortune, ma vie pour enrichir ma nation en Asie... Mes services sont traités de fables, je suis traité comme l’être le plus vil du genre humain, je suis dans la plus déplorable indigence ; la petite propriété qui me restait vient d’être saisie ; je suis contraint de demander une sentence de délai pour éviter d’être traîné en prison. »

Un écrivain anglais a prétendu que la jalousie est une maladie française, que nous sommes de tous les peuples celui qui nourrit les sentimens les plus haineux à l’égard des gens qui ont le malheur de s’enrichir. Il est certain que Dupleix s’était attiré de redoutables inimitiés en faisant fortune en Orient. C’était pourtant son droit. La Compagnie des Indes, qui payait très mal ses employés, les autorisait à trafiquer pour leur compte. La Compagnie anglaise en usait de même; ses gouverneurs et les membres de leur conseil ne touchaient que des traitemens fort maigres et presque dérisoires; mais avec sa permission ils faisaient des affaires ; quand on partait pour l’Inde, on n’était pas sûr d’en revenir; on ne serait pas parti si l’on n’avait eu quelque espoir d’en revenir riche. Durant les onze années que Dupleix avait passées à Chandernagor, il avait relevé, transformé comme par miracle ce comptoir déchu, dont il avait fait une colonie prospère et florissante ; prêchant d’exemple, il avait enseigné à ses administrés comment il fallait s’y prendre pour s’enrichir par des opérations heureuses. Nommé gouverneur de Pondichéry, il avait mis sa caisse particulière au service de sa politique et des intérêts généraux; en mainte rencontre, il avait avancé des millions à la colonie. On se dispensa de le rembourser en niant la dette: il ne recouvra pas un sou : « Mes créanciers m’égorgent dans l’Inde et à Paris. Je meurs de faim au milieu d’une fortune considérable, acquise par un patrimoine honnête et augmentée par trente-quatre ans des services les plus brillans, fortune que j’ai sacrifiée avec la plus grande générosité pour faire des acquisitions immenses à la Compagnie. » Mais la jalousie n’entend pas raison, son métier est de déraisonner.

Si les envieux le qualifiaient de proconsul cupide, de traitant corrompu et rapace, les gens d’affaires qui n’avaient jamais vu l’Inde, les esprits courts et décisifs, les étourdis présomptueux, qui se grisent de leurs ignorances, le tenaient pour un rêveur, pour un visionnaire. Au début, après ses premiers succès, on l’avait porté aux nues; marquis en France et décoré du grand ordre de Saint-Louis, vice-roi en Orient, il n’était pas de merveilles qu’on n’attendit de lui ; on annonçait qu’avant un an il ferait trembler le Grand-Mogol. Quand il eut connu les vicissitudes de la fortune, quand on découvrit que son entreprise présentait quelques difficultés, qu’il fallait du temps et de l’argent pour avoir raison du Grand-Mogol, on le déclara le plus chimérique des hommes; il n’était plus qu’un fou dangereux. « Ses succès et sa gloire, a dit Voltaire dans son Siècle de Louis XV, avaient ébloui les yeux de la compagnie, des actionnaires et même du ministère; la chaleur de l’enthousiasme fut presque aussi grande que dans les commencemens du système de Law, et les espérances étaient bien autrement fondées, car il paraissait que les seules terres concédées à la compagnie rapportaient environ 39 millions annuels... Toutes ces grandeurs et toutes ces prospérités s’évanouirent comme un songe, et la France, pour la seconde fois, s’aperçut qu’elle n’avait été opulente qu’en chimères. » Les Anglais se sont chargés de prouver au monde que Dupleix n’était pas un rêveur, que ses plans n’étaient pas des chimères : ils les ont adoptés, ils ont été ses disciples, ils en conviennent eux-mêmes, et mettant à profit les leçons de ce grand homme méconnu et sacrifié, ils ont créé l’empire des Indes.

Avant lui, les deux compagnies rivales, l’anglaise et la française, étaient des corporations essentiellement commerçantes, tout occupées d’établir un trafic régulier et lucratif entre l’Inde et l’Europe. Indifférentes à tout ce qui ne touchait pas aux intérêts de leur négoce et se jalousant l’une l’autre, elles avaient pour principe commun d’intervenir le moins possible dans les querelles des princes indigènes. Dupleix devina dès la première heure que, bon gré mal gré, ces associations commerciales étaient destinées à devenir des puissances politiques, que, pour préserver leurs comptoirs de tout accident fâcheux, elles devraient tôt ou tard s’ingérer dans les affaires de leurs voisins, que la neutralité systématique était une franche duperie, qu’il est des cas où l’on n’est respecté qu’à la condition d’être craint.

Le royaume du Grand-Mogol, fondé au XVIe siècle par Bahour et ses hordes musulmanes, se désagrégeait, s’en allait, s’émiettait, tombait en ruine. De l’Himalaya au cap Comorin, les gouverneurs de régions et de provinces, les soubabs et les nababs, jadis simples percepteurs d’impôts, désormais vassaux turbulens, aspiraient à se rendre indépendans du fantôme de souverain qui tenait sa cour à Delhi, et qui leur vendait moyennant finance des patentes de vice-rois. Ils avaient tous grand appétit, ils se taillaient des domaines qu’ils entendaient transmettre à leur descendans. A l’ancienne centralisation avait succédé l’anarchie d’une féodalité asiatique : « On pouvait considérer comme ouverte la succession du Grand-Mogol. Qui hériterait des débris de ce pouvoir si redouté naguère? Assisterait-on à un morcellement de l’Inde au profit des nababs, ou bien, le Peishwa, le plus puissant des chefs mahrattes, succéderait-il au Mogol? Dupleix, qui connaissait à fond la situation, vit qu’il était possible à un troisième compétiteur de réussir, et que l’héritier obligé du trône de Delhi, c’était l’Européen, c’est-à-dire la France si elle voulait[1]. » Il avait deviné aussi que si la France ne voulait pas, l’Angleterre voudrait, qu’elle serait l’héritière.

Peu de temps lui avait suffi pour concevoir et mûrir son plan. Il s’était dit que sur les champs de bataille la discipline et la tactique ont facilement raison du nombre, qu’une poignée de soldats français dissiperait sans peine une armée hindoue, que le premier succès serait décisif, qu’ayant appris à connaître la puissance de nos armes, les potentats, les prétendans indigènes s’empresseraient à l’envi de rechercher notre amitié, qu’ils se la disputeraient, qu’ils nous demanderaient assistance dans leurs besoins, qu’ils nous feraient des offres magnifiques pour nous décider à les défendre contre les mutineries de leurs sujets et les agressions de leurs voisins, qu’ils prendraient l’engagement de pourvoir à la solde et à l’entretien de nos troupes, que détestables administrateurs, ils ne pourraient remplir leurs obligations, que leur dette grossirait sans cesse, qu’ils se verraient réduits à l’acquitter en concessions de territoires ou en nous commettant le soin de percevoir pour eux leurs impôts, que leurs alliés deviendraient bientôt leurs protecteurs, que nous ferions mouvoir à notre gré ces fastueuses marionnettes, que nous serions les maires du palais de ces rois fainéans, et que l’Inde serait à nous. Elle ne serait pas aujourd’hui aux Anglais s’ils n’avaient pas fait exactement ce que Dupleix se promettait de faire, et s’il ne l’a pas fait, ce n’est pas à Dupleix que la France doit s’en prendre.

« La fondation d’un royaume franco-hindou n’était pour lui qu’une œuvre de politique assez facile à réaliser avec du temps, de l’argent, de la volonté, un peu de fer. »

Mais il fallait que les directeurs et les actionnaires de la Compagnie des Indes consentissent à mettre leur volonté d’accord avec la sienne, et à lui donner un peu de temps, d’argent et de fer. Il leur représentait en vain que sa politique était conforme à leurs intérêts, que son audace était la prudence d’un homme qui savait prévoir et gagner l’ennemi de vitesse. Ils l’accusaient d’aimer les hasards, les aventures; ils n’avaient qu’une préoccupation, qu’un souci : ils entendaient toucher de gros dividendes. Les actionnaires ont l’esprit dur et rétif; on leur persuade difficilement qu’il faut faire des avances à la fortune, mettre la main à la poche pour couvrir les frais de premier établissement. Ils veulent moissonner sans semer ou sans que les semailles leur coûtent rien. S’ingérer dans les querelles des princes hindous! Y pensez-vous? La guerre est un gaspillage de fonds, une dépense improductive. Il faut plaindre les martyrs livrés aux bêtes; plaignons aussi l’homme de génie dont la destinée dépend d’une assemblée d’actionnaires. « On eût offert aux directeurs l’empire de l’Inde, dit M. Hamont, qu’ils auraient refusé avec indignation, s’ils avaient soupçonné qu’il faudrait pendant quelques années abandonner l’espoir des dividendes, et cette assemblée était souveraine. La cour se souciait peu des établissemens d’outre-mer; l’opinion était inerte; les questions coloniales laissaient tout le monde froid. »

Dupleix n’avait qu’un moyen de réchauffer les tièdes, de convaincre les incrédules : il aurait dû réussir dans toutes ses entreprises. L’actionnaire est rétif, mais superstitieux; l’homme qui réussit toujours lui inspire un respect d’adoration; il s’en fait une idole, un fétiche. Mais qui peut s’engager à être toujours heureux ? Dans le temps de ses premiers triomphes, Dupleix avait été sur le point de passer dieu. Il était le maître et le nabab du Carnate; il avait réduit sous son obéissance l’immense Dékan ; il exerçait une autorité presque souveraine sur les royaumes de Maïssour, Tanjaour, Madura. Les Anglais avaient été vaincus sur tous les champs de bataille où ils s’étaient montrés. Mais les Anglais sont entêtés, et l’entêtement a tôt ou tard sa revanche; ils avaient pris la leur à Trichinapaly. L’étoile de Dupleix sembla pâlir, il essuya de sérieuses défaites. Le malheur, loin de l’abattre, le rendait plus redoutable ; c’est dans ses détresses qu’il était le plus fertile en expédiens, en combinaisons, qu’il avait le plus de ressources dans l’esprit.

Il venait de réparer plus qu’à moitié ses échecs ; il avait la main pleine d’atouts, et ses ennemis prévoyaient qu’il gagnerait la belle. Ce fut le moment que choisit le ministère pour le destituer. Soit ineptie, soit lâcheté, on se flatta de se gagner les bonnes grâces de l’Angleterre par cette basse complaisance; on lui tira du pied cette cruelle épine, on la délivra de Dupleix. « Cet homme, dit le colonel Malleson, avait jeté les fondemens d’un empire qui eût fait de la France l’arbitre de l’Orient. Les nations ont leurs égaremens, leurs accès de folie, their moods of infatuation; en 1754 la France eut le sien. Faisant le jeu de la rivale qui devait la supplanter, elle rappela son prévoyant architecte, et ne s’avisa de sa méprise que lorsqu’elle vit l’Angleterre adopter les plans de Dupleix et bâtir l’édifice dont il avait commencé la fondation... Cet architecte qu’on laissa mourir dans la misère, ajoute le colonel anglais, est un des plus grands hommes qu’ait produits la France, les rivaux qui ont profité de son rappel l’égalent presque à leurs Clive, à leurs Hastings, à leurs Wellesley. Par la hauteur de ses vues, par la grandeur de ses conceptions, il fut leur devancier et, sans qu’ils en eussent toujours conscience, leur inspirateur[2]. »

Dans la séance solennelle du bi-centenaire, M. Jean Aicard a récité un poème qui a été fort applaudi et méritait de l’être. Il y célébrait les héros à l’âme chevaleresque, grands redresseurs de torts, zélés serviteurs du droit, de l’humanité et du pur idéal, dont « le clair génie aimant,


Philosophe et chrétien, sublime doublement,
Promet, avec l’amour, la justice à la terre. »


Le portrait était beau, mais ce n’était pas celui de Dupleix. Il ne se piquait point de faire le bonheur des Hindous, ni d’être un idéaliste ou un philanthrope. Peu scrupuleux dans le choix des moyens, tout ce qui pouvait le mener à ses fins lui était bon, et sa main aussi souple que celle d’un escamoteur devenait très lourde quand il frappait un grand coup et faisait rendre gorge à ses ennemis. « Maintenant que Gazendi-Kan est mort, écrivait-il à Bussy, il faut pousser plus loin les prétentions et faire cracher rudement tous ces gens-là. » Pour s’assurer l’alliance du rajah de Maïssour, il s’engageait à lui livrer la place de Trichinapaly, « dans la ferme intention cependant de n’en rien faire… Une fois dans le pays de ces gens-là, on sera en état de les faire chanter… Pour leur tenir le bec dans l’eau, nous leur dirons… » Il savait toujours ce qu’il fallait leur dire.

Quoiqu’il n’ait jamais commis aucun de ces actes de cruauté dont on accusa plus tard Warren Hastings, à qui Burke en demanda compte, il ne répugnait pas aux violences utiles : « Ne serait-il pas convenable à nos intérêts de faire sauter la tête de Saïd-Lasker-Kan ? Un pareil acte de justice ferait le meilleur effet et tiendrait tout dans l’ordre pour l’avenir ; car enfin, avoir près de soi un homme de ce caractère, c’est vouloir être esclave ou malheureux toute sa vie. À de grands maux il faut de grands remèdes… » Dans l’occasion aussi, il ne lui répugnait pas de recourir aux supercheries, de fabriquer des diplômes : « Tout ce que nous avons présenté, firmans, paravanas et autres pièces, tout avait été forgé par nous. » Les Anglais ne lui ont pas seulement emprunté sa politique, sol système, ses méthodes, ils se sont approprié ses artifices, ses procédés, et ils se sont montrés de grands maîtres dans l’art de faire cracher ou chanter les princes hindous ou de forger des fables qu’ils donnaient pour des vérités évangéliques. Comme Dupleix, comme tous les fondateurs d’empire, ils n’ont pas cru qu’il fût possible de faire une omelette sans casser les œufs.

Ce qu’on ne peut trop admirer, c’est la souplesse, la puissance, la prodigieuse lucidité, l’étonnante promptitude de son esprit, la profondeur de ses calculs, l’infaillible sûreté de son coup d’œil. Personne n’a possédé plus que lui ce génie politique qui rend possible l’impossible et, par une savante préparation, convertit en entreprises raisonnables ce que le commun des hommes considère comme de folles aventures. Il embrassait d’un regard les affaires les plus compliquées, et il avait l’art de les simplifier ; il trouvait le nœud et le tranchait. « La vérité est toujours simple, me disait un jour Pasteur, car le simple est le fond des choses. » Le simple est le fond de la politique aussi bien que de la science, mais il faut avoir du génie pour le trouver. Les grands hommes d’État ne méprisent jamais les détails, mais jamais ils ne s’y perdent ; ils ont bientôt fait de débrouiller le chaos. Incomparable organisateur, Dupleix joignait à l’esprit d’ordre une puissante imagination, dont il s’était servi pour pénétrer tous les secrets des âmes indiennes. C’était un jeu pour lui de les émouvoir, de les séduire, de les subjuguer et de les dompter. On se plaignait à Paris qu’il eût trop de goût pour la représentation, pour les somptuosités, pour les largesses royales. Quand il décida son protégé Mousafer-Singue à venir à Pondichéry se faire proclamer roi du Dékan et de Golconde, il donna à cette cérémonie un éclat extraordinaire et fît lui-même son entrée en grand appareil. Dans une salle tendue de cachemire, de soie, de broderies d’or et de pierreries, il avait fait dresser deux trônes, l’un pour lui, l’autre pour sa magnifique poupée, étincelante de diamans. Les actionnaires, dont cette dépense diminuait les dividendes, lui reprochaient son insupportable vanité. Personne ne fut plus exempt de | vaine gloire; il n’aimait que la vraie. S’il se donna le plaisir de s’asseoir sur un trône, c’est qu’il tenait à conserver « cet air de demi-dieu », qui lui avait valu ses victoires. Mais il y a des choses qu’un actionnaire ne comprendra jamais.

Ce grand diplomate était un stratégiste consommé. Il préparait, il organisait les expéditions, et faisait des plans de campagne où tout était prévu. Mais, n’étant pas solda, il ne pouvait les exécuter lui-même. Il devait s’en remettre du soin de conduire les opérations à ses lieutenans, qui souvent médiocres ou infatués de leurs minces talens, lui attiraient des échecs par leur sottise ou leurs désobéissances. Il s’appliquait à les instruire, à les conseiller ; il les renseignait sur tous les projets, sur tous les mouvemens de l’ennemi. Il leur écrivait : « Tel jour, en tel endroit, vous serez attaqués… Choisissez bien votre camp. Gardez-vous soigneusement… Ne tombez pas dans les fautes de Law. faisant détruire son armée par de petits détachemens. Restez concentrés et agissez par masse. » Selon les cas, il leur prêchait l’audace ou la circonspection : — « Ce que j’attends de vous aujourd’hui, ce n’est pas du brillant, mais du solide. Avec des troupes comme les nôtres, il faut être prudent. Nous ne pouvons pas être Annibal, tâchons d’être Fabius. Oublions pour le moment les grandes opérations, et contentons-nous d’une guerre de chicanes. » Quand ses petites troupes étaient conduites par un Bussy, par un La Touche, la victoire était presque certaine ; mais il eut souvent le chagrin d’apprendre qu’au mépris de leurs instructions, tels officiers incapables ou goutteux avait ni laissé échapper le moment d’agir ou s’étaient exposés inutilement lorsqu’il fallait se réserver.

Malheureusement les Anglais avaient des hommes de guerre, un Lawrence, un Clive, qui, moins grands politiques que Dupleix, commençaient à s’instruire à son école et avaient sur lui l’avantage d’exécuter eux-mêmes leurs desseins, de commander en personne leurs expéditions. « S’ils n’avaient pas été supérieurs aux officiers français qu’ils avaient en tête, dit le colonel Malleson, Dupleix aurait sûrement gagné la partie. Il l’emportait sur eux par sa connaissance du caractère hindou, par l’ascendant qu’il exerçait sur les indigènes et par la profondeur de ses combinaisons. Mais s’il pouvait arrêter un plan de campagne, enseigner à ses lieutenans ce qu’ils devaient faire, il ne pouvait le faire lui-même en affrontant avec eux une grêle de balles et la musique du canon. » Il ne le savait que trop ; il se plaignait amèrement d’être à la merci d’officiers braves, mais d’esprit borné ou de volonté molle, qui par leurs fautes compromettaient ses succès ou traversaient ses entreprises. « Je n’ai pas un homme de tête, s’écriait-il un jour, pour conduire la moindre opération. » La Compagnie le servait si mal ! On lui envoyait des incapables, qui n’avaient aucune autorité sur leurs hommes, et leurs hommes ne valaient pas cher. Ce n’était souvent, disait-il, « qu’un ramassis de la plus vile canaille. »

Si mauvais que fût l’outil, le grand ouvrier s’en servait de son mieux ; avait-il du malheur, il réparait ses défaites par sa constance et sa diplomatie. Quand les Anglais, alliés à Mehemet-Ali-Kan, aux Mahrattes, au Maïssour, l’eurent réduit pour quelque temps aux dernières extrémités, quand il ne lui restait plus que vingt hommes à mettre en campagne, quand la terreur régnait autour de lui et qu’on l’adjurait de renoncer à tout, de faire la paix à tout prix, il ne s’abandonna pas un instant. — « Quels alliés trouverez-vous ? lui demandait-on. — Le premier, le plus fort, répondait-il, c’est la discorde qui va éclater dans le camp ennemi. Je connais les Hindous, et je suis sûr que le dissolvant le plus certain de leurs coalitions, c’est la notoire. Voilà mon plus redoutable moyen de défense... Maintenant qu’ils ont le succès, toutes les rivalités, toutes les convoitises vont s’étaler au grand jour. Le Maïssour a des appétits énormes; il va vouloir les assouvir. Le Mahratte, jaloux par nature, se cabrera à la pensée qu’il édifie de ses mains un royaume pour autrui. Donc des chocs furieux chez ces amis d’hier et en face de moi, qui les guette pour enflammer ces haines et profiter de ces divisions. » Il enflamma ces haines, il profita de ces divisions, et quand on le rappela, les affaires des Anglais étaient fort mal en point. La puissance de son caractère égalait son génie, et à la longue le caractère et l’indomptable espérance gouvernent la fortune. C’est encore une de ces choses que ne comprennent pas les actionnaires : le monde devient incompréhensible quand on le regarde uniquement comme un endroit où l’on touche des dividendes.

Si ses lieutenans trahirent plus d’une fois sa confiance et, selon son expression, « brisèrent souvent la victoire dans sa main, » il trouva ailleurs cette assistance, cet appui dont les hommes les plus forts ont besoin pour ne jamais défaillir. Il avait épousé en 1741 la veuve d’un M. Vincent, l’un des conseillers de la Compagnie. Elle était née dans les Indes, où son père, un Français du nom d’Albert, avait toujours vécu. « Cette femme, dit un écrivain anglais, qu’on représentait comme dévorée d’ambition et d’un amour désordonné pour le faste, joignait à la grâce, aux charmes fascinateurs de l’Indienne, les plus hautes qualités de l’intelligence et du cœur; son caractère était aussi ferme que son esprit était vif et souple, et elle rendit à son mari, dans les momens critiques, des services essentiels que personne n’aurait pu lui rendre comme elle. » Possédant à fond toutes les langues du pays, habile à démêler, à dénouer les intrigues des cours et tour à tour prenant les Hindous par la séduction ou leur imposant par son air de reine, elle se chargea souvent de conduire elle-même les négociations délicates, de correspondre avec les princes qu’il importait de gagner ou d’intimider. Dupleix lui disait tout; il l’associait à toutes ses pensées, à toutes ses ambitions (et à ses dangers comme à ses triomphes. Elle le secondait, elle le conseillait; elle était son ministre des affaires étrangères.

Elle ne vécut que pour lui. Elle avait été la grâce et la parure de ses beaux jours, dans la mauvaise fortune elle fut tout son soutien. Elle relovait son courage et son espérance; sujet à des emportemens, on le vit souvent hors de lui; elle était seule capable d’apaiser ses troubles et ses fièvres. Elle lui épargna plus d’une faute en lui persuadant d’attendre pour agir que le calme lui fût revenu, et c’était elle qui le calmait. Il a passé par de rudes épreuves; mais il adorait sa femme et aimait passionnément la 5 musique ; comme le sourire de sa femme, la musique le consolait. Dans ses heures noires, ce Saül était son propre David : il endormait ses chagrins et ses colères en leur jouant de la harpe.

Hélas! il est des chagrins que la musique n’endort pas. Lorsque, en vertu d’un ordre signé : Louis, contresigné : Rouillé, un Godeheu. un pleutre au cœur faux, à la mine cafarde, un plat valet, fut chargé de faire arrêter le sieur Dupleix, de le constituer sous bonne garde et de l’embarquer pour la France par le premier vaisseau, cette catastrophe imprévue où s’engloutissaient son honneur et son œuvre le terrassa. Pour l’achever, il perdit en 1756 l’admirable femme qu’il aimait comme la meilleure moitié de lui-même. Elle l’exhorta en mourant à défendre jusqu’à la fin sa gloire contre la calomnie, les débris de sa fortune contre les voleurs. Elle n’était plus ; pour la première fois il se sentit seul, et sa solitude lui parut si pesante que deux ans plus tard ce sexagénaire se remariait. C’est la seule action de sa vie qu’on ait peine à lui pardonner.

La France n’est pas le seul pays qui ait méconnu et frappé de réprobation ses plus vaillans serviteurs. Il semble que les grandes ingratitudes aient leurs douceurs secrètes et je ne sais quoi qui rafraîchit le sang des peuples. L’heureux rival de Dupleix, le fondateur de la puissance anglaise dans l’Inde, Robert Clive, qui prit Arcot, Calcutta, nous chassa des rives du Gange, défit le nabab du Bengale, fut mis en accusation ; on lui imputait le crime d’avoir abusé de son pouvoir pour faire une grande fortune. Quoique le parlement l’eût absous, son humiliation lui avait laissé tant d’amertume dans le cœur qu’il voulut mourir. Mais si l’Angleterre a tué Clive, elle a soigneusement respecté son œuvre. Elle est cruelle quelquefois pour les grands pécheurs, qui lui ont rendu de grands services ; mais elle met leurs péchés à profit et dans le secret de son cœur elle bénit leur nom et leur crime.

Un gouvernement inepte donna à Godeheu la mission de détruire l’œuvre de Dupleix et de livrer l’Inde aux Anglais. En vain Dupleix remontra tout ce qu’il y avait de funeste et de déshonorant dans cette résolution. « — Quoi, la France offrait légèrement, sans y être contrainte, de renoncer au rôle de puissance politique dans la Péninsule, de se reléguer dans une occupation purement commerciale, de paraître enfin comme une esclave de l’Angleterre, sur ce sol où elle avait exercé sa domination ! Jamais les Anglais, après les plus grandes victoires, n’auraient osé tant espérer, et ces propositions, on les leur faisait au moment où ils venaient d’être défaits, au moment où un renfort de deux mille soldats arrivait à Pondichéry ! On n’y gagnerait même pas la prospérité du commerce. Pourrions-nous trafiquer alors que les Anglais seraient les maîtres de l’Inde ? On ne comprenait donc pas en France la puissance que la possession de l’Inde donnerait à la nation ! La ténacité des Anglais, leur ardeur à nous disputer l’empire de ces vastes contrées n’éclairaient donc pas le ministère et les directeurs ! » Pour toute réponse, Godeheu, fidèle à ses instructions, écrivit à M me Dupleix que l’hiver s’approchait, qu’il la priait d’engager M. Dupleix à hâter son départ, à profiter de la bonne saison pour s’assurer une agréable traversée et un doux retour en France. « Le pays est désormais face à face avec lui-même, disait M. Lebon dans son discours du 17 janvier; il ne peut plus faire remonter à des princes usés par le plaisir, à des aristocraties énervées par le privilège la responsabilité de ses erreurs et de ses mécomptes. Puisse notre démocratie ne pas donner à son tour l’exemple d’une telle ingratitude et de pareilles défaillances! Ou, s’il lui plaît, comme c’est son droit strict, de broyer ses serviteurs les plus dévoués et les plus valeureux, qu’elle sache du moins recueillir leurs desseins et maintenir leurs traditions ! » Il faut souhaiter à cet effet que nous cessions de juger des choses lointaines sans sortir de chez nous, que nous renoncions à croire que nous les connaissons mieux que ceux qui les ont vues de près. La Compagnie des Indes ne cherchait pas à s’éclairer en discutant avec Dupleix, elle ne lui demandait pas de renseignemens, de conseils, elle lui intimait des ordres. Quand une escadre anglaise se disposait à assiéger Pondichéry et qu’il s’occupait de mettre la place hors d’insulte, les directeurs lui enseignaient que l’économie est le secret de la richesse ; ils le sommaient « de réduire absolument toutes les dépenses de l’Inde à moins de moitié, de suspendre toutes les dépenses de bâtimens et fortifications. » Plus tard, quand il se préparait à une lutte inévitable et prenait toutes ses mesures pour avoir la fortune de son côté, la Compagnie lui remontrait « qu’il ne faut jamais recourir aux armes lorsqu’on peut faire autrement, que la guerre est toujours un mal, que la paix est l’âme du commerce, qu’en intervenant dans les querelles du pays, on se rendait odieux, qu’il faut se faire respecter sans se faire redouter. » Admirable sagesse ! on ne se doutait pas à Paris que les Asiatiques ne respectent que ce qui leur fait peur, qu’ils méprisent ce qu’ils ne craignent pas. Ces savans docteurs enseignaient à un Dupleix la politique et l’Orient. Un rhéteur grec avait jadis enseigné la guerre à Annibal.

Comme le conseil et les actionnaires de la Compagnie des Indes nos politiciens ont la sagesse infuse et des aphorismes, des axiomes qui leur sont chers et sacrés. Les jugemens téméraires, les grands principes invoqués hors de propos, appliqués hors de leur place, nous font beaucoup de tort; c’est une maladie que nous devrions soigner.


G. VALBERT.

  1. Un essai d’empire français dans l’Inde : Dupleix, d’après sa correspondante inédite, par Tibulle Hamont; librairie Plon.
  2. Rulers of India : Dupleix, by colonel Malleson ; Oxford, 1895.